La Bouillabaisse de l’histoire

Alain Nicolas, « La Bouillabaisse de l’histoire », L’Humanité, 12 janvier 2006.

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Pour mémoire :

La terre désolée d’après la catastrophe. N’y survivent, entre lacs de bitumes et jungles polluées, que de rares humains, en voie de disparition. Dans ce décor ; typique de ceux où Volodine a coutume de situer ses fictions, un être poursuit sa route solitaire, puissant, sans crainte, seulement importuné de loin en loin par des femmes qui veulent le retenir pour les aider à perpétuer l’espèce. Mais, comme il le dit, ça ne peut pas marcher : Wong est un éléphant. Il fait partie des « animaux préférés » qui peuplent ce monde avarié.

une faune assez drolatique

Les lecteurs de Volodine sont habitués à ces déserts fréquentés habituellement par des êtres improbables, chamans pluricentenaires, révolutionnaires à bout de souffle, prisonniers errant autour de leurs anciens camps. Ils savent que ces landes glacées sont peut-être le paysage mental où erre, entre la vie, la mort et peut-être une autre vie, la conscience d’un être transitoire. Dans le livre qu’il nous propose aujourd’hui, les animaux y tiennent la première place. Une faune drolatique et colorée qui semble représentative du ton nouveau adopté par l’auteur depuis Bardo or not bardo, en 2004. On avait remarqué une dimension comique que lui-même ne désavouait pas, au grand étonnement des lecteurs de ses oeuvres antérieures, hantées par le deuil infaisable des espoirs suscités et enterrés par le communisme au XXe siècle. Les héros désespérés, accrochés malgré tout à leur quête, des « anges mineurs » et Dondog, n’ont pas disparu, cependant. Ils se sont mués en conteurs, selon les lois du « post-exotisme » instituées par l’auteur.

Envers ironique du « post-modernisme », ce concept travaille la notion de « post » inaugurée dans les années quatre-vingt, à des fins éminemment politiques, et dont l’aboutissement idéologique fut publié en 1992, la Fin de l’histoire, de Francis Fukuyama (1). Le post-modernisme, qui se caractérisait ainsi par ce que ses promoteurs nommaient « la fin des grands récits » – entendons par là, surtout, une vision de l’histoire conçue comme celle de la lutte des classes et des systèmes sociaux -, est retourné par l’auteur qui invente un mode de narration nouveau (2).

Volodine propose ainsi des « narrats », des « romances », des « shaggås », formes narratives et termes de son cru, marquées par un certain type de rapport, allusif et déconnecté, au contexte, et par le refus de la progression dramatique classique. À l’espace vide s’ajoute ainsi un temps dilaté à l’extrême, créant un univers raréfié dans laquelle résonne « l’insolence post-exotique », la parole des « anges mineurs », nouvelle désincarnation du héros traditionnel. Récits élaborés pour reconstituer un passé coupable, à l’image de ceux qui doivent raconter leur vie telle que la souhaitaient leurs inquisiteurs, pour obtenir des renseignements sur des êtres perdus, ou pour sortir d’une amnésie. Mais aussi, comme l’énonce le « commentaire » d’une de ces shaggås, « la Shaggå » a été conçue « pour évoquer et en même temps pour leurrer, pour protéger, pour lutter contre toute – effraction ».

un récit plus proche de la fable

Cette continuité dans le propos n’empêche pas Antoine Volodine d’accentuer l’évolution dans le ton qu’on avait pu constater depuis deux ans. L’irruption de l’éléphant Wong dans la brousse minée d’une planète ravagée, si elle ne signale pas l’entrée de Volodine dans le monde de Babar, montre qu’il prend désormais d’autres chemins, plus proches de la fable. Nos animaux préférés, dès son titre, prend le masque gentillet du conte animalier. Mais l’auteur n’est ni Perrault ni Grimm, et la férocité est compagne de la drôlerie. Le volume s’ouvre en effet sur une tentative de séduction de Wong, l’éléphant mâle, par une humaine. Des avances qui tourneront court, et pas seulement pour des raisons biologiques. De retour à la fin du livre, Wong, l’éléphant pas méchant mais pas inoffensif, montrera qu’il n’est pas invulnérable.

Il y a entre espèces des barrières qui ne tiennent pas seulement à la physiologie ou à l’ADN. Les hommes, à la suite d’on ne sait quelle catastrophe militaire ou écologique, ont transformé la planète en un désert pollué d’où ils disparaissent peu à peu et où les animaux prennent leur place. Des animaux qui héritent de bien des caractéristiques de l’espèce jadis dominante, à commencer par le langage. On peut même se demander si les êtres qui sont les héros des ensembles de brefs récits, les fameuses shaggås qui constituent le coeur du livre, sont des animaux ou des hommes. De notre espèce, ils possèdent le langage, la libido, les structures sociales. Mais on leur voit, fugacement, des coquilles, des pattes, des pinces, voire des élytres ou des pièces buccales. Insectes, crustacés ou oiseaux, ces entités bizarres vivent sur des plages au rythme des marées et pondent des oeufs, ont des rois et des reines, des harems peuplés de concubines aimantes et cultivées. Volodine s’offre ainsi une petite intrigue de sérail pour sirène sereine, où la Shéhérazade demi-humaine aurait percé le mystère des récits étrangement répétitifs des favorites choisies pour les nuits d’amour d’un souverain qui ne s’appelle pas Schariar, comme dans les Mille et une Nuits, mais Balbutiar. Un roi à la parole empêtrée, et qui, déçu par la mauvaise qualité des contes que lui servent ses épouses, les renvoie aussi vierges qu’elles étaient venues, et contraintes, pour cacher leur déconfiture, d’inventer à l’attention de leurs compagnes de harem des comptes rendus de nuits d’amour aussi torrides qu’imaginaires. Ce n’est là qu’une des malices que Volodine invente pour le compte de ses narrateurs du futur.

comme du kafka burlesque

On sourit beaucoup, en effet, dans ces pages où passe l’esprit de la Métamorphose de Kafka, mais un Kafka ayant échangé l’effroi contre un sens du burlesque plus drôle mais tout aussi inquiétant. Les steppes immenses d’entre Sibérie et Tibet, théâtre habituel des fictions d’Antoine Volodine, sont abandonnées au profit de grèves à varech et goémon. Le héros est sur le sable. Tatoué sur la mariée, l’indicateur des marées remplace le Manifeste, et le temps cyclique le sens de l’histoire. Plus de dérision que d’amertume dans ce constat. L’écriture s’allège, devient parodique. Les noms des héros volodiniens, qu’on croirait tirés d’un dictionnaire de l’Internationale, disparaissent au profit d’appellations de BD ou de cartoons. Cabillaude II, Aiglefine VI, ou La Rascaille sont les têtes couronnées de l’étrange bouillabaisse mitonnée par un romancier en pleine possession de ses moyens, qui a décidé de nous dérouter une fois de plus. Toujours aussi politique, il nous communique avec le sourire un sentiment d’urgence irréconciliée.

(1) Qui avait d’ailleurs pour sous-titre Le dernier homme

(2) Voir à ce sujet l’essai de Lionel Ruffel chroniqué en page 22.

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