Claude Simon

La Corde raide

Paris : Le Sagittaire, 1947.



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Autrefois je restais tard au lit et j'étais bien.
Je fumais des cigarettes, jouissant de mon
corps étendu, et je regardais par la fenêtre les
branches d'arbres. Le soleil d'hiver glissait sur
le toit de tuiles voisin et l'ombre s'allongeait
sur le mur. Au printemps et l'été, à Perpignan,
l'acacia multiple se reflétait dans la glace, des
fragments verts, le jeu de toutes ses petites
feuilles ovales miroitant.
A Paris, dans l'encadrement de la fenêtre,
il y avait le flanc d'une maison, un dôme, une
cheminée d'usine plus loin, et beaucoup de
ciel. Tout cela saumon et gris pâle l'hiver,
citron et bleu l'été. Le dôme était laid, ogival,
en zinc côtelé, il surmontait la chapelle d'un
couvent. Mais c'était un dôme et en le regardant
je pouvais voyager et me souvenir des
matins où l'on se réveille dans des chambres
d'hôtels de villes étrangères. Je me rappelais
les deux dômes lourds de cette place de Berlin
où je logeais, ceux d'Italie et celui d'une église
d'Avignon, tout contre ma fenêtre, si près que
je pouvais vivre de sa vie et sentir la matière
de ses pierres.
Je pouvais me rappeler ces matins où l'on

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sort pour la première fois dans une ville que
l'on n'a presque pas vue la veille parce qu'on
est arrivé dans la soirée, qu'on était fatigué,
qu'il a fallu se préoccuper d'un hôtel et qu'on
avait surtout envie de se laver. C'est presque
toujours en été. Aussi on met des vêtements
légers et on sort sur une place où il y a des
cafés à la terrasse desquels on peut s'asseoir
pour manger des croissants en attendant, si on
est en Italie ou en Espagne, qu'un cireur ait
fini de nettoyer vos souliers.
Ensuite on prend une voiture tirée par un
cheval, qui vous fait passer sur des ponts,
devant des palais, des jardins ou des fontaines.
Tout cela est parfaitement neuf et parfaitement
inconnu, dans un pays où vous êtes
vous-même un inconnu, non seulement des
gens, des passants, mais aussi des lois, et où
une sorte d'indulgence générale vous est promise,
parce que vous êtes étranger. C'est-à-dire
que vous ressentez cette confuse et allégeante
sensation que les uniformes, marchands,
garçons de café, n'entretiendront pas
avec vous ces mêmes rapports de contrainte
ou de servilité dont ils usent avec leurs compatriotes
ou dont leurs équivalents usent envers
vous dans votre propre pays.
Ainsi, par exemple, le cireur de chaussures.
D'abord, il s'appelle « limpia botas », ce qui
est infiniment moins humiliant que cireur. Je
veux dire humiliant pour vous. Parce qu'en
français l'appellation cireur a quelque chose

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de honteux et de triste. Les Français sont
quoi qu'ils en disent, beaucoup plus soucieux
d'égalité que de liberté. Aussi la liberté que
peut procurer à un individu l'exercice de tel
ou tel métier leur importe peu en comparaison
du symbole d'inégalité que celui-ci peut
représenter. Il est assez dégradant et même
avilissant au point de vue de la liberté, et
même à beaucoup d'autres points de vue, de
passer ses journées entières derrière un guichet,
un bureau ou dans une caserne, sans
pouvoir les quitter à son gré, en ne rien faisant
ou en accomplissant sans discuter des besognes
ineptes ou inutiles. Cependant, pour les
Français, ce sont là des métiers parfaitement
avouables. Par contre, ils ont inventé les
méprisantes locutions de « cirer les bottes »
ou de « brosse à reluire ». En plus de cela, le
mot « cireur » fait instinctivement penser à
« cirage ». Le cirage est une chose noire et qui
salit. Il y a pourtant aussi des cirages jaunes
ou d'une belle couleur rouge, cependant,
quand on pense à du cirage, on pense noir. Je
me rappelle une chanson qui parlait de six
sauvages débarqués à Paris et qui les décrivait
ainsi : ils étaient noirs comme du cirage.
J'avais environ dix ans quand on chantait ce
refrain, mais je crois que c'était déjà une
vieille chanson. C'étaient les élèves de la classe
au-dessus de la mienne qui l'avaient adoptée,
ce qui lui conférait un mystérieux prestige à
mes yeux. Je lui ai toujours cherché un sens

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caché que je n'ai jamais pu parvenir à deviner.
Il y avait aussi, sur le mur du cinéma de
Perpignan une immense réclame du cirage
« Eclipse » représentant une boîte gigantesque
de ce produit qui masquait à demi le
soleil. Les couleurs de cette réclame étaient le
jaune et le noir. Le soleil jaune montrait une
mine déconfite figurée au moyen des signes
conventionnels qui servent à représenter sur
les affiches ou les caricatures la mauvaise
humeur, la surprise ou l'hilarité. Je me suis
souvent demandé et je me demande encore la
raison de la puissance de ces signes qui ne
correspondent cependant que de très loin à la
réalité, et qui, cependant, ont force de loi sur
elle et sont admis par tous. Une réalité artificielle
supplantant, remplaçant l'autre. L'autre
difficile et secrète, apparente et pourtant invisible.
C'est pour cela qu'on voit tant de regrettables
peintures et que les musées d'Europe présentent
tous, à première vue, cet aspect insipide
et ennuyeux. Quand vous pénétrez dans
un musée quelconque, en France, en Angleterre
ou en Italie, vous ne voyez d'abord que
des centaines de mètres de murs sur lesquels
sont accrochées des figures d'hommes, de
femmes nues, d'enfants gras, noyés dans des
flots de draperies en trompe-l'oeil, et c'est là-dessous
qu'il vous faut trouver ce que vous
êtes venus chercher. J'ai toujours ressenti

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comme une sorte de malaise en pénétrant
dans ces endroits. Quelque chose de solennel,
rouge, brun, vert, et huileux. Ce n'est qu'ensuite
que vous avez le plaisir. Je suppose
que c'est pour cela que tant de gens ont cet
air catastrophé dans les musées. Il faut aller
à Athènes, au musée des Archaïques de l'Acropole,
ou à la galerie Tétriakoff à Moscou, ou
encore au Musée de l'Art Catalan à Barcelone
si l'on veut entrer tout de suite dans le plaisir.
Je ne me rappelle pas comment sont habillés
les agents de police grecs. Devant le Palais Royal
se tenaient des soldats avec des jupes
plissées et des souliers à pompons qui montaient
la garde. C'étaient de très beaux hommes
et les Grecs disaient que le roi choisissait
ses compagnons de lit parmi eux. Les Grecs
n'aimaient pas leur roi. Les espagnols non plus
et ils l'ont chassé. Les gendarmes espagnols
ont sur la tête une coiffure en cuir bouilli. Les
carabiniers italiens aussi. Dans ces pays, la
police a l'air d'une police d'opérette, ce qui ne
l'empêche pas, bien entendu, d'être tout aussi
brutale et odieuse que dans n'importe quel
autre pays. A Berlin, les schupos portaient une
sorte de képi, également en cuir bouilli, qui
leur moulait le bulbe du crâne au-dessus de
leur nuque rose et rasée. C'est une coiffure
d'un effet particulièrement pénible.
Mais toutes ces polices ne sont pas très
dangereuses pour vous si vous êtes étranger, à

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condition qu'on ne vous soupçonne pas de
faire de la politique et que vous ayez de l'argent
à dépenser. En Russie aussi vous pouviez
faire tout ce que vous vouliez si vous aviez
suffisamment d'argent. La Russie était probablement
le pays d'Europe où il était le plus
agréable de voyager avant cette guerre et où,
à très bon marché, vous pouviez vous offrir
l'illusion d'être millionnaire, c'est-à-dire descendre
dans les palaces, manger du caviar et
disposer d'une domesticité abondante qui s'efforçait
d'être bien stylée. Les Russes étaient
très fiers de tout ce qu'il y avait dans leur pays,
même si c'était pauvre, sale ou ridicule. C'était
très sympathique et touchant, mais à la longue
un peu agaçant. A peu près aussi agaçant
que les habitants des autres pays, qui sont
mécontents de tout.
Je me demande ce qu'il doit rester maintenant
de toutes ces choses. A Odessa, il y avait
un hôtel bâti dans ce style oriental qui était à
la mode du temps des tzars. On mangeait dans
une cour intérieure plantée de platanes où
coulaient des jets d'eau. C'était un endroit frais
et agréable. Il y avait des lampes à abat-jour
roses sur les petites tables et on pouvait venir
manger à n'importe quel heure du jour ou de
la nuit. J'y avais amené Véra. Je pense qu'il
y avait, à cette époque, beaucoup de jeunes
filles comme Véra en Europe. Fraîches et saines,
blondes, soumises et heureuses dans leur
ignorante misère, la jeunesse innocente et

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convaincue d'un monde difficile et matériel.
En Tchécoslovaquie, elle aurait fait partie des
Sokols, en Allemagne, de la Hitler-Jugend. Ici,
elle était Komsomol. Je l'avais rencontrée sur
la plage Langeron. Elle était très belle et j'avais
un terrible désir d'elle, et je l'avais suivie dans
l'eau quand elle s'était baignée. Mais elle
nageait mieux que moi. Aussi j'étais très fatigué
quand elle s'arrêta, très loin du bord, et se
retourna. Elle le vit, et cela la fit rire. Alors
elle me cria quelque chose en russe que je ne
compris pas. D'ailleurs, je pouvais à peine
répondre, tellement j'étais essoufflé, et cela la
fit rire encore, d'une façon méprisante et
joyeuse. Je me rappelle de son rire, et de la
musique des paroles russes dans l'air de la
mer, du goût du sel sur mes lèvres, du bruit
du vent sur l'eau et du clapotis de l'eau dans
le silence autour de nous.
Elle habitait une chambre qui donnait directement
sur une grande cour pavée entourée de
bâtiments d'un étage. Une galerie de bois faisait
le tour de la cour au premier étage et il
pendait des fenêtres des édredons et des linges
de couleur. Chez elle, il y avait un petit
lit de fer, deux chaises, dont une cassée et une
table. Au mur des chromos, représentant des
villes et des cartes postales parisiennes 1900.
Elle me fit tourner le dos pendant qu'elle se
changeait et m'amena au parc Gorki. Là, nous
nous assîmes sur un banc et essayâmes de parler.
C'est-à-dire que je lui fis des dessins sur

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des feuilles de mon carnet. Je dessinai longtemps
et un tas de choses. Des cartes d'Europe,
des trains, des bateaux, des avions, des horloges
pour dire l'heure, un cheval parce qu'elle
voulait savoir si j'avais été soldat et dans
quelle arme, et enfin, à peu près tous les personnages
de la Mythologie grecque, que par
chance elle connaissait, pour lui dire qu'elle
était belle et que je l'aimais.
Derrière notre banc, il y avait un grand
panneau dressé qui représentait une carte
d'Espagne. J'avais été aussi en Espagne et
j'avais vu un peu de la Révolution. J'avais eu
l'occasion de m'occuper de contre bande d'armes.
J'avais rencontré des types épatants et
vu aussi d'assez sales choses. Mais tout cela
aurait été trop compliqué à lui raconter à
l'aide de dessins. Je crois avoir compris qu'elle
était vendeuse dans un magasin ou caissière
dans une coopérative, et qu'en ce moment
c'étaient ses vacances. Enfin, je l'embrassai.
Mais elle ne savait pas embrasser, pas plus
qu'elle ne savait faire l'amour, raide et se
cachant la figure dans ses bras, quand elle se
donna, d'une façon brusque, tard dans la nuit.
Il n'y avait pas de draps à son lit, et, pour
éteindre, il fallait dévisser l'ampoule de la
douille.
C'est après que je l'amenai à mon hôtel et
nous mangeâmes du chachnik, assis à l'une des
petites tables à lampes roses. Nous entendions
le faible bruit des jets d'eau dans les vasques

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et celui que faisait le vent paresseux dans les
plus hautes branches des platanes. Je la raccompagnai
chez elle vers trois heures du
matin. Nous dûmes réveiller le portier. Il fallait
donner deux kopeks au portier quand on
rentrait après onze heures.
Nous passâmes trois jours à nous baigner,
faire l'amour, et souper tard dans le jardin à
fontaines. Nous étions tous les deux jeunes et
heureux de nos corps et heureux de nous connaître.
Je tâchais d'oublier que j'allais être
obligé de partir. Je la désirais terriblement et
il suffisait que je touche son bras en marchant
à côté d'elle dans la rue, ou simplement que
je la regarde quand nous étions sur la plage,
surtout au-dessus de l'aisselle, à l'endroit où
le sein se rattache à l'épaule et où la densité
de sa chair formait deux petits plis, pour que
je sente de nouveau le désir douloureux me
remplir, une vague, une poussée mélancolique,
attendrie, suffocante.
Nous restâmes longtemps debout l'un devant
l'autre quand nous dûmes nous séparer. Elle
tenait des deux mains les revers de mon veston.
Elle pleurait, et j'étais très ému.
Je me rappelle que sur la falaise dominant
le port, il y avait une fête et que je voyais les
lumières d'un manège qui tournaient, suspendues
dans la nuit. Il n'y avait personne sur le
quai pour assister au départ du bateau qui
quittait la Russie. Quand j'étais arrivé à
Odessa par le paquebot qui venait de Yalta,

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c'était le matin, il faisait soleil et il y avait
une foule de gens avec des femmes en robes
claires qui agitaient les bras et levaient la tête
vers les ponts supérieurs, tandis que les haut-parleurs
du bateau jouaient une joyeuse musique
de danse. Mais maintenant, il faisait noir
et le quai était gardé par des policiers. J'étais
accoudé au bastingage. Je regardais tourner les
lumières du manège dans la nuit, au-dessus de
nous. L'auto qui nous avait amenés à l'hôtel
repartit. A côté de moi, il y avait un Chinois
qui me parlait, mais j'avais du mal à lui
répondre. Il est très difficile de comprendre un
Chinois qui vous parle au moyen de la langue
anglaise. Et d'ailleurs, ce qu'il me disait ne
m'intéressait pas. Il est probable pourtant que
c'était intéressant. Il était directeur d'un journal
à Nankin, et il me raconta par la suite, au
cours de la traversée, un tas de choses intéressantes
sur la Chine, l'opium, et la guerre avec
les Japonais qui venait de commencer. c'était
la seule personne que je connaissais sur le
bateau. J'avais dit au revoir aux deux Juifs
Sud-Africains que j'avais rencontré à Karkov
et qui m'avaient fait tellement rire. Ils étaient
aussi drôles que les Marx Brothers, et ce qui
les rendait encore plus drôles, était leur avarice,
constante, indignée, pratique et sans vergogne,
qui s'exprimait dans un anglais prononcé
d'une façon comique. J'avais aussi dit au
revoir à Kéra. Kéra était lawyer dans la cinquième
Avenue à New-York et descendait

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de parents originaires d'un petit village de
l'Ukraine qu'il était venu voir. Il prétendait
que tous les vieux hommes sales et barbus
qu'on voyait dans les rues de Kiev étaient les
anciens moines de Lavra et, dans les palaces
au faux style oriental, me demandait si je
pensais que nous couchions dans les lits des
Grands-Ducs. Il avait une fille qu'il avait laissé
à New-York, parce qu'il avait l'intention,
en passant, de s'arrêter en France et qu'on ne
pouvait pas amener une jeune fille dans ce
pays, où dans toutes les chambres d'hôtel il y
avait un bidet.
Et maintenant les pulsations des machines
secouaient sourdement le bateau, tandis que
les lumières du manège qui tournaient toujours,
accompagnées de sa musique grêle,
s'éloignaient dans la nuit. La cloche du souper
sonna. Je rejoignis le Chinois à la salle à
manger. A la table à côté de nous, il y avait
un fonctionnaire soviétique. Je supposais qu'il
devait appartenir au corps des ambassades et
qu'il partait rejoindre son poste. Sa femme et
sa fille l'accompagnaient. Tous les trois étaient
froids, distants et silencieux. Je me sentais
extrêmement triste.
Je crois que j'aimais véritablement Véra et
je ne sais pas ce que j'aurais fait s'il y avait
eu un moyen quelconque pour moi de prolonger
mon séjour en Russie ou de l'emmener. J'ai
rêvé d'elle des années après. J'ignore si le fait
de rêver d'une femme quatre ou cinq fois par

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an pendant plusieurs années de suite peut
constituer une certitude en ce qui concerne
votre amour pour elle. Je me demande d'ailleurs
ce qui peut constituer une garantie au
sujet de l'amour qu'une femme peut vous inspirer.
Je crois, en fait, qu'il n'y a aucune garantie.
Vous pouvez avoir la certitude, par des
signes infaillibles, que vous aimez l'alcool, la
peinture ou la musique, et que vous les aimerez
toujours. Pas une femme. Je parle de
l'alcool, de la peinture ou de la musique parce
qu'il n'y a qu'eux, et peut-être aussi certaines
qualités de lumière à certaines heures, qui
puissent vous donner ces moments d'exaltation
où la tête vous tourne un peu, où vous
avez l'illusion de dépasser les limites de votre
corps et de votre esprit, et où tout paraît
merveilleusement beau, merveilleusement facile et
léger.
Ce n'est pas souvent que l'on arrive à sortir
de soi. Je pense que chaque homme est
seul. Qu'il soit ouvrier, bourgeois, ou intellectuel,
quels que soient les amitiés, les camaraderies
ou l'amour qui l'entourent. C'est tout
seul, irrémédiablement, qu'il s'achemine, chargé
de son passé qui n'appartient qu'à lui, inaliénable,
vers sa mort qu'il devra affronter seul.
J'ai vu des gens mourir de maladie ou de
vieillesse, au milieu de ceux qu'ils aimaient et
avec lesquels ils avaient cru partager leur vie,
j'en ai vu d'autres agoniser dans les fossés des
routes ou sur les champs de bataille, râlant

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pendant des heures sans personne auprès
d'eux. J'ai compris que de toute façon, c'était
la même chose et que de quelque manière
qu'on meure ou qu'on vive, on était seul. Il n'y
a rien d'aussi désespérant que de voir les personnes
que vous aimez se détacher de vous
avec indifférence, vous repousser, et s'enfoncer
en eux mêmes au moment où ils ont compris
que l'heure de leur mort est arrivée et que
tout ce qu'ils ont fait jusque-là pour se dissimuler
leur solitude, n'était que tromperie et
mensonge.

* *
*

On aurait dit un de ces chiens bouledogue
ou Saint-Bernard. La même monstrueuse
enflure des joues et du cou, le même aspect
bougon, la même expression angoissée et
muette dans ses yeux, rapetissés, lointains et
mornes. Une détresse muette, parce qu'il savait
à quel point il était vain de l'exprimer, à quel
point cette détresse n'était qu'à lui, lui qui
allait mourir, tandis que je continuerai de
vivre, et que rien de ce que nous pourrions
nous dire, penser ou voir, les arbres, le ciel,
les femmes, n'avaient de commune signification

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pour chacun de nous. Il allait mourir et il
le savait, et si peut-être il avait espéré quelque
chose de ma venue, dès que le domestique avait
ouvert la porte du jardin et qu'il m'avait vu,
il avait compris que c'était encore une fois de
la blague et que ni moi, ni qui que ce fût au
monde ne pourrait faire que sa solitude de
mourant se brisât, qu'il y eût autre chose que
deux étrangers en présence et que tous les mots
échangés ne fussent que des sons, d'inutiles tentatives,
des ponts illusoires lancés entre des
univers incommunicables.
Il était assis dans le fauteuil d'osier devant
le perron, là où s'étendait autrefois l'ombre
du grand catalpa. Il n'y avait plus de fleurs
dans les massifs et les pelouses étaient roussies
par la sécheresse de l'été. Beaucoup de
gens avait habité la grande maison et je me
rappelais les vacances quand ils étaient tous
assis dans le jardin et qu'ils parlaient et
riaient. Mais maintenant presque tous étaient
morts et les autres s'étaient mariés et étaient
partis habiter ailleurs.
Il se leva pour m'embrasser. Il était maigre
maintenant et terriblement voûté, presque
bossu. Son complet gris pendait de ses épaules,
il portait toujours ses mêmes chemises de soie
aux fines rayures, au col empesé, et une de ses
cravates qu'il achetait autrefois au Carnaval
de Venise, soigneusement nouée. Jusqu'à la fin,
il se fit réveiller tous les jours à neuf heures
par son ordonnance qui l'aidait ensuite à

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s'habiller. Dans les derniers jours, lorsque
l’œdème finit par dilater le bas de sa figure au
point qu'en dépit de tous ses efforts il ne put
plus boutonner son col, il noua un foulard,
maintenant le nœud à l'aide de la perle qu'il
piquait dans ses cravates.
Mais il n'en continua pas moins à prendre
vers onze heures et demi sa canne et son chapeau
et aller chercher son journal chez le buraliste.
Le soir, il sortait encore et allait s'asseoir
deux heures avant le dîner, à la terrasse du
petit café où il avait pris l'habitude d'aller depuis
qu'il s'était retiré ici.
Je passais une fois par hasard devant le café
à l'heure où il y était et je le vis, assis, seul,
immobile et terrifiant, regardant le vide, une
tasse de tilleul posée sur la table devant lui. Je
ne sais pas s'il m'aperçut, mais en tout cas il
ne me fit aucun signe, ni ne m'en parla le soir,
à table.
Je me demande à quelle idée il se raccrocha
pendant ces jours qui précédèrent sa mort et
au cours desquels il continua de se lever, de se
vêtir, d'aller et venir autant que sa fatigue le
lui permettait, dans la maison et au dehors. Il
n'avait jamais véritablement cru à aucune
espèce de religion et ne s'était jamais intéressé
à grand-chose dans la vie, à l'exception des
femmes, du vin et du tabac. Je ne lui avais
jamais vu lire que des Mémoires, particulièrement
de contemporains de l'Empire. Mais il y
avait déjà quelques années que les femmes ne

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pouvaient plus lui être d'aucune utilité et les
seuls livres que je vis dans sa chambre étaient
des romans policiers. La fumée irritait de plus
en plus sa gorge malade en provoquant des
quintes de toux interminables qui le laissaient
épuisé. Il avait, sur l'ordre des médecins,
arrêté un moment de fumer, mais maintenant
il savait bien que ce n'était plus la peine, aussi
usait-il sans retenue de ce dernier plaisir, si
tant est que c'en fût encore un et non pas le
simple contentement d'une habitude des doigts
et des lèvres, comme ces insectes déjà morts
dont les membres continuent à s'agiter longtemps
en des mouvements de vol ou de
marche.
Je crois qu'il continuait à s'enivrer le soir
dans sa chambre. Je le surpris une fois en
entrant chez lui pour l'embrasser avant d'aller
me coucher. Il était déjà passablement ivre et
mal assuré sur ses jambes. Néanmoins, il eut
un pauvre geste pour essayer de dissimuler une
bouteille, comme un enfant pris en faute. Je
ne pense pas manquer à sa mémoire en racontant
qu'il avait l'habitude de se saouler le soir.
Je sais pourtant qu'un tas de gens trouveront
ça horrible et dégoûtant. Je m'en fous. Un tas
de gens suivent les enterrements et ils font
semblant de pleurer en remémorant les qualités
d'un mort qu'ils n'aimaient pas. Un
homme est un, qualités et défauts. Si tant est
que s'enivrer le soir tout seul en soit un. C'est
un goût. Et en tout cas, il a au moins le

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mérite de ne nuire à personne. Je ne vois pas
ce que cela peut avoir de plus répugnant qu'un
tas d'autres goûts pourtant allégrement affichés,
par exemple, celui d'aller raconter ses
saletés dans un confessionnal. Si donc les âmes
vertueuses tiennent absolument à se scandaliser,
qu'elles cherchent autre chose. Ce ne sont
pas les occasions qui manquent.
Ce soir-là, il me dit qu'il savait qu'il avait
un cancer et qu'il était foutu. J'essayais les
mots qu'on dit dans ces moments, mais il
haussa les épaules, me souhaita bonne nuit et
me renvoya. Ce fut la seule fois où il fit allusion
à son état. Il ne se plaignit jamais, même
à table où pourtant, à chaque bouchée qu'il
essayait d'avaler, sa figure grimaçait de souffrance.
Je pense alors qu'au milieu de cette solitude
déserte, ce fut seulement dans cette préoccupation
méticuleuse du maintien extérieur qu'il
trouva du secours. Comme il l'avait cherché
et trouvé pendant l'autre guerre, au commandement
de son escadron d'abord, à bord de
son avion ensuite, cette défense, cette cuirasse
rigoureuse qu'on leur avait apprise, à lui et à
ses camarades officiers, contre la peur, la
déroute de l'esprit, au moyen d'une concentration
de toutes les forces de la volonté et de
l'attention sur ce souci de la tenue du corps.
Et quelque futile que pût paraître cette préoccupation,
c'était quelque chose de bouleversant
que de l'y voir s'y appliquer avec cette

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puérile conscience, et il faisait penser à ces
enfants qui dissimulent un inconsolable désespoir
sous une crânerie agressive et fragile,
fermés, têtus, désemparés pour avoir fait une
des premières découvertes de leur destinée
solitaire.
Je ne le vis qu'une seule fois se départir de
cette raideur défensive. Ce fut quelques jours
avant sa mort, un soir qu'il était, comme de
coutume, assis au jardin dans son fauteuil
d'osier, un livre qu'il ne lisait pas, ouvert sur
ses genoux, le regard perdu, tirant par
moments sur son fume-cigarette de corne. Je
raccompagnais une amie qui, me sachant de
passage, était venue me voir. J'ignorais qu'il
fût là. Je l'aperçus trop tard et nous dûmes
passer devant lui. Il se leva. J'allais vers lui,
pour essayer d'éviter à la jeune fille l'épreuve
que je prévoyais, et lui dis que je serais
bientôt de retour pour dîner. Mais il ne
m'écouta pas et le regard fixé sur mon amie
continua à se diriger vers elle, sourd et volontaire,
poussant son dos voûté, tirant sur une
invisible laisse. A ce moment-là, je pense
qu'aucune force au monde n'aurait pu l'arrêter
et il me rappela un joueur de rugby que
j'avais vu une fois franchir les dix mètres qui
le séparaient de la ligne d'essai avec quelque
chose comme six ou sept hommes accrochés à
lui, traînant cette grappe qui entravait ses
bras et ses jambes, tendu, animé par une puissance
au-dessus des forces humaines, avançant

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comme un somnambule, hypnotisé par
cette ligne à atteindre.
Parvenu à un mètre de la jeune fille, il s'arrêta.
Je dus lui rappeler qui elle était. Il lui
dit quelques mots aimables et insignifiants,
puis cessa de parler et se tint là, les deux bras
pendants, sa lourde tête difforme portée en
avant (son enflure faisait, à ce moment, penser
à ces masques de carton aux joues postiches,
démesurément gonflées, que portent les
enfants à l'époque du Carnaval), regardant
avec avidité et haine cette claire et vivante
chair. Il restait là dans le soleil du soir, respirant
difficilement, un peu de bave qu'il ne
pouvait plus retenir pendant de sa bouche sur
son menton, et je sentis mon amie frissonner,
remplie de cette délicate et impitoyable horreur
des jeunes filles pour tout ce qui trouble
et déchire leur univers ordonné d'hypocrites
désirs et d'éphémères civilités. Je la pris par le
bras et l'entraînai.

* *
*

Je me rappelle que dans le livre à l'aide
duquel on m'apprenait le catéchisme, il y avait
deux illustrations se faisant face et qui étaient

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supposées représenter la mort du pêcheur et
celle du bien-pensant. Ces images étaient édifiantes
et grises. L'homme juste rendait paisiblement
son dernier soupir, coiffé d'un bonnet
de nuit, bordé jusqu'au menton et souriant à
sa famille en prières. Sur l'autre image était
figuré une sorte de Don Quichotte aux yeux
révulsés, maigre, demi-nu, et qui se débattait
avec épouvante sur un grabat contre des diables
ricanants. Je suppose que ce que je viens
de raconter sur la fin de mon oncle pourrait
également servir pour le dernier chapitre d'un
de ces abondants romans, un exemple, une de
ces édifiantes oeuvres morales où les morts
par ulcères cancéreux, tuberculose des reins,
gangrène purulente et, en général, toutes les
espèces de morts conséquentes à des maladies
horribles et répugnantes sont exclusivement
réservées aux bourgeois individualistes qui
expirent, abandonnés de tous, dans une chambre
de maison meublée ou, dans l'hypothèse la
plus favorable, de bordel.
A cela, il y a diverses échappatoires. Par
exemple les chorales. Il y a aussi la marche
cadencée, la prière en commun, et les contrats
de mariage sous le régime de la communauté
des biens. J'oubliais les couvents. On parle de
ce qui s'établit entre les hommes d'une
escouade, à la guerre, ou les membres d'une
équipe d'ouvriers. Très bien. On s'étend moins
sur ce qui se passe entre ces mêmes hommes

 [page 29]

lorsque les guerres, les révolutions ou la construction
des barrages sont terminées. Du reste,
quoi qu'il se passe, je ne pense pas que cela
change grand-chose au fond de l'affaire.
Je sais, en parlant ainsi de ces choses, qu'on
m'accusera de n'avoir aucun sens social. Dans
un univers où le social est à l'ordre du jour,
c'est ennuyeux. Cela équivaut à être taxé d'immoralité.
Les philosophes ont des arguments
subtils pour aboutir à ces sortes de confusions.
Peut-être, après tout, n'ont pas complètement
tort et apportent-ils vraiment un remède.
La solitude provient de la possibilité de choisir.
Choisir, c'est se différencier, ne choisirait-
on que sur une seule, et la plus anodine — sa
cravate, par exemple — des alternatives qui
se posent. D'où les uniformes. Je suppose que
l'unique moyen de ne plus être seul, c'est de
ne plus penser.
Dans une ville du Midi de la France, il y a
une quinzaine d'années, la Municipalité décida
de démolir les vieux remparts. Ceux-ci s'étendaient
au sud de la ville et ils avaient été élevés
par Vauban. On s'était servi de briques
pour les construire et leur couleur passait du
rose au violet suivant les heures. De grands
platanes avaient poussé au fond des douves
sous lesquels campait en permanence une
population de gitans. Les hommes gitans portaient
des chemises de couleur à pois, des feutres
marron sur la tête et des mouchoirs violets
noués autour du cou. Ils achetaient ou

[page 30]

volaient des chevaux et des mulets dont ils
faisaient le commerce. Les femmes faisaient
cuire des marmites au-dessus de petits feux
dont on voyait la lueur comme des touches
chargées de peinture, orangée et rouge, et la
fumée bleue des feux montait le long des platanes.
Il y avait aussi des enfants sales, bruns
et tous nus, qui se traînaient dans la poussière
avec des chiens. Au-dessus des remparts finissait
le quartier de la ville où se trouvaient les
bordels qui s'alignaient côte à côte. C'étaient
des maisons à un ou deux étages, peintes à la
chaux en rose, blanc ou ocre. L'un d'eux s'appelait
« A l'Oranger ». Les femmes des bordels
venaient faire sécher leur linge sur les
glacis. Elles étaient vêtues de peignoirs aux
couleurs de fleurs dont les pans flottaient.
Quand la Municipalité eut décidé de faire
démolir les remparts, elle en informa la population
par une affiche qui se terminait par ces
mots : « Et enfin notre ville sera une ville
comme les autres. » La Municipalité était
socialiste. Elle chassa les gitans, fit venir des
machines spéciales d'Amérique, et ce fut un
but de promenade pour les gens de venir voir
travailler ces machines qui remuaient beaucoup
de terre à la fois. Peut-être eût-on pu
employer plus utilement ces machines. Mais il
était nécessaire que la ville devînt d'abord
semblable aux autres. Maintenant, il n'y a plus
de remparts. A leur place s'étend un immense
terrain vague que l'on recouvre petit à petit de

[page 31]

maisons qui, selon les goûts de ceux qui les
font bâtir, ressemblent à des postes de radio, des haciendas mexicaines ou des chalets normands,
mais toutes présentant le même aspect
cartonneux, la même uniforme et creuse consistance
de camelote.
La ville est donc maintenant une ville semblable
aux autres. J'ai pu voir le même genre
de constructions un peu partout en Europe et,
en plus grand, naturellement, à Moscou. Avec
cette différence cependant, que le goût des
Russes les porte plutôt vers le genre pièce
montée. Pourtant, ils en sont tout aussi fiers
que les habitants des villes du Midi de la
France le sont de leurs postes de T.S.F. agrandis,
de leurs chalets et de leurs haciendas. La
différence consiste seulement dans le fait que
tous les Russes sont fiers de la même chose et
les méridionaux de choses différentes. Encore
que, si on les questionnait, ces derniers diraient
peut-être qu'ils sont fiers de leur nouveau
quartier dans son ensemble.
Les gens du Midi sont d'une façon générale
très fiers et très satisfaits d'eux-mêmes, de ce
qu'ils font, et même de ce qu'ils ne font pas.
Cela va, au fur et à mesure que l'on descend
vers le Sud, jusqu'à les rendre extrêmement
susceptibles et ombrageux. Les Corses et les
Espagnols en sont un exemple. Je suppose que
c'est ce besoin de satisfaction de soi qui, poussé
à l'extrême, les porte à vivre d'une façon théâtrale,
solution ni plus ni moins condamnable

[page 32]

que tout autre qui permet de s'accommoder
ou plutôt d'accommoder les difficiles réalités,
faim, mort, désirs, avec lesquels chacun de
nous est obligé de se rencontrer.
Je pense qu'une certaine mise en scène est
nécessaire à tout homme pour transformer les
apparences de son existence de telle sorte
qu'elle lui paraisse valoir la peine d'être
vécue. La sanctification, l'aide d'un code quelconque
de l'honneur ou de la morale, d'accessoires
par ailleurs futiles, arrive à conférer
aux actes la dignité indispensable pour parvenir
sur le plan de la tragédie. Dès lors, si
l'homme peut se persuader qu'il est partie ou
action d'un ensemble tragique, il est, en ce qui
concerne sa vie intérieure, pratiquement sauvé.
Je me rappelle les autos des miliciens anarchistes
à Barcelone pendant l'été 1936 dont
certaines portaient en lettres blanches l'inscription :
« Viva la Muerte ». Les grosses voitures
américaines ou allemandes sur lesquelles
étaient peintes ces inscriptions allaient très
vite, remplies de types avec des foulards rouges
et noirs, les canons noirs et luisants de
fusils émergeant d'entre leurs jambes, leurs
pantalons élimés tombant sur leurs espadrilles,
invraisemblablement dédaigneux, invraisemblablement
héroïques et burlesques sous leurs
harnachements de cuir, leurs armes brinquebalantes,
leurs barbes qui leur donnaient des
airs terribles de conquistadors de la Renaissance,
mais tous absolument convaincus de

[page 33]

l'importance de ce qu'ils faisaient et revêtus
d'une dignité majestueuse qui conférait à leurs
actes, aux courses folles et incohérentes des
autos noires peinturlurées d'inscriptions, aux
banderoles déclamatoires, aux drapeaux, à la
ville entière — malpropre, les places où pourrissaient
les carcasses des chevaux morts, les
avenues souillées de papiers et de détritus
comme par un ouragan — cet aspect irréel et
grandiose que prennent les formes (arbres,
maisons, montagnes) à la lueur soudaine d'un
coup de tonnerre, au milieu des éclatements
électriques qui font croire dans un paysage
familier à d'inconnues et enivrantes perspectives.
Je ne pense pas qu'ils firent grand-chose de
bon. Du moins ceux qui passèrent ainsi dans
les hurlements de freins des Buick et des Opel
aux ailes cabossées et dont la mort survenait
souvent de la façon la moins conforme à l'héroïsme,
écrasés contre un platane ou un carrefour
dans un emmêlement de tôles et de ferrailles.
A vrai dire, je crois même qu'ils ne
firent rien de bien utile, si l'on donne à ce mot
une valeur matérielle et mesurable, sinon tuer
et se faire tuer de la manière la plus stupide et
la plus folle, souvent la plus horrible. Dans le
domaine de l'utilité pratique, eux, leurs
regards terribles et leur héroïsme barbu ne
pesèrent peut-être pas d'un grand poids. Mais
si ce qu'ils firent avait un sens, ce pouvait être
seulement pour eux-mêmes. Je veux dire pour

[page 34]

ce qu'il pouvait en résulter à l'intérieur d'eux-mêmes,
en dehors de toute considération d'ordre
matériel ou social. Peut-être avaient-ils
confusément ressenti l'inanité dérisoire de
tout acte et s'étaient-ils, de dégoûts en dégoûts,
convaincus qu'elle n'est que leurre et hypocrisie,
toute action volontaire n'avouant pas que
son unique fin est seulement la tentative désespérée
de délivrance, au travers d'elle, de
celui qui l'entreprend.
Je ne cherche pas à approuver ou à condamner.
Je raconte seulement ce que j'ai vu et je
cherche à comprendre si tout cela avait un sens
et pourquoi ces choses se passaient ainsi. Certains
pensent qu'il est possible de tout expliquer
par des statistiques et des considérations
rationnelles sur l'économie, les conditions économiques
et la psychologie économique. Il se
peut que l'on parvienne ainsi à découvrir pas
mal des causes de pas mal de questions et que
l'on explique d'une façon claire, à l'aide de
raisons raisonnables, un grand nombre de problèmes.
Mais, pas pourquoi des employés, des
dockers et des conducteurs de tramways, montés
dans leurs apocalyptiques autos, essayèrent
de faire éclater un ordre qui se fout pas mal
du social et de l'économique, autrement plus
implacable, autrement étouffant. Et si la seule
chose important était pour eux de conduire
ce hasardeux désordre qu'ils tentaient jusqu'à
sa conclusion absurde, essayer de dépasser
avec conséquence les limites de l'inconséquence,

[page 35]

les limites de l'insupportable vie quotidienne
et d'acclamer la mort (s'il fallait admettre
que, toutes les issues s'avérant barrées,
elle fut la seule conclusion d'un tel rêve de
libération), alors, peu importait, pour eux et
pour les autres, qu'ils mourussent en s'emparant
d'une des mitrailleuses de l'hôtel Colon
ou en s'écrasant stupidement (car l'excès de
vitesse aussi à ce moment avait un sens) au
croisement des parallèles.
Peu importaient les habituels critères puisque
c'étaient justement contre eux qu'ils tentaient
cette révolte, comme l'avaient tentée
avant eux et la tenteront encore longtemps
après eux, quels que soient les futurs régimes
politiques et économiques sous lesquels ils
vivront, ceux qui persistent à vouloir être autre
chose qu'un rationnel destin résigné sous le
fatras des rationnelles raisons des bibliothèques
progressistes et platoniciennes et des
pragmatiques interdiction qui, de progrès en
progrès, ont conduit l'humanité à ce logique
et dérisoire édifice d'irréfutables absurdités
appuyées sur de scientifiques contraintes.
On dira que ce à quoi ils aboutissent finalement
leur donne tort. A ce compte, la façon
dont tout cela se termina (l'habituelle façon
dont tout se termine ordinairement), ne donne
pas plus raison à ceux qui s'appuyaient sur
les leçons désenchantées des illusions perdues
et des certitudes matérialistes. Et, après tout,
d'où qu'ils vinssent, ceux qui s'étaient retrouvés

[page 36]

là, dans Barcelone, en cet été, ne tentaient
-ils pas, ni plus ni moins que n'importe lequel
des apocalyptiques conquistadors dans leurs
délirantes bagnoles, le même essai contre le
même inéluctable poids de raisons, tout aussi
mal ou tout aussi bien que n'importe quel
conquistador avec ou sans doctrine ? Je me
rappelle toute cette misère de l'Europe, et pas
seulement de la misère matérielle (celle que
pourchassaient de pays en pays les polices politiques,
assistées de celles des garnis) mais
encore (ce qui — pensée, impuissance et surtout
l'accablante solitude — constitue l'autre,
la plus insurmontable et lancinante des misères).
Je me rappelle les jeunes anglais d'Oxford
en pantalons de flanelle, les américains
ingénus et frais dont le désir de fraîcheur et
d'ingénuité n'avait pu trouver d'issue — ou
d'oubli — dans la pratique d'un permanent
état de cuite, et les avides lecteurs français
déçus par les élégantes solutions offertes par
M. Gide ou ses délicats semblables — tout ces
hommes et toutes ces femmes pareils par
l'éminente dignité de la misère, dont on aurait
dit qu'ils étaient comme ces êtres perdus
dans le brouillard, errants et désolés,
obligés d'approcher leurs mains de leurs
visages pour ne pas douter qu'elles fussent
bien là où ils savaient (sans arriver à y
croire) qu'elles devaient se trouver. La salle à
manger de l'hôtel Colon pendant l'été 36 :
l'odeur d'huile rance où avaient cuit indistinctement

[page 37]

poissons, omelettes, pommes de terre.
Confusion, cris, et les mêmes maîtres d'hôtel,
mais maintenant en bras de chemise, qui quelques
jours avant servaient encore la clientèle
désabusée des Palaces, versant aujourd'hui le
vin rouge — mêmes gestes professionnels et
onctueux, dont ils ne se défaisaient qu'avec
peine — sous les plafonds dorés et les lustres
à pendeloques, dans un vacarme volubile fait
de toutes les langues, racontant toutes la même
histoire, une histoire plus vieille que la découverte
de la raison. Cela formait une vibration
continue, monotone, entêtée, suspendue dans
l'odeur rance, entre les hautes glaces étoilées
par les balles, au-dessus des têtes attablées.
Un son, comme ces symboliques chanteurs
d'Opéra dont retentissent les voix porteuses de
paroles actives, alors qu'ils restent immobiles
sur la scène. Ainsi du bruit, indépendant des
bouches qui l'avaient porté, indifférent à ceux
qui se levaient, ceux qui entraient et s'asseyaient
à leur place, reprenant la même volubile
histoire, inquiète, insolente, plaintive, vantarde,
à la fois en-deçà et au-delà du temps,
de ce qui se passait, ou ne se passait pas, dans
l'incertaine réalité, de ce que pouvaient faire
ou ne pas faire, braves ou lâches, les corps
anonymes qui l'avaient proposée.
Dans le hall, l'ascenseur était bloqué. Sur
la grille étaient affichés les multiples proclamations,
ordres, communiqués, les bulletins
victorieux de la colère collés sur les verres des

[page 38]

gravures enlevées aux chambres en faux
Louis XV, laissant apparaître dans leurs intervalles
les fragments des nudités savamment
perverses illustrant de rose chair et de gris
satin cet autre dégoût forcené des contemporains
de Laclos. Est-ce que je me rendais
compte de ces cochonneries des bourgeois ?
Carl, à côté de moi, me montrait, scandalisé,
les fossettes dévoilées dans le licencieux désordre
des draps, entrevues entre les feuilles ronéotypées.
Carl était autrichien et appartenait
à la Sécurité des Milices. Il ne claquait pas des
talons en se présentant à la manière des communistes
allemands, et traînait avec lui une
de ces femmes à l'indéfinissable passé, énorme,
uniquement préoccupée de nourriture et de
sa difficile respectabilité, qu'il avait ramassée
à son arrivée ici. Mais les estampes du XVIIIe
l'indignaient formidablement. Peut-être en devinait
-il instinctivement, au-delà de leur apparente
frivolité, l'étouffant pessimisme. Il n'était
pas commode de s'entretenir sur de semblables
sujets avec lui au moyen du vocabulaire
franco-catalan assez réduit dont il disposait.
En tout cas, lui et son insatiable et particulière
soif de justice, elle et son insatiable souci de
plats et d'un avenir qui fussent, ceux-là comme
celui-ci, tout aussi respectables, étaient également
et profondément choqués par les images
galantes dont se repaissaient les voyageurs
assez riches pour se payer une chambre à
l'hôtel Colon. Je n'essayais pas de chercher

[page 39]

avec lui, ni avec elle, pour quelles raisons, ni
si ces raisons étaient les mêmes chez chacun
d'eux. Au reste, je ne pense pas qu'il eût
trouvé un intérêt à cette sorte d'analyse. Il
préférait, quand il parvenait à semer sa compagne
obsédée de mangeaille à l'huile rance,
retourner là, où probablement il l'avait trouvée
et se glisser dans un des bordels, en principe
maintenant fermés, près du port.
Dans ce quartier — et aussi dans les autres
parties de la ville — on pouvait encore voir,
exposés aux vitrines des pharmacies spécialisées,
d'ahurissants assortiments d'articles de
caoutchouc, crételés, hérissés, qui faisaient
penser à quelques rites à la fois religieux et
chirurgicaux, quelque chose d'orthopédique
et d'incantatoire, comme si ceux qui avaient
recours à ces accessoire postiches — je me
rappelle d'une gaine pour la langue, un buisson
épineux et rouge — essayaient d'emprunter
aux masques de sorcellerie nègre cet aspect
effrayant et surnaturel destiné à forcer la ténébreuse
conjuration des puissances d'oppression
et triompher, par des moyens étrangers aux
seules forces humaines, des interdictions matérielles
qui limitent l'accomplissement des désirs
et des impérieuses évasions.
Je suppose que l'on doit pouvoir facilement
trouver ce genre de marchandise dans n'importe
laquelle des capitales ou des villes suffisamment
importantes d'Europe et même du
monde entier. Seulement pas exposées dans les

[page 40]

vitrines. Ce n'est qu'en Espagne que vous pourrez
voir ainsi toutes sortes de choses de cet
ordre étalées publiquement. Suivant les besoins,
ou plutôt, selon le moyen choisi pour
satisfaire un même besoin, ce seront des saints,
des objets macabres, ces curieux articles vulcanisés,
chacun prétendant vous faire parvenir,
par une voie ou par une autre, à communiquer
avec un au-delà de mystères, de néant ou de
jouissance où, que ce soit dans la fusion des
esprits ou celle des corps — au mieux dans
leur destruction — quelque chose de plus parfait
que les décevants rapports habituels est
supposé pouvoir être atteint. Dans ce pays,
le truquage sous toutes ses formes paraît être
l'indispensable remède à un désespoir chronique
et d'une profondeur telle que seule une
vie transposée sur un plan théâtral permanent
semble y être possible.
Si vous allez là-bas, vous serez probablement,
en dehors de la beauté des montagnes,
de la côte et de la végétation, séduit par ce
caractère qui attire régulièrement d'enthousiastes
écrivains que Barrès n'a pas fini de tracasser,
à la recherche d'accessibles sensations
fortes et de manifestations extérieures suffisamment
hautes en couleur pour suppléer à
l'indigence de leur imagination. Vous serez séduit
et ce sera naturel, car en effet, si l'on n'a
rien contre la mise en scène et le décorum ;
cela est très séduisant. Vous pourrez voir les
courses de taureaux, la semaine sainte à Séville,

[page 41]

les spectacles où la partie poilue qui se
trouve entre le haut des cuisses et le ventre
des femmes joue le rôle de vedette, les pénitents
noirs, les maricones, et un peu partout
des Espagnols à la barbe rasée de près, mais
très dur et bleue, qui à force de cultiver leur
point d'honneur ont fini par ressembler aux
vieux figurants des tournées Barret.
Il y a aussi, comme ailleurs, des gens qui ne
se font pas friser les cheveux au petit fer, ne
portent pas des complets à rayures voyantes,
jouent au foot-ball, vont au cinéma, ne se promènent
pas coiffés d'une cagoule ou avec un
revolver sur les fesses, et ne vous donneront
pas l'impression d'être à leur place dans le
pays du sang, de la volupté et de la mort. Peut-être,
en effet, n'y sont-ils pas. Du moins, au
sens carnavalesque, que les écrivains et les touristes
aiment donner à ces mots. Dans toutes
les armées du monde, les tenues les plus rutilantes
sont proportionnellement distribuées en
raison inverse des dangers courus. Il est vrai
que tout se perfectionnant, les généraux, eux-mêmes
ont, de nos jours, fini par se trouver
dans des situations où toutes les avantageuses
et brillantes garnitures se sont avérées impuissantes
à les prémunir contre ce qui était autrefois
le lot des pouilleux sans garnitures. De
fait, les déguisements des grades supérieurs
ont indéniablement, ces dernières années, perdu
l'éclat qui conférait du moins à ceux qui
les portaient, une valeur décorative dans les

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galas et les cérémonies officielles. Avec la disparition
des manifestations extérieures, une
partie de la prestigieuse séduction que présentent
les idées ou les passions que celles-ci symbolisent,
devient inexplicable.
Si vous allez à Barcelone, vous aimerez les
vieux monuments qui par leur tragique nudité
ou leur exubérante luxuriance vous sembleront
d'accord avec l'austère ou brillante idée
que les écrivains et les opéras vous ont donné
de ce pays. Vous apprécierez moins, et probablement
pas du tout, les monuments modernes,
parce qu'il vous semblera les avoir déjà vus
dans les grandes villes de votre propre pays.
Mais si vous regardez mieux ou si vous restez
plus longtemps, vous verrez que les maisons
qui longent les avenues au quadrillage régulier
des nouveaux quartiers ne sont pas plus
semblables aux immeubles à six étages de
chez vous que le catalan que vous entendez
parler n'est semblable à votre langue.
On a dit que 1900 était une esthétique de
l'extase. Mais cette pétrification avortée d'un
rêve évanescent qui a abouti aux architectures
de Gaudi, a donné là sa plus extraordinaire
représentation. Comme si l'univers exsangue,
libellules, poissons, plantes aquatiques, femmes
fleurs qui, un peu partout dans le monde,
multiplia à cette époque ses végétales cristallisations,
verts d'eau, mauves diaphanes, avait
trouvé sous ce ciel son véritable climat. Et en

[page 43]

fait, les poèmes de saint Jean de la Croix, les
extatiques nymphomanes aux graniteuses chevelures
de Gaudi, sont de la même essence.
La même furieuse insurrection, le même désir
d'un impossible dépassement, la même révolte
contre la fragilité des plus périssables incarnations.
Peut-être est-ce là, réalisée, cette perpétuation
du momentané, dont parle Unamuno.
En tout cas, tout aussi logiquement illogique,
tout aussi réelle que cette négative raison
que soulignait Lénine, lorsque, errant dans
les cafés d'Europe aux déliquescentes décorations,
il annotait Hégel.
Et si, en regardant les maisons en forme de
vagues solidifiées, les gonflements de pierre
du Paseo de Gracia, les replis des balustrades
du parc Güell, vous vous souvenez des curés
ventrus et bagués, des arides faubourgs grouillants
(murs nus, poussière grise), des palmiers,
des boîtes à cigares aux dorures coloriées, des
dômes de pâtisserie, des carcasses attractives
du Tibidabo du haut duquel les grévistes
lançaient des tramways en flammes, tous freins
desserrés sur la ville, vous commencerez à sentir
que, sous son ciel bleu, ce grand rassemblement
de maisons qui descend, blanc et ocre,
jusqu'à la mer, avec les taches sombres des jardins,
ses villas à roseraies, son port immense
et charbonneux, recèle quelque chose d'insolite
que vous n'avez trouvé encore nulle part
ailleurs. Une ville creuse et désolée, un décor
boursouflé, foisonnant ; le conséquent et cahotique

[page 44]

visage d'une impudique, parce qu'inapaisable,
détresse.
Je pense que pour ceux qui n'ont pas pu,
ou pas su voir cela, l'incohérent aspect de ces
journées de Barcelone, celles de juillet et celles
qui suivirent jusqu'à la définitive élimination
des forces anarchistes, au printemps 38, au
profit des vieilles fatalités pragmatiques de la
guerre (discipline, organisation, hiérarchie),
reste aussi incompréhensible que l'étaient,
pour le parisien trouvant dans un journal du
soir à l'angle de deux rues, dans sa capitale
cadre d'encyclopédiques et cartésiennes révolutions,
les images des Carmélites déterrées
qu'offrait complaisamment en pâture à l'indignation
horrifiée des bourgeois français, la
presse bien-pensante. Je les revois sur ces photos,
ceux qui devaient pour la plupart finir
pêle-mêle le long de quelque mur, abandonnés
aux mouches, sanglants et apaisés, un peu ahuris
alors dans la lumière, un peu clignotants
au sortir des sombres voûtes, clignotants et
bravaches, avec leurs foulards, leurs armes
conquises, leurs monos de toile, leur bonnet de
police rouge et noir, à moitié délivrés, à moitié
rassurés de leur innocent et puéril sacrilège,
les symboles momifiés, leur horreur desséchée
dressée dans le soleil aveuglant sur les
marches de quelque chapelle ou de quelque
couvent.
Je me rappelle la comique indignation de
Carl — et pourtant je n'imagine pas qu'il eût

[page 45]

jamais lu Goethe — un matin que les sentinelles
de garde derrière la chicane de tables
de café, avaient plus longuement encore que
d'habitude épluché, avec leur émouvante angoisse
d'illettrés, les tampons apposés sur nos
« carnetes », lorsque survint une pluie soudaine
et diluvienne et que tout ce qui se trouvait
sur la place de Catalogne à ce moment,
femmes, passants, miliciens haïs des factions
rivales, courant, vestes ou jupes sur la tête,
envahirent le hall de l'hôtel Colon, où traînant
avec eux leurs fauteuils de rotin, s'étaient déjà
réfugiés, aux premières gouttes, les soupçonneux
factionnaires.
Dans ce vestibule, palabres, brouhaha, et
ceux qui se vantaient, brandissant leurs panoplies
guerrières, des exploits accomplis ou à accomplir,
maudissant les traîtres contre-révolutionnaires
et les nouilles des bureaux, et la
sentinelle qui gardait l'accès du sous-sol où,
dans le décor de lanternes et de papiers multicolores
de l'ancien dancing, les prisonniers
phalangistes, raides, orgueilleux, théâtraux,
attendaient, eux aussi s'efforçant au maximum
de dignité, au maximum de ce que pouvait
encore rassembler leur volonté en fait de
raideur, d'orgueil et de maintien tragique, afin
que leur mort inutile leur parût, à eux aussi,
valoir la peine d'avoir été jouée.
Certainement, Barcelone était un endroit
pour ça. Je veux dire pour cette révolte qui
trouvait son but et sa raison dans sa propre

[page 46]

substance, se nourrissant d'elle, s'exaltant au
spectacle de sa propre représentation, se suffisant,
désenchantée. Et, en définitive, je crois
que c'était ainsi : ces types se donnaient leur
représentation. Mais au-dessus de cela, ou peut-être
même en raison de cela, quelque chose, je
pense, était en gestation et probablement même
en train de s'accomplir. Quelque chose d'inachevable
peut-être, de trop parfait pour pouvoir
jamais être achevé, vain, si tant est que
l'on puisse taxer de vanité de semblables tentatives.
J'imagine que Jésus fit un essai du
même genre. Comme il était juif, il fit sa tentative
en suivant une pensée juive. Les juifs
manquent de sens pratique. Ils se laissent prendre
leurs pensées par les Goys, et les Goys
qui, eux, ont beaucoup de sens pratique, les
transforment pour leur plus grand profit en
Eglises. Kirilov, lui, était Russe, pourtant j'imagine
que, si au lieu d'être Russe, il avait vécu
à Barcelone, c'eût été, non dans le suicide,
mais avec ceux des torpédos peinturlurées
qu'il eût cherché à se faire Dieu.
« Pero es que no estimen la vida ? » Celui-là
l'estimait. Il était socialiste et fermement
convaincu de la logique progressiste et des
perfectionnements scientifiques. Il avait beaucoup
de livres dans sa bibliothèque, plus un
sens pratique des valeurs et de l'utile.
« Croyez-vous que ces gens-là feront quelque
chose ? » ajouta-t-il. Je ne me rappelle plus ce
que je répondis, probablement une bêtise. Je

[page 47]

n'en savais pas assez à ce moment pour répondre
qu'ils faisaient quelque chose.
Maintenant tout cela est fini, et depuis si
longtemps, et tant d'événements se sont passés
depuis, qu'il n'en reste plus, comme au fond
d'un tiroir qu'on rouvre après des années,
exhalant un mélancolique parfum desséché,
qu'une suite confuse d'images et de figures,
pleines de violence et de lumière, véhémentes,
muettes, dans la pesanteur assourdie du
silence, un film gesticulant, sans sous-titres,
sans même le secours de l'accompagnement
d'un grêle et fantomatique piano.
Ancrées au large du port, les formes grises
des bâtiments de guerre des flottes étrangères
attendaient. Comme le symbole sinistre de
l'inéluctable conclusion, patientes et métalliques,
figuration de l'aboutissement dérisoire,
inexorablement matériel, la mort.

* *
*

C'est seulement dans les livres, à l'aide de
mots, que la mort prend une grandeur et une
majesté solennelle. En réalité, elle peut être
horrible, effrayante ou ridicule, mais pas tragique.
C'est ce qui précède la mort, quand

[page 48]

celle-ci apparaît comme l'enjeu ou le risque
de décisions librement prises, le choix de ces
décisions, qui est tragique. J'ai été plusieurs
fois assez près de la mort, mais si j'imagine
comment cela se serait passé si les choses
avaient été jusqu'au bout, je ne vois rien que
de très médiocre. Une fois j'ai failli claquer
de la typhoïde. Je me souviens que j'étais complètement
abruti, pas suffisamment, cependant,
pour ne pas comprendre aux conciliabules,
aux chuchotements et à l'air constipé
des médecins, ce qui m'arrivait, mais trop
occupé par un terrible mal à la tête pour que
quoi que ce soit d'autre pût présenter un intérêt
supérieur à la fin de cette souffrance. Je
me foutais pas mal de ce qui pouvait venir
hormis cela et j'avais, depuis longtemps, fait
abandon de toute dignité et de tout maintien,
me contentant de ce que je pouvais faire, c'est-à-dire
rester étendu sans bouger et sans parler
sous cette cloche noire et pesante qui se
faisait de plus en plus noire et de plus en plus
pesante.
Je ne parle pas des dangers de mort à plus
ou moins grand pourcentage auxquels on peut
être exposé. Je me suis trouvé, comme tout le
monde, sous des bombardements, dans des endroits
d'épidémies, et en train de traverser des
rues pleines d'autos. Dans toutes ces situations,
et même si vous avez très peur, la mort
peut apparaître comme un risque, une chose
éventuelle, plus ou moins probable, mais étrangère.

[page 49]

Ce dont je parle, c'est de ces moments
où votre propre mort est commencée, quand
elle se présente avec ce visage immédiat et inéluctable,
et où, au contraire, c'est la continuation
de votre existence qui devient à son tour
éventuelle, plutôt pas du tout que peu probable,
où, en un instant, la vie vous apparaît
comme une chose déjà lointaine et étrangère.
Un après-midi de printemps, il est arrivé
ainsi que je me suis tout à coup trouvé tout
seul, en train de courir lourdement sur un
ballast, au fond d'une tranchée de chemin de
fer du haut de laquelle, un peu en arrière de
moi, des types me visaient. J'avais, pendant les
quarante-huit heures précédentes, parcouru
environ deux cents kilomètres à cheval, à peu
près rien mangé, encore moins dormi et été
soumis aux secousses nerveuses habituelles
dans ce genre de circonstances. J'étais de plus,
saucissonné de courroies, bretelles, harnachements,
et trimballais sur moi un attirail brinquebalant,
supposé nécessaire et suffisant
pour le rôle auquel on me destinait. C'est-à-dire
qu'en courant j'arrivais à me déplacer un peu
plus vite qu'un couple de retraités en promenade,
un peu moins vite qu'un marcheur
pressé.
Au bout d'un moment du reste, je cessai de
courir. J'aurai pu m'arrêter, jeter mon mousqueton
et lever les bras. Raisonnablement,
c'était la seule chose à faire, et je n'arrive pas
encore à comprendre pourquoi je ne l'ai pas

[page 50]

faite, pourquoi j'ai continué à marcher sur ce
putain de ballast, tellement hors de souffle
qu'il me semblait que j'allais vomir, n'ayant
même pas la force de calculer mes enjambées
de façon à poser mes pieds sur les traverses,
écoutant les balles qui passaient, me disant
qu'ils tiraient comme des cochons et attendant
avec certitude — je sentais mon dos terriblement
vaste et fantastiquement perméable — le
coup qui me dispenserait de continuer.
Je me rappelle avec précision ces choses,
du moins celles que je pus enregistrer à l'aide
de cette conscience partielle et fragmentaire
que l'on a dans ces moments-là, un peu comme
si on portait des oeillères. Par exemple, avant,
le soleil brillait encore, mais un nuage avait
dû le masquer et maintenant la lumière était
grise. Si l'on peut appeler pensées la série de
sensations ou d'images qui me traversèrent
alors la tête, je peux dire que pas une fois je
ne pensais avec crainte à la mort (en dehors
de cette impression toute physique de la perméabilité
de mon dos), mais qu'au contraire
ce fut comme une bouffée, un parfum de regrets
qui prit toute la place disponible et
m'envahit entièrement. La vie que j'allais perdre,
infiniment adorable, soudain infiniment
familière et douce, la vie à laquelle déjà je
n'appartenait plus, se personnifia d'abord dans
une foule impersonnelle, les cavaliers de mon
escadron, une tendresse violente et absurde
pour tous ces hommes envers lesquels je ne

[page 51]

ressentais pourtant qu'une sympathie modérée,
le genre de sentiments que l'on peut éprouver
pour des compagnons imposés, avec lesquels
on a partagé quelques mois une vie commune
et obligatoire. Ensuite, je regrettais une lampe
électrique qui était restée dans une des sacoches
de ma selle, je la revis, rouge et brillante
à l'endroit où je l'avais mise, contre un morceau
de jambon. Enfin, tout cela s'effaça devant
l'image du rideau de tulle de la fenêtre
de ma chambre à Perpignan, gonflé par le
vent, s'emplissant de la forme du souffle printanier,
envahissant la pièce et retombant,
s'affaissant mollement pour s'enfler à nouveau,
palpitant, aérien et merveilleusement blanc.
Je n'ai pas pensé aux êtres que j'aimais véritablement.
Peut-être la lampe électrique et le
rideau firent-ils office de symboles pour celles
qui me l'avaient envoyée et celle qui habitait
la chambre. En tout cas, ni leur image, ni leur
nom ne me vinrent à l'esprit. Probablement
appartenaient-elles déjà, ou encore, à un autre
monde, celui que j'allais quitter, que j'avais
même et dont j'avais entendu se refermer
la porte derrière moi, un volet qui se rabat
en claquant, et leur souvenir ne pouvait-il plus
me parvenir que sous la forme de ces choses
inanimées, venant d'elles, ou se rattachant à
elles, comme ces objets que l'on avait coutume
de mettre, autrefois, dans les sépultures pour
accompagner les morts, les nourrir, dans l'univers
secret où ils allaient vivre.

[page 52]

L'image de la porte qui se rabat n'est pas
une métaphore. Je pense que ceux qui se sont
trouvés dans des situations semblables le savent.
Un déclic, (quelque passage se refermant
brusquement derrière vous, vous isolant sans
rémission) dont le bruit vous fait dire :« Maintenant !
Maintenant ça y est ». Maintenant tout
ce à quoi j'étais mêlé, j'appartenais, me liait,
m'entourait, c'est fini. Vous débarrassant d'un
même coup de la peur, du calcul et de toute
réflexion. Je ne pensais pas alors de quelle façon
j'allais mourir — et c'eût été grotesque :
un cavalier démonté, clopinant et hors de souffle
abattu d'une balle dans le dos, sans nul décor
de bataille, sans utilité, sans tumulte, dans
le calme et paisible tableau d'une campagne
printanière et verdoyante où claquaient sans
conviction les coups de fusil des tireurs visant
ce trop facile gibier qui trottinait lourdement,
s'arrêtait, marchant, essayait encore de courir,
dans une tranchée déserte de chemin de fer,
puis sur une petite route blanche où, quittant
les voies, je m'engageais, hypnotisé par un
tournant, pas très loin probablement, mais
pour moi inatteignable, où la route disparaissait
derrière une chapelle et un bouquet d'arbres
sombres.
Plus tard, j'imaginais ma mort. Mais j'étais
alors de nouveau rentré dans le monde familier
où celle-ci m'apparaissant comme une
chose à envisager, infiniment probable et cependant
de nouveau étrangère. Il me fut alors

[page 53]

possible de me voir, entré jusqu'à mi-jambes
dans l'eau d'un ruisseau, essayant désespérément
de le faire franchir par ma jument, tandis
qu'autour de moi craquaient de multiples
petits nuages gris noir et que sur la route
proche des tanks étaient en train de se démolir
à coups de canon. J'eus le temps de me voir,
de penser que je devais être ridicule, de me
comparer à une gravure de chasse anglaise où
un monsieur en habit rouge tirait de la même
façon sur un cheval, de me souvenir de
Fabrice del Dongo, et de penser que c'était de
cette manière ridicule que j'allais crever, participant
à une grande bataille dont on parlerait
plus tard (mensongèrement), dans les livres
d'histoire et dont la dactylo de New-York,
hésitant sur le choix d'un cinéma, lirait tout à
l'heure le récit (pas plus mensonger) dans le
métro. Mais je conservais ma répugnance pour
cette mort inconnue qui me menaçait, haïssable,
dégoûtante, en somme scandaleusement
inconvenante.
J'aurais voulu pouvoir être ailleurs. Et en
même temps, je trouvais ça épatant d'être là.
C'était épatant et très excitant si l'on exceptait
les sales histoires qui pouvaient vous arriver
personnellement comme c'est toujours excitant
lorsqu'on a la chance d'assister à un
spectacle inhabituel et prodigieusement curieux.
Sous un certain angle, la guerre c'est un
peu comme les courses de chevaux : cinq minutes
de tension violente pour beaucoup d'emmerdement

[page 54]

et de fatigues (si vous n'êtes pas
professionnel et que les rites — élégances, parades,
saluts — ne vous passionnent pas). La
guerre m'intéressait, parce que c'est le seul endroit
où l'on puisse bien voir certaines choses,
et aussi parce que je voulais essayer de comprendre
cette occupation si importante et
pour ainsi dire essentielle en ce sens qu'elle
rentre dans les trois ou quatre besoins
fondamentaux, comme coucher avec des
femmes, manger, parler, procréer, pour lesquels
les hommes sont faits et dont ils ne
peuvent se passer. Les organisations de bienfaisance
condamnent également la fornication
et la guerre. Sans doute, y a-t-il une multitude
d'arguments, pitoyables et pudiques, pour militer
en faveur de la chasteté et de la paix. En
dépit de ces vertueuses considérations, les
hommes n'en continuent cependant pas moins
à retrousser les jupes et s'entretuer, et ce sur
une échelle de plus en plus vaste. Il faut donc
bien en conclure que s'ils ont de bonnes raisons
pour faire semblant d'émettre ou d'approuver
les arguments humanitaires, ils en ont sans
doute de meilleurs encore pour n'en tenir aucun
compte et l'on doit se borner, sous peine
de dire des sottises, à observer la manière dont
se comportent dans ces différentes occasions
ceux qui y participent.
J'étais donc, dans un certain sens, heureux
de me trouver là, en dépit de la peur que je
ressentais et des risques inhérents à ma présence

[page 55]

en cet endroit. S'il m'avait été donné de
choisir, je n'y serais certainement pas resté,
ni venu volontairement, mais la question ne se
posant pas, je ressentais une grande excitation.
D'autant que de la façon dont ça se passait
(apparemment très différente de ce que j'avais
pu entendre raconter ou lire sur la guerre
14-18), j'avais la sensation de voir quelque
chose de très typique et qui, si l'on faisait
abstraction de la forme moderne (avions,
tanks, etc...) devait ressembler point par point
— feu et sang, cohortes, invasions — dans
le fracas du temps et de l'espace s'écroulant,
à ce qui se déroulait, il y a deux
cents, deux mille ou dix mille ans. Je
pouvais voir comment les hommes mouraient,
quelle sorte de plaisir ils ressentaient à
combattre et à tuer, comment les populations
fuyaient devant une armée qui avançait, comment
et à quel moment les soldats et les officiers
étaient pris de panique et s'enfuyaient
eux aussi, dans quelle mesure les ordres produisaient
un effet et ce que valaient au juste
toutes ces histoires de manœuvres et de stratégie.

Cependant je ne pense pas que le seul fait
de pouvoir observer ces choses, non plus que
la peur, eussent été suffisants pour me mettre
dans cet état d'excitation légère que je ressentais,
frémissante, un peu haletante, un peu
comparable à celle qui s'empare de vous lorsqu'on

[page 56]

se trouve auprès d'une femme avec laquelle
on va faire l'amour.
Ce n'était pas non plus le plaisir de me
battre. On m'a beaucoup tiré dessus, mais je
ne me suis jamais trouvé en posture de tirer
moi-même un coup de fusil. L'eussé-je été, je
ne peux pas dire ce que j'aurais fait, ni ce que
j'aurais ressenti. Je ne voulais pas tuer, mais
on ne peut jamais savoir ce qui vous prendra
quand l'occasion se présentera, car alors
toutes les raisons et principes du monde ne
pèsent pas lourd. Toujours est-il que, sur ce
point, mon expérience de la guerre est incomplète
et que je ne pourrais parler de ce qui
se passe dans un homme à ce moment-là, autrement
que par suppositions.
A présent, je pense à ces peuplades chez lesquelles,
les jours de fête, d'un crépuscule à
l'autre, les rois deviennent esclaves et les serviteurs
rois. La guerre c'est quelque chose dans
ce genre. Comme un négatif photographique
où les clairs viennent en noir, où tout apparaît
dans une lumière insolite et spectrale, une
fête, déchirant l'opacité coutumière, l'idéal
idiot et destructeur dans les limites rassurantes
d'une approbation des pouvoirs où toutes
les destructions et toutes les idioties ont, par
avance, reçue la garantie d'impunité.
C'est une légale illégalité. La différence entre
l'anarchiste de Barcelone et le soldat allemand,
tous deux arrivés au fond de l'angoisse
et du dégoût, tous deux parvenus à cette limite

[page 57]

insupportable de l'humiliation au-delà de laquelle
il faut que tout éclate ou meure, réside
dans cette impuissance consciente des Allemands
en présence de la liberté. De là, tout ce
qu'ils peuvent faire ou essayer de faire pour
s'habiller dans quelque chose qui ressemble à
de la dignité. Consciente et sans espoir. Si vous
ne concevez pas la liberté, il vous est impossible
de vous concevoir vous-même. Et ne pas
se concevoir soi-même, douter de soi, c'est douter
en même temps du reste du monde. A partir
de ce moment, il n'y a plus qu'à s'engager,
revêtir un uniforme et faire la guerre. Une
fête, un rêve. Un rêve où, après, il y aurait des
jeunes filles diaphanes, aux mains diaphanes
et fraîches pour les fronts, aux robes diaphanes
et immatérielles recouvrant leurs genoux
faits pour enfouir la tête, oubliant, abdiquant...
Un terme à ce désespoir timoré, qui ne
peut s'assouvir qu'irresponsable, rage, douleur,
et dégoût, s'acharnant dans sa propre
inexistence et sa propre souffrance, sans issue,
sans autre aboutissement que la plus dérisoire
et la plus décourageante des solutions : celle
qui consiste à pouvoir opposer dix canons
contre un, ce qui, en définitive, constitue la
seule règle de stratégie qu'on ait encore découverte,
et l'unique conclusion à la fameuse
science de la guerre.
Il y a pas mal de gens comme les Allemands
dans n'importe quel pays de n'importe quel
continent. Il y a toujours, que vous le vouliez

[page 58]

ou non, un peu d'Allemand dans un coin de
vous-même. C'est pourquoi les organisations
philanthropiques peuvent prêcher et se lamenter
et perdre leur temps à maudire généraux,
ministres et hommes d'état. Je ne sais pas
exactement ce que peuvent ou ne peuvent pas
les généraux, les ministres et les hommes
d'état, mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a encore
quelque chose au-dessus de ces sortes de personnes
qui fait que tout ce qu'ils peuvent faire
ressemble à peu près à ce que pourrait réussir
un enfant qui voudrait manœuvrer un train
électrique si le courant électrique n'existait
pas.
Pour votre part, à la guerre, piétinant les
emblavures, saccageant, vivant sans heures et
sans certitude, vous éprouverez, à un degré ou
à un autre, une sorte d'ivresse. Cet allégement,
cette illusion de liberté que donne le dégoût
et la sensation d'être irresponsable,
joyeux et effrayé à la vue de cet univers bafoué,
sans façades, dépouillé de tout, sauf de
nudité et de sacrilège et où, en dépit des codes,
de ce qu'on vous a appris sur votre propre
personne et celle des autres, quelque chose
est en train de se passer, sang, feu, éclats, au-delà
de toute humaine mesure, échappant à
toute humaine volonté, quelque chose de grandiose,
un mystère, comme la musique ou la
naissance, vous laissant étonné, étourdi et
confondu.

[page 59]

* *
*

Je me rappelle les cris de cette femme qui
enfantait dans la nuit. La nuit d'été, tard dans
la nuit, tard dans le palpable silence de la
ville. Je lis et je sens le flot de silence liquide
qui entre par la fenêtre ouverte, emplissant
la pièce de sa présence peuplée de menus craquements.
Comme si sous sa masse pesante,
les murs, et les poutres, et les portes, essayant
de le contenir, gémissaient. Alors arrive un
bruit, une voix qui sort du silence, le repousse,
une plainte, et le silence reflue de nouveau en
nappe obscure. Je m'arrête de lire et de nouveau
j'entends la plainte timide, puis s'enflant,
puis se brisant. On aurait dit un de ces jouets,
une de ces poires surmontées d'une tête de
roquet que les enfants font japper en la pressant
dans leur main. Comme si celle qui gémissait
n'était qu'un passage emprunté par le
cri, effrayée de ce qui sortait d'elle-même, le
cri s'aiguisant, faisait penser à ce bruit exaspéré
par sa propre stridence des scies circulaires
arrivées à bout de course, cherchant à
se détruire, s'épuiser, se brisant par l'excès
même de sa violence.

[page 60]

Je me lève et je sors sur le balcon, et dans la
nuit diffuse je peux deviner les façades, les
grands murs verticaux et occlus, les fenêtres
éteintes sur les secrets endormis, sauf une. Je
ne peux voir ce qui se passe à l'intérieur de la
chambre. Accoudé dans les ténèbres, je peux
voir la lumière jaune stagnant avec cette impassibilité
hors du temps de la lumière électrique.
Et le cri sort encore, et tout à coup je
comprends l'angoisse qui le tord et l'angoisse
me prend moi-même et je comprends ce qui
se passe. Accoudé dans les ténèbres, écoutant
la femme crier de terreur à cette chose mystérieuse
qui se servait de son corps, le malmenant,
le déchirant pour accomplir ce qui doit
être accompli, se fichant pas mal de sa souffrance
ou de sa volonté, de la volonté de qui
que ce soit.
On peut oublier un tas de bruits, mais je ne
pense pas que l'on puisse oublier celui que
fait en criant une femme en train d'enfanter.
Supplication et effroi.
Je n'écris pas pour les carabins. Ceux-là
savent bien qu'il ne se passe rien alors qu'un
phénomène biologique comme les autres. De
même que les militaires de métier savent
qu'une maison coupée en deux, c'est une maison
qui a reçu une bombe et que des tas de
types morts, c'est tout simplement le résultat
d'une concentration d'artillerie. Très bien. Les
gens savants savent ou sont censés savoir
tant de choses qu'ils sont capables de tout

[page 61]

résoudre sans aucun mystère. Vous essayez
tant bien que mal de continuer sur cette sacrée
corde raide, manquant de vous casser la
gueule à chaque pas et ces types vous expliquent
qu'il n'y a en réalité aucun danger, ni
aucune difficulté, si vous connaissez les lois
de l'équilibre. On les trouve dans tous les
manuels. on trouve dans toutes les bonnes
librairies, à profusion, toutes les lois, recettes
et dogmes infaillibles pour se bien conduire
dans la vie et avancer en équilibre, sans risque
d'aucune sorte, dans une attitude gracieuse
et virile, les yeux levés fixant le ciel des
réalités objectives et le petit doigt sur la couture
du pantalon.
Si vous refusez d'abdiquer, d'une façon ou
d'une autre, si vous vous obstinez à faire
l'acrobate sans balancier ni ombrelle, les
gogos ne tarderont pas à vous considérer
comme quelqu'un de pas sérieux. Vous
savez : le monsieur qui dit « Ah vous êtes
peintre ? J'aime beaucoup les tableaux. Et
quel genre de peinture faites-vous ? Des
fleurs, des paysages, des portraits ? » Alors
vous dites :« Euh... de tout » et le monsieur
se rend compte aussitôt qu'il n'a pas affaire à
quelqu'un de sérieux. Il dit :« Ah mais, c'est
très bien ça » parce qu'il est poli — les gogos
s'expriment poliment, probablement dans un
esprit de compensation — mais il sait à quoi
s'en tenir parce qu'il est objectif et raisonnable.
Il est licencié en quelque chose ou

[page 62]

diplômé d'une grande école, il a visité les
musées d'Italie, et il sait qu'il y a des peintres
de genre, d'autres qui tirent le portrait et des
paysagistes. Aussi continue-t-il à sourire poliment,
mais comme quelqu'un qui s'est fourvoyé
dans une mauvaise compagnie. Probablement
le type qui suit le cirque, payant
chaque soir pour asseoir ses fesses sur la
même banquette, dans l'espoir de voir le voltigeur
se casser la gueule, symbolise-t-il la
revanche des messieurs raisonnables.
Le tout est de savoir le temps que ça durera,
le temps que je durerai. Parce que je me
demande pour quand ce sera. Chaque matin,
je me demande si ça ne va pas être pour
aujourd'hui. J'ai déjà cru, une fois, que ça y
était. A un moment, je n'ai plus rien trouvé
sous mon pied. J'ai bien cru que ça y était et
qu'il ne serait plus jamais question ni d'équilibre,
ni de quoi que ce soit, avec ou sans
ombrelle. Marchant comme un boiteux dans
les rues, tout un côté arraché, et dire son
nom et plus rien ne répond au nom, écoutant
la voix qui ne vient pas, qui ne viendra plus,
sentant l'odeur de ses cheveux, le cimetière,
les fleurs, l'odeur morte des glaïeuls flottant
dans la chambre, l'odeur pourrissante et terreuse,
elle étendue silencieuse et impénétrable,
lointaine, et moi écoutant les murs et la
voix qui ne vient pas, marchant à mon côté
comme un trou...
Alors si je pouvais être mort moi aussi,

[page 63]

m'ouvrant d'un seul coup du haut en bas, et
laissant les images m'emplir, devenir moi-même,
me diluant sans l'air imprécis. Plus
d'yeux, plus de figure, plus de peau, n'offrant
plus qu'une face concave et polie que je
déploie, translucide, et par où pénètrent arbres,
cyclistes, voitures. Vaguement parcourue
de sons, d'impalpables bruissements, ténus,
immatériels, où j'épie sa vois muette. En
m'appliquant encore, je parviens à n'être plus
que cet ensemble de murs, de silhouettes, de
feuillages, se chevauchant, ondulant à la cadence
de mon pas, se défaisant lentement à
l'intérieur de moi à mesure que j'avance et
se recomposant au même moment. Je m'arrête
et les choses s'arrêtent aussi, se prennent,
le morceau de ciel vert encastré entre les maisons
grises, comme si les lignes s'immobilisant
me divisaient en fragments et je peux parcourir
cet espace que je contiens. Je me remets en
marche et tout bouge de nouveau, se remet à
glisser, oblique, basculant, me parcourant en
tous sens.
A la fin, je deviens cet univers apaisant,
multiple et sans mesure où les fourmis sont
aussi grandes que les maisons. Car les fourmis
sont réellement aussi grandes que les maisons.
Aux gogos de rire. Peu m'importe la stupide
et fausse réalité matérielle des choses. Autant
aller sur une tombe et regarder la terre et
imaginer ce que recouvre la terre. Voilà la
réalité matérielle et objective. Je sais maintenant

[page 64]

l'usage qu'un homme peut en faire au
moment où il a besoin de compter sur quelque
chose. C'est à peu près aussi positif que d'aller
écouter un type vous parler du haut d'une
chaire des réalités spirituelles, aussi vain et
absurde.
Pourtant, je pense que le non-sens est encore
une invention des poètes et des philosophes.
Une valeur de remplacement en quelque
sorte. L'absurde se détruit lui-même. Dire
que ce monde est absurde équivaut à avouer
que l'on persiste encore à croire en une raison.
J'ai mis longtemps à découvrir que
c'était comme ça et à m'en convaincre. A
découvrir qu'il n'y avait rien à corriger, seulement
à prendre — tout à prendre — et que
tout ce qui avait été, était, et serait, se suffisait
en soi, suffisait et bien au-delà, à satisfaire
les plus exigeants désirs que l'on arriverait
jamais à se rassasier de cette somptueuse
magnificence du monde, pourvu que l'on
parvînt à en être conscient. La première fois
que je vis un tableau de Cézanne, je n'y trouvai
rien d'extraordinaire en dehors de ce que
j'étais venu chercher dans le musée. C'est-à-dire
quelque chose de parfaitement peint et
qui me procurait une très vive et très grande
jouissance. En regardant Cézanne, j'éprouvais
bien une certaine qualité de plaisir différente
de ce que je ressentais à regarder Goya ou
Tintoret, mais de la même façon dont mon
plaisir était différent selon que j'étais en présence

[page 65]

d'un tableau d'un de ces peintres ou de
n'importe quel autre des peintres que j'aimais.
J'étais très jeune alors et je me jetais sur tout
— femmes, livres, alcools — comme ont coutume
de faire les adolescents, sans demander
beaucoup plus que le plaisir immédiat et violent,
animé par ce désir de jouissance et de
possession qui me remplissait tout entier.
Par la suite, je revins souvent dans les
musées et, de nouveau, je regardai ce
qu'avaient fait les peintres, les uns après les
autres, et à force de regarder, je finis par
apprendre peu à peu à différencier mon plaisir,
à me rendre compte de ce qui le faisait
naître dans la mesure où un plaisir peut être
analysé, à me méfier de tout ce qui n'était pas
du vrai plaisir, et surtout à séparer la source
proprement dite de mon plaisir de son apparence
extérieure. Je vis ainsi qu'après l'époque
des archaïques et des primitifs, il y avait eu
beaucoup de truquage dans la peinture. Je ne
parle pas des recettes de métier. Recettes
pratiques ou esthétiques. Pour ma part, elles
ne m'intéressent pas. Je suis de plus en plus
persuadé que la meilleure recette pour faire
un chef-d’œuvre est l'absence de recettes. Je
ne crois pas, en peinture, en littérature et
dans les activités de ce genre en général, aux
techniques. J'en ai même horreur. Je pense
que la technique, le culte de la technique, le
perfectionnement de la technique, mènent
tout droit à des oeuvres vides et académiques.

[page 66]

Il n'y a qu'à voir ce qui se passe avec le
cinéma. Les gens qui font du cinéma deviennent
maintenant de plus en plus forts en
technique (bonne photographie, angles de prises
de vue, effets spéciaux) et de plus en plus
nuls en cinéma. Naturellement aucune technique,
aussi perfectionnée soit-elle, n'a empêché
un grand peintre d'être un grand peintre.
Tout au plus peuvent-elles permettre aux
médiocres et aux nullités de se faire passer
aux yeux des gogos pour ce qu'ils ne sont pas.
Et pourtant, on peut se demander si, privés
de leur métier étourdissant, certains des
grands types n'auraient pas rencontré des
difficultés qui les auraient forcés à aller plus
loin qu'ils n'ont été. On peut justement se
poser cette question en voyant ce qu'a fait
Cézanne. Dufy dit que toute la peinture
moderne vient de ce que Delacroix a perdu la
recette de la crème à peindre des « anciens »
que lui avait léguée Bonnington, dernier à la
détenir. A partir de ce moment, les peintres
ont cherché à résoudre des problèmes techniques par des
moyens esthétiques. De là les impressionnistes
et les fauves. Dans ce cas, on doit remercier
bien fort l'étourderie de Delacroix.
Mais quand je parle de truquage, ce n'est
pas à cela que je fais allusion. En employant
ce mot, je veux dire que tous les grands peintres
que je pouvais voir dans les musées,
n'avaient pu exprimer qu'une vision idéale du

[page 67]

monde, volontairement limitée et arbitraire,
chacune de ces visions du monde étant basée
sur une conception, ou plutôt une morale de
l'univers visible, ou même, ce qui est plus
grave pour des peintres, une morale tout
court. Par morale, j'entends une définition
sélective et pratique du bien et du mal, permettant
de se cacher une partie plus ou moins
importante de la vie, souvent très importante,
pour n'en voir (et n'en montrer), qu'un seul
aspect. En quelque sorte, les grands peintres
que j'aimais, m'offraient un spectacle artificiel,
éblouissant mais artificiel, un monde
creux si on le séparait d'avec — (ce qu'apportent
projecteurs, fards, décors, principes). Au
lieu d'aller chercher une vérité au-delà des
apparences extérieures, ils s'étaient contentés
de prendre ces apparences extérieures dans
leur plus vulgaire aspect et de les transfigurer
à l'aide de déformations linéaires ou colorées,
non pas propres à l'objet ou à l'ensemble
d'objets qu'ils voulaient peindre, mais ajoutées,
consciemment ou non, conforme à ce beau
moyennant quoi tout ce qui constituait une
gêne ou une souffrance pouvait être taxé de
laid, éliminé et ignoré.
Par exemple, on peut voir à quelles sortes
de morales croyaient, ont successivement cru,
les peintres des musées. Ceux de la Renaissance
croyaient en l'espace, la perspective, la
reconstruction savante et mathématique du
monde. Poussin, lui, avait une morale de l'ordre,

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la vie ennoblie par une correspondance
un peu solennelle des lignes. Delacroix a cru
dans la couleur. il a peint, dessiné, magnifiquement
en fonction de cette seule morale, de
ce seul aspect sous lequel la vie lui était supportable.
Ingres se serait parfaitement passé
de la couleur, il avait une morale de bourgeois,
effroyablement libidineuse, méticuleuse
et desséchée. Celle de Renoir ne voulait voir
dans le monde que la lumière. Toutes les
oeuvres de ces peintres sont un refus. C'est
pourquoi, je dis qu'il y a truquage. Un refus
et un refuge. Il est plus commode de refuser
de voir, refuser d'ouvrir les yeux, et de préférer
les plisser, ne plus laisser qu'une étroite
fente qui ne permette de pénétrer en vous de
l'univers que la partie qui vous semble la plus
favorable.
Si vous aimez la peinture d'une façon accessoire,
comme un plaisir supplémentaire qui
vient s'ajouter aux autres plaisirs que l'on
peut trouver dans l'existence, peu importent
ces considérations et vous devez sauter ce passage.
Je ne lui donnerais d'ailleurs pas cette
importance si j'écrivais un ouvrage sur la
peinture proprement dite, un de ces grands
ouvrages explicatifs en plusieurs épisodes à
l'usage des amateurs désireux d'alimenter leur
conversation. Ou du moins, je n'utiliserais ces
considérations que dans la mesure où elles
pourraient m'aider à rendre compte de choses
purement picturales dans le sens d'une joie de

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l’œil et rien de plus. Des gens paient, entrent
dans un musée ou une exposition, ressentent
un petit ou un grand chatouillement, et s'en
vont. D'autres paient aussi dans l'espoir de
ressentir quelque chose, ne ressentent rien,
n'osent pas le dire, et achètent des livres explicatifs.
D'autres, enfin, après avoir constaté
qu'on se barbait dans les musées, n'y reviennent
plus. Ceux-là ont toute ma sympathie.
J'éprouve un dégoût maladif chaque fois
que j'entends parler de mission, de rôle de la
peinture, et en général de toutes ces histoires
apostoliques. Un type peint parce qu'il a en lui
le besoin de peindre, comme un type parle
s'il est d'un naturel bavard ou construit des
maisons s'il aime à construire des maisons.
Une maison sera laide, peu pratique à habiter,
mais plaisante à voir, à la manière de ces châteaux
ou de ces vieilles fermes que photographient
les touristes, confortable, mais disgracieuse
et quelquefois réussie — ou ratée —
à tous points de vue, de la même façon dont
les discours d'un bavard pourront être drôles,
insipides, riches en matières et en enseignement,
brillants, mais vides, et quelquefois
aussi intéressants et agréables du même coup.
Mais où vous avez le plus de chance de perdre
votre temps, c'est si le bavard parle non pas
pour lui, mais pour vous. C'est-à-dire s'il parle
en vue de produire sur vous un effet, que ce
soit pour vous épater, vous édifier ou vous
convaincre. Dans ce cas, tout ce qu'il dit ne

[page 70]

vaudra rien et vous ne pourrez en tirer quoi
que ce soit que vous ne sachiez déjà.
Tout être qui s'exprime, ne fait que donner
une forme à l'informulé, éclairer un peu de ce
brouillard sans langage, sans mots et sans
vocabulaire dont il donne une traduction, un
aspect visible et communicable. C'est tout ce
qu'il peut faire, cela et pas autre chose. Du
fait qu'en outre, il se préoccupe du résultat de
ses paroles, ce ne sera plus cette parcelle de
vérité découverte à travers lui qu'il exprimera,
parce qu'il cherchera à la rendre
attrayant en la travestissant, l'altérant et la
déformant à l'aide d'un fatras de raisons
laborieuses, de ruses et d'artifices qu'il suppose
à votre goût ou à votre portée et capables
de vous séduire. Aucune vérité ne peut
supporter d'être travestie. Comme ces acteurs
qui, pour plaire, font abandon d'eux-mêmes
et cherchent à se parer de ce que vous êtes
supposé aimer, se servant de ficelles éprouvées,
s'efforçant de flatter les vieilles faiblesses
cataloguées, usées jusqu'à la corde, et qui ne
trouvent plus cours et crédit que grâce à une
indulgente convention à laquelle souscrit en
même temps qu'il prend son billet, le spectateur
en quête d'une reposante digestion.
Je pense que la pire malhonnêteté et le pire
mépris à l'égard des autres pour celui qui
écrit, qui peint ou qui parle, consiste à peindre,
à écrire ou à parler en fonction d'un
public et non en fonction de ce qu'il a à dire.

[page 71]

Je ne sais pas trop ce que l'on entend par la
notion de devoir. C'est un concept tellement
variable et soumis à tant de fluctuations qu'il
est difficile de s'en faire une idée précise.
Cependant, si l'on admet que la vie en société
comporte un principe d'obligations et de responsabilités,
j'imagine que la première de ces
obligations consiste à donner la pleine mesure
de soi-même dans l'accomplissement de ce
pourquoi on est fait. Probablement le monde
doit changer et se transformer, et il change et
se transforme chaque fois qu'un homme
accomplit quelque chose de bien fait, chaque
fois qu'un ouvrier fait une table qui est une
table dans sa vérité de table, solide, résistante
et sur laquelle on peut manger et écrire, et en
faisant cela, il rend au reste des hommes et à
lui-même le meilleur service qu'il puisse rendre.
J'ai peine à croire que ceux qui fabriquent
des fusils rendent aussi un service. Du
moins cela est difficile à admettre à première
vue, encore que, puisqu'il est dans la nature
de l'homme de tuer, certainement cela aussi
doit être. Quant à la question pour l'ouvrier
ou tout autre travailleur de se mettre en grève
et de gueuler dans le but d'améliorer sa condition
matérielle, c'est une autre affaire, entièrement
différente d'avec la nature de son travail
et je pense que s'il ne le fait pas chaque fois
qu'il le peut et par n'importe quel moyen, en
dehors de l'assassinat et des violences physiques,
c'est un imbécile.

[page 72]

Rien de ce que fait l'homme lorsqu'il le fait
avec sincérité et application, sans passion, et
sans truquage n'est vain, parce que chaque
homme contient tous les autres en lui et que
s'il parvient à découvrir ce qui est à travers
lui et à lui donner forme, ce sont tous les
autres qui le découvrent en même temps.
Quant à accommoder cette forme au risque de
la dénaturer dans l'espoir de la rendre compréhensible
à tous, voici : On peut rendre
sensible une vérité, on ne peut ni la faire
comprendre ni l'imposer et nul ne profitera
jamais d'un message s'il n'était pas prêt à le
recevoir, c'est-à-dire si cette vérité n'était pas
déjà latente en lui, lui seulement incapable
de lui donner une forme.

* *
*

Un bavard c'est un type qui parle de tout
ce qui peut s'exprimer au moyen de mots, et
un tableau c'est un type qui parle de ce qui
ne peut rentrer en l'homme que par les yeux.
Forcément, ils disent toujours quelque chose,
et ce n'est jamais absolument sans intérêt.
Quand ce ne serait que celui qu'il y a à découvrir
quelle profonde nécessité pousse un

[page 73]

homme à parler, même si c'est pour dire platement
des platitudes, ou artistiquement des
platitudes encore pires. Peut-être essaye-t-il
sans plus de crever sa solitude en cherchant à
se faire admirer, plaindre, ou croire, ou seulement
écouter, et cela lui suffit-il. Peut-être le
son de sa voix, rien que le son de sa voix lui
suffit-il. Le bruit de sa voix dans le silence de
sa solitude. Et peu importent alors les images
usées, les paroles usées, s'il manifeste à travers
elles, d'une façon ou d'une autre, son
existence, parlant la langue de l'acceptation
résignée, disant à tous ce que tout le monde
sait déjà, mais refusant cette dernière soumission,
la mortelle abdication du silence.
Et Cézanne ? Voilà, j'y viens. Je vais bientôt
le retrouver, quoique, sans qu'il y paraisse, je
n'aie cessé d'écrire des choses le concernant
depuis que j'y ai fait allusion. On a tellement
imprimé de commentaires sur la peinture
pour justifier son existence ou lui trouver des
applications pratiques, qu'on finit par ne plus
s'y reconnaître.
Je ne suis pas un mandarin, et surtout je
n'ai pas besoin de me prendre pour un mandarin.
Je suis un homme. Je suis un homme
qui essaie de vivre, je suis tout à cette difficulté
de vivre, je cherche ce qui peut m'aider
à continuer et pour ça il faut que je trouve du
solide sur quoi on peut compter. Je ne vais
pas à la messe le dimanche, je ne fume pas
l'opium, je ne joue pas aux cartes, je ne bois

[page 74]

pas jusqu'au point d'être saoul, je ne pratique
pas la pêche à la ligne, je ne fréquente pas les
maisons d'illusions et je n'appartiens à aucune
confrérie politique.
Ce n'est pas par vertu. Si j'éprouvais un
contentement quelconque à faire ces choses,
il est probable que je les ferais, aussi bien que
quiconque. Je n'ai aucune objection contre
ces différentes occupations du moment que
celui qui s'y adonne y trouve ce qu'il lui faut
et ne prétend pas m'obliger à faire comme lui.
Pratiquée avec sérieux et méthode, n'importe
laquelle de ces passions est aussi respectable
que toute autre. J'ai connu un type, qui habitait
une petite ville d'Espagne : des raies
d'ombre profondes, des balcons aux stores
baissés, des linges de couleurs pendant aux
fenêtres, une rivière desséchée bordée de maisons
à galeries surplombant le lit caillouteux,
et des monuments de style baroque. Ses
parents lui avaient fait faire de bonnes études
chez les Jésuites, car à cette époque — et
maintenant encore — ces établissements
étaient les seuls endroits en Espagne où un
garçon pouvait faire de bonnes études. On
vous y apprenait — et on lui apprit — ce que
l'on juge dans tous les pays du monde nécessaire
et suffisant — littérature, mathématiques,
histoire — pour se débrouiller dans la
vie pratique, augmenté d'un bagage supplémentaire
constitué par ce que les Jésuites estiment
nécessaire et suffisant pour se débrouiller

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dans la vie spirituelle. Aussi ce type devint-il
un bon avocat dans sa ville et un bon catholique
qui fréquentait les office du dimanche
et n'oubliait pas les quêteurs. De cette façon,
vingt années de suite, chaque dimanche, il mit
régulièrement dans la sébile vingt-cinq pesetas
destinées à la construction d'une nouvelle
église dans sa ville. Vingt-cinq pesetas toutes
les semaines pendant vingt ans. Cela représente
au total environ vingt-sept mille pesetas,
soit cinquante-quatre mille francs de cette
époque, quelque chose comme cinq ou six
cent mille francs de maintenant.
Il y avait plusieurs bons élèves des Jésuites
comme lui dans la ville qui mettaient aussi
des billets dans la sébile, et l'église fut construite.
Entre temps, cependant, le type continuait
à faire son métier d'avocat, mais, peu à
peu, peut-être à la suite de ce qu'il put voir
en exerçant son métier, peut-être par suite de
méditations, en tout cas pour des raisons qui
durent lui paraître sérieuses, il cessa de fréquenter
les offices et finalement s'inscrivit à
un parti politique. Et c'est ainsi que lorsque
survint la révolution de 1936, il fut nommé
maire de son pays.
En Espagne, quand survient un événement
important, c'est tout de suite à l'église que l'on
se rend pour le consacrer. Selon les circonstances,
les uns se précipitent dans les Eglises
pour y chanter, les autres (ou les mêmes) pour

[page 76]

y mettre le feu. Mais celui qui était devenu
maire, s'opposa à ce qu'on mit le feu à l'église
pour la construction de laquelle il avait donné
tellement d'argent. Il était maire et il avait
de l'autorité, aussi fit-il un discours pour dissuader
les gens d'aller mettre le feu à un
monument. Je l'imagine au balcon de l'ayuntamiento,
parlant courageusement à la foule
(et ce n'est pas commode de parler à une foule
qui a envie d'aller faire flamber quelque
chose) s'accrochant des deux mains à la
balustrade, tête nue dans le terrible soleil,
haranguant le confus fourmillement de figures
levées, taches, cris, remous, dans le poudroiement
brouillé de la lumière, ruisselant de
sueur, cherchant peut-être aide et courage au
souvenir de quelque incendie de la veille, au
souvenir des murs calcinés mais toujours
debout continuant à se dresser au-dessus des
décombres fumants. A la fin, les gens se laissèrent
convaincre et s'en allèrent à la recherche
de quelque autre spectaculaire consécration.
Quand ils furent partis, il convoqua des
entrepreneurs sérieux de la ville, parce qu'il
voulait du travail bien fait. Il était riche et ne
regardait pas à la dépense. En dépit de la
révolution et de ce que ses détracteurs ont pu
dire, il y avait encore de bons ouvriers en
Espagne auxquels on pouvait demander du
bon travail. C'est une grosse histoire de démolir
une grande église construite avec des

[page 77]

matériaux de la meilleure qualité par des
architectes modernes. Je veux dire de la
démolir soigneusement, de façon à ce qu'il
n'en reste rien. Aussi cela prit-il du temps.
Chaque jour le maire venait voir où en étaient
les travaux. Il fit même creuser dans le sol
pour enlever les fondations. Quand ce fut
terminé, il ordonna aux architectes d'arranger
à cet endroit une belle place où l'on planta
des arbres, et au milieu de la place on construisit
un kiosque à musique pour jouer les
hymnes révolutionnaires ou des danses. Alors,
seulement, je pense, il dut éprouver un grand
soulagement et venir le soir se promener,
calme et satisfait, regardant sautiller les jeunes
Catalanes jacassantes aux corsages multicolores
dans la tiédeur du sol arrosé sous les
feuillages nouveaux, contemplant l'absolvante
surface de l'esplanade, vengé, sentant se
répandre en lui l'afflux apaisant de sa conscience
délivrée.
Ce n'est pas une histoire inventée. Tous les
habitants de la ville et même de la province
(ceux qui ont pu continuer à y vivre aussi
bien que ceux qui en ont été chassés par
l'idéal régime triomphant, hiérarchique et
apostolique) connaissent l'aventure de l'église
construite et démolie par le même homme. Je
connais l'histoire et je connais l'homme. Je
crois qu'il a de la chance, du moins à un certain
point de vue, et qu'il est assuré d'être à
l'abri d'un tas de difficultés. D'une certaine


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façon, il sera toujours gagnant : passion contre
passion. C'est une sécurité.
Il est probable que personnellement, en
supposant toutefois que je n'aie trouvé rien
d'autre pour employer plus utilement les
ouvriers, j'aurais aussi fait démolir l'église.
C'était une construction moderne, très déplaisante
à voir, sans intérêt d'aucune sorte, et,
somme toute, le kiosque à musique, si l'on
excepte les moments où il servait à la diffusion
des cantiques révolutionnaires (pour cela
on aurait pu conserver l'église) était, les soirs
de danse, d'une utilité plus certaine. Mais il
est aussi absolument sûr que je ne l'aurais
pas fait construire. Cela pour une bonne raison
avant toutes les autres (et qui justifie
les autres): c'est que plus personne aujourd'hui
n'est capable de construire une église.
Les architectes s'avèrent encore capables —
dans les pays où les conseils municipaux et
les gouvernements envisagent avec sérieux
les questions d'ordre pratique — de construire
des maisons d'habitation, ou des gares, ou
des écoles, suffisamment débarrassées d'aspiration
esthétique pour que la vue n'en
soit pas choquante, mais, par contre, se trouvent
absolument démunis lorsqu'il s'agit d'édifier
un temple pour quelque religion. Sans
doute les sociologues logiciens ont, toute prête,
une lumineuse explication de ce phénomène
et les esthéticiens, de leur côté, en tiennent-ils
une autre, toute aussi lumineuse, où le mot

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décadence remplit son office d'une façon
péremptoire. Aussi je regrette de n'avoir pas
eu sous la main un spécimen de l'une ou l'autre
de ces catégories de spécialistes de la
logique et de la beauté pure un certain dimanche
de la Pentecôte, jour du Seigneur.
Ce jour-là, quatre cavaliers habilles d'une
façon identique, réglementaire, et beaucoup
trop chaude pour la saison, galopent sur une
route dans la lumière déclinante qui allonge
les ombres des arbres sur les champs. Il est
tard et on ne voit personne dans la campagne,
personne sur les portes des fermes, personne
non plus dans les petits villages que les quatre
cavaliers traversent sans s'arrêter. Lorsque
le souffle des chevaux devient trop rauque,
comme une vieille machine exténuée, les
cavaliers mettent leurs montures au trot, mais
continuent à maintenir une allure aussi
rapide que possible.
Ce sont ces moments que redoute le plus le
blessé. Celui-ci a un aspect assez effrayant.
Une balle lui a déchiré la peau du front et
beaucoup de sang a coulé sur sa figure et sur
le devant de son manteau. Mais ce n'est pas à
cause de cette blessure que l'angoisse augmente
dans ses yeux chaque fois que l'allure
ralentit et que les chevaux prennent le trot.
Son pied gauche est bien passé dans l'étrier,
seulement il ne peut pas se servir de sa jambe
pour s'enlever à la cadence du cheval. Au-dessus
du houseau l'étoffe de sa culotte est

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déchirée au genou et par la déchirure on peut
voir l'autre blessure, une bouche aux lèvres
retroussées, altérée, dans la peau enflée et
violette. Celle-là ne saigne pas.
Aucun des cavaliers ne parle, et on n'entend
que le bruit désuni des sabots sur le bas
côté de la route, ponctué par le tintement
métallique et clair d'un fer en train de se
détacher. Le soleil descend rapidement et les
ombres des arbres s'allongent de plus en plus
en herses diagonales, dans la paisible suavité
de la journée finissante, la délicate torpeur de
la campagne abandonnée et muette, prés,
boqueteaux, haies vives, tandis que sur la
route les quatre silhouettes, cavaliers et montures,
oscillent dans le contre-jour.
Un des cavaliers se tient à la hauteur du
blessé. De temps en temps, il lui jette un coup
d’œil furtif, empreint d'une gêne honteuse.
Il dit :
— Ça va ?
Alors le blessé tourne vers lui un regard
maussade et hébété.
— T'occupe pas, dit-il, ça va.
— Si tu veux, dit le brigadier, on va marcher
un peu au pas. Tu veux qu'on marche
au pas ?
— De la merde, dit le blessé, j'veux pas
qu'ils m'aient maintenant. T'occupe pas.
Il tient d'une main le pommeau de sa selle
et entre les traînées de sang séché sur la figure
on peut voir sa peau, comme si la peau cherchait

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à fuir derrière les os et au milieu de
la croûte marron rouge, ses yeux lointains et
fixes. On dirait qu'il voit quelque chose au-delà
de la ligne droite de la route, au-delà de
l'endroit où les arbres se rejoignent et se confondent.
A un moment, une auto et deux chenillettes
débouchent sur la droite, un peu en arrière
d'eux et les rejoignent. Quand elles parviennent
à leur hauteur, ils peuvent voir leurs
occupants vêtus d'uniformes semblables aux
leurs, poussiéreux et sales.
— Quel régiment ? crie quelqu'un d'une chenillette.
— Y a un blessé, dit le brigadier.
— Z'êtes foutus, crie celui de la chenillette,
les ponts sautent dans un quart d'heure. Z'arriverez
jamais !
— Prenez le blessé ! crie le brigadier.
— Y a plus qu'un quart d'heure, dit le type.
Jamais vous y serez avec vos bourriques
crevées !
Tous ceux de la chenillette éclatent de rire,
méprisants et ironiques.
— C'est encore loin ? crie un cavalier.
Ils rigolent encore, puis leurs visages redeviennent
indifférents, las et indifférents, tandis
qu'effondrés dans le fond de la chenillette,
ils dépassent les cavaliers qui continuent à se
soulever machinalement à la cadence du trot,
les trois têtes tournées — celle de celui qui a
parlé et les deux autres — vers les voitures qui

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les dépassent. Le blessé ne regarde pas les voitures,
mais droit en avant de lui.
— Pouvez pas prendre le blessé, non,
espèces de salauds ? crie encore le brigadier.
Personne ne répond de la dernière chenillette
qui est déjà en avant d'eux, les têtes des
occupants tournées vers l'arrière, leurs yeux
las et sans expression regardent décroître, reculer
dans le paysage, de plus en plus minuscule,
de plus en plus pitoyable et anachronique,
le groupe tressautant des cavaliers s'agitant
sans avancer dans le lointain immobile
de la route fuyante.
— Les vaches, dit un des quatre.
Il se tourne vers le blessé et scrute la figure
sous la croûte qui sèche lentement tandis que
de nouvelles bavures d'un rouge clair s'égouttent,
glissant sur les plaques coagulées, jusque
sur le manteau.
— Comment tu te sens, dit-il, tu peux tenir ?
— T'occupe pas, dit le blessé.
Il est toujours agrippé d'une main au pommeau
et saute comme un mannequin sur la
selle.
— Si seulement c'était pas ce putain de trot,
dit-il.
— Allez, au galop ! dit le brigadier. Faudra
bien qu'ils galopent encore.
Il détache la dragonne de son sabre et laisse
le cheval du blessé le devancer un peu et
frappe avec la dragonne sur la croupe, plusieurs
fois. Les bêtes prennent le galop, ou du

[page 83]

moins le trot se change en un mouvement balancé
d'avant en arrière, scandé par le halètement
profond de leur souffle. On dirait de
ces chevaux mécaniques, basculant sur place,
sans avancer, comme s'ils s'efforçaient de restituer
avec une application docile et désespérée,
pour l'honneur de leur mémoire de chevaux,
l'apparence des mouvements qui, autrefois,
avaient correspondu à ce qu'on exigeait
maintenant d'eux — acier déchirant leurs
flancs, lanière cinglante — et dont ils ne pouvaient
plus fournir que le simulacre.
A la vitesse de ce galop fantomatique, les
cavaliers continuent de se traîner sur la route
qui traverse encore un bois où s'amassent silence,
mystère et ténèbres, puis, de nouveau,
la lumière vespérale, puis de nouveau un hameau
déserté, puis de nouveau les prés pointillés,
vergers, pommiers pleureurs, blés verdissants,
prairies aux vaches immobiles.
— Toutes ces bêtes, nom de Dieu ! dit un
cavalier.
Le blessé ne dit rien et le brigadier continue
à frapper régulièrement la croupe où la dragonne
laisse de minces raies plates sur les poils
mouillés.
Brusquement, la route tourne, et, sans avertissement,
au-dessous d'eux, ils voient le fleuve
et le pont. Les pentes de la vallée sont abruptes,
boisées, et à cette heure elles ont une couleur
bleuâtre et l'eau du fleuve luit d'un éclat
mat. Sur le pont, on peut voir des petits points

[page 84]

noirs qui se déplacent. C'est un endroit où
d'habitude, l'été, viennent les touristes. Comme
on en voit sur les affiches dans les gares, et
sur les cartes Michelin le tournant doit être
orné d'un éventail de petits traits rouges qui
signifient « point de vue » et les lacets qui
descendent vers le pont sont sûrement bordés
d'une bande verte pour signaler aux automobilistes
consciencieux que l'endroit est pittoresque.
Il n'est plus possible de galoper maintenant
parce que la route descend trop fort. Les chevaux
glissent de côté sur le macadam se rattrapant
de justesse, pattes en étais. Alors ils
continuent d'un trot cahoté entre les grilles
des villas fermées sur les jardins aux allées
de graviers qui s'enfoncent sous les pergolas
et des roseraies. De temps en temps, il y a
une brusque échappée au milieu des arbres
et les quatre cavaliers — le blessé lui aussi
regarde — peuvent voir le pont, sa longue
bande rectiligne posée sur l'eau fixe. Ils descendent
encore, ils entrent dans l'ombre qui
tombe de l'autre versant. Les bruits des sabots
résonnent d'une façon différente dans la fraîcheur
humide, et soudain, ils peuvent sentir
l'eau.
A l'entrée du pont, il y a un groupe de soldats.
Quand ils les voient, les soldats courent
vers une mitrailleuse et se couchent. Les cavaliers
agitent les bras et gueulent. La mitrailleuse
ne tire pas. Les soldats restent couchés

[page 85]

derrière la mitrailleuse. Un type debout
regarde avec des jumelles. Les cavaliers approchent
du groupe des soldats et les soldats
les regardent approcher sans rien dire. Le
sous-officier cesse de se servir de ses jumelles.
Ce sont de jeunes soldats d'infanterie et leurs
uniformes sont propres. Ils regardent les chevaux
trempés de sueur, ils regardent les uniformes
sales, ils regardent la figure du blessé.
— Où qu'y sont ? dit le sous-off.
Un cavalier fait un geste vague vers la route
derrière lui.
— Les avez vus ? dit le sous-off.
— Nous ? Voyez pas qu'on revient de promenade ?
dit un cavalier.
— Y sont forts ? demande le soldat qui est
derrière la mitrailleuse.
— Penses-tu ! Quand y verront ton arbalète
y vont sûrement tous se barrer.
— Espèce de con ! dit le sous-off tandis que
toujours trottant, les cavaliers s'engagent sur
le pont. Au milieu de celui-ci un groupe de religieuses
traverse en courant, dans un palpitement
de drap bleu et de cornettes. Quand ils
sont sur le pont, le blessé se met à rire. Ou
plutôt il fait entendre un bruit, qui peut-être
est un rire. A ce moment, on ne peut plus dire
exactement que les chevaux trottent. Ils avancent
à une allure incertaine et vacillante. Le
blessé rit et le brigadier donne encore un coup
de dragonne sur la croupe de son cheval.
De l'autre côté du fleuve, derrière les maisons

[page 86]

qui longent la rive, il y a une grande
quantité de véhicules de toutes sortes et d'autres
soldats aux uniformes propres. Les soldats
creusent des trous et installent des fusils-mitrailleurs
aux fenêtres des maisons. A
l'extrémité du pont, debout, un groupe d'officiers
regarde venir les cavaliers. Le brigadier
frappe encore une fois le cheval du blessé.
— Allons, allons, dit un officier, pas d'affolement.
Le blessé ne rit plus. il regarde parmi les
véhicules rangés le long des maisons une file
de voitures sanitaires toutes neuves. On peut
voir les croix rouges peintes dessus et les
chauffeurs sont à côté. Les cavaliers se redressent
et les chevaux s'arrêtent.
— J'ai un blessé, dit le brigadier. (Le brigadier
c'est moi).
Un officier regarde le blessé.
— Sapristi, dit-il.
— Ce n'est pas sa figure, dis-je, c'est sa
jambe. Il a le genou cassé.
Un officier de santé s'avance hors du
groupe. Il est tout jeune. Il tient son casque à
la main par la jugulaire et il porte un calot à
lisière cramoisie.
— Est-ce qu'il peut descendre tout seul ?
dit-il.
Le blessé le regarde. Les yeux presque fermés
dans la croûte rouge. L'officier se tourne
et appelle les soldats près des ambulances.

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— On va s'occuper de toi tout de suite,
dit-il.
— Restez pas là, crie quelqu'un, le pont va
sauter !
L'officier de santé, regardant soudain les
écussons au col de mon manteau :
— Quel régiment, quel régiment ? Mais vous
n'êtes pas de notre division !
— Quelle division ? dis-je.
L'officier de santé, son regard s'emplissant
d'une réelle détresse, regardant toujours les
écussons :
— Je ne peux pas prendre votre blessé. Je
ne peux pas le prendre. Vous n'êtes pas de
notre division.
— Nom de Dieu, dis-je, qu'est-ce que ça
peut faire ?
— C'est impossible, dit l'officier de santé, et
sa voix aussi est pleine de détresse. Ce n'est
pas votre division.
— Nom de Dieu, dis-je, cet homme vient de
faire quinze kilomètres à toute vitesse avec
une balle dans le genou. Qu'est-ce qu'il doit
faire alors ?
— Il faut rejoindre votre régiment. Vous
devez retrouver votre division et là on le soignera.
Je ne peux pas m'occuper de lui.
— Bon Dieu, dis-je, vous n'êtes pas cinglé ?
— Dites donc, crie un autre officier. Je
vous prie de prendre un autre ton !

[page 88]

— Et moi je vous prie de prendre une balle
dans le genou, crié-je.
Je suis dans une rage terrible. Le soleil est
en train de se coucher et depuis le moment où
il s'est levé ça n'a pas arrêté. Si j'avais été
plus maître de moi, je n'aurais rien dit. En
tout cas, je ne me serais certainement pas mis
à discuter avec des officiers. Je vois le capitaine
qui est rouge de colère et qui gueule.
— Taisez-vous, taisez-vous ! Je vous
ordonne de vous taire, vous entendez !
— Bon très bien, dis-je.
Je me tourne vers le blessé.
— Mon vieux, dis-je, tu peux crever, ils s'en
foutent. On n'est pas de leur division.
— Est-ce que vous allez vous taire ?
— Merci, dis-je. Mes félicitations !
— Donnez-moi votre nom !
Il fourrage dans sa poche et sort un carnet.
— Je vous prie de me donner votre nom,
votre matricule et votre escadron... Cavaliers !
Comment s'appelle votre brigadier ?
Je me tourne vers les trois autres.
— Allez, dis-je, en avant.
— Votre nom et votre escadron. Vous allez
tout de suite me donner...
— Au trot, dis-je.
Voilà, l'histoire s'arrête là.
Elle n'est pas belle ? Est-ce que vous ne la

[page 89]

trouvez pas belle ? — Je la trouve ignoble. —
Et moi je la trouve belle. — Je la trouve instructive.
— Moi, je la trouve stupide. — Moi,
je la trouve absolument déplacée. — Oui,
qu'est-ce qu'elle vient faire ici ? — Au fait,
qu'est-ce qu'elle vient faire ? Je me le
demande. Après tout, peut-être n'aurais-je pas
dû la raconter. Ce genre d'histoire sans commencement
ni fin, le public n'aime pas ça. Il
aime savoir ce que deviennent les personnages
et combien d'enfants ils ont eu. On m'a
déjà reproché d'oublier mes personnages en
route. Non, décidément, je n'aurais pas dû la
raconter. — D'autant plus que vous parliez d'architectes !
— En effet, je parlais d'architectes,
d'églises, de logique, d'esthétique et de
décadence. — Et Cézanne ? — Oui, c'est vrai,
Cézanne. — Alors, vous voyez que cette histoire
ne tient pas debout. — Certainement,
elle ne tient pas debout. Je ne sais pas ce qui
m'a fait croire qu'elle allait bien au milieu des
choses dont je parlais... — Mais enfin de quoi
parlez-vous donc ? — Eh bien voilà : je faisais
de mon mieux pour décrire une certaine conception moralisatrice, lyrique, additionnelle
et gratuite de la beauté. Probablement me
suis-je mal fait comprendre. Probablement,
attendait-on que je parle du beau pur, de l'art
pur. Après tout, pourquoi n'en parlerai-je pas
à mon tour ? J'ai moi aussi, là-dessus, comme
tout le monde, ma petite opinion. Je pourrais
peut-être tâcher de donner à l'histoire une

[page 90]

conclusion satisfaisante pour la logique et en
tirer des enseignements esthétiques. Essayons.
Les quatre cavaliers firent encore une
dizaine de kilomètres — au pas cette fois — et
retrouvèrent leur régiment. Ce ne fut pas le
médecin du régiment qui soigna le blessé,
mais le vétérinaire. Pour le blessé ce fut une
chance. Je ne crois pas, en effet, que le médecin
régimentaire eût été capable de lui prodiguer
un secours quelconque. J'ai toujours
pensé que c'était un type qui n'était pas médecin
et qu'on avait embauché parce qu'il avait
dû donner des preuves convaincante de sa
résistance au dégoût de lui-même, de n'importe
quoi au-dedans et au-dehors de lui, pour
inspecter les pans de chemises de soldats qui
osaient prétendre souffrir de diarrhées. Je
suis injuste : il était aussi un virtuose de
l'arrachage des ongles sans insensibilisation.
Pour ça il était très fort. On n'entendit pas
gueuler les deux ou trois types sur lesquels il
fit cette opération plus d'une quinzaine de
secondes. Au bout de ce temps, ils s'évanouissaient
immanquablement. Donc, ce fut le vétérinaire
qui donna les premiers soins au blessé.
Le vétérinaire n'aimait pas voir souffrir les
bêtes et présentait pour le blessé cet avantage
qu'il le considéra probablement comme une
bête et non comme un soldat. Du moins il est
permis de l'espérer.
Quant aux trois autres cavaliers, dont le brigadier,
ils allèrent rejoindre leur escadron

[page 91]

dans un bois. Il faisait tout à fait nuit maintenant
et dans l'obscurité confuse, les hommes
achevaient de manger leur soupe. Ils furent
très contents de revoir leurs camarades, auxquels
ils manifestèrent leur joie par de grandes
tapes dans le dos. Mais bientôt la joie se
transforma en gêne, puis en ennui, puis en
colère, parce qu'ils s'étaient partagé la part
de soupe des absents et que les cavaliers se
mirent à les injurier grossièrement. On avait
cru qu'ils étaient morts, et maintenant voilà
qu'ils n'étaient pas morts du tout, et dans ce
moment où la question dominante était celle
de la soupe, leur part de soupe ayant été mangée
par les autres, on aurait préféré qu'ils fussent
réellement morts. En un sens leur réapparition
était une source de trouble et d'ennuis
pour tout le monde. Le français est très susceptible
en ce qui concerne le calme et la tranquillité
de sa digestion. Le peuple français est
renommé dans le monde entier pour sa cuisine.
Le peuple français mange des plats qui
ont bon goût (pas à la guerre, bien sûr, du
moins au-dessous d'un certain grade), dans la
confection desquels les épices à dose prudentes
s'équilibrent. Il aime avant tout la sécurité
et le confort quand il mange et c'est pourquoi
il prend ses repas sur des tables solidement
soutenues par quatre pieds. Les Italiens peuvent
manger sur des tables moins prudemment
étayées et plus audacieusement contournées,
mais la cuisine italienne est aussi un

[page 92]

savant dosage. Les autres peuples, Russes,
Flamands, Espagnols, ont à un moins haut
degré le sens du confort, moral ou gastronomique.
Leur cuisine hasardée peut égaler dans
la perfection et parfois même surpasser la
meilleure cuisine française, mais la différence
consiste dans le moyen choisi pour parvenir à
cette perfection et ce moyen, chez eux, c'est
d'accommoder un problématique équilibre de
façon à le rendre exquis. C'est pourquoi, ils
peuvent manger leur problématique cuisine
sur de problématiques tables, boiteuses ou en
dangereux porte à faux, ou quelquefois sur
leurs genoux, ou quelquefois même sur rien
du tout.
C'est fini.
Peut-être dois-je m'excuser. Peut-être n'est-ce
pas assez subtil ? Ou peut-être, au contraire,
trop subtil ? Il est toujours difficile pour un
auteur d'être fixé là-dessus. Selon les critiques,
un même passage est taxé d'hermétisme
ou d'affreuse trivialité et on ne sait jamais au
juste à quel endroit s'arrête ou commence la
subtilité. Bon. Alors, je reprends un ton plus
bas (ou, si l'on préfère, plus haut, cela dépend
uniquement du lecteur, s'il est un baryton ou
un ténor — simple question de complexion
naturelle sans conséquence d'infériorité ou de
supériorité d'aucune sorte).
La cuisine et le bien-manger — je crois que
ceci est reconnu par tous — sont des arts et en

[page 93]

tant que tels on peut juger par eux de l'esprit
et des goûts du peuple qui les pratique. En
art, le Français aime la sécurité. Chacun sait,
cette inclination prononcée, et si j'ose dire
démesurée du génie français pour la mesure :
les rues de Paris, le fameux théâtre des trois
unités, les pavillons de banlieue, le style
d'Anatole, l'or de la banque du même nom, le
système métrique. Je spécifie bien que je ne
suis pas en train de blaguer. Dans son genre,
le système métrique est véritablement une invention
géniale, le style d'Anatole également,
si l'on se place au point de vue de son ambition
qui était de se faire lire en même temps
dans les salons mondains et à l'école primaire
(le génial consistait précisément à découvrir
que les deux requerraient exactement la
même chose, puis de la leur servir).
On est comme on est, et je ne pense pas
qu'il y ait là sujet de honte ou de fierté.
L'essentiel est d'être soi en connaissance de
cause et soi tout court, sans amputation, ni
addition. Un jour, les Français ont tout de
même cessé de singer les Italiens. Auparavant,
ils avaient déjà passé trois siècles à Dieu
sait quelles singeries (le moment où jamais
d'invoquer cet insaisissable et à la fois complaisant
personnage protéiforme, polyvalent
et gélatineux), car lui seul à ma connaissance
— sinon le diable — pourrait avec ou sans
logique, dire ce qui se passa au cours de cette
période où s'accumulèrent, pour le plus grand

[page 94]

profit de monsieur Kodak et l'ameublement
des millionnaires de la conserve, les sourires
stéréotypés et maniérés (les légions de mièvres
bienheureux en bataillons ailés, efflorescences
grumeleuses de la pierre, bourgeonnantes,
les carcasses décharnées et vides se découpant
dans un ciel orné de gibets, et ces autres
colonnes, parfumant les séraphiques narines,
noircissant les plumes des anges aux portails,
qui s'élevaient des bûchers).
Cela et, plus tard, pas mal d'autres pompeuses
et royales boursouflures. Quelque chose où
évoluaient des pseudo-Grecs coiffés de perruques
et de casques à plumes, leurs imprécations
déclamatoires. Après tout peut-être, ces
magnifiques enflées n'étaient-elles qu'un refuge,
l'éblouissante  jactance empruntée sous
laquelle se cache, inquiète, apeurée... Les Eglises
et les Rois sont ainsi : grandioses et dogmatiques
esbroufes qui dissimulent à grand
peine, sans parvenir à tromper les principaux
intéressés, un arrière-fond de terreurs et d'anxieuses
interrogations. Seulement inavouées.
Si Cézanne n'avait pas reconnu cette panique
affreuse au moment de donner chaque coup
de pinceau et un manque total de culot, il ne
serait probablement jamais parvenu là où aucun
homme avant lui n'avait pu pénétrer (ni
même eu l'idée qu'on pût pénétrer) pour
grands et téméraires qu'aient été son désintéressement
et son audace.

[page 95]

Un type qui a la trouille, tous ceux qui ont
été à la guerre le savent bien, en fait souvent
dix fois plus (et non pas en fermant les yeux,
mais au contraire, ceux-ci bien ouverts sur sa
peur et sur le danger) que les braves dont la
principale occupation consiste à exhiber,
pour eux et pour les autres, ce que tous les
individus du sexe mâle portent, plus ou moins
développé, entre leurs cuisses, et dont l'existence
obsède Monsieur Ernest Hemingway. On
peut baser une oeuvre littéraire et une philosophie
sur le fonctionnement des glandes génératrices
ou ovariennes. On peut baser une
philosophie et une conception de la vie sur à
peu près n'importe quoi, sur n'importe quelle
obsession, sur les crampes d'estomac, l'homosexualité,
la volonté de puissance, le calcul
différentiel, la folie de persécution, le spiritisme
ou l'épilepsie et en faire découler tout
un système logique ou onirique, et certainement,
dans chacune de ces branches, il y a un
aspect de la vie, comme il y a aussi un aspect
du monde dans les pochettes de cartes postales
obscènes, les télescopes, les microscopes,

[page 96]

la psychologie des employés des P.T.T., le
bruit des vagues la nuit sur les rochers, toutes
les figures rondes des fleurs de tournesol regardant
du même côté, l'indicateur des chemins
de fer, et les hurlements assourdissants
des millions de bébés, des millions de bébés
sur la terre hurlant en même temps, serrant
convulsivement leurs poings des deux côtés de
leur tête pourpre de vieillards nains, dans le
geste précurseur de toutes les colères et de toutes
les malédictions.
Assis dans l'obscurité mystérieuse du
cinéma, je regarde se succéder sur le rectangle
lumineux, plates, impalpables, éphémères,
les images accompagnées de fanfares cuivrées
et d'une fanfaronnante et péremptoire voix.
Des images de la terre entière, de tous les
peuples de la terre au milieu desquels apparaissent
les Français, mal fichus, étriqués, évoluant
au milieu de leur univers mesuré, consciencieusement
et plusieurs fois arpenté, en
long, en large, en travers, en hauteur, en profondeur,
consolidé, provisionné, assuré et économique.
Alors, écrivons maintenant à propos de ces
Français quelque chose de tout à fait pratique,
quelque chose qui puisse servir aux visiteurs
des expositions et des musées : En principe,
la forme qui traduit schématiquement,
ou si l'on préfère d'une façon significative,
essentielle, le contour d'un visage vu de face
est un ovale. Lorsqu'un peintre français —

[page 97]

n'importe lequel, Poussin, Corot ou La Fresnaye —
veut dessiner ainsi un visage, il fera
un ovale, mais qui tendra plutôt à ressembler
à un rectangle aux coins arrondis et au milieu
il dessinera un T à angles droits pour le nez
et les sourcils. Un Italien tracera un ovale
parfait, légèrement ovoïde, d'un trait parfaitement
élégant. Par contre, si c'est un Flamand,
l'ovale sera étranglé en son milieu et
donnera une image un peu analogue au trou
d'une serrure, là où on enfonce la clef et, s'il
se laisse emporter par son tempérament, un
huit. Quant à l'Espagnol, ce sera n'importe
quoi, un losange, un triangle, une forme brisée,
excepté un ovale (il est inutile de sourire
finement, ce n'est pas à Picasso que je pense
plutôt qu'à un autre peintre espagnol).
Non, il n'y a rien de symbolique là-dedans,
du moins rien du genre azur, chimère, sable,
diamant, et encore mois du genre ésotérique,
pythagoricien ou orphique cher à Monsieur
Matila Ghyka. Tout au plus, si l'on veut, un
résumé. Je pense que, pour tout le monde,
l'évocation de lignes perpendiculaires et d'angles
droits, correspond à une certaine idée de
stabilité et de sécurité. Le Français croit aux
angles droits et aux accords de couleurs qui
eux aussi tombent en angles droits : certaines
rencontres du bleu, du vert, du rouge, du
jaune, aussi différentes des rencontres qui sortiront
du pinceau d'un Espagnol ou d'un Flamand,
turquoise, glauque, lilas, soufre, que

[page 98]

les couleurs d'un drapeau neuf, flottant dans
l'éclairage franc de la pleine journée, peuvent
être différentes des teintes que prend le même
drapeau délavé, passé, et dans la lumière d'un
temps d'orage ou du crépuscule.
Ceci naturellement, comme on entend sa
propre bouche dire quelque chose, hors, ou en
dépit, de toute volonté ou de tout dessein préconçu,
votre propre bouche parlant, articulant
des paroles de douceur ou de colère et se servant
pour cela d'inflexions et de ce répertoire
secret de sons et de formes contenus à votre
insu au fond de votre être et plus inconnu de
vous-même que l'image de votre visage, même
sans apprêt, dans la glace interrogée. Aussi
n'y a-t-il aucun moyen de contrôle avec règle
et compas. Tant pour ceux qui, toute leur vie,
ignorèrent règle et compas (leur existence et
encore plus leur emploi), que pour les autres
qui s'évertuèrent, à l'aide d'instruments de
précision, à ordonner quelque chose sortant
d'eux, quelque chose se souciant fort peu des
idéales mesures codifiées et des laborieux artifices
réservés à l'exclusif épatement des lecteurs
et des rédacteurs de traités de rhétorique
ou de composition.
On peut aimer plus ou moins la peinture,
comme on peut aimer plus ou moins le tabac
et le vin. Pour un vrai fumeur, une chose importe
avant tout : aspirer et avaler de la fumée
et il faut vraiment que l'herbe ou les
feuilles avec lesquelles il a roulé sa cigarette

[page 99]

soient d'une qualité bien exécrable pour qu'il
n'y trouve pas, sinon une jouissance, du moins
un tout petit peu de ce qu'il cherche. Cela
c'est un vice. Je l'ai. J'ai également celui de
la peinture aimée de cette façon et naturellement
ce que l'on ressent devant un tableau à
ce point de vue, ne peut en aucune manière
s'exprimer, ni se dire. Je ne pense pourtant
pas qu'il soit nécessaire d'être ivrogne pour
apprécier les bons vins. Cependant, ou vous
êtes sensibles aux émotions par l'intermédiaire
des formes et des couleurs, ou vous ne
l'êtes pas. Dans ce cas, aucun commentaire ne
pourra rien vous apprendre. Si, lorsque vous
vous trouvez devant un tableau, un sentiment
de joie, de tumulte ou de calme ne naît pas
en vous avant même que vous ayez pu distinguer
ce qui est représenté, c'est, ou bien
que le peintre est complètement nul, ou bien
que vous êtes infirmes et qu'il vous manque
un sens. Alors vous pouvez faire votre deuil
de la peinture et chercher des satisfactions
ailleurs. On peut vivre sans ça.
Toute la souffrance du monde, ou toute sa
joie peuvent être dites dans la façon dont
sont peintes une cruche ou une fourchette.
Par contre, un type pourra représenter des
gens brandissant des fusils ou des épées et
d'autres étendus par terre avec du sang tout
autour et cela n'aura aucun rapport ni de près
ni de loin avec ce qu'est une bataille. C'est
pourquoi, je pense qu'on doit laisser aux patriotes

[page 100]

orthodoxes le soin de faire du socialisme
ou du nationalisme artistique. Le genre de
personnages qui écrivent gravement des articles
sur le vivifiant naturalisme populaire ou
sur cette suprême et raffinée distinction du
génie français, champion du monde toutes
catégories par disqualification préalable des
adversaires. Ce sont toujours les mêmes gens
qui appellent un certain état de choses à eux
favorables l'ordre et ne conçoivent, comme le
client du cirque, d'autre équilibre que dans la
position assise, avec, si possible, un coussin
sous les fesses.
Peut-être, si leur centre d'appréciation se
situait autre part que dans cette partie de leur
individu, s'apercevraient-ils que si le génie
français parvient effectivement à un ordre et
un équilibre en partant de bases sûres, ce résultat
est seulement atteint lorsque formes,
couleurs, lignes, ont été amenées à un degré
tel de saturation et d'intensité qu'à ce moment,
parvenues à un point de tension au delà duquel
tout éclaterait, elles rejoignent dans le
même vertigineux équilibre ces autres stridentes
démesures, parties, elles, d'une rupture
d'équilibre initial, et que les censeurs à
coussin condamnent dans une unanime réprobation
au nom du patriotisme, du sens de
la réalité et de cet autre que par une surprenante
confusion, on appelle indifféremment
bon ou commun.
L'art, je veux dire ce que l'art peut apporter

[page 101]

de substantiel à un homme, est bien au delà
de l'image qu'il se fait de la beauté, qu'elle
soit florentine ou convulsive. Les enfants,
lorsqu'ils s'expriment se soucient fort peu des
canons humanistes, métriques et raisonnables,
et cependant, ils présentent du monde un
visage autrement convaincant, autrement révélateur
que tous les virtuoses aux intentionnelles
harmonies. Du moins, avant qu'ils
n'aient été à l'école apprendre le monde de
confection à l'usage des grandes personnes.
L'univers d'évidences garanties inoffensives
— une aussi comique garantie que celle des
couleurs d'aquarelles que l'on met entre leurs
mains — consacrées et intouchables (du
moins l'espère-t-on) qui tireront d'affaire les
parents que leurs questions mettent dans l'embarras.
C'est ainsi que les gens se font de la
beauté une idée à la mesure de son insignifiance.
Ils sont épris de beauté et, pour eux,
la beauté c'est une poule entretenue qui n'a
rien d'autre à faire qu'à bien s'habiller. C'est
ce que m'expliquait Thérèse. Elle tenait un
petit restaurant pour les étudiants fauchés et
les Arabes du quartier Mouffetard. Dans
l'étroit local où flottait une odeur sûre et poisseuse,
Thérèse faisait la cuisine et servait au
milieu du tapage et de la cohue, aidée par ses
deux nièces. Elle, énorme et despotique, les
nièces malingres, mais toutes trois ce pareil
regard vide et désolé, ce pareil visage harassé,
cette pareille expression ternie, dure et

[page 102]

passive à la fois, se défaisant lentement,
leur peau prenant peu à peu cette qualité
sans couleurs des tissus privés de lumière, la
teinte muette et décomposée de la fatigue et
de la sueur. Le soir, quand tout était fini, les
nièces parties, elle traînait une chaise sur le
trottoir gris et s'asseyait. Je suppose que s'asseoir
était à ce moment le dernier effort qu'elle
fût capable d'accomplir, car elle restait là,
une énorme masse noire immobile, ses deux
mains gisant sur ses cuisses, encore à demi
ouvertes dans le geste de prendre ou de tenir,
les yeux durs et absents, une chose, devant
laquelle passaient en se dépêchant les fille
peinturlurées et raides ou les ménages hasardeux
et problématiques du quartier, se rendant
vers quelque cinéma.
Une fois, je m'assis à côté d'elle, sur les
marches, et c'est alors qu'elle m'expliqua ce
qu'elle pensait des hommes et des femmes, et
de la vie en général. Il faisait chaud et on entendait
des bruits de T.S.F., de disputes ou de
vaisselles par les fenêtres ouvertes. Je restais
là, écoutant sa voix impitoyable et affirmative.
Pour elle, une femme qui ne travaillait
pas devait être élégante et jolie. Elle ne concevait
pas qu'une jolie fille travaillât, mais
elle ne concevait pas non plus qu'elle ne présentât
pas cet aspect précieux et chatoyant
d'une flatteuse inutilité. En quelque sorte,
c'était un devoir. Si son lot, à elle et à ses nièces,
était de s'échiner à longueur de journées,

[page 103]

d'autres, par contre, avaient pour fonction de
plaire et de se faire servir. Elle avait le plus
profond mépris pour les petites étudiantes
mal nippées ou pour les jeunes femmes aux
difficiles métiers qui venaient manger chez
elle. « Tout ça, m'affirma-t-elle, c'est des putains,
voilà ce que je dis. Et tu peux me croire.»
Une fille laide et pauvre qui faisait mal
son travail ou une belle fille mal habillée
étaient également des putains. Je n'essayais
pas de l'en dissuader. Je sentais que j'aurais
déchu dans son estime. Je pensais qu'un ami
espagnol m'avait raconté qu'à Madrid les gens
du peuple grelottaient dans la neige pendant
toute une nuit pour avoir la joie de pouvoir
admirer, à la sortie des palais, les belles dames
et les beaux messieurs. Là-dessus au
moins, tout le monde est d'accord, ouvriers et
bourgeois, et, j'imagine, avec eux, les champions
de l'art non figuratif. Sans doute attendent
-ils de la belle peinture, du bel canto, de
la belle musique ou du beau langage qu'ils
leur apportent un élément idéal et gratuit, intentionnellement
inutilisables. Sans doute, est-ce
pour cette raison que les musées reçoivent
tant de visiteurs qui, s'ils ne ressentent pas tous
un chatouillement, grand ou petit, en ressortent
cependant remplis d'une respectueuse
considération pour ce qu'ils ont pu confusément
discerner de somptueusement insignifiant
à la surface des kilomètres carrés de
peintures devant lesquelles ils ont défilé.

[page 104]

Pour un peintre, envoyer sur l'univers visible
un coup de projecteur, couleur de lune ou
couleur de rêve, exactement comme on fait
au music-hall sur les femmes nues de façon à
les rendre plus excitantes, c'est peut-être le
moyen d'arriver à se donner des moments
ou même, avec un peu de chance, toute une vie
de merveilleuse illusion, donner aussi aux
autres des moments  de merveilleuse illusion,
mais ce n'est rien apporter.
Je n'ai pas besoin de merveilleuses illusions.
Peut-être parviendrai-je un  jour à ce
point extrême de lassitude et de pessimisme
où seules les merveilleuses illusions me paraîtront
valoir la peine d'être prises en considération.
Je n'en sais rien. Je ne sais pas non
plus si c'est une chance ou non. Alors je comprendrais
peut-être le prix de cette fameuse
grâce et de cette fameuse beauté et à ce moment,
j'achèterai, pour les mettre sur les
murs de ma chambre à coucher, des reproductions
de la maison Alinari, des chérubins italiens,
des anges de Reims, des fesses poudrées
et les chromos des types qui racontent, en
noir et en couleur, leurs complexes. Je tirerai
les rideaux et je m'enfermerai toute la journée
en fumant de l'opium, du haschich, de
l'encens, ou n'importe quelle de ces drogues à
rêves et à paradis.
Mais, pour l'instant, je veux voir. Je ne ferme
jamais les rideaux de mes fenêtres, même
la nuit, et si je me réveille dans la nuit, j'ai

[page 105]

besoin de voir les étoiles dans le ciel, ou, s'il
n'y a pas d'étoiles, le reflet jaunâtre et diffus
du réverbère sur le plafond, et si je me réveille
plus tard, la couleur de l'aube, cette couleur
comme les margelles savonneuses des lavoirs,
entrant, le jour qui se lève, se déploie,
vertical, colosse, ses mains pleines d'angoisse
et de temps. Les matins, les soirs, les heures
stagnant les aiguilles sur la figure impassible
de la montre, le plafond, les murs, la pluie, les
nuages dispersés, la cloche du couvent. Aux
étages en-dessous, les gens se lèvent et commencent
à aller et venir, absorbés par leurs
mystérieuses occupations quotidiennes, la
succession précise, inéluctable, et rituelle, des
gestes qui les acheminent vers la cessation radicale
et définitive de tout geste et de toute
besogne.
J'ignore quelle sorte d'énigme il y a là, résolue
ou à résoudre, mais à force de me demander
pourquoi il fallait que je sois vivant,
et elle plus, j'ai fini par comprendre que si
l'on s'obstinait à regarder de ce côté-là, il n'y
avait rien, rien qu'un charabia incohérent et
décousu, sans consistance, encore plus dépourvu
d'épaisseur qu'une couche de vernis,
recouvrant quelque chose de ténèbres et de
viscosité, sans fond, comme ce qui se trouve
au delà de l'image de votre tête et de votre
buste penchés, échancrant le disque clair qui
flotte à la surface obscure au fond d'un puits.
Noir et démentiel. Un vide. Comme dans ces

[page 106]

rêves où l'on tombe. Où tombe alors cette partie
de vous-même qui se détache de l'autre,
corps, matière, pensée, sentant l'abandonner
toute notion de solidité et de consistance,
l'idée même de toute notion, sentant se dissoudre,
foutre le camps dans une décomposition
hurlante et frénétique la conscience de
votre être, tandis que s'enfle et grandit la
chose de ténèbres et de viscosité, vous suffocant,
vous secouant, ne laissant rien subsister
dans une débâcle furibonde, plus rien que
hurlements et folie.
Garder les yeux ouverts, tout grands, sous
peine de ne pouvoir jamais les rouvrir, sous
peine... L'avion piqua et, tout à coup, je n'eus
plus connaissance de rien. La ville qui basculait,
à droite, toutes ses maisons aux toits
roses glissèrent, emportées parallèlement
dans un tourbillon, un plafond tourbillonnant
qui s'abaissait, de plus en plus vite, se brouillait,
puis l'odeur d'éther se répandant, l'obscurité
où s'allument et s'éteignent par myriades
les pointes d'épingles multicolores électriques
— elle n'est plus, son visage, ses cheveux —,
puis un mugissement, un troupeau de
vaches galopant, se ruant, cornes, sabots, dévalant
la colline, un million de mugissements
à travers la masse pétrifiée, écrasante, de mes
membres. Puis une voix, tandis que j'émergeai
lentement, regardant stupidement les
formes se reconstituer, écoutant les paroles
incompréhensibles, appuyé d'une main au

[page 107]

mur de la pièce avec ce trou au milieu de
moi, regardant par la fenêtre des silhouettes
incompréhensibles, animées de mouvements
incompréhensibles — probablement, pensai-je,
ce qu'on appelle marcher et vivre, mais
pourquoi — allant, venant, se croisant, cependant
que j'entendais mon souffle aller et
venir dans le silence, me recroquevillant dans
l'attente, me demandant par quel côté ça
allait arriver de nouveau, guettant un indice,
le bruit, et dans le même moment, les trois
avions surgirent de derrière la hauteur silencieusement,
— silencieusement dans la torpeur
obscure des glaïeuls, sa bouche tue dans
une austère et lointaine hauteur — dont ils se
détachèrent comme si le fil invisible auquel
ils étaient suspendus se rompait, l'un après
l'autre, et cette fois ce furent des constellations
d'éclats de vitres, triangles qui dégringolèrent
en tintamarre, éclats, son rire joyeux,
le soleil, sa voix m'appelant de la terrasse,
mon amour, et de nouveau les vitres sulfureuses
volèrent en éclats et mon corps respirait
l'odeur de la terre, s'enfonçait dans la
terre, toujours plus profond, humide et âcre
— si mon corps pouvait être terre, mais non,
ce n'est pas cela et pourtant qu'est-ce sinon
qu'il n'y a plus rien, plus rien entends-tu,
mais alors qu'est-ce le jour, la nuit... Des jours,
des nuits, des réveils, regardant sans comprendre
le jour blanc, cru, et impitoyable éclairer
un ensemble inepte, meubles, objets, gestes et

[page 108]

paroles à venir. Il devait bien y avoir un
moyen de repousser, ou alors, si c'était trop
insupportable, pour être possible, mais puisque
c'était possible, puisqu'il était possible
que cela fut, et qu'il n'y a rien qui puisse être
tellement horrible qui ne soit...

**
*

C'était un type maussade et rébarbatif,
coiffé d'un melon verdâtre, ce genre de coiffure
et de vêtements de dessus qui pendent
aux patères des couloirs dans l'entrée obscure
des maisons bourgeoises, cossues, mais sans
luxe ostentatoire, entre un cache-pot drapé
sur un guéridon grêle et le cylindre à cannes
et à parapluies où sont peints des papillons et
des fleurs sur un fond aquatique. Il ressemblait
à un antiquaire juif, barbe, chapeau,
narines écartées, dos voûté, et sans doute
l'était-il quelque peu, sans doute portait-il en
lui une part de ce sang, une part de cette inquiétude
que lui avait léguée, à travers les générations
successives où s'étaient mêlées Arabes, Italiennes
et Provençaux, quelque ancêtre comme lui
barbu et talmudique, enseignant et commentant
dans une cabale d'Espagne, jusqu'à ce

[page 109]

qu'on l'en chassât, la sagesse et la loi d'un
monde cruel mais juste. Son père était banquier
ou quelque chose comme ça, dans une
grosse ville du Sud avec des fontaines, des platanes
sur les places, un tribunal, une université
et, dans le chiffre de sa population, un
pourcentage respectable d'abrutis et de jean-foutres,
riches, pauvres, vieux ou jeunes, ni
plus ni moins que dans n'importe quelle autre
ville du Midi de la France avec ou sans université.
Au milieu d'eux, il reçut, sous forme de
vers dodécasyllabiques, de citations et de discours
latins, l'héritage de successives et énigmatiques
civilisations, dont combats, clameurs,
ambitions, agonies, lui étaient transmis,
soigneusement ordonnés, catalogués dans
les nécropoles du temps, ces outrageantes conclusions
de toutes tentatives humaines que sont
les textes choisis et les manuels aux ternes
couvertures grises, leurs pages dont s'exhale
un cadavérique relent d'actions et de bois
mort irrespectueusement souffletées d'encreuses
souillures.
De là sortit un adolescent, semblable aux
autres bacheliers de son âge, fils de notaires
ou de docteurs, sous les ombrages du Cours
où se croise, le soir, la jeunesse de la ville,
s'exerçant à l'emploi du cigare, des filles et de
cette pédante et déclamatoire grossièreté, par
laquelle s'exprime, à l'aide de noms propres
de l'antiquité et de rimes indulgentes, la malhabile

[page 110]

assurance des jeunes gens dans la pratique
d'un cynisme défensif et préfabriqué,
destiné à les protéger de ce que, par un instinctif
pressentiment, ils devinent devoir les attendre.

Plus tard, on le vit de nouveau dans les
rues, traversant les places dont, l'été, les murmurantes
fontaines ne parvenaient pas à rafraîchir
l'ahurissante torpeur, au retour, son
bagage de peintre sur le dos, de la campagne
bleutée et ocre qui entoure la ville, parsemée
de maisons aux murs nus, de pins (le bruit
frémissant, semblable à une émanation chuintante
du silence, vaste, immatériel, lent à naître
et à s'éteindre, comme une respiration majestueuse
de la plaine, du  long vent de la vallée
du Rhône dans les pinèdes — puis plus
rien — les ombres entrecroisées des branches
sur les façades — les tournants des routes —
le soleil pâle d'hiver déclinant — les fermes
abandonnées — les cicatrices rouges de la
terre — les montagnes érigées au loin).

On savait qu'il avait été à Paris et qu'il en
était revenu. Probablement, pensèrent les
gens, qu'il n'y avait pas trouvé ce qu'il espérait.
En tout cas, sûrement pas, dirent-ils clignant
de l'oeil et se poussant du coude —
après qu'au détour d'une promenade, ils l'eurent
deux ou trois fois surpris devant son chevalet,
obstiné, farouche, et mal embouché, et
qu'ils eurent pu voir ce qu'il faisait —, sûrement

[page 111]

pas le secret pour enfanter les chefs-d’œuvre.
Et, pendant quelque temps, cela dut
fournir, j'imagine, l'objet des conversations
et des fines plaisanteries, au cercle ou au
café, à l'heure où se retrouvaient le président
du tribunal et le recteur de la Faculté autour
de l'absinthe verdissant dans une suave et
opaline promesse d'absolution, en face des
conservateurs respectifs du musée et des monuments
historiques. Car Aix, comme chacun
sait, est une ville d'art, avec tout ce que
ce terme comporte de fonctionnaires érudits et
d'amateurs, les uns et les autres une fois pour
toutes éclairés, aussi bien que n'importe quel
théologien marxiste ou spiritualiste, sur l'immuable
nature de la vérité et de la consubstantialité
gargantuesque du Père, du Fils et du
Saint Esprit.
Puis, je suppose, les gens se lassèrent — si
tant est que les gens se lassent jamais de ce
genre d'inépuisable activité intellectuelle que
sont la raillerie et l'incapacité de comprendre
— et l'on prit l'habitude, lors de ses séjours de
plus en plus fréquents, de classer au nombre
des anomalies et des curiosités permanentes
du pays ce bonhomme à la silhouette de plus
en plus voûtée, de plus en plus chauve, de
plus en plus mal embouché, même lorsqu'il
ne répondait plus, comme dans les premiers
temps « Je vous emmerde », aux malins plaisants
qui l'abordaient et demandaient à ce
qu'il leur montre ses peintures.

[page 112]

Je cherche d'ailleurs, ce qu'il eût pu leur
répondre d'autre. A tout point de vue, du
reste. Au leur, et au sien. En admettant qu'ils
eussent été à même de faire leur profit — ce
dont il y a fort à douter — de commentaires
plus nuancés qu'une aussi explicite et péremptoire
explication, je me demande ce qu'il aurait
bien pu leur dire en se servant des quelques
mots articulés sur les rudiments
de syntaxe encore à sa disposition (depuis
longtemps il avait oublié, comme chez certaines
espèces s'atrophient les organes inutiles,
vocabulaire, rhétorique, et la manière de
s'en servir, si laborieusement et inutilement
apprise au cours des années de collège). Depuis
longtemps, cette sorte de langage, parlé
ou écrit, avait cessé d'être pour lui autre chose
qu'une de ces machinales et habituelles contraintes
(comme se vêtir, manger, assister aux
offices religieux, actes tout au plus nécessaires
à se procurer ou faciliter l'assouvissement
des besoins matériels ou de ces autres besoins
d'un ordre prétendu plus élevé, inculqués en
même temps que leur pratique solution et,
par la suite, satisfaits aussi machinalement
que les premiers) autre chose qu'un alphabet
conventionnel tout au plus utilisable pour se
rappeler à l'existence de ses semblables, à la
manière de ces signaux lumineux qu'échangent
entre eux les navires dans la bataille pour
se communiquer leurs positions ou indiquer
leur présence.

[page 113]

Peut-être, s'il eût discerné dans ses agaceurs
autre chose que bouffonnerie et grossièreté,
se fût-il alors laissé aller à essayer de dire
avec des mots maladroits ce qu'il avait découvert,
— non plus arbres, visages, maisons,
bouteilles ou fruits, mais ce quelque chose
d'autre, sans raison ni postulat de raison que
sont arbres, visages, maisons, bouteilles, fruits
et ce qu'il y a entre eux, justifiés par leur
seule existence —, et exprimés au moyen de
couleurs et de traits. Et probablement l'eût-il
fait — ce vieillard que l'on voit sur les instantanés,
prophétique et raide, aux gestes gauches
d'échassier déplumé, dans son immuable
redingote sombre surmontée d'une mongolique
figure, essayant d'expliquer en s'aidant
d'une gesticulation impuissante le secret
de l'univers — de la façon dont il le fit à la
fin de sa vie à ceux qui, enfin, sincèrement ou
sordidement intéressés, vinrent le visiter.
C'est-à-dire à peu près à la façon dont on explique
les lois du monde visible et des arts
d'imitation dans les cours pratiques de dessin
des écoles du soir, ou dans ces autres écoles,
plus prétentieuses et non moins dérisoires que
fondent les gouvernements et les mauvais
peintres théoriciens à l'intention des jeunes
gens et des jeunes filles décidés à conquérir
le monde visible, glorifiant et rentable en se
servant des recettes codifiées et des règles intelligiblement
rédigées, censées leur tenir lieu
de lettre d'introduction là, où de mémoire

[page 114]

d'homme, n'eurent jamais cours, ni codes, ni
règles.
Ce que moi-même j'essayais naïvement de
faire au sortir d'examens et de classes où l'on
avait utilisé une partie de ma jeunesse à me
persuader qu'il n'y avait rien qu'on ne pût
dévisser et qui ne livrât finalement, à l'analyse,
son secret — composé gazeux, période de
Cicéron, création et fin dernière de l'homme —,
comme on démontait une montre ou tout
autre mécanisme de précision, pour complexes
et embrouillés qu'en fussent les ressorts
ou les rouages. Je croyais encore à ce
moment, moi aussi, à la beauté, et les autres
peintres que j'avais pu voir dans les musées
m'offraient généreusement des transfigurations
du monde, sinon entièrement convaincantes,
du moins suffisamment merveilleuses
pour que je pusse me persuader, par leur
exemple qu'une possibilité quelconque d'enivrement
et d'enthousiasme protecteur m'était
offerte. Je n'appelais pas alors des truquages
ce que je pouvais voir de leurs artifices. Ceux-ci
au contraire, me semblaient le mécanisme
même de cet état de ravissement qui les remplissait
et qu'ils réussissaient à me communiquer.
Cependant, chaque fois que je revenais
devant une toile de Cézanne, je ne parvenais à
rien trouver qui pût me renseigner sur la
nature de l'émotion que j'éprouvais.
C'est pourquoi, je tâchais vainement de lui
découvrir une raison à travers les bégayantes

[page 115]

formules par lesquelles il avait tenté, dans un
langage dont il n'usait plus que pour commodité,
de commenter cet autre langage autrement
parfait, autrement explicite et éloquent
qu'était le sien. Je pense que c'est à peu près
comme si on voulait apprendre à voler en regardant
marcher un goéland. Ou encore demander
à un soutier nègre de la ligne Pernambouc-Haïffa
sur un vapeur battant pavillon
de l'Union-Jack, et connaissant les dix
mots d'anglais nécessaires au travail dans la
chambre de chauffe, de vous vanter les mérites
de Shakespeare lu dans le texte.
Peut-être aurais-je mieux fait de me rappeler
cet honnête père de famille arrachant sa
fille de la vitrine de Vollard où était exposée
une toile de Cézanne. Sans doute, ce clairvoyant
moraliste avait-il vu plus juste que
tous les critiques, laudateurs et panégyristes
parlant par la suite à qui mieux mieux de la
"féerie" qu'apportait sa peinture. Je ne sais
plus quel était le tableau que le monsieur
jugea dangereux pour l'avenir spirituel de sa
descendance femelle à laquelle il laissait certainement
admirer à loisir — si tant est qu'il
ne l'y conduisit lui-même — les voluptueuses
et charnelles nudités des maîtres italiens. Il se
peut que la toile en question représentât justement
des baigneuses. De ces corps presque
asexués en mouvement dans une éternité suspendue
sans terme et sans autre raison que
l'irradiant frémissement de leurs gestes sans

[page 116]

commencement, sans fin. Il se peut aussi bien
que ce fût l'ordinaire désordre d'une table de
cuisine ou d'office, une formelle et formidable
évidence, saturée de majesté et d'ordre,
s'offrant comme l'impassible visage d'une divinité
sans culte, sans exigence et sans autre
pitié que l'exemple de sa propre grandeur et
de sa propre sérénité.

Et précisément, baigneuses ou pommes
n'avaient rien de féerique. Du moins si l'on
s'en rapporte au sens présent et passé de ce
qualificatif qui, de Mélusine aux spectacles
qui se déroulent sur la scène du Châtelet, suppose
l'intervention d'un personnage surnaturel
pourvu de baguettes ou de trappes, les
unes et les autres seules susceptibles de faire
surgir des apparitions irréelles dans un éclairage
de feux de Bengale.

Le Monsieur avait certainement conduit
aussi son héritière au Châtelet et, ni pour sa
santé morale, ni pour sa vertu, ne redoutait
(bien au contraire) les conséquences enchanteresses
des agissements de quelque Merlin, si
puissant fût-il. Je pense que d'après ce qu'il
fit, on peut juger que le Monsieur était beaucoup
trop intelligent pour ces sortes de terreurs.
Bien au contraire, il devait avoir une
opinion reposant sur des pratiques et fortes
raisons quant aux bienfaits substantiels que la
croyance aux fées, changeurs d'eau en vin,
diseurs de paraboles et de bonne aventure, lutins,

[page 117]

farfadets, pouvait avoir sur l'éducation et
le repos futur de la jeunesse, filles et garçons,
promise à des destinées honorifiques, matrimoniales,
et rémunératrices, dans le respect
des croyances établies et des mythes consolateurs.

Aussi s'efforçait-il d'arracher sa fille à la
catastrophique contemplation de ce spectacle,
qu'il qualifiait d'immoral, d'un univers pour
la première fois démuni de poteaux indicateurs.
Si totalement dépouillé de tout, excepté
de vérité et de cohésion, que pour la première
fois s'offrait dans sa totale magnificence,
sans commentaires ni restrictions, le
monde visible, et, à travers lui, le monde tout
court. La question n'était plus cette fois de
fermer les yeux et se bercer aux accords
d'une musique intérieure, céleste ou providentielle,
mais de prendre conscience d'une
autre sorte de musique faite de silence et
d'immensité, à la mesure non plus maintenant
des rêves ou d'une anecdotique et fragmentaire
réalité : plus simplement (plus difficilement
serait mieux) de l'intangible condition
humaine. Quelque chose, en somme, comme
la perte des illusions. La perte d'une virginité
rêveuse et romantique au profit d'une connaissance
substantielle, dans le même moment
désenchantée et éblouie.

[page 118]

**
*


« A la fin, bougonna Cézanne, on commence
à nous faire suer avec l'art pour l'art » —
« D'accord ! » répondirent oeil, main, et cette
fonction de lui-même qui ne parlait ni ne dormait,
altérée de possession, de conquête et de
vérité. « Et pour commencer, poursuivit-elle,
tâchez de faire un peu plus attention, sinon
nous n'y arriverons jamais.» Il réfléchit quelque
temps pendant lequel coquilles, pendules,
femmes au piano vinrent s'éterniser dans
un arrêt du temps et de l'espace où venait
s'inscrire une vie momentanée.
— Et alors ? dit-il.
— Pas mal, répliqua l'autre, mais ce n'est
pas encore suffisant.
— Croyez-vous que ce soit facile ? grogna
-t-il
— Non pas certes, dit l'autre, non pas certes.
Je te l'ai déjà dit.
— Je ne savais pas qu'on se tutoyait, dit-il,
avec humeur. Il me semble que vous allez un
peu vite.
— Très bien. Dans ces conditions, je suppose
que nous n'avons plus rien à nous dire.

[page 119]

— Cependant, ne put-elle s'empêcher d'ajouter,
d'un ton pimbêche, pour moi qui ne vais
ni au bordel, ni à la messe, je pense qu'il y
a autre chose.
— Vraiment ? dit-il. Par exemple, je voudrais
bien savoir ce que vient faire la messe
là-dedans.
— Rien, dit l'autre. Pas plus, j'imagine, que
ce que vous allez vous-même y faire. A part
ça vous pouvez continuer.
— Certainement, dit-il, certainement. Je ne
vois pas pour quelles raisons je n'y retournerai
pas. J'y vais depuis que je suis tout petit,
et ça ne m'a jamais fait de mal.
— C'est votre affaire. Après tout je me demande
pourquoi je m'en mêlerais.
— Et vous ferez bien, dit-il. Qu'est-ce que
c'est maintenant que cette histoire de messe ?
Je me demande en quoi la messe se rapporte
à ce qui nous occupe. Je me demande...
— Bien, dit l'autre. Alors cessez de vous demander.
Ou bien adressez-vous à l'un de vos
ensoutanés. A votre ami l'ensoutané Roux
comme vous l'appelez. Quant à moi, je vous
réponds que je ne vous en reparlerai plus.
Qu'est-ce qui vous occupe ?
— Venir me parler de messe ! Savez-vous,
dit-il, que je commence à trouver vos façons
bien cavalières ? A vous entendre, on dirait
que vous en connaissez plus que tout le
monde !

[page 120]

— Peut-être, dit-elle, peut-être. En tout cas,
je ne me satisfais pas aussi facilement que
vous.
— Mais, qui vous dit que je suis satisfait ?
cria-t-il d'une voix aigre. Quand ai-je dit que
j'étais satisfait ?
— Je croyais. Figurez-vous que c'est ce
qu'il m'avait semblé comprendre.
— Vous ne comprenez jamais rien (il était
très en colère), et vous ne voulez jamais rien
écouter.
Puis sa voix s'éteignit, s'étouffa sous son
poids de lassitude désespérée, et il resta, sentant
en lui ce goût amer de mécontentement
et d'insatisfaction, tandis que repassaient dans
sa mémoire arbres, cruches, visages, en même
temps que les visions inconciliables de jupitériens
univers dans leurs cadres aux imposantes
dorures, ces peintures...
— Si seulement, marmonna-t-il, je savais
comment faisaient ces bougres...
— Peuh ! dit-elle, il y a mieux.
— Ainsi, vous êtes encore là ? Ah ! Ah !
Toujours là quand il y a une bêtise à dire !
Mieux ! Ah ! Ah !... Vous avez dit mieux ?
Répétez : vous avez...
— Ça va. Mettez que je n'ai rien dit. Mettons :
aussi bien.
— Aussi bien ? Ah... aussi bien ! Vous en
parlez à votre aise, vous ! Aussi bien... Sapristi,
si vous croyez que...

[page 121]

— Peut-être en faisant très attention, suggéra
-t-elle.
— Vous me l'avez déjà dit. Est-ce que par
hasard vous vous imaginez que je fais ça en
sifflant ?
— Encore plus, encore plus. Si on regarde
bien comment ça se passe, il n'y a pas de raison.
En faisant très, très attention.
— Oh !
— Mais alors : très attention !
— Très, répéta-t-il ébranlé, et dès lors sans
doute l'envahit peu à peu ce respect effrayé
et lucide d'un ordre pointilleux, susceptible,
à tout instant capable de s'évanouir, se désagréger
en un incohérent et absurde chaos. Une
menace suspendue, le temple s'écroulant sur
les profanateurs, ruines et décombres, une de
ces histoires où les Efrits redoutables font
disparaître palais, danseuses et gluantes sucreries
dont déjà les lèvres se parfumaient qui
proférèrent par inadvertance les paroles sacrilèges
et impudentes.
Il pouvait sentir quelque chose qui ne ressemblait
à rien de ce que l'on avait déjà peint,
écrit ou dit. Quelque chose qui, si l'on parvenait
à le saisir... Du monde l'image se faisait
et se défaisait sous l'incessant passage des
nuages, des saisons, se défaisant et se reconstituant
sans trêve, tandis qu'existait à l'intérieur,
au delà de cette croûte bigarrée à laquelle
l'oeil se cognait, existait... Il y avait,
chez Poussin, un commencement de cela, une

[page 122]

rumeur, comme les échos sans fins d'une secrète
et multiple résonance, avec le martèlement
multiplié des pas, les voix que se rejettent
les murs, les branches contrariées dans
le ciel, un monde cadencé, ordonné.
Mais ce n'était pas cela. C'était autre chose,
quelque chose d'encore plus parfait, excluant
toute idée d'intervention, d'harmonie ou de
fixité, la montée onduleuse de l'air le long du
poêle, la vibration continue de l'atmosphère
au-dessus des terres au soleil et le palpitement
sans fin des feuilles. Le palpitement de
la lumière, les mouvants contours des visages
et des objets. Pas même les visages, pas même
les objets, pas même les vides, plus que
tout cela...
Et d'abord il ne le crut peut-être pas, accusant
son oeil de ce qu'il jugeait une impuissance,
comme un homme ivre qui voit les
choses vaciller devant lui et se pénétrer. Puis
il le crut. Les mêmes formes pouvaient changer,
s'enfler de leur propre substance et de ce
qu'elles absorbaient par une incessante osmose
de leur immédiat et lointain voisinage,
une perpétuelle et obscure gestation, sourde,
ardente. Et ce fut là : hier, aujourd'hui, demain :
la multiple infinité des réalités, toutes
également possibles, toutes également vraies,
surgies, leur présence en érection — loin,
là-bas, les têtes barbues aux épaisses paupières,
leur regard incrusté, dans la pierre
onduleuse et Byzantine, Adam s'éveillant dans

[page 123]

le balancement bruissant des palmes, la frise
des hommes nus et bibliques, ceints d'un
linge, inclinés sur les rives du Jourdain ou de
l'Oise, les plateaux des tables basculant, leurs
constellations d'objets dans le lent tournoiement
d'espace et de murs, les dimanches ingénus,
guignolesques, aux promeneurs bouleversants
dans les allées de feuillages sombres,
les jungles, un pantalon bleu à bande rouge
de douanier en retraite, et les milliers de visages
cyclopéens prolifiques, s'engendrant les
uns des autres parmi les éclats multicolores
d'arcs-en-ciel, écartelés, l'Espagnol rigolard
étouffant d'amour et furieux dans son kaléidoscope,
secoué, encore secoué, et secoué, secoué
— ce fut là, non plus illusoire, encore
moins artificiel, mais la terre (emplissant la
bouche de son goût géant et crissant sous les
dents).

**
*

Certainement, je suppose, des architectes,
continueront encore longtemps à construire
des églises en papier mâché pour les fidèles
en papier mâché de pas mal de sectes confessionnelles,
passées, présentes et futures, ornées

[page 124]

de chemins de croix en mie de pain, couleurs
naturelles. Quelque chose en faveur
d'une humanité en mal d'évasion dans les
cieux aux artistiques nuées où trônent les
dieux des sublimes contingences. Sans doute,
l'homme et autour de lui l'horizon bombé et
rien que cela — les papillons, les maisons,
toutes les différentes sortes de minéraux à
l'étalage du naturaliste, les algues, les herbiers,
le soleil poilu, l'immense fourmillement
des vers, des taupes, la vapeur, la pluie,
s'égouttant, la chair laiteuse des femmes —
sans doute est-ce apparemment insuffisant.
Du moins, il faut le croire, puisque tant de
gens trouvent que rien que cela est une idée
affreuse et insupportable et, en même temps,
affreuse et insupportable toute affirmation
qui n'érige pas en dogme unique et infaillible
n'importe quoi, pourvu que ce n'importe quoi
ait un caractère irrécusable, définitif, comme
ces traités où l'on démontre gravement les dix
preuves de l'existence (ou de l'inexistence) de
Dieu : Chapitres I, II, III, IV, etc.. et ainsi de
suite, donc par conséquent, jusqu'à : Conclusion,
Fin ou Arrivée, en lettres rouges sur
banderole de calicot au terminus des courses
cyclistes.
Il y a un tas de bonnes raisons pour permettre
de penser qu'on n'en a pas fini de si
tôt avec ce genre d'aspirations idéales, avides
de réalisme ou de matérialisme, ces espèces de
camelotes de bazar dans la confection desquelles

[page 125]

entre tout ce qu'on veut, excepté de la réalité
et de la matière. Après la mort, les cheveux
et les ongles continuent pendant longtemps à
pousser sur les dépouilles sans vie. Une certaine
garniture décorative en quelque sorte, à
quoi peuvent bien s'occuper les coiffeurs et
manucures spécialisées dans l'esthétique des
momies. Comme on garnit de plumes d'autruches
les corbillards des types suffisamment
riches ou suffisamment importants de leur
vivant pour avoir figuré à leur descente
d'avions ou dans les inaugurations sur les
photos des journaux. Des types aux sympathiques
et confiants sourires, qui s'efforcent d'accélérer
ou de ralentir quelque chose qu'on
appelle l'histoire, si tant est qu'appellation,
coups de freins ou d'accélérateur aient jamais
eu un effet quelconque sur une personne aussi
capricieuse et indépendante qui se désintéresse
manifestement de ses soupirants.
Cependant, on continue d'espérer qu'avec
un sourire et une tête suffisamment sympathiques
et répandus à un nombre suffisant
d'exemplaires en noir et en couleurs, il est
possible d'obtenir certains résultats. Tout au
moins publicitaires. Le public est épris des
princes charmants. Par exemple, il estime que
le principal personnage d'un livre est, par définition,
un authentique héros, chargé de l'absolution
et des bénédictions de l'auteur. Pourtant,
j'imagine, les personnages de romans
ont, tout autant que n'importe quel individu

[page 126]

citoyen d'un monde aussi unanimement féru
de démocratie, de respectables droits et aspirations
à la liberté. En tout cas, ils la prennent.
Je ne sais pas au justes ce que les philosophes
spécialisés entendent par ce mot. Quelque
chose de très abstrait probablement et
d'une perfection dans le genre de la machine
à vapeur à 100% de rendement ou encore de
ces jouets si merveilleux que l'on donne aux
enfants et dont on peut tout faire, sauf s'en
servir. Par contre, je connais autre chose, moi,
dont peu importe le nom, mais qu'on ne peut
empêcher aucun homme de prendre, quand
bien même l'enfermerait-on (ou s'enfermerait
-il lui-même) dans la plus accaparante des règles
religieuses, le plus autoritaire des régimes,
essayant de conclure un armistice, un
modus vivendi, entre la terreur d'être seul et
cette irraisonnable force. Aucun homme, aucune
femme, aucun groupe d'hommes avec ou
sans femmes, avec ou sans lois écrites : soulèvement
imprescriptible des anarchiques
puissances transmises en même temps que le
battement du sang, le souffle dans leur poitrine,
allant, venant, la vie, et qui les soustrait,
malgré eux, malgré les maîtres de hasard ou
appelés, aux arbitraires interdictions, les délivre,
et les condamne sans recours à une difficile
indépendance, inapaisable, et par beaucoup
— mais qu'y faire ? haïe.
De là l'inanité des jugements et des malédictions.

[page 127]

Mais il faut croire que la fameuse pomme
devait être d'une qualité rebelle à toute digestion.
Et, qui plus est, d'une amertume transmissible
à la façon de ces tares parasites que
les familles royales se lèguent cérémonieusement,
sans doute dans le but désintéressé et
hautement philanthropique de mettre à la disposition
des foules, par l'intermédiaire des
peintres et maintenant des photographes,
l'échantillonnage complet des types d'abrutis
les plus variés. Ou peut-être faudrait-il faire
disparaître des vergers tous les descendants de
cet arbre de l'Eden chargé de l'illustre secret
qu'est censée posséder cette dame sans cervelle
au péplum de pierre que l'on trouve couramment
statufiée dans la moindre sous-préfecture,
à titre d'enseigne, brandissant ostensiblement
au fronton des temples à elle consacrés
ces insignes mercantiles et meurtriers :
balances et glaives.
Navrante histoire de l'assassin au regard innocent
qui tua par amour — ou plus simplement
pour voler — hébété en face du tribunal,
majestueuse représentation coloriée d'une
justice polymorphe et embarrassée. Parce que
je me demande quelle sorte de balances peuvent
prétendre établir un rapport entre
l'aveuglante innocence de tout coupable et
son crime. Peut-être Monsieur André Gide qui
s'y connaît en fait de bons sentiments et de
bonne littérature (il démontre par l'algèbre
que l'ineffable pédérastie est la véritable

[page 128]

gardienne de la sainte famille). Ou Monsieur
Aragon, maintenant qu'il est spécialisé dans
les distributions de prix à la fin desquelles
les petites filles reniflantes viennent apporter
à sa dame des bouquets tricolores. En tout cas,
moi pas.
Les juges, les bourreaux. Je pense que seuls
ces derniers échappent à l'infamante souillure
d'une justice rendue, concession peureuse
et absurde à l'insatiable soif d'approbation de
soi-même que le public étanche ainsi. Je n'ai
jamais très bien compris en quoi il importait
de savoir si un type était saoul ou pas saoul au
moment où il en avait descendu un autre et
en quoi cela regardait qui que ce soit, et surtout
des juges, en dehors de lui. Un acte, pas
un homme. Salomon commentant et appréciant
du haut de sa divinatoire équité, et
Ponce Pilate, je m'en lave les mains, alors
pourquoi pas un gendarme avec savon, cuvette
et brosse à ongles, après examen des circonstances
atténuantes. En fait, la liberté
d'un homme se dérobe et se passe superbement
de commentaires et d'appréciations.
Elle se passe même de l'acquiescement du
principal intéressé. Alors quel juge ?...

[page 129]


**
*

Un homme, une foule, une société. Vingt
mille hommes réunis dans un carré d'environ
huit cents mètres de côté avec des barbelés
tout autour. Rues entre les baraques couleur
de goudron où erraient dans un incompréhensible
va-et-vient d'uniformes salis et hétéroclites,
vingt mille têtes rasées, au-dessus des
tenues kaki débraillées, vestiges informes de
revues passées, maintenant transformées en
vêtements d'allure moitié militaire, moitié civile,
par une conséquence de cet abandon vengeur
et dépité des symboles vestimentaires qui
s'empare des armées vaincues.
Arabes, Corses, Bretons, Arméniens bavards,
marlous d'Alger ou d'Oran à l'intarissable
faconde, adjudants grisonnants, dociles,
craintifs, dépouillés de ce qui constituait
l'unique justification de leur éphémère prestige,
mais tous avec le même visage osseux et
harassé, la même anxieuse fébrilité de la
faim, la même humble et honteuse soumission,
se chamaillant, s'accusant, se vantant,
errant désœuvrés, irritables, hâbleurs, un
grouillement famélique au-dessus duquel les

[page 130]

échafaudages résineux des miradors s'élevaient,
enfermant une silhouette immobile et
casquée se découpant sur le ciel.
Le ciel, les baraques, les barbelés, l'horizon
plat de la plaine sablonneuse de Saxe, coupée
de maigres boqueteaux. Le soir, ils s'endormaient
dans l'étouffante et trouble buée
de leurs haleines entassées, essayant d'un
anéantissement dans un sommeil lourd troublé
par la confuse agitation des corps en sueur
sous la lumière obscure des veilleuses, cherchant
apaisement et l'oubli d'une déchéance
d'abord repoussée dans un sursaut de surprise
et d'indignation, puis subie. Se résignant et
enfin acceptant, par une insensible et progressive
accoutumance au cours de laquelle s'atrophiaient
et disparaissaient à une incroyable
vitesse les derniers vestiges des derniers réflexes
habituels à un monde considéré comme
naufragé dans un passé sans autre lien qu'un
souvenir étonné avec le présent dans lequel
ils étaient maintenant installés.
Un présent aux dimensions du rectangle de
barbelés, des rations soupesés et des multiples
règlements et interdictions affichées à
l'entrée des baraques, le réduit envahi par les
odeurs ammoniacales des cabinets de nuit, où
se tenaient, après la fermeture des portes, de
petits groupes volubiles et mornes dans l'éclairage
jaune foncé de l'ampoule trop faible, tirant
parcimonieusement sur de minces et
âcres mégots.

[page 131]

Ils étaient arrivés par troupeaux successifs
et ceux qui les avaient précédés regardaient
venir par la route menant de la gare au camp
quelque chose de compact, étiré, monté sur
jambes, avançant lentement, interminable,
confus, et où les signes distinctifs des différentes
armes, quand ils paraissaient encore —
houseaux des artilleurs et des cavaliers, chéchias
des tirailleurs, tenue bleu foncée des chasseurs
— semblaient d'ironiques et cruels stigmates,
punitions de rodomontades imprudentes,
à l'épaule de l'orgueil humilié. Un flot soumis
et interminable qui défilait le long de l'enceinte,
puis dans l'allée principale du camp,
l'image millénaire de ces hordes migratrices
de captifs sous l'escorte de conquérants barbares
— cuir et acier — convoyant la foule
harassée des esclaves chargés de tout ce que
peuvent emporter, dans la prévision d'un exil
lointain et redoutable, en fait de couvertures,
vivres, objets de toute sorte ramassés au hasard
des rapines, retrouvant les instincts ancestraux
de pillage et de prévoyance, des centaines
de mille hommes de races et de couleur
mêlées qui s'arrêtaient passivement aux hurlements
des vainqueurs, posant à leurs pieds
leurs minables et précieux fardeaux, et promenaient
autour d'eux le regard inquiet et
humble des coupables.
Tous portaient encore, comme une trace indélébile
qui marquait leur corps et leur maintien
d'une flétrissure toute fraîche, plus profonde

[page 132]

que celle de la fatigue et impossible à
confondre avec elle, cette irritante et obscure
honte qui poursuit un homme, quelles que
soient les conditions — glorieuses ou peu honorables
— qui l'ont obligé à un moment donné,
en signe de démission, à lever les bras en l'air
devant une supériorité (ruse, courage ou
force), l'abandon, non pas tant d'un devoir,
militaire ou patriotique, mais plus simplement,
à l'exclusion de toute autre considération, du
combat.
Je me souviens, au sortir de cette incohérente
succession de jours et de nuits sans heures, d'heures
sans minutes — désordre, violence,
sommeil — que l'on appelle une bataille,
de ce moment de brutal silence et d'accablement
où, effondrés le long d'un mur de ferme,
nous reprenions peu à peu conscience, évitant
de nous regarder (chacun redoutant de
voir sur son voisin le reflet de sa propre
image : épuisement et dégoût) tandis que dans
notre champ visuel se matérialisaient, incompréhensibles,
d'abord sous la forme de bottes
d'un noir gras, puis, quand nous élevions notre
regard, de garçons détestablement frais, détestablement
jeunes et propres, allant, venant,
s'interpellant dans une langue qui semblait
exclusivement faite pour être gueulée, cet ennemi,
jusque là sans autre visage que de grises
voitures entrevues au détour d'une route (le
temps d'atteindre l'angle d'un mur dans la
gerbe des claquements), de silhouettes lointaines

[page 133]

courant, d'inatteignables, brillantes et
furieuses machines dans le ciel.
Plus tard, je me rappelle d'un matin, assis
au soleil au pied d'une baraque, assis dans
mon dénuement contre l'odeur bitumeuse de
la paroi de planches. Je crois que c'était
un dimanche, en tout cas une de ces matinées
calmes où il semble qu'il y ait une trêve entre
les éléments, les hommes, et les diverses combinaisons
hostiles des uns et des autres. Deux
prisonniers vinrent et s'assirent pas loin de
moi. Deux de cette espèce, soupçonneuse, passive
et calculatrice, faite pour marcher derrière
les fesses croûteuses des bœufs dans les
terres noires et lourdes. Ils me jetèrent un
coup d'oeil à travers ces sortes de lunettes
qu'ils semblent tous porter, à la fois pour dissimuler
leur regard, leur partie secrète et vulnérable,
jalousement protégée, et en même
temps percer, mettre à jour d'éventuelles ruses,
d'hostiles desseins, à tout instant susceptibles
de se tramer contre eux, eux craintifs,
nostalgiques, et tristes, hors de leurs labours
et de leur vallée natale. Probablement
me jugèrent-ils, d'après mon extérieur, suffisamment
minable pour être inoffensif, et, rassurés,
ils se mirent à parler entre eux, échangeant
des embryons de phrases sur un ton
geignard et sentencieux, prudents, prêts à
n'importe quel moment à se terrer, s'abriter
dans un silence subit comme dans une carapace.
Au bout d'un certain temps, ils s'enhardirent

[page 134]

et élevèrent la voix et les mots me parvinrent.
Je compris qu'ils parlaient des malades.
Sans doute, passait dans leur esprit
l'image de cette mort différente du genre de
celle qui les avait manqués lorsqu'elle les
chassait à coups d'explosion et de fonte déchiquetée,
et, quoique toutes deux rentrassent
dans le même ensemble d'éventualités du jour
où l'ordre de mobilisation les avait touchés,
celle qui pouvait les surprendre ici, sans nul
bruyant ni glorieux cortège, infiniment pire à
leur yeux.
— Y z'en ont encore apporté un à l'infirmerie,
tt'à l'heure.
— Et aussi hier soir.
Hier soir aussi ?
— A la 45 B. J'l'ai vu passer.
— Sûrement qu'y doit en mourir... et pas
rien qu'un !
— Tu parles !
— Y doit bien y avoir un cimetière queq'part
par là. Où c'est qu'il est le cimetière ?
— Au village.
— A quel village ? Comment que tu le sais ?
— C'est un qui est allé à un enterrement
qui m' l'a raconté.
— Y en a qui vont à l'enterrement ?
— Puisque j' te le dis !
— Si j'savais, j'irais bien moi aussi. Rien
que pour sortir un peu d' là.
— Oui, mais c'est pas le village qu'on voit.
C'est un autre, y a cinq kilomètres.

[page 135]

— Et comment qu'y z'y vont ? Avec le camion ?
— J' t'en fous ! A pince, oui !
— Oh, alors, merde !
Je suppose que c'était là une conclusion sans
appel et qui épuisait d'un coup le sujet, car ils
se turent et restèrent un moment essayant de
penser ou de ne pas penser l'un et l'autre à
leur possible fin solitaire sur l'un, des lits de la
baraque de l'infirmerie, au camion à plateau,
à la caisse sur le plateau, à leurs corps dans la
caisse et aux semblables oraisons funèbres qui
les accompagneraient.
Mais, après tout, ils n'étaient pas encore
morts et, leur méditation ne les menant probablement
à rien, la conversation reprit, sur
des thèmes différents cette fois, pour maudire,
non pas tant leurs gardiens, non pas tant ceux
qui pactisaient avec eux pour de honteux et
serviles profits, ou le sort qui les avait enfermé
ici, mais une occulte conjuration de malins
et d'habiles, montée par leurs propres
compagnons d'esclavage. Une impénétrable
organisation, pensaient-ils, réservée à un petit
nombre d'élus, et qui dispensait abondance et
confort, au détriment des autres, à ceux qui
en faisaient partie.
Et c'était bien cela, en effet, à part qu'il n'y
avait ni secret, ni occultisme, ni élus, mais seulement
l'incoercible et spontané bouillonnement
des invariables afflux. Un monde, un
monde libre, anarchique et pourtant parfaitement

[page 136]

construit, et qui, sans souci des bornes
qui le limitaient, faisait que sentinelles, barrières,
règlements, s'effaçaient, devenaient seulement
quelque chose de semblable aux habituelles
fatalités et obligations qui pèsent sur
toute réunion d'humains, mais extérieures, et
sans plus d'influence sur son développement
que la maladie, les accidents, ou la mort naturelle.
Comme ces gouvernements rédigeant lois
et constitutions qui servent seulement à noircir
les feuilles des journaux, et à justifier l'émargement
au budget de parlements et de ministres
dont le pays entier, tout en continuant à
lire les journaux et à se passionner pour les
combats politiques, au même titre que pour
les vedettes du cinéma ou des sports, se moque
éperdument, non pas tant par l'effet d'une volonté
obstinément rebelle, mais poussé par
cette nécessité impérieuse, cet instinct atavique
qui réunit dans une seule et même puissance,
irréfrénable, irréfrénée, l'indomptable poussée
de la liberté et un sens divinatoire des réalités
matérielles.
J'avais pu voir, comme j'étais arrivé moi-même,
tous ces types faméliques et exténués
portant le poids de leurs humiliation et de
leurs hétéroclites et pitoyables bagages. Des
musettes et des valises crevées, rafistolées de
ficelles, que les fouilles répétées des gardiens
s'efforçaient vainement d'écumer de tout ce
qui pouvait présenter un intérêt ou une valeur
quelconque. Je me demande ce qui n'était pas

[page 137]

sévèrement interdit par les innombrables défenses
que ne se lassaient pas de traduire, empressés
et menaçants, dans un français relatif,
les interprètes, alsaciens ou autres. Peut-être
tout cela n'était-il après tout qu'une apparence,
comme les lois et les constitutions des parlements,
qu'une concession dérisoire et sans
conviction à ce besoin aussi vieux que le principe
même de toute liberté (peut-être son déguisement),
d'un décoratif et pompeux appareil
d'ordre et de réglementation. En tout cas,
manifestement pas suffisant pour que ne ressurgisse
et règne cet Olympe plus ancien que
les camps, plus ancien que les civilisations successives,
et qui, dans les baraques noires, distinguait
à son gré ses favoris commerçants
banquiers, revendeurs, boursiers, démarcheurs
ou croupiers. Sur les bancs maculés des traces
gélatineuses de repas, se tenaient des tripots
où, au cours d'âpres et silencieuses parties, se
faisaient et se défaisaient les fortunes édifiées
hors des atteintes d'une légalité sans puissance.
Il ne manquait pas, comme s'il avait fallu que
se reconstituât, jusque dans ses formes les
plus secrètes l'image des libres assouvissements
de l'homme, jusqu'aux silhouettes furtives
qui traînaient, le soir, du côté des bâtiments
en construction, et s'y glissaient, par
deux, après de rapides marchandages.
Cela aussi, pourtant, était défendu. Comme
il était défendu de posséder de l'argent français
ou allemand, des vêtements civils, des

[page 138]

boussoles, et de s'évader. Et cependant, chacun
était libre de faire tout cela. Formidablement
libre d'acheter, de revendre, de s'enfuir
ou, au contraire, de gémir, de crever de faim,
et de se soumettre.
Il est possible que ce que ni les lois, ni les
règlements édictés ne parviennent à vaincre,
la terreur, et la violence arrivent à le modifier
profondément. Encore que j'en doute. Un
monde de terreur et de violence instaure le
pouvoir à la place, ou en plus, de l'argent,
comme monnaie d'échange, et le pouvoir,
comme l'argent se conquièrent, avec l'absence
de scrupules, à peu près de la même façon,
l'intrigue et le commerce se servant tous deux
de la même matière pour parvenir à leurs
fins : intérêt et passions..

* *
*

Je n'explique pas, je constate, et je me borne
à raconter ce que j'ai vu. J'avais déjà essayé
de voir le plus grand nombre de choses possible dans les
années qui précédèrent la guerre, mais j'en
ignorais encore beaucoup, comme je suppose
que dans dix ans d'ici, j'en découvrirai un tas

[page 139]

d'autres. Quand tout ceci commença, je me
trouvais dans un petit port du Midi de la
France où je passai l'été.
Les affiches qui portaient mon numéro de
mobilisation furent posées dans l'après-midi
du 26 août et je partis le lendemain. Cela
fit une soirée et une nuit qui ne présentèrent
rien de spécialement drôle, comme toutes les
fois où l'on passe une dernière soirée et une
dernière nuit à côté de la femme qu'on aime,
avant d'aller vers on ne sait trop quoi de
désagréable, au milieu d'un paysage très
beau et très calme qui ne vous aide pas d'une
façon convaincante à faire admettre par
votre cerveau l'idée de guerre, et à la fin il
me tardait que l'heure du train arrivât. Je ne
croyais pas absolument que la guerre fût inévitable.
Je pensais même que les démocraties
feraient une fois de plus semblant de ne
pas considérer les revendications du moment
comme incompatibles avec leurs nécessités vitales
et céderaient, après avoir  fait quelques
manières sur la question de Dantzig. Mais ce
n'était que reculer pour mieux sauter. De
toute façon, ce que je prévoyais, depuis mon
voyage en Russie, venait de se produire et si
la guerre sous sa forme violente n'éclatait pas
tout de suite, je pressentais que maintenant
que les Russes et les Allemands avaient réussi
à s'entendre, ce n'était certainement pas pour
rendre la vie facile aux pays occidentaux.
Aussi, guerre ou pas guerre, il était certain que

[page 140]

nous entrions pour de bon dans une période
assez fertile en désagréments.
Le train s'arrêtait à toutes les stations, et
chaque fois, il y avait sur le quai des femmes
qui pleuraient ou dont la bouche se crispait
en faisant semblant de sourire. J'évitais en
générale de les regarder, parce qu'il n'est pas
agréable de voir une femme pleurer ou crisper
sa bouche, même quand celle que vous aimez
a réussi à se tenir convenablement jusqu'au
dernier moment. Chaque fois aussi, il
montait des hommes avec des musettes et des
litres de vin rouge dont le goulot dépassait
hors de la musette. Ils faisaient le plus souvent
semblant de rire ou de plaisanter, sauf
ceux qui s'étaient déjà mis dans
un abominable état d'ivresse. Ceux-là avaient
juste la force de se hisser dans un wagon pour
commencer aussitôt ce qu'on coutume de faire
les ivrognes, c'est-à-dire dormir ou exposer
leur point de vue personnel, et assez confus,
sur les événements.
Je me rappelle qu'il faisait très chaud, et
l'air avait cette opacité blanc-bleuâtre qui fait
presque se confondre la terre avec le ciel. Je
restais sur la plate-forme extérieure d'un antique
wagon du train hétéroclite qui s'était
formé à Narbonne, mais, même en sortant la
tête au dehors, je ne sentais sur ma peau qu'un
souffle chaud qui ne rafraîchissait pas. En
passant dans les villes, on voyait des rassemblements
de chevaux menés par les paysans

[page 141]

sous les platanes des places, une animation
confuse et inhabituelle de gens désorientés. A
Avignon, beaucoup de monde descendit. Je pus
enfin m'asseoir et regarder ensuite le crépuscule
aigre qui tombait sur la vallée du Rhône
à mesure que les derniers oliviers disparaissaient.
Bientôt la campagne ne fut plus que
des champs avec des haies de peupliers ou de
saules, tandis qu'à l'intérieur du train l'excitation
de la journée tombait peu à peu. Les
gens cessèrent de discuter, et ce fut la nuit.
Je changeai de train en gare de Lyon et
montai dans une vieille voiture de première
classe pour essayer de dormir. Un jeune
homme monta aussi. Il s'assit en face de moi.
— Et voilà ! dit-il. Y a plus de classes, on
peut monter où on veut.
— Je pense que oui, dis-je.
— Penses-tu qu'ils vont faire du contrôle un
jour comme aujourd'hui ! Et puis qu'est-ce que tu veux qu'y nous disent ? Qu'est-ce que tu veux qu'y nous fassent, hein ?
— Bien sûr, dis-je. En tout cas on verra bien.
— C'est tout vu ! dit-il. On les emmerde.
J'avais faim. Je me suis mis à manger le saucisson
qui me restait. Au bout d'un moment,
un monsieur arriva par le couloir. Il avait une
valise de cuir et une boîte à képi. Il posa sa
valise sur la banquette et nous regarda. Je
n'avais pas de cravate et j'avais mis les vieux
vêtements qui me servaient lorsque j'allais en

[page 142]

en mer avec les pêcheurs. Celui qui était assis en
face de moi portait un blouson de cuir noir
et une casquette.
— Vous êtes mobilisés ? dit le monsieur.
Vous n'avez pas le droit d'être là. Il y a des
wagons de troisième en tête.
Je continuais à manger et ne répondis pas.
— Vous n'avez pas le droit d'être là, vous
entendez ? Il y a des wagons de troisième,
allez-y !
— On fait pas de mal, non ? dit mon voisin.
Y a encore de la place.
— Vous êtes ici en première classe et vous
n'avez pas le droit. Montrez-moi vos billets.
— Y a plus de classe, dit l'autre. C'est la
mobilisation, y a plus de classe.
— Je suis officier, et je vous ordonne de
sortir. Je vous ordonne de sortir, m'entendez
-vous ? Je vous ordonne de sortir !
Mon voisin me regarda. Je ne dis rien et
haussai les épaules.
— On a le temps de se fatiguer, dit-il à l'officier.
On va tous se faire casser la gueule. Et
puis vous avez de la place.
— C'est ce que nous allons voir, mon garçon.
Pour la dernière fois : vous refusez de
descendre ?
Aucun de nous ne répondit.
Il prit sa valise, sa boîte à képi et descendit
sur le quai.
— Gardes ! l'entendîmes-nous crier. Gardes !

[page 143]

Il y avait des gardes mobiles sur le quai,
mais tout au bout.
— Gardes ! cria-t-il encore en se dirigeant
vers eux.
— T'as vu c'grand con-là ! me dit l'autre.
J'avais une bouteille de vin doux. Nous
bûmes ensemble. Il me tardait de finir ce que
j'avais dans ma musette, parce que c'était elle
qui me l'avait préparée, et ça me faisait un peu
mal au cœur chaque fois que je l'ouvrais.
C'était tout plein de tendresse humide et je
ne voulais plus de tendresse pour là où j'allais.
Elle avait enveloppé le pain dans du papier
blanc.
Un moment après, le monsieur passa dans le
couloir, entrechoquant sa valise contre les parois.
Il nous jeta un regard furieux, puis nous
l'entendîmes s'installer dans le compartiment
à côté. Enfin, le train partit, et nous nous allongeâmes
pour dormir, mais je restais les yeux
ouverts. Je voyais la forme confuse de mon
compagnon sur la banquette en face de moi
et les reflets de la veilleuse sur sa veste de
cuir. J'entendais le bruit régulier des roues aux
cassures des rails, je pensais à tous les trains
qui roulaient en ce moment dans la nuit, un
peu partout en Europe, aux hommes qui
étaient dans ces trains ou qui les attendaient
avec, auprès d'eux, des femmes qui crispaient
leurs bouches en essayant de sourire. Non, je
ne voulais penser à elle. Est-ce qu'elle dormait ?
Ou peut-être ne pouvait-elle pas dormir.

[page 144]

Peut-être était-elle assise sur la terrasse
avec tout ce cirque des montagnes autour d'elle,
la mer en bas, les lumières des réverbères remuant
doucement dans l'eau du port, écoutant
aussi le bruit des trains roulant dans la plaine.
On entendait très bien le bruit des trains dans
la plaine, la nuit, et on pouvait le suivre longtemps
quand il faisait vent du Nord, et  il était
long à s'éteindre. Le vent du Nord apportait
aussi toutes les odeurs de la terre, effaçant
les effluves marines, des odeurs tièdes de foin
coupés ou de forêts, et sur la terrasse... Mais je
ne voulais pas y penser. Plutôt aux trains et
aux gares. Je me rappelais par exemple, les
gares de Pologne, construites en bois. Il y avait,
à côté, un bosquet de grands bouleaux qu'agitait
le vent, des enfants avec des nattes qui
jouaient à la ronde sous les bouleaux aux
troncs blancs, et des calèches avec un drôle
d'attelage de trois chevaux partaient
en trottant sur la plaine où, aussi loin qu'on
pouvait voir, on n'apercevait pas de maison,
en soulevant une grande queue de poussière.
Les Polonais avaient l'air triste. Les Allemands
aussi avaient l'air triste. Dans les gares
allemandes, il n'y a pas de brouhaha, ni de
désordre, elles sont bien balayées, les gens attendent
le train, très droits, silencieux, tristes,
dans des costumes ou des uniformes ajustés.
Il y avait de la bonne bière à Dortmund.
C'était là que j'avais failli raté le train pour
être resté trop longtemps à boire au buffet, à

[page 145]

côté d'un nazi tout en noir, aux bottes extraordinairement
minces et brillantes, au visage
extraordinairement glacé. Je me rappelle que
je me demandais comment on pouvait avoir
des bottes aussi extraordinairement brillantes
accompagnées par un visage aussi extraordinairement
privé d'expression et quel grade de
telles bottes et un tel visage pouvaient avoir
dans la vie civile et dans la vie militaire. Certainement
un grade élevé. Dans tous les pays
du monde, un visage aussi totalement dépourvu
de vie correspondait à un grade élevé.
Peut-être était-il colonel, ou général, et peut-être
roulait-il en ce moment dans un train lui
aussi, ou étudiait-il des cartes. Je suppose qu'il
ne doit pas coûter beaucoup de mourir à de
tel visages, quand ils ont déjà réussi à être
aussi glacés que des bottes vernies. Est-ce
qu'on peut aimer une femme quand on a des
bottes aussi éblouissantes et aussi minces que
ça ? Parce que quand on aime une femme et
qu'on est obligé... Mais non, je ne voulais pas
y penser. A n'importe quoi, plutôt que de penser
à elle dans ce wagon cahoté qui sentait
mauvais. Ce que je redoutait le plus, en
somme, c'était d'attraper une blessure aux
yeux ou au ventre. Combien de chances avait
-on d'être blessé aux yeux ou au ventre ? Combien
de chances avait-on d'abord d'être blessé
et ensuite, parmi les blessures, quel était le
pourcentage des blessures aux yeux et au ventre.
C'est toujours la nuit qu'on pense à ces

[page 146]

sortes de choses. La nuit quand on est couché,
et c'est curieux, comme alors on se sent faible
et misérable. Quelle heure pouvait-il être ?
Quand on est aveugle, c'est toujours la nuit.
Mais, pour le moment, je n'étais pas encore
aveugle. J'étais seulement couché dans la nuit,
emporté horizontalement à la vitesse d'environ
soixante-dix kilomètre à l'heure. Je pouvais
par exemple, imaginer mon corps horizontal
se déplaçant à la surface de la terre
obscure. Pour cela, il suffisait de supprimer le
train. Si on supprimait les trains, la guerre serait
impossible. Quelle bêtise ! Comme si on
ne se battait pas avant qu'il y eût des trains.
Mais je pouvais essayer d'oublier celui-ci. Je
pouvais oublier le train et du même coup oublier
la guerre. Je pouvais ne plus rien sentir
que mon corps et en fermant les paupières et
en repliant les jambes, on pouvait abriter ses
yeux et son ventre. Ou si je pouvais aussi oublier
mon corps...
A la fin, je crois que je finis par m'assoupir,
ou du moins, je perdis conscience jusqu'au moment
où le train s'arrêta de nouveau et le silence
me réveilla.

[page 147]


* *
*

Le train était encore arrêté. Il faisait noir.
Un noir gluant, peuplé de respirations confuses,
et lourd. J'essayais de bouger, et de dégager
ma jambe. Je ne sentais plus ma jambe
que comme une présence inerte, une chose qui
n'était plus moi et qui pourtant s'accrochait
douloureusement à l'intérieur de ma hanche,
comme un bec, un bec d'os. Les os s'accrochent
et s'emboîtent bizarrement les uns dans
les autres, une suite de vieux ustensiles brinquebalant.
Voilà ce qu'était un squelette.
Seulement, il y avait aussi deux trou pour les
orbites. Tandis qu'elle... Oh, elle, ravie, enfantine
et ravie, accoudée au bastingage du bateau-mouche
au dessus de la réclame des Galeries Lafayette,
sur l'oiseau-mouche qui l'emportait
vers les îles merveilleuses.

Les éclats de leurs voix me réveillèrent tout
à fait. Ils se disputaient et s'injuriaient dans
le coin, près de la lucarne. Quelle heure pouvait
-il être ? J'avais soif.

— Maurice, dis-je.
Il ne dormait pas lui non plus.

[page 148]

— Est-ce qu'il y a encore de l'eau dans la
bouteille ?
— C'est toi qui as bu le dernier, dit-il.
Je cherchais à tâtons la bouteille dans l'obscurité.
L'eau était tiède et visqueuse. Mais ça
calmait aussi un peu la faim. Je pris le morceau
de pain que j'avais eu en trop à la distribution
et en donnais la moitié à Maurice.
— Et demain ? dit-il.
Je ne répondis pas. Au bout d'un moment,
je l'entendis qui mangeait aussi. Je devais être
un salaud. J'avais eu deux morceaux de pain
et les Allemands comptaient juste. J'étais un
salaud, il n'y avait là-dessus aucun doute
possible.
— Quelle heure est-il ? dis-je.
— Est-ce que vous allez foutre le camp de
cette fenêtre ? cria une voix. On étouffe,
merde !
Une tête bougea et je vis un peu de clair
bleuâtre entre les autres têtes qui bouchaient
la lucarne.
— Et les bidons, con ! T'as pas soif peut-être ?
— Où est-ce qu'on est, dis-je, est-ce que vous
pouvez voir le nom ?
— On ne voit rien, dit la tête, il y a des
rails et des wagons, c'est une gare.
— La gare est plus loin.
— Non, on l'a dépassée.
— Si vous foutiez le camp de cette fenêtre,

[page 149]

on pourrait peut-être respirer un peu ! Vous
entendez, bande de salauds ! hurla l'autre.
Il avait une voix rauque, pleine de rage et
d'angoisse mêlées.
— Oh, la ferme ! On attend les bidons qu'on
te dit. Y a un frisé qu'est allé nous chercher
de l'eau.
— C'est pas une raison pour rester trente-six
à boucher cette lucarne. Y en a un qui
doit rester pour les bidons. Les autres foutez
le camp ! Y a pas que vous, non ?
— Assis, assis, crièrent plusieurs voix.
— Est-ce que tu peux voir l'heure ? dis-je
à Maurice.
— Une heure et demie, dit-il. Je te l'ai déjà
dit.
J'avais fini mon pain. Il faisait véritablement
étouffant. Je pouvais sentir la sueur qui
coulait le long de mes côtes et sur mon ventre.
J'entendais leur respiration difficile, des
bruits de bêtes. Je pensais au trains de bestiaux
garés la nuit sur des voix de triage et
qu'on entend meugler et se répondre, et leur
mugissements résonnent lugubrement de wagon
en wagon, puis s'apaisent. Alors on entend
de nouveau le bruit de la pluie sur les
rails luisants. Mais maintenant, il ne pleuvait
pas. Malheureusement. Le gros Marseillais à
côté de moi soufflait péniblement.
Je fis de nouveaux efforts pour dégager ma
jambe. Alors ils bougèrent tous. Il y eut une
sorte de remue-ménage silencieux dans le

[page 150]

noir, puis les membres réussirent à s'encastrer
de nouveau les uns dans les autres, comme ces
animaux qui dorment entremêlés, et l'immobilité
lourde retomba.
Près de la lucarne, ils se disputaient toujours.
Dehors une machine siffla, tout près, et
j'entendis passer son halètement énorme suivi
par le grondement régulier d'un train qui roulait
le long du nôtre.
— C'est des troupes qui montent, décréta
un de ceux de la lucarne.
— Bon voyage ! dit une voix près de moi.
— Eh bien, les potes, j'aime encore mieux
ma place que la leur, je vous l'dit ! Ah, merde
alors ! J'vous jure que je préfère encore m
a place à là où qu'y vont !
— N'empêche qu'y sont gonflés, ces gars-là.
Nom de Dieu, on peut pas dire : pour être
gonflés, y sont gonflés !
— « Y sont gonflés ! y sont gonflés !  »... Sûrement
qu'avec des merdeux comme vous en
face, c'est pas bien difficile d'être gonflé !
Il faisait noir, mais je pouvais reconnaître
leurs voix, et à travers elles leurs figures. Leurs
figures que j'avais vues pendant le jour, déjà
uniformément vidées de tout ce qu'elles pouvaient
avoir d'humain, qui n'étaient déjà plus
que d'anonymes masques de vaincus et de captif,
un commun visage marqué par la torpeur
et la fatigue et qui les retranchait du monde
vivant. La guerre  est encore une affaire de vivants.

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Je comprenais que de ceux-ci elle retranche
les morts et les prisonniers.
— Y en a qui font bien les malins maintenant,
dit une voix, et qui crânaient pas tant
quand ils recevaient des pruneaux sur la gueule.
Et puis, c'est toujours ceux-là qui braillent le
plus fort après.
— En tout cas, c'est sûrement pas un du
127 qui me la fermera, que j'te dis ! Ah, ben
merde alors ! On les a vu foutre le camp à
Saint-Prouvais ! Une jolie bande de foireux,
voilà ce que je dis, parfaitement, une jolie
bande de...
Des protestations et des injures mêlées jaillirent
des ténèbres. Il y eut un brouhaha
confus et les voix s'exaspérèrent. Au-dessus
des autres, j'entendis le grand maigre du troisième
A.M.C. hurler :
— Ici, y a pas plus de juteux que de Pape.
Tu entends ? Moi, j't'emmerde !
Du fond de l'obscurité, une petite voix aigre
cria :
— Parfaitement, aux chiottes le juteux !
— Et d'abord, continua l'autre qui était
lancé, si on est là, c'est à cause de vous et des
officiers ! Premièrement, si j'étais juteux, j'aurais
tâché de faire autre chose que de me faire
gueuler. C'est pas pour vous faire faire prisonnier
au premier coup de pétoire qu'on vous
paye à rien foutre depuis vingt ans !
— Nous, à Joncey, le capitaine à dit comme
ça : mon P.C. c'est le petit bois là-bas. Et puis,

[page 152]

quand les Fridolins se sont radinés, il avait
pris la 301 avec le chef et le lieutenant, et ils
s'étaient barrés, et démerdez-vous ! Même que
l'officier Fritz il a dit : Où c'est qu'ils sont vos
officiers ? Et il a craché par terre !
Ils se répondaient dans le noir, hargneux et
plaintifs, et leurs voix obscures étaient pleine
de toute la rancœur des armées vaincues.
A la fin, ils se calmèrent. Il y eut un silence,
comme une trêve, pendant lequel je pus entendre
le temps s'écouler, immobile et indifférent,
l'éternité figée au-devant de laquelle
avançait son buste raide, impassible, au pas
de son cheval infatigable, son buste osseux se
détachant sur le fond lumineux de la guerre,
dont les fumées se déroulaient lentement sur
l'eau du fleuve où glissait l'oiseau-mouche, où
elle, perverse et ravie, emportée vers les îles
extraordinaires, s'éloignant, s'éloignant...
Ils me réveillèrent de nouveau.
— Vous en faites pas, les gars, y z'iront pas
comme ça jusqu'à Paris !
— C'est toi qui les arrêteras ?
Une voix sentencieuse dit :
— On leur prépare une drôle de surprise.
Attendez seulement que le père Gamelin leur
sorte sa petite surprise. Peut-être bien même
que c'est déjà commencé. Vous avez pas vu
la sale gueule qu'ils font ?
Du coup, le camp des optimistes reprit le
dessus.
— Y a six mille chars en réserve à Reims !

[page 153]

— Et ceux des Anglais ! Vous avez vu ceux
des Anglais ? Oh là là ! ... Si vous voyiez ça :
des machins énormes !
— Tout ça c'est de la stratégie, dit la voix
sentencieuse d'un ton supérieur. On les a laissé
avancer et puis on va les couper. C'est pas
difficile à piger : c'est le plan de l'Etat-Major.
— Et les dix divisions cuirassées ! Y z'ont
quatre 75 par char !
— Eh dis !
— Le char Gamelin, oui ! deux cents tonnes
qu'y fait !
Il y eut des rires, mais la voix ragea :
— Parfaitement, bande de cons ; j'les ai
vus ! Y a mon cousin qu'est dedans !
— J'vous dis que c'est nous qu'on finira par
les garder, les potes ! Et rrrauss ! Moi j'rempile
volontaire six mois pour m'occuper d'eux et
y feront connaissance avec mes bottes, ah, nom
de Dieu !
— Ce coup-ci faudra occuper toute la
Bochie !
— Y a qu'à tous les bouziller. Moi, si j'en
tiens un j'y coupe les oreilles. Faut que j'rapporte
une paire d'oreilles de Fridolins à ma
femme, j'y ai promis en partant !
— Et on baisera leurs gonzesses ! Dis, t'as
vu les trois mômes, hier, au passage à niveau ?
On les bouzillera tous et on baisera leurs
mômes !
Du dehors parvint un bruit de bottes qui

[page 154]

foulaient le ballast, puis des ordres criés en
allemand.
— Les bidons, les bidons ! Eh, demande-lui
les bidons !
J'entendis la voix. Il s'était penché à la lucarne
et sa voix était une voix du dehors, fraîche
et lointaine, implorante :
— Eh kamerad, kamerad ! Wasser ! Kamerad,
wasser !
— Still ! Hinein !
— C'était pas çui-là ! dit la voix déçue de
nouveau à l'intérieur du wagon.
— Y sont furieux ! J'vous dis qu'y prennent
la dérouillée. Y prennent la dérouillée !
J'avais faim et je cessais de les écouter.
J'avais faim, c'était à l'intérieur de moi,
comme une bête, inapaisable, inlassable. Mais
j'avais mangé tout le pain.
J'étais un salaud. D'ailleurs, ça m'était égal.
Je me foutais éperdument d'être un salaud.
Du reste, je me foutais de tout, de moi-même
pour commencer, de ce que j'étais ou de ce
que je n'étais pas, et par dessus le marché, de
la France, de la guerre, de la victoire ou de la
défaite. J'avais beaucoup trop faim pour que
ces choses-là pussent présenter à mon esprit le
moindre intérêt. Je n'y avais jamais beaucoup
cru, j'avais vu suffisamment d'événements de
ce genre, par exemple en Espagne, pour savoir
que les hommes se battaient indifféremment
au nom des mots les plus contradictoires,

[page 155]

si l'on était assez habile dans la façon de les
leur présenter. Tout cela me semblait-il, était
une question de publicité plus ou moins bien
faite, et en fin de compte, le résultat était toujours
le même. Mais, maintenant, j'y croyais
encore moins, si toutefois, cela était possible.
Avant la guerre, je lisais encore les journaux,
désormais, je n'en ouvrirai plus un seul.
Les Allemands, eux, étaient heureux. J'aurais
aussi désiré trouver un intérêt à toutes ces
choses. Je veux dire suffisamment d'intérêt
pour que cela vaille la peine de tuer ou de me
faire tuer. Les Allemands avaient cette chance.
Je les avais vus se faire tuer d'une façon vraiment
étonnante.
Des types comme le colonel avaient aussi
de la chance. En tout cas, s'il ne croyait pas
à toutes ces sortes de grandioses publicités, il
croyait au moins que la mort avait un sens et
qu'il était indispensable qu'il se fît tuer. Il
était baron et colonel, et ces gens-là sont obligés
de croire à un tas de choses. D'un côté
peut-être cela compensait-il son incapacité,
peut-être, comme pensent les Espagnols, peu
importent les relatives valeurs, et particulièrement
celles de l'esprit, pourvu que l'observance
d'un code d'une quelconque morale ou
d'une quelconque conception de l'honneur
intervienne pour conférer aux choses et aux
actes un sens et une dignité suffisante. Il avait
fait massacrer d'une manière imbécile et sans
utilité le régiment qu'il commandait, et maintenant,

[page 156]

il devait, selon ce code, se faire tuer
lui aussi.
J'imagine que c'était à quelques-unes de
ces choses qu'il devait penser, tandis qu'il
avançait sur la route, ne ramenant plus derrière
lui que quatre hommes, raide et impassible
sur son cheval, son sabre lumineux
dégainé pendant au côté de sa selle, avançant
au pas tranquille de son cheval dans le grand
soleil qui faisait briller les vitres cassées, des
milliers d'éclats de soleil jonchant le sol entre
les ruines poussiéreuses des maisons écroulées.
Les deux cyclistes nous précédaient en faisant
des huit, vacillaient en courbes molles, se
retournant sur leur selle pour voir s'il ne se
décidait pas à prendre le trot. Mais lui continuait,
toujours au calme pas de son cheval,
raide et droit, son grand sabre nu alternativement
balancé, avançant au milieu de la longue
rue déserte aux fenêtres cassées et vides
dans les façades de briques. Nous suivions
derrière, moi sur ma monture fourbue qui
butait, et l'autre conduisant encore un cheval
de main, un sous-verge de la mitraille dont les
bricoles coupées traînaient au sol.
On ne voyait personne, on n'entendait rien
sous le grand soleil de mai. Seulement, sur la
gauche, dans les vergers, un canon unique,
toutes les trente secondes environ, tirait. Et
régulièrement, en réponse, un obus arrivait
sur la ville déserte et silencieuse, faisait encore

[page 157]

s'écrouler un pan de mur dans un nuage
de poussière, long à retomber. Dans toute la
nature abandonnée, il n'y avait rien que ce
duel absurde et lent des deux canons se cherchant,
obstinés et inutiles.
Là où une bombe d'avion avait éclaté, les
choses alentour étaient brûlées, leurs propres
couleurs disparues, uniformément recouvertes
d'une teinte morte, un gris ferrugineux. Et
par-dessus tout flottait cette indéfinissable
odeur dans l'air chaud et immobile, une odeur
qui était faite à la fois d'humain sale, de
relents de mauvaise essence mal carburée, de
soufre.
La guerre est sale et elle sent mauvais. Pour
mon compte, j'en avais assez vu. Le poudroiement
du soleil noir me fatiguait. J'aurais
voulu dormir. Je fermais les yeux. Je pouvais
sentir le balancement du pas de mon cheval
et les bruits des fers sur les pavés qui sonnaient
dans le silence de la ville en ruines,
claquaient comme des marteaux sombres dans
le brouillard jaune, martelaient les ronds
errants, un crépitement confus, oscillant...
Il me poussa le coude :
— Hé, tu roupilles ?
J'ouvris les yeux et je vis de nouveau la
silhouette raide et noire du colonel, son buste
de bois pincé à la taille, toujours devant nous,
bien droit, se détachant en noir devant le poudroiement
de lumière ocre, un mannequin,
comme ces mannequins cambrés des couturières

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montés sur un pied à torsades, un mannequin
tragique aux omoplates osseuses saillant
sous le drap de la tunique, un os avançant
immobile dans la nuit rousse au-devant de
moi, posé sur un plateau, l'osseuse carcasse
d'un bœuf mort avec les deux trous vides des
orbites et Suzanne et Lena à genoux auprès de
la table rongeaient les lambeaux de chair
pourrie arrachés à ces ossements énormes, cet
amas déchiqueté aux longues dents jaunes découvertes,
aux ailes tordues...
— Ah merde ! Tu te rends compte !
Je regardais, stupide, la carcasse de l'avion
abattu, écrasé contre les décombres qu'il avait
noircis en brûlant.
— Bon Dieu, dis-je, je n'en peux plus ! Si
seulement je pouvais me coucher...
Ma figure me brûlait. Il me semblait que
j'avais comme un masque sur la face, une fine
pellicule qui séparait ma peau de l'air, comme
une couche de cire, et cassante et coupante
aux rides. Tout cela semblait se passer en
dehors de moi, dans un univers brouillé et
lointain dont me séparait une épaisse paroi de
verre ne laissant filtrer qu'une faible partie de
ma conscience, détachée de moi.
Nous traversâmes la place, puis nous prîmes
une autre grande rue qui tournait lentement
sur la droite. C'est alors que je les vis, une
file noirâtre de cafards se glissant silencieusement
le long des murs, disparaissait à chaque
éclatement d'obus pour ressortir aussitôt de

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sous les décombres, des portes obscures, courbés
en deux, leur longue théorie affairée, trottant
menu, traînant leurs baluchons, leurs
gosses et des édredons rouges dans les voitures
d'enfants.
Lui, continuait, immobile et tragique au pas
de son grand cheval. Un homme se détacha de
la file noire et courut vers lui :
— N'allez pas par là, mon colonel, n'allez
pas sur la route d'Avesnes, leurs tanks y passent
depuis ce matin. Mon colonel, n'allez pas
par là, n'allez pas...
Mais il continuait, raide, muet, comme une
statue, la tête droite, sourd, aveugle, enfermé
dans son silence lointain de colonel et baron,
et j'imagine qu'il devait penser à ces ancêtres
qui étaient morts sur leurs chevaux, comme
mouraient tous les barons depuis des générations,
sans jamais avoir mis pied à terre pour
autre chose que boire ou faire l'amour, aussi
loin qu'on pouvait remonter dans l'histoire
des guerres et des barons.
— Tu dors ? me dit Maurice.
— Combien de temps va-t-on rester là ?
dis-je. Il doit bien y avoir déjà une heure
qu'on est arrêté, non ?
— Où peut-on être ? dit-il.
— A la vitesse où on va, dis-je, pas bien loin.
Hier soir on est seulement passé à Coblence.
— Où c'est çà, Coblence ? dit le Marseillais.
Il était réveillé lui aussi.
— Sur le Rhin, dis-je.

[page 160]

— Alors on est encore tout près de la frontière ?
— Je ne sais pas, dis-je, de Coblence à la
frontière belge, il y a peut-être 150 kilomètres.
— Ils vont pas nous emmener bien loin, dit
le Marseillais. Ils savent qu'ils vont prendre
une râclée et qu'ils devront bientôt nous ramener
en France.
— Compte là-dessus, dis-je.
— Cette fois-ci c'est foutu, dit Maurice.
— J'ai cette impression, dis-je.
— Eh bé ! combien qu'ils vous ont payé,
dites ? Vous êtes pas un peu fada, non ? Moi
je vous dis qu'on la gagnera cette guerre. Ah
merde alors !
— Bon, dis-je.
— Bon quoi ? Oh dis, t'as l'air de te croire
bien malin. Tu l'as pas autrement fait que les
autres, peut-être, non ?
— Oui ça va mon vieux, dit Maurice agacé.
Tu es bien gentil, la France va gagner la
guerre après-demain et dans huit jours tu
seras chez toi et tu pourras tremper tes doigts
de pieds dans la mer et faire un gosse à ta
femme. Voilà : ce sera très bien comme ça,
et tout le monde sera content. Ce sera surtout
très avantageux pour toi, puisque tu es prisonnier
et que maintenant tu n'as plus aucune
chance de risquer de te faire trouer la peau.
Tu n'as plus qu'à attendre que les autres le
fassent à ta place, alors fous-nous la paix.
Nous l'entendîmes qui bougonnait. Je cherchais

[page 161]

à me mettre un peu mieux pour essayer
de dormir. Il y avait, sous moi, une sorte de
barre qui me coupait le dos. Je tâtonnais, mais
ne pus arriver à savoir ce que c'était ni à la
déplacer. Je réussis à rouler mon manteau et
à le mettre sous ma tête et mes épaules. J'étais
mieux, mais je sentais encore cette barre.
Tous ces types s'étaient pourtant trouvés en
première ligne et ils avaient pu voir comme
ça se passait. Mais maintenant qu'ils étaient
hors de danger, leur foi était revenue.
Si vous ne croyiez pas obstinément à la
victoire de la France, vous étiez un boche ou
un salaud. D'ailleurs, c'était vrai, du moins
sur un point : j'étais un salaud. Toute la question
était de savoir jusqu'où j'étais nuisible et
leur imbécillité vertueuse. Il y a quelque part
dans Nietzsche, je crois, quelque chose de très
intéressant là-dessus. Il y a chez Nietzsche
quelque chose de cette fureur, comme une
fierté douloureuse, un grand trou rouge sombre,
comme le cratère où se jeta, où je tombais,
où je m'engloutissais désespérément, la
suppliant, m'accrochant des yeux à ses yeux...
Mais elle n'avait pas d'yeux et toute sa
figure était lisse comme oeuf, inexorablement
lisse et ravie, comme un oeuf d'or, perverse,
souriant, son voile violet palpitant dans le
vent du fleuve, accoudée au bastingage du
bateau-mouche qui l'emportait vers sa destinée
aux îles imaginaires, glissant sur la Seine
verte et dorée par le couchant, et elle s'éloignait

[page 162]

irrémédiablement de moi, impuissant à
la retenir.
Impuissant à fuir, je devais suivre son dos
immobile, son dos aristocratique et osseux. Je
devais continuer à le suivre sur cette putain
de route qui menait je ne sais où, jusqu'à ce
que ça arrive, jusqu'au moment où ce qu'il
cherchait se produirait.
Les deux cyclistes avaient filé par un chemin
sur la droite, mais lui continuait toujours.
Il n'était plus seul maintenant, sa grande
ombre de statue équestre, couchée par terre à
sa gauche l'accompagnait aussi impassible que
lui, passant indifférente sur les morts aux
mains jaunes et sales comme des pattes de
poulet, les camions calcinés, les débris, ce
déballage d'humanité triste qui jonchait les
bords de la route, comme si on avait tiré là
les tripes des maisons, tout leur intérieur inavouable
de papiers, de boîtes, de matelas
éventrés, et cette extraordinaire profusion de
linges blancs et noirs, de hardes, partout répandue,
s'échappant des valises crevées, recouvrant
les cadavres, pendus aux caissons
d'artillerie, aux carcasses brûlées...
Un soldat, tête nue, sans écussons ni armes
courut après nous :
— Emmenez-moi, mon colonel, emmenez-moi,
cria-t-il, laissez-moi aller avec vous !
— Foutez-moi le camp, dit le colonel.
— Emmenez-moi, mon colonel. Je n'ai plus

[page 163]

de régiment. Mon colonel, laissez-moi aller
avec vous !
Le colonel ne répondit plus, il était rentré
dans son silence où lui parlaient probablement,
déjà comme à un égal, tous les barons
morts.
Le soldat vint vers nous.
Celui qui conduisait le cheval de main ne
disait rien.
— Laisse-moi monter sur le cheval, dit-il.
— Il n'y a pas de selle, dis-je, tu ne pourras
pas tenir si on trotte.
— Laisse-moi monter, dit encore le soldat
en courant  à côté de nous.
— Eh monte si tu veux ! dis-je.
Il grimpa sur le cheval. C'était un sous-verge,
sans selle. Le colonel se retourna.
— Qu'est-ce que vous foutez là ? cria-t-il,
qui est-ce qui vous a permis de monter sur ce
cheval et de me suivre ?
— Laissez-moi aller avec vous, mon colonel !
J'ai perdu mon régiment, et ils vont me
prendre. Laissez-moi...
— Descendez tout de suite de ce cheval !
Descendez tout de suite et foutez-moi le
camp !
Le soldat descendit et resta sur le bord de
la route.
Au bout d'un moment, celui qui menait le
cheval de main me dit :
— C'est un espion !
— Qui ? dis-je ahuri.

[page 164]

— Le type. T'as pas vu ? C'était un Allemand !
— Un Allemand ? Tu n'es pas fou, dis-je,
pourquoi un Allemand ?
Il haussa les épaules, sans répondre, comme
si j'étais idiot. Peu après, il dit encore :
— C'était un boche, que j'te dis. Y parlait
trop bien le français. Et puis t'as pas vu sa
tête ? Et ses cheveux ?
Le tireur devait être caché derrière la haie.
La rafale partit du côté gauche de la route,
juste à la hauteur du colonel. Je lui vis faire
le geste de saisir son sabre et il s'écroula avec
son cheval derrière un camion. Nous tournâmes
et partîmes au galop. Maintenant, il tirait
sur nous.
— Merde ! dit l'autre, ça y est !
— Quoi ?
— Je suis touché.
Il porta sa main à sa cuisse droite.
— Tu es sûr ? dis-je.
— Je crois bien que oui, dit-il, dans la fesse.
— Bon Dieu ! dis-je. Ça te fait très mal ?
Nous galopâmes encore pendant une centaine
de mètres, jusqu'à un tournant de la
route. Je remis mon cheval au pas.
— Ça saigne ? dis-je.
Il passa sa main et regarda.
— Non, dit-il,  j'enlèverai mon froc tout à
l'heure.
Sur la droite, au revers du talus, il y avait
deux soldats en combinaisons bleues, étendus,

[page 165]

leurs vélos auprès d'eux. Ils n'étaient pas là
lorsque nous étions passés quelques minutes
auparavant. Un regardait fixement. Les morts
avaient toujours cet air idiot et surpris, la bouche
ouverte. L'autre gémissait en roulant sa
tête de droite à gauche. Il cria :
— L'ambulance ! Est-ce qu'elle vient l'ambulance ?
— Où es-tu blessé ? dis-je.
— Oh ! L'ambulance, l'ambulance !
Il me regardait sans me voir.
— C'était un Fritz, me dit mon compagnon,
t'as pas vu ses mains ?
— Qui, dis-je, le blessé ?
— Non, le type de tt' à l'heure. Eux c'est
les deux cyclos qu'étaient avec nous.
— Mais ils n'avaient pas de bleus ! dis-je.
— Y les ont mis, affirma-t-il, péremptoire.
Un civil sortit en courant d'un café au bord
de la route, derrière lui venait un soldat indigène.
— Vous êtes infirmiers ? cria le civil.
— Non, dis-je, est-ce qu'on a des brassards ?
Pourquoi ?
— Y a un type dans la maison qui vient
d'être blessé. Vous n'avez pas d'iode ?
— Rien, dis-je, j'ai que mon paquet de pansement.
— Merde ! dit le civil.
Il repartit en courant, mais au bout de quelques
mètres il se ravisa et revint vers nous.
— Qu'est-ce que vous foutez là, cria-t-il avec

[page 166]

une sorte de rage. Vous avez absolument envie
de vous faire descendre ?
— Pourquoi ?
— Parce qu'ils descendent tous les soldats
français qu'ils voient. C'est plein de parachutistes,
et puis aussi des civils qui tirent, c'est
comme ça que l'autre s'est fait descendre.
— Et ceux-là ? dis-je en montrant les deux
cyclistes.
Il les regarda sans paraître intéressé. Le
blessé avait cessé de gémir. Il ne bougeait
plus. Il nous fixait, les deux yeux grand ouverts,
la bouche béante aussi, comme l'autre.
— Je ne sais pas, dit-il avec indifférence. Ils
n'étaient pas là tout à l'heure. C'en est plein
partout.
— De quoi ?
— Des parachutistes, con !
— Il y en a tant que ça ?
— Il y en a un de caché là-bas, juste au
coin de la maison, dit-il en montrant du doigt.
Mais je ne vis rien.
— J'l'ai, dit mon compagnon.
— Tu parles ! Ça en fait déjà quatre qu'il
descend.
— Pourquoi est-ce qu'il ne tire pas, alors ?
dis-je.
— Il ne tire pas de là-bas, dit le civil sans
quitter des yeux l'angle du mur. Y peut pas
t'avoir avec son machin à cette distance. Il
attend que tu sois près et il te descend.

[page 167]

— J'le vois, dit mon compagnon. Il a un
casque.
— Je ne vois rien, dis-je.
— Y s'est caché.
— Tu as un revolver ? dis-je sans trop
savoir pourquoi.
— J'en ai deux.
— Je vous conseille de pas faire les cons.
dit le civil.
— Qu'est-ce qu'il faut faire ? dis-je. Il n'y
a pas de troupes françaises par ici ?
— Ya plus rien, y a plus personne : c'est le
bordel.
— Qu'est-ce qu'il faut faire alors ?
— T'as qu'à faire comme moi, dit-il, en
montrant ses vêtements. Vous avez qu'à tâcher
de vous démerder à trouver des civils et vous
les mettre, et puis surtout pas rester plantés
là sur vos bourrins au milieu de la route
comme deux andouilles, surtout ne restez pas
sur la route.
Il partit en courant.
— Pas sur la route ! cria-t-il en se retournant.
De la main il faisait un geste furieux
pour nous chasser. Pas sur la route !
Maintenant, le train roulait. J'en eus vaguement
conscience, mais de nouveau je la revis,
et je revis l'espace d'eau qui s'élargissait entre
le bateau et moi, et l'autre, douce et blanche
comme du lait répandu qui me prenait dans
ses bras consolateurs.
Mais ils criaient encore.

[page 168]

— Les bidons, et les bidons ? Qu'est-ce que
vous avez fait des bidons !
— Il en a rapporté que trois, dit un de ceux
près de la lucarne.
Un peu d'air circulait maintenant. Cela me
fit du bien.
— Je veux mon bidon, criait-il, je vous ai
filé mon bidon et...
— Eh, laisse-en un peu pour les autres,
non ?
— On n'en a gardé qu'un dit celui de la
lucarne, on a fait passer les deux autres.
Une voix aigre ragea :
— J'parie que c'est encore les Bicots qui les
ont fauchés. C'est encore cette sale race de
Bicots qui les a fauchés !
— Qui c'est ci-là qui dit sal'rass' ?
Je le vis vaguement dans le noir plus bleu,
qui s'était dressé.
— Qui dit sal'rass' ?
Je fermai de nouveau les yeux, mais le
bateau n'était plus qu'un point noir, bien loin,
dans le tournant du fleuve doré que balayait
sa fumée rousse, et moi...
— Band' di lopett', dit encore l'Arabe. Qu'y
répèt' ci-là qui dit sal'rass' !
Moi je restais là immobile, les bras le long
du corps, enveloppé dans sa consolante
caresse. Et l'enfant était tombé à l'eau et des
femmes noires courant le long de la rivière
cherchaient à le repêcher avec leurs parapluies,

[page 169]

lui dérivant lentement, sa robe blanche
gonflée comme un ballon.
— ahadin bébek ! Sal' rass' !
Désespérément hors de portée de leurs bras
tendus.


*
* *


Les bruits et les couleurs se mélangent.
Celui du camion qui dure, obstiné, sur toute
la longueur de l'avenue et celles des maisons
d'en face, lilas, orange, gris, et celles des
arbres comme des plumeaux noirs. Ils entrent
tous et traversent les murs avec des drapeaux
qui claquent tout en haut de leurs hampes, et
le lion vert de gris, majestueux, et le carrousel
tintamaresque des voitures autour de lui,
et le train électrique de banlieue qui s'en va
dans le bruit glissant d'électricité plein de
types qui lisent les journaux du soir, debout,
cahotés avec ensemble.
Tout s'embrouille et s'interpénètre, et ils
passent à côté de mon lit sans s'excuser et ils
jouent leurs musiques en arc en ciel acide sur
ma table et des avions passent en grondant à
travers ma tête, à travers les vitres, à travers
les fleurs qui sentent.

[page 170]

A cause de tout ça, je ne suis pas moi.
Je peux sentir la ville. Elle a une odeur de
bruit et d'agitation, immobile et mouvante,
comme la mer. Elle ne dort jamais. Moi, je
dors. C'est ainsi que je puis être le plus fort et
que je peux me retrouver, moi, retrouver ma
vie, je peux me retrouver, moi, retrouver ma
vie, retrouver mes rêves et le rêve de mon
passé qui n'existe pas autrement.
Réveillé, je regarde dans la glace une figure
végétale, végétale comme un tronc d'arbre, un
idiot, un train. Est végétal tout ce qui pousse
au hasard dans les plaines ou les villes de
pierres, tout ce qui vient et puis s'en va. Je
pense à toutes les choses qui arrivent et qui
disparaissent, qui ont un commencement et
une fin à une heure bien déterminée et qui ne
pensent pas par elles-mêmes. Il y a le commencement
et la fin d'un homme. Le commencement
et la fin d'une guerre, d'une machine
à écrire, d'une fourmi. Une ville, un tableau,
un livre, un caillou, le ciel, l'eau, vous n'en
finirez jamais, ça n'a ni queue ni tête, ni droite
ni gauche et ça pense.
Plus qu'une figure d'homme, plus qu'un
homme.
Je regarde ma figure dans la glace et je vois
l'arbre avec son feuillage de cheveux, je vois
l'écorce et je me demande bien ce qu'il y a
sous cette écorce, qui n'est pas moi, qui est ce
type qui m'a conduit là où je suis ou plutôt
qui s'est conduit, parce que moi, je n'y suis
pour rien, et la preuve, c'est qu'il a fait tout

[page 171]

le contraire de ce que je vois bien que j'aurais
dû faire. J'aurai fait un tas de choses belles,
bonnes, admirables et exemplaires qu'il n'a
jamais su accomplir. D'abord j'ai beaucoup
de mémoire, je sais un tas de choses, j'en imagine
d'autres. Lui pas.
Debout au milieu de la nuit, dans la lumière
jaune de l'ampoule électrique à regarder dans
la glace ce type qui boit un verre d'eau, et
l'eau me coupe la gorge comme un poignard,
et en moi s'enfonce l'eau transparente et glacée,
une longue épée de métal, sans couleur
que la durée du froid.
Je descendrai l'escalier. Chaque semaine,
un homme vient laver les deux étages. Les
marches sont en bois, couleur de soufre à
force d'être lavées, sans tapis. Aussi toute la
journée et la nuit, peut-on entendre ce qui
marche et vit dans cet organe de la maison,
écouter les pulsations de ce corps avec ses veines
qui le parcourent, les tuyaux du gaz, de
l'eau, les fils électriques, les cheminées.
Arrivé à la dernière marche, je longerai le
couloir d'entrée au carrelage noir et blanc.
Alors je sortirai dans l'humidité grise. Le tailleur
du rez-de-chaussée me verra sortir. C'est
un Grec avec une tête ronde, des yeux saillants
et globuleux. Il travaille tout le temps,
à côté de la fenêtre, et il suivra mon dos, du
regard, tandis que je longerai le petit jardinet,
jusqu'à ce que je tourne dans l'impasse. Je
suis l'impasse et au bout d'une trentaine de

[page 172]

mètres, je débouche sur le boulevard. Dans le
brouillard la lumière orange qui annonce le
croisement s'allume et s'éteint à intervalles réguliers,
même en plein jour.
Alors je tourne à gauche. Je me mets à suivre
le long mur noirâtre des bâtiments du
Chemin de Fer Métropolitain et bientôt je
passe à côté d'une petite affiche déjà déchirée :

Salle Wagram
HITLER EST-IL MORT ?

Qu'en pensez-vous ? Hitler est-il mort ?
Chaque fois que je passe, le petit carré de
papier blanc sali est là avec son interrogation.
Chaque fois il est un peu plus terne, un peu
plus délavé, mais je vois toujours les six lettres
noires et le point d'interrogation. Le point
d'interrogation sur le mur. Savez-vous ? Que
faut-il en croire ? Et puis d'abord qui est-ce,
Hitler ? Des lettres qui forment un nom et des
photographies de journaux ? Du noir et du
rouge ? Un type qui gueule ? Un type qui
rage ? Un type méchant ? Un fou ? Une religion ?
Des tas de morts ? Un Allemand ?
L'idée de violence ? Quelque chose où il y a
du fer ? Un sale type ? Des sales types ? Des
Allemands ? Des Français ? Des sales types de
tous les pays ? Des sales idées ?
Le point d'interrogation sur le mur et moi
continuant à longer le mur en me demandant

[page 173]

ce qui peut mourir et ce qui ne peut pas mourir,
ce qui est mort et ce qui est vivant, si je
suis mort ou si je suis vivant et qu'est-ce que
je suis et qui est-ce que je vois, minable, passer
dans les glaces des magasins à ma hauteur.
Peut-être celui de l'autre petite affiche à côté
pourra-t-il me le dire, celui qui vous informe
qu'il vient de s'installer dans le quartier, le
spécialiste des Hautes Etudes Astrologiques
qui peut dire tous les événements de votre vie
avec précision, apporter un peu d'exactitude
dans tout ça, l'indécise confusion des figures,
lumières, ombres, fuyant comme des poissons
dans les mains pour les saisir, glissant entre
les lignes de la mémoire, raisins qui s'écrasent
ruisselants, insaisissables sur les paumes collées,
paroles, actes, pensées, et les fumées de
tous les trains que j'ai pris, les costumes que
j'ai portés, l'odeur des gares, les chambres où
j'ai vécu, les voix qui m'ont parlé, qui ont dit
des mots pour moi, vers moi, qui ont voulu
m'arrêter, me pousser, m'aider, me recommander,
me faire souffrir, me tuer.
Comme si j'étais quelqu'un. Alors quel est
ce quelqu'un aux noms divers dans les diverses
bouches et tous les noms dans mes oreilles
et tous les personnages de ce même nom dans
les vitres et les photographies immobiles au
fond des tiroirs. Même pas ma main. Les
mains ne gardent rien de tout ce qu'elles ont
saisi. Mains frustrées, se refermant inlassablement
sur d'évanescentes réalités. Dans leur

[page 174]

rue sont passées tant de choses diverses et
hétéroclites et leur paume est comme un caillou,
la dalle nue et polie de ces autels inapaisables où sacrifiaient...
Un buisson de mains. Je me rappelle le
soleil de mai sur la campagne verdoyante de
Belgique où il y avait de petites maisons très
propres et pillées, et des fleurs dans les
champs, et des haies avec des baies rouges et
des endroits où il n'y avait plus qu'un tas de
briques poussiéreuses à la place des petites
maisons propres, et des vaches gonflées
comme des baudruches, les quatre pattes en
l'air dans les prairies pleines de fleurs et au
milieu des prairies la route où serpentait un
cortège dépenaillé de types mal rasés et fatigués,
avançant sur la route, gardés par d'autres
types avec des casques en fer sur la tête, et
du cortège émergeait par moment une végétation
tendue, avide, hérissée, les mains, parce
qu'on leur jetait du pain. Et j'étais moi aussi
dans cette foule, j'étais cette foule et ces mains
qui éclosaient de tous ces hommes pareils à
moi pour saisir et étreindre et se tendre à
nouveau, de nouveau vides et avides de s'emplir,
insatiables et déçues.
Autant chercher à retenir l'eau dans ses
doigts. Essayez. Essayez de vous chercher. « Je
est un autre.» Pas vrai : « Je est d'autres ».
D'autres choses, d'autres odeurs, d'autres sons,
d'autres personnes, d'autres lieux, d'autres
temps. J'admire la continuité et la logique

[page 175]

exemplaire qui conduit l'évolution des héros
de romans pour arriver au socialiste parfait
et enthousiaste à la six cent vingt-troisième
page. Comment peut-on être toujours conséquent
pendant six cent vingt-trois pages. Voilà
ce que je me demande, moi qui ne suis jamais
le même pendant dix minutes à la file, moi qui
ne suis pas le même pendant la durée d'un
millième de seconde, puisque je ne suis pas
moi. Et voyez tous ces types étonnants qui
écrivent dans les journaux des choses sérieuses
et conséquentes, ces types qui s'inscrivent
dans les partis politiques, qui s'engagent pour
toute leur vie comme joueur de triangle dans
les orphéons ou adhérents à des ligues de
morale.
Je suppose que j'avoue l'indice d'une grave
inconsistance et d'une grave immoralité. Mais
pour croire à quelque chose, il faut d'abord
avoir des idées bien établies. Je ne peux pas
avoir des idées bien établies au milieu de
tous ces bruits et toutes ces couleurs qui entrent
et qui ressortent, au milieu de la nuit,
regardant une figure dans du verre sous la
lumière de l'ampoule électrique.
Alors j'entre dans un café. Je m'assieds et
le garçon vient et je lui commande une consommation.
Quand il est parti je me mets à
regarder les gens qui entrent et s'en vont et se
retrouvent, des femmes, des hommes qui parlent
en sortant des papiers de leur serviettes,
d'autres qui se demandent probablement


[page 176]

aussi comme moi s'ils existent et qui regardent
si on les voit, si on s'est aperçu qu'ils
étaient là, qui sourient, qui embrassent, tout
ça pendant que la musique joue, la porte qui
ne cesse de s'ouvrir et de se refermer, un
brouhaha, une confusion de tous les diables,
étourdissante, des lumières, des voix.
Si vous restez suffisamment de temps assis
à regarder, deux ou trois heures par exemple,
vous voyez la mort. La mort se tient à côté de
tous ces gens dans les choses. Les choses sur
lesquelles ils s'asseyent, les choses dans lesquelles
ils boivent, patientes, ironiques, méprisantes.
La même table, la même banquette et
les fantômes successifs, éphémères, de ceux
qui viennent s'y asseoir, s'agitent, vivent et
disparaissent, remplacés par d'autres. De là,
l'inhumain et majestueux détachement des
putains qui voient naître, grandir, s'accomplir
et mourir la raison essentielle de l'homme, se
succéder sur leur corps immuable les existences.
Les gens moraux n'aiment pas les prostituées.
Ils n'aiment pas tout ce qui leur rappelle
qu'ils ont un corps et que ce corps disparaîtra.
Ils regrettent d'avoir un corps, des mains, des
yeux. Les gens moraux savent parfaitement
bien qui ils sont et ils ont horreur de tout ce
qui vient leur rappeler qu'ils ne sont rien.
C'est pourquoi l'Occident qui est essentiellement
moral déteste les femmes qui voient les
hommes passer. Les gens moraux de l'Occident

[page 177]

mettent volontiers un crâne sur leur table de
travail et ils disent que c'est un objet de méditation.
Mais ce n'est pas vrai, c'est seulement
pour se prouver qu'ils sont vivants et qu'ils
existent et c'est cela qui leur donne une satisfaction.
Si c'était pour penser à la mort, ils
ne mettraient pas un crâne. Ils ne mettraient
rien. Peut-être la vue d'un os, la seule chose
qui restera d'eux-mêmes les console-t-elle un
peu. Mais pas la chair, pas la matière périssable.
Pas les femmes qui donnent cette matière
périssable, qui leur rappellent cette matière
périssable, et l'assujettissement où ils sont par
rapport à cette matière, ce ventre, le haïssant,
le désirant, le maudissant, le méprisant, le
regrettant, ce ciel d'entrailles maternelles et
obscures dont Greco peignait sans repos la
douloureuse nostalgie.
Greco se regardait aussi dans une glace,
mais il savait y voir quelque chose. Moi pas.
Je peux voir des choses, mais pas quelque
chose. Et pourtant j'ai cru pendant un
moment que je pourrais être peintre. Mais
maintenant plus personne ne peut être peintre
sans ridicule à cause de Picasso.
Excusez-moi de vous interrompre, Monsieur,
Mais je voudrais demander une explication.
Vous allez me faire perdre mon sujet.
Ne pouvez-vous le reprendre ensuite ?
Difficile. Mon sujet n'attend pas.
Quel est donc ce sujet ?
Une course de vitesse.

[page 178]

Comment cela ?
Des gens et un tas de choses, des odeurs, des
heures, des idées, des figures qui courent, et
moi au milieu d'eux, à en perdre haleine, pour
me maintenir à leur hauteur.
Vous voulez dire que si vous vous arrêtez,
vous ne saurez plus de quoi vous vouliez parler ?
On ne sait jamais de quoi on parle avant
d'en parler.
Dans ces conditions, pourquoi écrivez-vous ?
Pour essayer de me rappeler ce qui s'est
passé pendant le moment où j'écrivais.
Je crois que je saisis ce que vous voulez
dire.
Je vous remercie.
Si vous permettez, je pourrais courir à côté
de vous et vous me répondriez.
Qu'est-ce que vous voulez ?
Je ne comprends rien à Picasso. Expliquez-moi.
Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
Mathématicien.
Comprends rien à Reimann. Expliquez-moi.
Ne plaisantez pas. Vous savez bien que ce
serait très long et très difficile.
Cela veut-il dire que vous pensez que la
peinture ce n'est pas long et c'est facile ?
Mais pourquoi fait-il des choses si effrayantes ?
Parce qu'il est Espagnol. Ces gens-là aiment
effrayer les autres et s'effrayer eux-mêmes.


[page 179]

J'ai vu un tableau qui représentait une
femme assise dans un fauteuil. C'était un
monstre.
Parce qu'il est catholique. Tous les Espagnols
sont catholiques.
J'avais entendu dire qu'il était internationaliste
et athée.
N'en croyez rien. Il est Espagnol et Catholique.
Si ce que vous dites est vrai, il respecterait
l’œuvre de Dieu dans la forme humaine. Ce
qu'il fait est diabolique.
Je regrette encore de vous contredire, mais
la morale catholique n'admire pas l'oeuvre du
Créateur dans la forme humaine, et particulièrement
dans la forme féminine. Bossuet
dit que les femmes ne sont qu'un sac plein
d'ordures et les membres de je ne sais quel
Concile voulaient leur refuser une âme. Le
Père Joseph disait qu'une femme n'était digne
qu'on lui adresse la parole que voilée et derrière
la grille d'un couvent. Tout ça ne permet
pas de supposer un grand respect pour
l'oeuvre matérielle du Créateur.
Alors comment appelez-vous tout ce qu'on
voit dans les musées ?
Des tours de singes.
Voulez-vous dire que ce ne sont pas de
grands peintres ?
Certains ne sont pas peintres du tout.
D'autres sont de grands peintres qui ont
essayé de faire des tours de singes. Ils ont


[page 180]

quand même fait des chefs-d'oeuvre, parce
que rien au monde ne peut empêcher un
grand peintre de faire de la grande peinture,
mais je crains que vous ne puissiez voir, vous,
en visitant les musées, que les tours de singes.
Citez-moi des noms de grands peintres,
autres que Picasso.
A peu près tous les noms d'enfants au-dessous
de douze ans.
Je comprends maintenant pourquoi vous
aimez Picasso. Vous êtes un farceur comme
lui.
C'est très flatteur. Je voudrais que ce fût
vrai. Mais, pour le moment, je ne suis pas un
farceur. Du moins dans le sens où probablement
vous entendez ce mot.
Vous admettez qu'il en soit un ?
Dans la mesure où la farce s'avère la seule
possibilité d'expression de l'homme en présence
du tragique de la vie. Ce qui demande
une dose de noblesse, de coeur, et de puissance
qu'on ne rencontre pas à tous les coins de rues.
Je retiens que vous avouez la farce. Je pensais
bien que c'était quelque chose comme ça.
Avez-vous lu Rabelais ?
Tout le monde reconnaît que c'est très bien
écrit.
Les farces de Picasso sont encore mieux
peintes.
Mais ce n'est pas drôle !
Et trouvez-vous que le monde soit drôle ? Je
préférerai d'ailleurs abandonner cette conversation.

[page 181]

Je crains qu'il y ait une équivoque sur
les mots. Par exemple, j'ai peur que ce qui
vous paraît le moins farceur, soit en réalité le
plus farceur, et inversement.
Ecoutez, répondez-moi encore une fois.
Vous trouvez vraiment que tous ces tableaux
qu'il fait c'est beau ?
Foutre non. Il a fait des choses maniérées et
d'un mauvais goût barcelonais typique pendant
une assez longue période de sa jeunesse.
Il avait une main et un oeil qui étaient des
instruments extraordinaires et il a mis assez
longtemps à découvrir ce qu'il fallait en faire.
Maintenant encore il lui arrive souvent de
faire des choses bêtes et de mauvais goût barcelonais
avec, en plus, du mauvais goût parisien
ou américain. Ça dépend des littérateurs
qui l'entourent. J'ajoute que ce sont probablement
ces choses qui vous déplaisent le moins.
Dites-moi quelles choses il fait sans mauvais
goût d'aucune sorte et que l'on doive
admirer.
Cher Monsieur, je ne pense pas qu'on
« doive » jamais rien admirer. Je vous l'ai dit,
je n'ai aucune moralité.
Que l'on peut admirer si vous préférez.
Personne dans aucun pays du monde à
l'heure actuelle, excepté en Russie et en Espagne,
ne vous empêche d'admirer quoi que ce
soit. Si votre plaisir réside dans le fait d'admirer
ne vous en privez pas.
Je m'aperçois qu'il est difficile et irritant de

[page 182]

parler avec un écrivain. Vous jouez sur les
mots.
Exactement.
Dites-moi alors ce que vous aimez.
Ce qui m'apporte quelque chose.
Vous ne pouvez pas me donner une définition
plus précise. J'aime les choses précises.
Si vous voulez. Disons l'inattendu attendu.
C'est encore un jeu de mots.
Si vous préférez ce que je ne savais pas que
j'attendais. Ce que je désirais réellement au
lieu de ce que je croyais désirer.
Et à quoi reconnaissez-vous ce que vous
attendiez réellement, puisque vous ne saviez
pas que vous l'attendiez ?
A ce que ça me rassasie. Ça m'apaise et ça
comble un vide en moi.
Et les tableaux de Picasso vous apaisent ?
Ces femmes avec des têtes à vous donner le
cauchemar et des corps difformes ! Ecoutez :
je ne voudrais pas que vous me preniez pour
un vieux type retardataire. Je vous assure
que j'aime la peinture moderne. Par exemple,
j'ai vu, il n'y a pas bien longtemps, une exposition
des toiles récentes de Matisse qui m'a
beaucoup plu.
Tant pis pour vous.
Pourquoi ?
Parce qu'il est gâteux.
Que voulez-vous dire ?
Je veux dire qu'il fait une peinture sénile.

[page 183]

Tous les critiques sérieux assurent pourtant
que c'était très beau.
Quand il faisait des choses valables tous les
critiques sérieux de l'époque disaient que
c'était très laid.
Il a donc fait des choses valables ?
Très.
Et maintenant ?
Maintenant, il ne peut plus.
J'ai trouvé qu'il y avait de jolies couleurs.
On m'a dit qu'il fallait regarder ses tableaux
comme un bouquet.
Pourquoi n'achetez-vous pas des fleurs ?
On m'a dit qu'il travaillait beaucoup pour
simplifier.
C'est une façon comme une autre d'appeler
l'impuissance.
Alors à votre avis ça ne vaut plus rien ?
Quelque fois ça vaut encore comme vous
dites. Cher Monsieur, vous savez ce qui arrive
à tous les hommes sans distinction plus ou
moins tard dans la vie. Eh bien c'est à peu près
comparable. Quelquefois ils parviennent quand
même à le faire, après un bon repas ou quelque
ingrédient qui les a particulièrement fortifiés,
et encore à condition de se dépêcher. Mais
s'ils ont la chance d'y arriver, même à ce
moment-là ce n'est pas très bon.
C'est très intéressant. Et dites-moi : pensez-vous
que Picasso puisse encore...
Je n'y ai pas été voir.

[page 184]

Cela m'aurait intéressé. Vous ne le connaissez
donc pas ?
Non.
C'est dommage. Je pensais que vous auriez
pu m'expliquer pourquoi il était communiste.
Je vous ai dit que c'était un homme de moralité.
Est-ce l'unique raison ?
Vous êtes un malin. Imaginez si vous voulez
qu'il éprouve un certain plaisir à effrayer les
millionnaires auxquels il réserve ses tableaux.
Et vous, vous êtes communiste ?
Ça dépend du temps qu'il fait.
Dans ce cas, vous n'êtes pas communiste.
Ce sera comme vous voudrez.
Je vous demande pardon. Je n'avais pas l'intention
d'être indiscret, mais dans notre métier
nous sommes habitués aux choses précises.
Vous êtes tout excusé. Il n'y pas que dans
votre métier. D'une façon générale, les gens adorent les classifications.
Je ne voudrais pas que vous alliez croire
que je vous demandais cela par pure curiosité.
J'ai moi-même l'intention de m'inscrire
au Parti Communiste.
Je pense que vous avez tout à fait raison.
Le pensez-vous vraiment ?
Vous y retrouverez un tas de vos confrères.
Le Parti Communiste est maintenant tout plein
de gens savants.
C'est bien ce qu'on m'avait dit. Je suis content
d'avoir cette confirmation. Je vous avoue

[page 185]

que ce qui m'inquiétait un peu, c'était qu'il y
avait aussi Picasso.
Si ce n'est que cela, je peux vous rassurer :
lorsque le Parti Communiste sera suffisamment
puissant, ça s'arrangera.
Croyez-vous ?
Je vous en donne ma parole.
Remarquez que nous sommes aussi arrivés
à un tas de résultats curieux en méditant sur
l'infini et les imaginaires. Nous sommes aussi
un peu poètes en quelque sorte. C'est pourquoi
j'aurais encore plaisir à parler avec
vous.
Je ne suis pas poète.
Mais vous écrivez, c'est presque pareil.
Pas du tout !
Vous m'êtes sympathique. Cependant, malgré
tout ce que vous m'avez dit d'intéressant
il y a encore quelque chose qui m'échappe.
Une inconnue, comme nous disons...
Eh bien, mettez-la en équation, crié-je.
Enchanté d'avoir fait votre connaissance !
Et je pars à courir de plus belle en bousculant
tout sur mon passage pour rattraper mon
sujet, renversant les fleurs des chapeaux, les
adorables enfants morveux et les béates femmes
enceintes, troublant leur torpeur extatique
et comblée. Rien de tel pour vous
revigorer qu'un petit bout de conversation
avec un mathématicien. Rien de tel en général

[page 186]

pour vous remettre en forme que n'importe
quel bout de conversation avec n'importe
laquelle de ces personnes bien élevées, cultivées,
et dévorées du louable désir de comprendre,
de s'instruire et se perfectionner
dans l'étude des beaux-arts. Mais j'ai beau
courir, ce foutu poète en chiffres m'a bel et
bien fait perdre mon sujet et maintenant je
ne m'y reconnais plus, je ne reconnais plus
les figures, et j'ai de nouveau égaré tous ces
bouts de fils que j'avais si patiemment commencé
à débrouiller, à classer, à numéroter,
et je me retrouve de nouveau comme lorsque
toute cette histoire à commencé, courant au
milieu des bruits et des formes inconnues et
pourtant familières, les sifflets des agents
dans les oreilles, les clacksons, les rires et les
regrets.
Heureusement que pendant que je cours
le printemps arrive, les arbres deviennent de
plus en plus verts, la couleur du ciel change,
et, avec elle, celle des maisons, et les bruits
dans la nuit claire. Alors je peux m'arrêter de
courir et rester dans l'obscurité transparente
et ne plus chercher. Entendre les pulsations
de mon coeur dans ma poitrine se calmer peu
à peu, ma respiration devenir égale, me laisser
aller, étendu, à la dérive, porté par l'eau
lente du fleuve inépuisable, connaissant que
je ne suis pas moi, pactisant avec l'univers
sans visages, et laisser m'emplir le consolant
et tendre désespoir de la mort.

[page 187]

Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse
disposition des fenêtres allumées, rectangles
peints en jaune orangé, écoutant le
bruit d'un pas sur les boulevards, écoutant
une femme qui rit quelque part, une musique,
écoutant l'arbre palpiter et s'ouvrir, pousser
ses ramures à travers moi, m'emplissant les
mains de ses feuilles, m'emplissant de sa voix
chuchoteuse, les voix de ceux qui n'ont pas
encore vécu, celles de ceux qui n'ont pas fini de
vivre, les mêmes voix, les mêmes présences,
toutes celles qui m'ont tellement donné, celle
qui m'a donné une vie, celles qui m'ont donné
la bouleversante tendresse de leurs chairs,
celles qui m'ont aimé, celle qui m'a trop aimé.
Les branches passent à travers moi, sortent
par les oreilles, par ma bouche, par mes yeux,
les dispensant de regarder et la sève coule en
moi et se répand, m'emplit de mémoire, du
souvenir des jours qui viennent, me submergeant
de la paisible gratitude du sommeil.