Dondog

Antoine Volodine, Dondog, Paris : Éditions du Seuil, 2002, 365 p., coll. Fiction & Cie.

  • réédité en 2003, dans la coll. Points, n° 1129, 366 p.

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Trente ans d’enfermement, ça laisse des traces, des marques, des blessures. Des obsessions aussi quand on est libéré. Des obsessions, Dondog Balbaïan n’en manque pas. Et non des moindres : « Régler des comptes avec deux ou trois personnes. Tuer deux ou trois personnes, et ensuite m’éteindre. » Un programme minimum comme un autre ! Il y a juste un problème, un tout petit problème : il souffre d’amnésie depuis l’enfance. Un handicap certain pour assouvir une vengeance personnelle, un besoin ruminé et mâché à partir de souvenirs improbables. Restent malgré tout des noms qui reviennent, inlassablement, qui trottinent dans la caboche de cet Ybur quinquagénaire, échappé d’une extermination, interné, longtemps, trop longtemps. Dondog est le tableau d’un monde futuriste, entre Mad Max, le Bunker Palace Hôtel d’Enki Bilal et Metropolis de Fritz Lang. Un monde inquiet et inquiétant, peuplé de rats, de cafards, partagé entre les bons et les méchants, les traîtres, les paumés et les ennemis du peuple. Dans cet univers obscur de suspicions, d’interrogatoires, de dénonciations, les êtres disparaissent, la révolution mondiale s’éparpille en poussière « comme une bouse sèche », les golems s’effondrent, le sens de l’histoire s’inverse, les rêves trahissent la réalité… Rien de moins qu’une fresque moderne, avec quelques relents policiers et politiques, articulée autour de l’apocalypse intime et collective. Une fresque diablement éprouvante ! –Céline Darner

Extrait
« Maintenant la maîtresse de Dondog repose sous une pierre tombale, maintenant elle gît, maintenant la maîtresse repose et se décompose, on pourrait imaginer sa sépulture par exemple dans un petit cimetière de campagne, à la lisière d’une forêt de sapins, près des champs en friche et près d’une grange délabrée, les os de la maîtresse bientôt auront perdu toute la viscosité de la vie, son corps de maîtresse deviendra humus puis descendra plus bas encore dans l’échelle de la non-vie et perdra la viscosité, l’élasticité, le droit à la fermentation ralentie ou grouillante de la vie, maintenant la maîtresse de Dondog va cesser de fermenter et elle va entamer sa descente et devenir un ensemble filamenteux et friable que nul ne pourra nommer ni écouter ni voir. Voilà à quoi bientôt elle sera réduite, dit Dondog.

Tout son être se sera décharné jusqu’à la poussière et se sera effacé. Tout aura rejoint les magmas non vivants de la terre. Et quand je dis tout, je pense en priorité aux mains qui, dans les marges des cahiers de Dondog, si souvent inscrivaient des annotations malveillantes, et aux yeux qui ont relu le texte de la dénonciation accusant injustement Dondog, ou encore à la langue de la maîtresse qui a léché le bord de l’enveloppe pour la cacheter ; tout cela se dispersera au milieu de la terre non vivante. Les nombreux constituants nobles et ignobles de la maîtresse alors ne constitueront plus rien.
[…]
Maintenant la maîtresse gît sous les moisissures qui aident la vie à s’épanouir et qui ne font plus l’effort de migrer vers elle, car même s’il reste encore quelque chose d’elle, cette improbable substance n’entre plus en résonance avec la vie et avec les moisissures de la vie. Elle gît sous le moisi de la terre et sous les champignons, elle gît sous les champignons qui portent des noms admirables, sous les pholiotes et les agarics, sous les russules fétides, les russules noircissantes, les russules de fiel, les russules charbonnières, elle est néant sous les cortinaires à odeur de prune et sous les cortinaires resplendissants, sous les lentins tigrés et les panelles ; la maîtresse de Dondog a fini de pourrir et de disparaître, une poussière nue et annulée s’est substituée à elle, infiniment non existante, et cette poussière n’est rien sous les champignons, que ceux-ci soient en pleine santé ou déjà à l’agonie, gâtés et ramollis, cette poussière de maîtresse n’est plus rien sous les limacelles tachées et pourries, sous les amanites dorées et pourries, sous les omphales pourries.

[…]
Et, puisque nous en sommes là, signalons que Dondog aime les champignons, mais sans plus. À aucune période de sa vie, qu’il se soit ou non occupé d’écrire ou de murmurer des romans, les champignons de forêt n’ont figuré dans ses domaines poétiques de référence. Tout crûment dit, les champignons n’ont pas leur place dans l’univers lexical de Dondog. Jamais je n’ai prétendu à haute voix que la maîtresse était un vieux champignon pourri, prétend-il. Cela ne fait pas partie des injures que j’ai coutume de. Ces mots jamais n’ont franchi mes lèvres.

On ne verra donc pas, aujourd’hui non plus, Dondog s’avancer vers la maîtresse pour articuler une formule pareille.
Et pourtant, une plainte a été déposée contre Dondog, une accusation vicieuse, on y affirme qu’il y a eu outrage de la part de Dondog, on y spécifie que, dans les vestiaires du Cours Élémentaire Deuxième Année, vers onze heures trente, Dondog a ouvert la bouche pour dire: “La maîtresse est un vieux champignon pourri.” Un vieux champignon pourri !… »

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