Huis clos à Macau

Patrick Grainville, « Huis clos à Macau », Le Figaro, 15 février 1996.

Pour mémoire :

« Cela commence par un canon de revolver vissé sur la tempe d’un type. Le tueur c’est Kotter, un agent au service du Parti et de sa section policière, le Paradis. Il bosse pour les Chinois. La proie c’est Breughel, prisonnier de son tortionnaire. Il n’aurait pas dû trahir la cause totalitaire et déguerpir avec Gloria de Macau. Cette dernière avait pour mission de le contacter et de le gagner au réseau. Bien sûr, ils se sont adorés. Grosse passion. Breughel, la cinquantaine limite, est pour de bon érotisé, irradié par cette espionne “ très jeune, très belle, une jeune guerrière ”. Ils bradent la politique et la police et cavalent et convolent au firmament.
Cette fugue, on la découvre par bribes, quand les souvenirs de Breughel s’engouffrent dans le créneau qui sépare sa tempe du revolver braqué. Un huis clos donc, des plus poisseux, un typhon couve, rameute tout un ramdam de tôles et de paperasses dans cette ruelle du vieux Macau. Un duel entre Kotter et Breughel. Il faut que le déserteur vide son sac, révèle où se cache Gloria et où elle a planqué l’argent du Parti.
Elle est somptueuse Gloria, anarchiste, très riche mais folle bientôt. Atteinte par l’obsession, les hallucinations. Elle sombre dans la psychose. Breughel ne révèle qu’une part de la vérité. Il se garde bien de raconter à son bourreau que Gloria pourrait survivre dans un asile à la lisière d’un bidonville, non loin de là. Il invente qu’elle a été finalement écrasée par un camion en Corée…
Le garde-chiourme et son captif déteignent secrètement l’un sur l’autre. On appelle ça le syndrome de Stockholm… Agents, dissidents, transfuges finissent par se confondre au crépuscule de toutes les causes. Tous suicidaires, à bout, recrus, en rupture de tout, avalés par les ténèbres. Gloria n’est plus qu’une envolée lyrique, une réminiscence panique, un tatouage d’ultime romantisme sur l’âme noire de Breughel.
On sent que Volodine a vagabondé en mer de Chine, du côté de Hong Kong, de Canton, de Macau… Ça grouille, marchés, puanteurs, péripéties macabres, étals sanguinolents, barques, jonques, paniers, fatras. C’est moite. Choses vues. Le polar politique se mâtine de reportages à cru et d’abattement métaphysique. La porte du taudis où moisissent les duettistes laisse filtrer des airs d’opéra chinois, voyelles aiguës, notes stridentes, courbes mélodiques… Breughel est saisi par le génie incongru de la langue, d’une beauté inconnue qui s’harmonise avec l’ovale des belles Chinoises et les nuances noires de leurs cheveux.
Le bouquin détraque certains stéréotypes du roman noir, en Orient, cradingue, écrasé de touffeur sous le déclic des typhons, grâce à une composition en éclats. On passe de la première personne à la troisième en un éclair. De Breughel à Kotter sans frontière. J’ai oublié de dire que Breughel est un romancier et que toute cette affaire s’en ressent. Les chapitres s’intitulent : Monologue, Fiction, Rêve… En effet deux longs cauchemars déploient leurs visions convulsives. On est au comble de l’expressionnisme. Camps, atrocités, sévices de la soldatesque, foule de mendiants immolés. Ces pages portent à son paroxysme le sens profond du livre. Cette terreur singulière qui obsède toujours Volodine. L’état de guerre. Le crime, ses alibis usés, ses rituels carnivores. Mais on trouvera peut-être l’esthétique des monologues plus électrique et plus tranchée. Les plus beaux impacts sont décochés dans le crâne de Kotter galvanisé peu à peu par Breughel.
Il y a un dénouement. Un gagnant si l’on peut dire et Gloria voit débouler le typhon de la fin du monde. Volodine est ainsi le moins minimaliste de l’écurie Minuit. Pas flegmatique mais frénétique. »

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