Ces animaux qui nous hantent

Isabelle Rüf, « Ces animaux qui nous hantent », Le Temps, 28 janvier 2006.

Pour mémoire :

Antoine Volodine compose une anthologie savamment construite de ses obsessions: illusions dévastées, atmosphère de fin du monde, rachetées par l’ironie et les envolées oniriques.

Qui fréquente déjà l’univers d’Antoine Volodine retrouvera dans ce recueil les obsessions, les motifs, les formes littéraires que l’écrivain expérimente de livre en livre avec une belle cohérence et un sens du renouvellement. Nos Animaux préférés est le quinzième d’une œuvre commencée dans le sérail de la science-fiction, mais qui se développe désormais bien au-delà du cercle des initiés. Volodine peint un monde d’après la catastrophe, où des révolutionnaires défaits errent dans des régions oniriques ou dans un réel dévasté. Un «post-exotisme» qui renvoie de manière ironique et lyrique aux désillusions contemporaines.

Les animaux du titre ne sont pas «nos amies les bêtes», ils sont notre part obscure. La frontière entre eux et nous est poreuse. Wong, l’éléphant dont la marche ouvre et ferme ce livre construit en miroir, traverse une terre désertée. Le livre a été écrit à Macau, où se déroulait déjà Le Port intérieur (Minuit, 1996) et ce début est tropical. A deux reprises pourtant, le chemin de Wong croise celui de créatures féminines. Elles demandent à l’animal de les féconder, si fort est l’instinct de survie de l’espèce. L’éléphant est sage, amical même, empli de compassion. Mais il sait que cette union n’est pas possible ni même souhaitable: après, il n’y a rien. C’est même l’«unique secret».

Le roi Balbutiar, monarque éternellement recommencé (la chronique en compte plus de trois cents), se trouve dans une situation «quasiment désespérée». Difficile de se représenter son apparence: son «mol organisme» est abrité par une sorte d’armure, ses pattes sont munies de brosses. A son réveil sur une plage, il se trouve ligoté au rocher par un entrelacs de tendons et de muscles qui sortent de sa chair pour s’enfoncer dans la pierre. Balbutiar est un cauchemar de Hyeronimus Bosch, un frère de Grégoire Samsa, un descendant des créatures d’Henri Michaux. Parfois, pour assurer sa descendance, il pond un œuf. Mais ce qui en sort menace si fortement son pouvoir que ce Saturne dévore ses enfants. Quand sa «gauche mort» vient le chercher, il se réfugie «au troisième niveau de profondeur onirique». Et son combat est d’une grande beauté dérisoire.

On ne sait jamais bien qui parle dans les «entrevoûtes», comme Volodine nomme ses constructions verbales. Un narrateur collectif qui dit «nous», un «je» fraternel qui tutoie le lecteur. Tout comme humains et animaux se confondent, les sexes sont mal différenciés. Comme toujours, les auteurs semblent être des prisonniers isolés, au bord du suicide ou de l’exécution. Ils se donnent pour tâche ultime de «décrire le chaos historique et ses soubresauts comme une sorte de carnaval où plus grand-chose n’a d’importance […]». Ce sont eux (les fidèles reconnaîtront leurs noms) qui ont rédigé les farcesques «shaggas» des sept reines sirènes, femmes-poissons aux règnes brefs et violents. Elles se nomment Cabillebaude, Diodonne, Monacanthe, Aiglefine… Les annalistes et autres panégyristes recensent les exactions qui marquent leur passage, métaphores bouffonnes de la perversion fatale de tout pouvoir.

Pastiches de chroniques historiques et de discours savants; passages lyriques flamboyants; fables où hommes et bêtes tentent de communiquer; bribes de littérature carcérale codée: Nos Animaux préférés forme une anthologie volodienne. L’auteur s’amuse à créer tout un lexique: les cauchemars de Balbutiar sont des «croupilles malignes» qui lui «bouldebrayent» l’échine. La clé de ces «entrevoûtes» qui résonnent en échos se trouve peut-être dans la «Shagga du ciel péniblement infini»: «Un narrateur paraît revenir sur les lieux dévastés où, des siècles plus tôt, son martyre s’est déroulé; ou son suicide; ou son exécution.» Ici, l’ironie et l’énergie de la colère ont disparu. Reste l’extrême précision dans le choix des mots, le rythme des phrases et de la construction générale. Et l’attention minutieuse aux couleurs, aux odeurs, aux sons et aux silences qui peuplent le monde et ses ailleurs.

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