Lettre hèle-néant

Antoine Volodine, « Lettre hèle-néant », Corbières matin, n°44, le 14 août 1998.

Pour mémoire :

« Chère amie, j’ai bien trouvé votre message au retour d’un petit déplacement au Portugal et je vais y répondre comme convenu, avec gaucherie et même peut-être avec ultra-gaucherie, en babillant sans trop de légèreté ni d’ordre : comme cela me viendra.

Votre question sur mai 1968 m’a fait revenir en mémoire une grande quantité d’images, mais, d’abord, à cause de ce voyage que je venais d’effectuer, j’ai revu le Portugal un an après la révolution des œillets. Je me suis trouvé projeté là-bas, au cœur d’une autre année, dans un autre mois, une autre terre, dont les couleurs et les enthousiasmes entraient en vibration avec le mai 1968 français, jeune, ludique, frondeur, impromptu, et, au même moment, renouaient avec quelque chose de plus fondamentalement pur et prolétarien, le printemps 1917 à Petrograd, ce printemps en attente d’octobre qui est, n’ayons pas peur des mots, à la source de toutes nos émotions politiques.
J’ai eu sous les yeux, donc, brusquement, Lisbonne pendant l’été 1975, que les Portugais appellent o verão quente, l’été chaud. C’était un temps d’espérance encore, une période de l’histoire contemporaine où on ne passait pas son temps à se retenir de respirer, comme on allait le faire ensuite pendant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et quand je parle de ne pas respirer je ne plaisante pas, je fais référence à l’étouffement des générosités élémentaires de gauche, aux pestilences qui tournoient à leur place dans les programmes et les proclamations, je pense à l’agonie vertigineuse des projets utopiques et fraternels, si simples pourtant à mettre en œuvre avec un peu d’insurrection par-ci, par-là, et je pense aussi aux idéologies de la crapulerie qui règnent désormais sans partage sur la planète, à la toute-puissance des mafias et à l’arrogance illimitée des maîtres riches et des crapules partout dans le monde.
En 75, le ciel possédait d’affreuses teintes grises, mais on remuait et on était vif encore. Il y avait de l’agitation sous le plomb des années de plomb. Il y avait encore des rêves solides, des certitudes rouge et noir, bien autre chose que les lambeaux d’une nostalgie caricaturale de bonheur égalitariste, et, quand dans la rue vous teniez un discours bolchévique, personne ne songeait à jeter un dollar dans votre casquette en imaginant avoir assisté à un bon gag.
Avez-vous connu ce mois portugais de juillet, ce mois d’août, pourriez-vous le situer dans les mémoires ?… Oui, je peux, je vais essayer de le situer. Les Américains venaient de prendre la raclée de leur vie dans la péninsule indochinoise et, à la pointe occidentale de l’Europe, au-delà de l’Espagne encore franquiste, voilà que des embryons de soviets naissaient sous le soleil, avec une très jolie perspective immédiate de double pouvoir, comme dans les meilleurs livres. L’état capitaliste portugais ne tenait plus que par inertie, il se décomposait à vue d’œil, son pourrissement désolait les chancelleries occidentales. Sa décomposition autorisait tous les espoirs, du moins chez ceux qui comme moi ont pour fantasme courant la victoire d’une insurrection ouvrière. Des comités de soldats organisaient la vie des casernes, les officiers de la Quinta Divisão, de la Cinquième division, partaient évangéliser les régions du Nord, plus rétives que l’Alentejo, moins acquises au collectivisme, et ils allaient ainsi, porteurs d’admirables paroles, brandissant à qui mieux mieux les icônes de Lénine, de Trotski et de Mao.
Au verão quente, à l’été chaud, on associe fréquemment aussi le terme d’aceleração, qui ne nécessite pas qu’on le traduise. Dans les rues chaleureuses de la capitale, des manifestants criaient leur désir d’aller plus vite, d’accélérer, de dissoudre sans attendre, de construire, et avec eux nous réclamions, avec eux nous chantions la dissolution de l’Assemblée Constituante, nous chamanisions avec eux afin de voir advenir ce qui n’était pas advenu en 68.
La langue portugaise merveilleusement convient à l’amour, aux débats politiques nocturnes et aux slogans révolutionnaires. Jour après jour, serrés, dans l’ivresse, contre de petites brunes rieuses et magnifiques, aux yeux brillants, rieurs et magnifiques, nous acclamions des tanks couronnés de drapeaux rouges. Ma génération n’avait pas connu cela, des militaires sur le point de basculer dans une aventure anti-capitaliste, de l’andrinople claquant au vent sur les chars et ailleurs que devant des décombres, dans un décor de ruines. Peu de générations en ce siècle, et je le déplore, auront pu côtoyer une armée ayant arraché son masque de meurtre, intervenant pour aider les paysans à exproprier les grands propriétaires, allant prêter main-forte aux invalides de la guerre coloniale quand ils réquisitionnaient le péage à l’entrée du pont du 25 avril, une armée soudain sympathique, constituée de fils non indignes, d’hommes comme une fois pour toutes éclairés par l’idée qu’ils étaient fils d’hommes et de femmes, et que plus jamais ils ne seraient des rouages lugubres, au service de pouvoirs sociaux et financiers lugubres et obscurs.
On avait l’impression que la belle vie allait surgir sur Terre, depuis les rives du Tage, après tant de fausses routes et tant d’échecs et de millions de morts. C’était d’autant plus émouvant que là, au Portugal, la mort n’était nulle part présente. Les services occidentaux de désinformation n’avaient à montrer aucune image de guerre civile, les flaques de sang et les femmes en pleurs n’étaient pas au rendez-vous. Ni les argousins, ni les mouchards ordinaires du salazarisme, ni les pétainistes ordinaires n’avaient été pendus aux balcons ou aux eucalyptus, et la révolution prenait son essor à la bonne franquette, sans que la CIA pût y faire prospérer la moindre gangrène. La dictature du prolétariat allait être débonnaire, dans un pays de vin, de riche table et de fraternité facile. Sur les photos des magazines en papier glacé aussi bien que sur les couvertures des revues gauchistes, certains pêcheurs ressemblaient à des marins de Kronstadt aux alentours de 1920, et leurs visages exemplairement burinés exprimaient parfois une intransigeance propre aux années vingt, qui ne faisait pas bon ménage avec l’humour, mais, à chaque coin de rue et dans chaque bistrot, on se rendait compte au premier coup d’œil que nul jamais ici ne songerait à oublier de rire et de sourire, et qu’après la proclamation d’une véritable démocratie populaire, tous continueraient à sourire, tous continueraient à vouloir et à pouvoir rire et sourire. Au grand dam des ennemis de la révolution, qui finirent, d’ailleurs, par l’emporter, il y avait absence cruelle d’hémoglobine, et pas la moindre amorce de dérive sauvage en perspective, quelle que fût la perspective.
Je parle de ces impressions d’été en 75 parce qu’elles ensoleillaient ceux et celles qui étaient comme moi, en attente de grand soir. Quelque indulgence que l’on puisse avoir, après mai-juin 1968, la somnolence s’était de nouveau emparée des gestes d’à peu près tous et toutes, et, même si quelque chose avait été modifié dans les comportements et dans le langage, même si, de temps à autre, des patrons séquestrés étaient invités à flairer la corde que des gaillards légèrement ultra-gauches se promettaient de leur passer autour du cou, la vigueur des grandes marées soixante-huitardes appartenait désormais à la légende. Le soufflé était retombé. L’idée d’un torrentueux bouleversement mondial avait semé ici et là des germes de rêves, mais de nouveau on comptait en petits chiffres, sur les doigts de mains finalement pas très nombreuses, les noctambules du grand soir et les taupes anarchistes et marxistes. Tous nous étions de nouveau condamnés à la patience.
Par instinct, par internationalisme instinctif, nous avions repris l’habitude de regarder ailleurs, d’espérer ailleurs, sous d’autres latitudes et longitudes, alors que pourtant, je le répète, toute espérance n’était pas morte dans l’hexagone. Toute luminosité n’était pas entartrée au gris-vert, comme elle l’était en Allemagne qui avait effectué sa transition du nazisme gris-vert au modèle allemand de capitalisme normalisé gris-vert. Cette monstruosité que la bande à Baader attaquait avec courage, telle une fourmi ayant juré la fin d’un éléphant, se situait très loin encore de la réalité française, au point qu’on pouvait dire encore que nos sociétés n’avaient sociologiquement et politiquement aucun rapport. Je contemplais avec horreur ce modèle qui a maintenant écrabouillé tous les autres, ce système qu’en 1975 l’homme et la femme non décérébrés ne pouvaient déjà plus combattre avec les outils de l’intelligence, devaient quitter pour plonger dans des exils parallèles ou clandestins, où parfois ils faisaient crépiter leurs armes, en gros pour mener là-bas l’épopée uchronique du un contre tous, la seule offerte encore aux suicidaires de bonne volonté. Au sud de l’Europe, le mai rampant italien fournissait son lot mensuel de luttes spectaculaires, mais n’aboutissait pas, ne débouchait sur aucun embrasement fondamental, et nous nous tournions vers l’ailleurs exotique, vers des pays où la situation était critique, tragique, et où nous-mêmes aurions été déchirés, je veux dire où notre chair aurait été à coup sûr dispersée, nos esprits mutilés, nos destins réduits en cendres. C’est là que nous vivions nos vies imaginaires.
Impuissants à tuer l’ennemi de nos propres mains, désolés jour après jour de ne pouvoir placer devant nos propres pelotons d’exécution les généraux Pinochet et les Atlantes en treillis qui parcouraient les ruines de Huê ou de Da nang en lâchant à haute voix l’unique secret de leur culture, en proférant pour toute incantation MICKEY MOUSE, MICKEY MOUSE, nous développions une sympathie intense envers ces multiples lieux de l’écrasement, où une victoire représentait tant de souffrances, vers le Chili, vers l’Amérique latine, vers le Viêtnam et les pays martyrs de l’Indochine. En pensée et dans nos tripes, nous vivions là, je vivais là-bas. J’ai toujours fabriqué de la lucidité à partir de ce qui hurlait là-bas.
C’est pourquoi battaient si fort nos cœurs pendant l’été chaud du Portugal, comme quand on a joué, beaucoup perdu, et que la chance tourne, avec brusquement une carte inattendue et à nulle autre pareille. En 75, mai 1968 avait déjà un caractère de vieux souvenir, ayant perdu signification et couleur. Il figurait de plus en plus souvent sur la carte de visite des arrivistes, de ceux qui sont arrivés aujourd’hui, qui sont arrivés à construire exactement le contraire de ce que nous voulions et qui ont réussi à réaliser l’absolu inverse de notre programme minimum qui était pourtant clair et facilement réalisable, puisque nous exigions TOUT, TOUT DE SUITE ET POUR TOUS. Certes, en 75, les barons millionnaires, les partisans du luxe de gauche, les patrons et l’extrême-droite rasaient encore les murs, mais déjà ils frémissaient, devinant que, dès le début des années quatre-vingt, leurs jours de gloire ne seraient plus comptés.
Tiens, voilà que je me mets de mauvaise humeur.
Mauvaise humeur. Ce sont des choses qui m’arrivent à l’heure des bilans. Qui est responsable de cette gloire de l’ennemi, de notre embourbement comme à jamais dans la très laide société marchande, dans les guerres de religions et dans l’allégeance aux imbéciles Atlantes ?

Faut-il répondre ?
Pour ce qui concerne le domaine français, j’ai des noms d’idoles visqueuses, oui, des statues et des sous-statues innombrables à déboulonner de leur piédestal, j’ai ces noms à donner, à publiquement mépriser, une liste dont chaque item sonnerait dans ma rage comme une injure. Mais je ne les prononce pas. Il vaut mieux se taire.
Il vaut mieux se taire pour s’assurer un semblant de survie dans les démocraties grises, ici nous avons déjà atteint le stade de l’autocensure, je ne peste plus qu’en petit comité intime ou quand je suis seul entre quatre murs ou entre quatre planches.
Et le Portugal ? Au Portugal ?
Ah, oui, au Portugal… Bon, c’est vrai, ce n’est pas tout de s’égarer dans le maugréement extrémiste, il faut aussi savoir terminer une lettre. Hé bien, même chose qu’ici, au Portugal, même triste fin. Même triste chose depuis 75. Mais les sardines y sont plus belles. Et les filles plus grillées. Au moins cela, à quoi se raccrocher pour clore le siècle et la péroraison, et ce n’est déjà pas si mal. Amitiés.»

Une version peu différente de ce texte, sous forme de lettre, adressée à Colette Fellous pour ses « Carnets nomades » des Nuits magnétiques, a été lue sur France Culture le 25 mai 1998.

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