Du Nouveau sur Gloria

Tiphaine Samoyault, « Du Nouveau sur Gloria », La Quinzaine littéraire, 1er mars 1996, p. ppp.

Pour mémoire :

Antoine Volodine aime les histoires, le roman d’aventures, les pluies torrentielles de la mousson, les villes surpeuplées, le grouillement des animaux rampants. Il sait aussi réfléchir à ce qu’il fait en écrivant et entre les deux voies principales qui s’offrent aujourd’hui au roman, le roman qui raconte et le roman du roman, il ne choisit pas et offre les deux ensemble, dans un remarquable travail d’effacement des frontières entre intérieur et extérieur, entre histoire et récit.

« Qui a lu Les Grandes blondes de Jean Echenoz (Éditions de Minuit, 1995) il y a quelques mois aborde Le Port intérieur comme une terre étrangement familière : il y retrouve une femme appelée Gloria, également atteinte de troubles psychotiques. Il y suit un homme parti la rechercher en Asie, plus à l’Est cependant, puisque c’est à Macau, et non en Inde que se situe l’action. Là s’arrêtent les ressemblances de l’histoire et commencent les points communs formels qui font s’interroger le critique sur une tendance – plutôt qu’un mouvement – du roman contemporain. Les deux auteurs disposent en effet dans leurs textes la double perspective d’un jeu signifiant sur les genres, sorte de sur-conscience romanesque à l’œuvre dans l’histoire, et d’un goût de l’histoire qui fait vibrer leur langue, dans deux directions différentes, il est vrai : autant la langue d’Echenoz est précise, confiante, jubilatoire, autant elle expose ses hésitations et un suspens dubitatif ou inquiet chez Volodine. Il n’est ni encore temps, ni vraiment d’actualité de penser qu’il puisse s’agir là d’une “ école ” virtuelle, même si le fait qu’ils soient tous deux publiés aux Éditions de Minuit est intéressant : outre qu’il témoigne d’une réelle politique éditoriale, il se présente aussi comme alternative à des débats sur le roman contemporain qui ont eu cette maison pour abri. La réflexion ne peut cependant s’arrêter là ; on trouve publiées ailleurs des entreprises analogues, qu’on pense à Jean-Luc Benoziglio par exemple.
Que l’on puisse ainsi situer Le Port intérieur en relation avec des manifestations littéraires de l’époque n’ôte rien à son irréductibilité. Il est important aussi de le replacer dans l’évolution de l’œuvre de Volodine dont le trajet, des « Présence du futur » chez Denoël, aux éditions de Minuit dessine une progression sans abandons. De la biographie comparée de Jorian Murgrave (Éditions Denoël, 1985), son premier roman, on retrouve dans Le Port intérieur l’enquête politique, la traque psychologique, le rêve halluciné et cauchemardesque. D’Un navire de nulle part (Éditions Denoël, 1986), on reconnaît le climat tropical, les insectes, la femme mystérieuse jouant, littéralement, du double jeu par sa double apparence. À tel point que le personnage-romancier du Port intérieur, Breughel, apparaît comme l’auteur réel des précédents textes de Volodine, ainsi devenus fictifs, “ des fables qui ont été archivées puis laissées à l’abandon ”. Dans le dialogue qu’il mène avec le tueur venu à Macau pour le liquider, à la suite d’une trahison du Parti, il brouille sans cesse les frontières entre réalité et fiction : Gloria est “ une jeune guerrière comme j’en avais inventé plusieurs ” ; le nom qu’il donne à son interlocuteur est celui qu’il a dans son roman, et non dans la réalité, etc. C’est ainsi qu’il peut se dire : “ La fiction pouvait reprendre, c’est-à-dire ma vie ” ou que Kotter peut lui reprocher “ une manière littéraire d’exister dans [sa] propre existence ”.
Ainsi ce texte réunit les deux “ veines ” de l’auteur et démontre non seulement qu’elles ne sont pas incompatibles (cela, il l’avait déjà prouvé avec Le Nom des singes, Éditions de Minuit, 1994), mais que leur réunion peut devenir le miroir d’une réflexion sur la fiction. C’est là sans doute l’aspect le plus passionnant du Port intérieur : tout en conservant en positif le fil d’un récit qui mêle au suspense du roman d’espionnage les descriptions exotiques du roman d’aventures, il soulève aussi en négatif les problèmes que l’écriture pose au romancier : “ On aimerait rejoindre l’ombre et ne pas avoir à décrire l’ombre ”. La solution que semble trouver le personnage de Breughel est de jouer avec les clichés (“ Jamais il n’avait eu pour maîtresse une femme aussi dangereuse, aussi belle, aussi étrange, aussi mystérieuse, aussi subtile et aussi. ”) et d’accumuler les détails descriptifs afin de détourner l’attention de son interlocuteur lecteur qui – et c’est finalement là que se situe la vraie tension du texte – n’aime pas lire.
Le travail mené par Volodine est différent de celui qu’il fait accomplir à son personnage et la mise en abyme n’est là que pour multiplier les plans de la réflexion sur l’écriture de la fiction. L’épreuve consiste à ne pas séparer l’histoire et le récit, à ne fournir aucun signe typographique de démarcation du dialogue et de la narration, du monologue intérieur et du discours afin de mieux abolir extériorité et intériorité. Le “ port intérieur ” n’est pas seulement l’endroit de Macau où s’est réfugié Breughel, distingué dans cette ville du “ port extérieur ”, il est aussi l’image du livre rassemblant en son for à la fois la réalité supposée de l’histoire et tous les jeux superposés de la fiction (ceux menés par l’auteur réel et ceux de l’auteur fictif). C’est ainsi que les personnages sont mus par les phénomènes de causalité romanesques, que leurs références semblent toujours empruntées à des livres ou à des films dont le genre est aisément repérable et que les titres de parties s’intitulent de façon éloquente “ fiction ”, ou “ rêve ” ou “ monologue ”.
Pour mieux mimer l’hésitation de l’écriture qui semble ne jamais savoir exactement où elle s’engage, les procédés de suspens déjà à l’œuvre dans de précédents romans, sont ici poussés à un degré supplémentaire d’exposition. Les seuls signes de ponctuation utilisés sont le point et la virgule afin de dissocier l’écriture de la copie du langage parlé. Et dès que la pensée ou le discours d’un personnage l’engagerait dans la voie d’un détail réaliste ou le ferait exister comme être véridiquement plausible, sa phrase s’arrête, comme suspendue, “ à un point que vous ne. ”. Alors que les points de suspension permettraient au lecteur de poursuivre avec les mots de son imaginaire, le point final ferme la phrase à clé. Ainsi, ce texte étonnant, insolite et nouveau fait du roman un monde parfaitement autonome, replié sur son port intérieur. »

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