Rire ou devenir Bouddha ?

Alain Nicolas, « Rire ou devenir Bouddha ? », L’Humanité, 9 septembre 2004.

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Pour mémoire :

Le dernier roman d’Antoine Volodine continue à explorer un monde ost-apocalyptique ou, entre vie et mort, se joue le destin de la littérature.

Rire en lisant Volodine : une expérience inédite que propose, « Bardo or not Bardo », quatorzième ou quinzième livre, lui même ne compte pas de l’auteur des « Anges mineurs ». On y retrouve l’univers familier et tragique d’un monde post révolutionnaire, lu avec une férocité railleuse que l’auteur avait jusque là employé parcimonieusement. Entretien.

Ce qui frappe d’emblée le lecteur, dans Bardo or not Bardo, votre quatorzième livre, c’est un changement de ton, sinon d’atmosphère, qui va jusqu’à une certaine drôlerie.

Antoine Volodine. Il me semble que j’avais déjà voulu montrer un certain décalage du narrateur par rapport au tragique de la situation. Là, j’ai délibérément voulu appuyer sur une note d’humour, j’ai mis en scène une situation drôle, qui vise à faire rire.

Il y a des scènes franchement burlesques.

Antoine Volodine. C’est peut-être dû au fait qu’une de mes intentions, c’était de me référer à un univers plus théâtral. Cette dimension conduit presque naturellement à un décalage comique.

L’épisode central, c’est un spectacle.

Antoine Volodine. C’est une représentation, donnée par le personnage, Bogdan Schlumm, de ce qui va être raconté dans le livre, différents épisodes, scènes, pièces ou piécettes, liées au Bardo, à sa traversée, à l’échec de cette traversée, dites par un metteur en scène, qui est seul et qui fait toutes les voix, qui raconte toutes les histoires, qui joue tous les rôles, et qui est ce qu’on appelle un  » aliéné « . Tous les chapitres du livre correspondent à une interprétation de Bogdan Schlumm d’un épisode possible de la traversée du Bardo.

Cela se présente sous différentes modalités, avec un début comme un roman d’action, dans une tonalité épique qui vire très vite à la farce, une fin avec des clowns dans un cirque. C’est tragique, mais on peut, ou on doit en rire. Est-ce un point de vue sur ce qui se passe dans le monde ?

Antoine Volodine. Pour moi, l’attitude n’a pas changé. Bien sûr, le monde a évolué depuis que j’ai commencé à écrire. Face à ce qui, pour moi, aujourd’hui, est un désastre, les points de vue des narrateurs, qui mettent en voix, en scène, mes propres points de vue, ne peuvent plus être les mêmes qu’avant l’effondrement de l’URSS. On le voit dans le premier récit avec cet assassinat qui est un règlement de compte entre ceux qui représentent le nouveau monde post-soviétique, post-utopique, et cet irréductible révolutionnaire, qui a pour pseudonyme Kominform. L’idée, dans mes romans depuis les années quatre-vingt-dix, c’est que le désastre est là, que l’absence de perspective est plus cruelle qu’avant, mais qu’il faut quand même continuer, avec cette autodérision qui fait non qu’on peut en rire – on ne peut pas rire de l’histoire – mais que la parole qu’on porte doit contenir en germe une distance qui n’est pas celle d’avant. La parole accroît le côté grinçant, amer, mais atteint une certaine sérénité.

On peut penser à certains aspects du théâtre japonais ou chinois, où entre des épisodes tragiques, des intermèdes comiques provoquent un rire qui n’est pas libérateur, mais donnent une lecture parodique de la pièce principale.

Antoine Volodine. Effectivement, dans le spectacle asiatique, et notamment religieux, dans les cérémonies bouddhiques, il y a de la parodie. Un de mes premiers contacts avec le bouddhisme tibétain est ainsi une cérémonie où participaient des clowns. C’est quelque chose qui appartient à la pensée orientale, et qui est bien dans ma manière d’être, qui permet de se moquer de ce à quoi on croit sans le remettre en cause.

C’est ainsi qu’on peut voir un lama tibétain donner ses instructions pour l’accompagnement d’un agonisant dans l’au-delà alors qu’il est en proie à la colique.

Antoine Volodine. Parce qu’à quatre-vingt-dix ans il ne supporte plus le yaourt de yack, alors il est obligé de crier depuis les toilettes, tout ça au milieu d’un poulailler qui se déglingue. En fin de compte, au lieu du  » Bardo Thodol « , le Livre des morts tibétain, on lui lit des recettes de cuisine et des cadavres exquis surréalistes.

Ce qui ne change rien, d’ailleurs, puisque le mourant entend ce qu’il veut bien entendre. Tout repose sur un malentendu dans tous les sens du terme.

Antoine Volodine. Ce qui importe, c’est d’abord de maintenir en vie, à l’état conscient, le mourant. Le Livre des morts tibétain repose sur l’idée qu’en donnant au mourant, ou au mort, des instructions sur ce qu’il doit faire dans le Bardo, cet espace intermédiaire, indéfini, des quarante-neuf jours qui suivent la mort, on peut l’aider à en surmonter les pièges, et à trouver la Claire Lumière. À savoir, mettre fin au cycle des réincarnations, devenir un bouddha.

C’est une attitude par rapport au langage, à l’efficacité des mots.

Antoine Volodine. Il y a le discours du moine, très structuré, directif, qui permet l’accès au paradis « , si on peut dire, et ce qu’en perçoivent les mourants. Dans le premier récit, Kominform prend les recettes de cuisine pour des consignes d’action et les phrases surréalistes pour des slogans politiques. Pour les autres, dire c’est le maintenir en vie. Pour lui, parler, dire, ce n’est pas se maintenir en vie mais exprimer un espoir collectif. Les autres morts aussi entendent tout autre chose que ce qu’on leur dit. Il y a tout un jeu sur l’absence de communication, ou le ratage de la communication. Il est visible parce que j’ai insisté sur l’aspect théâtral des relations.

Mais il y a aussi une efficacité magique de la parole, telle qu’on la trouve dans les livres sacrés.

Antoine Volodine. Il y a d’abord contradiction entre la parole normative, explicative, totalitaire qu’on déverse dans l’oreille des mourants, et ce qu’ils en comprennent. Pour les préparer à traverser le Bardo, ce monde flottant, flou, on leur dit ce qu’ils vont voir, rencontrer. Les morts essaient, avec la meilleure volonté, de se débrouiller pour faire coller ce qu’on leur dit et ce qu’ils voient. Un des ressorts du comique vient de là. Et il y a la volonté du mort. Beaucoup d’entre eux n’envisagent pas du tout de se dissoudre dans la Claire Lumière du néant, mais veulent revivre, quitte à souffrir, même dans le corps d’un macaque. Vire en araignée, c’est mieux que d’être bouddha.

Est-ce que d’une certaine façon, le monde tel qu’il est aujourd’hui n’est pas comparable à cet au-delà ? Ne sommes-nous pas dans le Bardo ?

Antoine Volodine. La différence entre le monde actuel et le Bardo, c’est que le Bardo, on le traverse, on va quelque part, tandis que nous, nous sommes bien loin de voir la Claire Lumière ou de renaître. Dans un des chapitres, les personnages sont dans le Bardo, coincés pour toujours, et dépérissent. C’est plutôt ainsi que je vois notre société actuelle. Mais ce n’est pas le sujet central du livre, qui n’est pas une simple métaphore sociale. Il y a un jeu non entre réalité et fiction, mais entre plusieurs conceptions de la réalité. N’oublions pas que toutes ces scènes sont des projections de l’univers mental de Bogdan Schlumm, tous les personnages, tous ces Schlumm aux prénoms variables, sont ses incarnations, toutes ces réalités sont des mondes possibles de Schlumm.

Qui représente l’auteur ?

Antoine Volodine. Qui est l’auteur dans le livre. En disant ses scènes, il va non seulement les dire, mais les vivre en se réincarnant. Il y a fusion entre personnage de fiction et incarnation de l’auteur.

Le chamanisme tient une grande place dans votre conception du personnage, du temps, de la fiction.

Antoine Volodine. Je dirais d’abord du chamanisme la même chose que du bouddhisme. Je n’entretiens aucun rapport d’appartenance ou de croyance, je ne suis pas dans le  » new age  » mais j’aime cet univers. La transe chamanique, dans laquelle le chaman emprunte d’autres personnalités, voyage dans le passé, dans la mémoire des autres, du monde – jamais dans l’avenir -, est passionnante à mettre en fiction. D’autre part, je me suis rendu compte que l’état d’écriture était un état assez proche de la transe chamanique. Pas de tambours, évidemment, ni de pertes de conscience, mais j’ai le plaisir de plonger dans mes personnages, à voyager en eux. Un des éléments les plus spectaculaires de la plongée chamanique est la dilatation du temps qu’elle opère. C’est un moteur narratif essentiel. Jouer avec le temps, la mémoire, le rêve et la réalité. Je n’ai pas de  » théorie littéraire du chamanisme  » mais je suis heureux de me dire que ce que fait le chaman, c’est ce que cherche tout écrivain.

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