Quarante-neuf chants pour la fin de l’homme

Isabelle Rüf, « Quarante-neuf chants pour la fin de l’homme », Le Temps, 11 septembre 1999.

Pour mémoire :

De livre en livre, l’écrivain français crée un univers onirique d’après la catastrophe qui en dit beaucoup sur notre monde.

Attaché à son poteau depuis des mois, Will Scheidmann tente de conjurer son exécution en enchaînant des histoires, Shéhérazade de fin du monde. Il se tient sous la menace de vieilles plusieurs fois centenaires qui l’ont condamné après l’avoir créé avec des vieux chiffons et des incantations chamaniques. L’humanité est à bout, seuls quelques spécimens décatis errent encore, plutôt tranquillement, dans des paysages dévastés ou des villes en ruines. Les grands-mères, vestiges d’une révolution perdue, végétaient dans leur asile expérimental, au fond de quelque Sibérie. Comme les humains ne parvenaient plus à se reproduire, elles tentèrent donc de se fabriquer un héritier. Mais Will Scheidmann n’a rien trouvé de mieux que de rétablir le capitalisme, sans succès d’ailleurs, et c’est pourquoi elles le tiennent sous la menace de leurs kalachnikovs délabrés. Mais elles hésitent à tirer car cet homme qui n’est plus qu’une sorte de tas d’algues représente leur mémoire défaillante. Et c’est avec ses récits délivrés avec parcimonie, ces 49 «narrats», comme les appelle l’auteur, qu’il les tient en haleine.

Ce résumé des Anges mineurs est très réducteur, il donne une apparence logique à un écrit essentiellement poétique et onirique dont les amoureux de l’œuvre de Volodine reconnaîtront immédiatement la tonalité. En 1985, il a commencé par publier dans une collection de science-fiction chez Denoël des ouvrages atypiques. Un long séjour aux Editions de Minuit, un passage chez Gallimard et, dernier avatar, l’arrivée dans la collection Fiction & Cie du Seuil n’ont en rien modifié l’étrangeté radicale de ses romans. Il a défini ce style, non sans ironie, dans un petit ouvrage intitulé Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, paru en 1997. De livre en livre, des individus isolés dans une cellule (dans un pays totalitaire, à l’Est, à Lisbonne, en Asie, à Macao, en Amazonie – autant dire nulle part) reconstruisent un monde extérieur qui leur appartient, s’inventent des lecteurs à l’intérieur même du récit, créant une relation fraternelle fantasmatique. A l’arrière-plan, il y a toujours une révolution échouée, un régime totalitaire, des tortionnaires, des interrogatoires, sauf dans ce dernier livre dans lequel il est déjà trop tard pour de telles convulsions. Mais il reste toujours la tonalité apocalyptique, mais intime, presque affectueuse.

Les quarante-neuf «narrats» sont, chacun, placés sous le signe d’un «ange» vraiment mineur, gueux en guenilles, vieilles pluricentenaires qui partent en morceaux, vestiges de totalitarismes échoués. Ces êtres ne sont investis d’aucune dimension religieuse. Peut-être sont-ils le fruit de l’imagination de Will Scheidmann, en tout cas, le narrateur précise toujours au nom de qui il parle, brouillant ainsi les identités: «Quand je dis je, j’évoque ici Alia Araokane» ou «Quand je dis on, je pense à elle, à Bella Mardirossian» et ainsi de suite pour ces quarante-neuf personnages dont les noms font musique comme toujours chez Volodine: Bashkim Kortchmaz, Varvalia Lodenko, Izmaïl Dawkes, Clara Güdzul….

Seul Khrili Gompo appartient à un autre univers, comme les «vrais» anges, dont il surgit très brièvement, au risque de sa vie, pour observer les mœurs des humains restants. Il voit un monde où le temps et l’espace n’obéissent plus à aucune loi, où tout est dérangé jusqu’à la source des larmes puisqu’il leur faut un introuvable «régleur». Les hommes survivent plutôt calmement en se livrant à des activités dérisoires: ils ramassent des déchets, cuisinent des plats compliqués auxquels manquent tous les ingrédients, donnent des conférences inaudibles, tiennent, comme les grands-mères, des discours incantatoires issus d’idéologies caduques mais ils font tout cela dans une sorte de douceur fraternelle et solidaire qui donne à cet univers crépusculaire une tendresse dérisoire et émouvante.

Le monde végétal, calciné souvent mais encore éclairé par un soleil nordique, reste beau. Le monde animal est tout proche, autonome mais amical: élans, fourmis, ourses blanches, rats des villes. Il se dégage finalement de cet univers de catastrophe une splendeur des images et une musique de la langue qui pénètrent l’imaginaire du lecteur pour y rester longtemps.

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