Cul-de-sac

Christophe Kantcheff, « Cul-de-sac», Les Inrockuptibles, 27 mars 1996.

Pour mémoire :

Roman d’amour pour une femme qui bascule dans la folie, Le Port intérieur en profite pour clouer au pilori la littérature et ses prétendues vertus cathartiques.

« Si l’on s’amusait à associer chaque livre à une figure géométrique, les romans d’Antoine Volodine seraient des cercles. Les personnages y semblent en effet prisonniers d’un parcours étouffant, en circuit fermé, obsessionnel, incapables qu’ils sont de trouver une “ aération ”, une voie de sortie. De plus, ce parcours tourne autour d’un centre, d’un point intérieur, ou d’un port. Le premier “ port intérieur ” du livre est tout simplement géographique. Au cœur du vieux Macau, il jouxte un bidonville marécageux où s’est réfugié Breughel, activiste vieillissant et écrivain devenu presque stérile, montrant un goût certain pour les “ domiciles de la déchéance ” : “ Un réseau de planches zigzague sur l’eau putride. Il y a les broussailles, les fils de fer d’une ancienne clôture, les murs de tôle, les murs bâtis avec des briques que l’humidité a effritées, les cadenas sur les portes, les odeurs de décomposition qui soufflent depuis un hangar de parpaings où une entreprise d’élevage a installé un poulailler et un égorgeoir à volailles. ” Antoine Volodine rend à la perfection l’ambiance et l’esprit d’un lieu. L’atmosphère de déliquescence, les miasmes, l’exsudation forte et permanente : la phrase de Volodine éveille les sens et l’imaginaire, et l’on devine que lui aussi a dû être pris, lorsqu’il est arrivé à Macau où il a séjourné, par “ l’odeur de buanderie mal entretenue ”qui y règne.
La vie de Breughel, dont la solitude est totale, n’est plus qu’“ intérieure ”, vie menacée. Mais il a été rattrapé dans son taudis par Kotter, en mission pour le Parti, organisation occidentale clandestine et paramilitaire. Comme dans son précédent roman, Le Nom des singes, la confrontation des deux hommes, sous la forme d’un interrogatoire, sert de fil conducteur au récit, et cette confrontation trouvera la même résolution dans la confusion des identités, Kotter se transformant en Breughel, c’est-à-dire en la personne du narrateur, non identifiable, voire inexistant. Kotter cherche à s’assurer de la mort hypothétique de Gloria Vancouver, laquelle a détourné de l’argent du Parti avant de prendre la fuite avec Breughel, puis de basculer dans la folie. Gloria, second “ port intérieur ” du livre, est aussi l’ultime point d’attache d’un homme pour qui plus rien ne compte, pas même les livres qu’il a écrits. Le Port intérieur est d’abord un superbe roman d’amour pour une femme exceptionnelle de sensualité et de volonté, qui peu à peu s’est abîmée dans la folie. Même quand Breughel décrit ses rapports de plus en plus difficiles avec elle, Kotter y voit encore “ de la poésie et de l’amour ” : C’est une évidence à entendre Breughel évoquer ses visites à Gloria, qu’il cache à Kotter pour la protéger : “ Je l’examinai de profil, avec une tendresse que le chagrin polluait. Elle était restée très séduisante, en dépit des rides de la folie qui avaient commencé à lui buriner le visage. ” Gloria est donc aussi entrée en déchéance, le “ port intérieur ” de Breughel, se désagrège, devient inaccessible. “ Seuls les rêves et la pitoyable magie de l’écriture te permettent de (la) rejoindre ”, se dit Breughel. C’est ainsi que le troisième “ port intérieur ” du livre, la littérature, paraît être le seul à tenir le coup, puisque le tueur Kotter se méfie des textes que lui a réservés Breughel, et que celui-ci se confond de plus en plus avec les personnages de ses romans. “ On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper et se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. ” »

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