Œuvre au noir et magie rouge

Romaric Sangars, « Œuvre au noir et magie rouge » / entretien avec Antoine Volodine, Chronic’art, septembre-octobre 2010, n°68, p.86-95.

Pour mémoire :

Depuis plus de vingt-cinq ans, Antoine Volodine poursuit la création d’une œuvre réticulaire et magistrale, définie par le nom de « post-exotisme ». Son offensive désespérée contre le réel parvient aujourd’hui à de nouvelles percées, comme il publie, en cette rentrée, trois romans chez trois éditeurs différents et dont deux portent les signatures de ses propres personnages. Survol d’une galaxie.

Livre après livre, le système de Volodine s’est sans cesse précisé, enrichi, consolidé, jusqu’à prendre la forme d’une véritable constellation littéraire venue d’ailleurs, avec sa tradition propre, ses auteurs imaginaires, ses thèmes récurrents, et son rapport particulier avec le réel. À partir d’une « pâte romanesque » unique : la rumination des horreurs du 20e siècle et des échecs des bolchéviques, le post-exotisme transmue le trauma – œuvre au noir – en beautés étranges, humour acide, mythologie révolutionnaire, incantations, malédictions – magie rouge. Procédant par brouillage des contraires : vie-mort, animal-humain, rêve-réel ou réel-fiction, la poupée russe de cette œuvre-monstre situe une fiction en amont de sa fiction : elle serait en effet produite collectivement par des prisonniers condamnés à perpétuité pour activités révolutionnaires, chuchotant et scandant à travers les murs. Quand, d’un autre côté, cette fiction s’inscrit également dans le réel au point que ses auteurs imaginaires signent les livres de leurs noms. Eli Kronauer et Manuela Draeger ont ainsi publié plusieurs livres pour adolescents à l’École des loisirs, et Lutz Bassmann, deux livres très remarqués en 2008, chez Verdier, jusqu’à cet étonnant tir groupé post-exotique assaillant cette rentrée littéraire. Deux romans d’une facture post-exotique typique : un homme, sur les ruines d’une ville dévastée, rend hommage à ses compagnons et à sa famille en cendres, en contant des histoires au cadavre d’un rouge-gorge et à une poupée (Lutz Bassmann) ; une femme dans un immeuble en feu, durant une « bolchopride », articule « onze rêves de suie » pour accompagner l’agonie de ses camarades et leur fusion dans les flammes (Manuel Draeger). Et un troisième livre, jouant lui-même sur ce jeu d’écrivains imaginaires, en met en scène plusieurs destins (Écrivains), signé Antoine Volodine. Rencontre avec le « porte-parole » d’une littérature imaginaire, collective, carcérale, magique. Et géniale.

Chronic’art : Avec ces trois livres, vous définissez clairement trois nuances distinctes du post-exotisme…
Antoine Volodine : En effet, il s’agit de trois approches littéraires différentes. En même temps, les trois livres se répondent, ils fonctionnent en écho. C’est quelque chose à quoi j’ai veillé : ne pas opposer un Manuela Draeger totalement fou, baroque, un Volodine plus carré et un Bassmann plus cruel, ne pas singulariser trop ouvertement les formes. On aurait senti le caractère artificiel de l’entreprise. J’aurais pu, par exemple, reproduire ce que j’ai fait avec Lutz Bassmann il y a deux ans : présenter des textes très dissemblables, puisque l’un était un recueil de haïkus et l’autre un roman. Mais cette fois, j’y ai renoncé. La différence est suffisamment nette entre les trois voix. Elle est évidente, elle est forte, même si les trois auteurs travaillent sur la même pâte et donnent des livres de même nature.

Considérez-vous que ces trois livres sont des « romans » ?
Pour moi, il s’agit de romans. Ils ne respectent pas les canons les plus traditionnels, mais aujourd’hui, les canons traditionnels… Les définitions précises n’ont plus cours. Disons que nos livres s’attachent tous à une narration de type romanesque. Les actions se recoupent en permanence, les acteurs prennent la parole depuis le même monde, depuis les mêmes souvenirs. Il y a un personnage collectif au centre de tout. L’unité est assurée par de multiples procédés. On est en plein dans le roman.

Mais on pourrait lire ces textes comme des suites de nouvelles, avec une mise en situation des narrateurs…
Ce sont des petits chapitres qui font surgir des personnages, de l’ombre, des coulisses. Ces personnages vont ensuite disparaître à la fin du chapitre, mais ils font partie d’un unique théâtre romanesque. Ils n’interrompent pas la narration, ils la font. La communauté de personnages est cimentée par le choix des noms, par la récurrence de certains rôles, de certaines situations. Dans Lutz Bassmann, on le voit très bien, il y a toujours un sur-narrateur qui intervient au premier plan ou en arrière-plan pour ordonner les histoires. Et puis le décor lui-même est un personnage. Tous nos livres décrivent un monde, ils s’emparent de lui comme s’il s’agissait d’un personnage essentiel. La catégorisation « roman » est inévitable.

Dans ce cas, on peut considérer que tout le post-exotisme est un grand roman, puisqu’on trouve le même rapport entre les fragments de chaque livre unifiés et l’unification de chaque livre dans le projet littéraire général…
Oui, on peut dire ça. Cependant, avec une telle définition, on se trouve en face d’un ensemble monstrueux. Une somme romanesque qui a débordé, qui n’a plus de mesure. Alors, pour ne pas souligner l’aspect inhumain de la chose, on la fragmente en volumes séparés. Chaque roman possède sa coloration propre et un sujet différent des autres. Les formes varient, on n’est pas dans une série… Et d’ailleurs, plutôt que d’un seul grand roman, je crois qu’il vaut mieux parler d’un édifice. Un objet architectural à entrées multiples… C’est aussi une machine romanesque qui fabrique du roman à partir d’une pâte romanesque unique. Elle est très variée, cette pâte, très riche, parce que les expériences individuelles qui l’alimentent ne sont pas les mêmes, les narrateurs non plus. Mais en même temps, elle est unique. Une communauté d’écrivains se trouve derrière et a un même unique point d’origine : tous se trouvent enfermés dans le même lieu, une prison imaginaire qui joue le rôle de matrice. De plus, au niveau idéologique et culturel, tous partagent les mêmes orientations. Les narrateurs ont le même vécu politique, quel que soit le livre. Un vécu qui renvoie à la même traversée tragique : la lutte armée, ses échecs, et toute l’Histoire du siècle dernier, ses défaites, ses horreurs, ses espoirs, ses illuminations… On ne sort presque jamais de ce contexte-là. C’est ce qui donne à la narration son identité, son unité. Elle est collective et obsessionnelle. Et personne parmi nous ne s’en écarte.

Ce n’est pas une polyphonie ouvrant différentes visions du monde, mais une seule vision du monde assumée par des sensibilités différentes.
Exactement. Avec une grande variété dans l’imaginaire, dans les approches poétiques, dans les tempéraments. Et dans cet édifice s’affirment des personnalités assez puissantes, assez originales pour pouvoir signer leurs livres et les publier de façon indépendante, comme Lutz Bassmann ou Manuela Draeger. Prenons cette dernière : voilà un écrivain à l’écriture distinctement féminine, possédant son univers propre, immédiatement reconnaissable. Mais en même temps, c’est une prisonnière qui fait partie de cette communauté imaginaire d’écrivains et qui partage leur background idéologique et historique et leur vécu militant et militaire. Un même parcours, des aventures de jeunesse qui se sont interrompues de la même manière, par la condamnation et l’emprisonnement. Globalement, tout est commun. La tragédie militante, les convictions, les échecs, les deuils, la mémoire. Tous puisent là-dedans en déclinant mille histoires où résonnent sans cesse les mêmes échos. C’est bien ce projet d’écriture collective que j’ai exposé au milieu des années 1990.

Aviez-vous dès le début une vision précise de ce que serait le post-exotisme ?
Le début… J’ai beaucoup écrit avant d’être publié. Et au fond, le projet avait préexisté, mais je m’en suis rendu compte plus tard. Dans les années 1970, j’avais écrit une anthologie d’une littérature imaginaire, une « anthologie de la Renaissance ». J’en ai repris une partie dans Lisbonne, dernière marge. L’idée était de présenter un livre composé d’extraits littéraires bizarres, représentatifs d’une époque imaginaire. Les textes étaient préfacés et commentés par des critiques hostiles. D’autres au contraire étaient défendus par des collectifs de critiques dissidents qui risquaient leur vie en en parlant. En suivant ces analyses littéraires et le corpus auquel elles se référaient, on s’interrogeait sur la nature profonde de l’humanité et de l’humanisme dont se réclamaient les maîtres. Les auteurs, les critiques étaient des collectifs, des groupes ; jamais des individus. En gros, cet ouvrage fossile contenait déjà tout le post-exotisme. Je voulais, au départ, faire paraître une littérature étrangère dont l’origine elle-même serait une fiction, dont la tradition serait une fiction. J’ai eu pendant six ou sept ans une pratique à l’instinct. Ensuite, j’ai théorisé pour moi-même à partir d’une matière qui existait. Je pense aussi que des chercheurs, en me posant des questions, m’ont invité à réfléchir à ce que j’étais en train de faire.

Précisément, y a-t-il eu une influence de votre dialogue avec ceux qui ont étudié votre œuvre ?
Le contact avec des journalistes, des critiques littéraires et des chercheurs, dans la première moitié des années 1990, m’a conduit à éclaircir mes intentions, à les commenter. Mais assez vite, j’ai su que j’avais devant moi une construction à mener à bien. Je devais non seulement donner la parole à des personnages et raconter des histoires, mais faire émerger dans le réel une littérature inclassable, une littérature de l’ailleurs. Et dans ce cadre-là, il fallait qu’existent concrètement plusieurs écrivains représentatifs de cette littérature, il fallait qu’ils s’insèrent eux aussi dans le paysage littéraire officiel. Ça a été une entreprise de longue haleine : vingt-cinq, trente ans… On est bien loin d’un simple gag, d’une espèce de lubie d’automne. En cette rentrée, on va parler de Lutz Bassmann ou de Manuela Draeger, mais ce ne sont pas des nouveaux venus. Ils existent dans le monde éditorial depuis un bon moment. Ce sont des auteurs chevronnés : Manuela Draeger est publiée depuis dix ans déjà !

Ce background, cette prison et ses habitants : est-ce quelque chose de précis dans votre tête ?
Quand l’un d’entre nous décrit cette prison et parle des étages, des bruits, des sensations de chaleur humide ou de froid, tout est précis, oui. Il y a une image et nous entrons ensemble dans l’image. Ce background est inscrit en moi très intimement, de même que la dimension collective, idéologique, sensible, fondée sur une expérience militante, guerrière, qui est la base commune de nos voix. Reconstruire là-dessus un monde romanesque ne me pose aucun problème. Je n’ai pas en tête le numéro exact de la cellule où est incarcéré Mario Hinz, par exemple, mais si j’ai à écrire quelque chose sur lui, je sais ce qu’il a vécu, ce qu’il voudrait dire, ce qu’il n’a aucune envie de dire.

L’écrivain post-exotique est en prison, il est détesté par le pouvoir et les milieux officiels ; c’est un écrivain raté, socialement parlant. Or, cette situation n’est pas celle d’Antoine Volodine. Donner pleinement naissance à ces écrivains imaginaires, correspondant à la définition, est-ce une forme de compensation ?
Je pense que le problème se situe ailleurs. Depuis toujours, les personnages que nous mettons en scène, qu’ils soient écrivains, insectes ou mutants, sont, du point de vue de la société, des exclus, des marginaux, ils sont complètement en dehors de la norme intellectuelle et sociale. En réalité, notre souci n’est pas de donner la parole à des écrivains en tant que tels, mais de surprendre la parole de gens dont nous nous sentons très proches. Des êtres qui se situent à la limite de la vie, ou après la limite de la vie, derrière la frontière de l’existence sociale, physique, humaine… Dans le livre Écrivains, on rencontre des hommes et des femmes qui n’ont rien à faire du monde éditorial, mais qui prennent la parole pour déverser leur mémoire et pour dire la vie, la mort, la souffrance, pour dire le monde ou l’inventer. Par là, ils deviennent écrivains. Nos personnages ignorent le monde des gens de lettres, mais ils accomplissent des gestes qui font d’eux des créateurs. Les héros d’Écrivains, ceux des livres de Lutz Bassmann et de Manuela Draeger, sont tous des Untermenschen, des sous-hommes qui ne soucient pas d’écriture et surtout d’écriture mondaine. Ce ne sont pas des écrivains ratés : je crois qu’au contraire on pourrait parler d’eux comme de créateurs absolus, des humiliés qui ont la grâce de transformer le monde par leur parole. Or, ce sont eux qui comptent, ces poètes instinctifs qui peuplent nos livres. Savoir qui signe ou non les textes est beaucoup moins important.

N’y a-t-il pas une volonté profonde du post-exotisme d’être une voix des « sans-voix », volonté qui expliquerait la dimension orale de vos livres ?
C’est un principe de tous nos acteurs : « Je prends la parole. Même si on ne me la donne pas, je la prends ». Mais en même temps, celui ou celle qui parle sait que le public est absent. Dans Écrivains, on le voit bien : Maria Trois-Cent-Treize tient un discours après sa mort. Dans le noir, un discours théorique sur l’image. Elle a peur et elle s’invente un public composé de morts, d’animaux… Dans Les Aigles puent, Gordon Koum parle sur des ruines où il est seul. Dans Onze Rêves de suie, la plupart des souvenirs qui composent le livre s’adressent à des auditeurs et des auditrices déjà réduits en cendres. Les « sans-voix » reçoivent la possibilité inouïe de la parole et ils la prennent, mais cette parole ne débouche sur rien. Le droit à la parole, pour eux, c’est articuler quelque chose d’inutile ou se taire. Car la prise de silence est aussi une manifestation d’existence des personnages.

Vous intégrez dans vos livres des modes d’écriture d’enfants, de fous, d’incarcérés. Entretenez-vous un rapport particulier avec l’art brut ?
J’adore le musée de l’art brut à Lausanne. Les créations exposées sont fascinantes, surtout dans le domaine pictural ou sculptural. Il existe bien sûr aussi des textes d’art brut, douloureux, parcourus de cris mystérieux, mais leur esthétique pose problème. Contrairement à ce qui se passe pour la peinture, il faut travailler sur la parole des fous pour que des images se transmettent. Lorsqu’on gratte un peu sur l’origine de la parole dans nos livres, il y a bel et bien des intuitions, des phrases, prononcées dans le cadre carcéral et psychiatrique. Des prisonniers sombrent dans la folie, répètent des choses, ruminent infiniment : voilà effectivement une des bases du langage post-exotique. Mais en tant que matière littéraire, l’art brut n’est guère publiable tel quel. Il faut le réinventer pour que la communication ait lieu. Je connais bien la question puisque j’ai travaillé sur des textes de Maria Soudaïeva, un parfait exemple d’art brut. Il était impossible de se contenter de les traduire. J’ai fait sur cette matière originelle un énorme travail d’édition, de sur-traduction et de réécriture, voire de co-écriture posthume, avec pour résultat un petit livre sans équivalent, bouleversant, mais qu’on m’a soupçonné d’avoir entièrement écrit. On a été jusqu’à mettre en doute l’existence de Maria Soudaïeva. En réalité, les textes d’origine, ces phrases et ces slogans dispersés, incohérents, n’auraient pas dévoilé leur beauté fulgurante si je n’étais pas intervenu. Le poème brut doit être révisé et donc trahi. Il doit être trahi pour redevenir la merveille qu’il était au départ.

Et comment définissez-vous les voix fédératrices ?
La décision se prend en cours d’écriture. Je travaille par états successifs, à partir de fragments qui se combinent peu à peu. Et assez rapidement une personnalité s’impose. Quelque chose m’indique que le texte ne sera pas signé Volodine. Je deviens l’interprète de Manuela Draeger ou de Lutz Bassmann. Il faut ensuite soutenir la voix pour qu’elle affirme sa véritable singularité. Chacune a ses traits caractéristiques. Par exemple, pour Lutz Bassmann, une plus grande brutalité, une tendance à l’inaboutissement, le refus d’un certain nombre de phrases, d’un certain nombre de développements… Ou une relation presque incestueuse entre les individus chez Manuela Draeger, une attirance pour le conte…

La seule référence culturelle officielle dans vos livres, de manière assez régulière, c’est le surréalisme – mouvement qui s’était d’ailleurs intéressé à l’art brut et qui, comme vous, a donné au rêve une fonction cardinale. Vous voyez-vous comme un héritier du surréalisme ?
Lorsque je me réclame du surréalisme, ce n’est pas pour avoir une petite médaille d’André Breton à la boutonnière ou les faveurs d’un sous-groupuscule moribond. À vrai dire, j’ai été beaucoup plus marqué par la peinture surréaliste que par l’écriture, même si, bien sûr, mes premières grandes rencontres poétiques s’appellent Breton, Desnos, Benjamin Péret.

Cette quasi-absence de référence à la culture officielle (hormis le surréalisme, donc) a-t-elle à voir avec un refus de déférence à la culture « bourgeoise », comme on dirait en termes marxistes ?
Refus de déférence : parfait ! Oui, c’est voulu. Mais en même temps, il n’y a de notre part aucun sectarisme idiot. Ce que les écrivains post-exotiques appellent la « littérature officielle », c’est la littérature « hors les murs », et dans cette littérature officielle, il y a évidemment des choses qui nous touchent et d’autres que nous n’estimons pas. Nous ne prétendons pas écrire des livres meilleurs. Des ouvrages post-exotiques prennent vie dans la littérature officielle. Écrivains, Onze Rêves de suie, Les Aigles puent, font partie de la littérature officielle. Ils s’y trouvent mal à l’aise, mais ils en font partie.

Du reste, si le post-exotisme peut être rapproché du surréalisme, n’est-il pas au fond le contraire exact de ce qui a historiquement été la littérature officielle par excellence en France : le « réalisme-socialiste », avec son dogme d’optimisme absolu et sa volonté d’être rivé au réel ?
La littérature réaliste-socialiste n’est pas une de nos sources, mais elle a été une de nos lectures. Et parfois nous avons même suggéré que nous nous rattachions à un courant « réaliste-socialiste magique ». Ce qui a remplacé le dogmatisme à l’heure actuelle, c’est le politiquement correct : plus récent mais pas moins totalitaire. Notre littérature est fondamentalement opposée à la pensée contre-révolutionnaire, elle a abordé le marxisme et son optimisme indéracinable en lui apportant une touche radicale, égalitariste, pessimiste et anarchisante. Et beaucoup plus qu’à ce que vous appelez la littérature officielle du Parti, elle se heurte aujourd’hui au politiquement correct. Nous ne revêtons aucun masque de tolérance ou de béatitude face au monde présent. Nous ne nous repentons pas. Nous prônons la violence, la vengeance. Nous continuons et nous continuerons à vociférer contre le réel et contre ceux qui le représentent, qui l’organisent et qui l’imposent. Nous pratiquons depuis toujours et nous continuerons à pratiquer l’insolence envers la pensée des maîtres, quels qu’ils soient, et même si aujourd’hui cette pensée conduit à un consensus hideux et puissamment réactionnaire. Et comme les personnages de Manuela Draeger dans Onze Rêves de suie, nous rêvons à la prochaine bolcho-pride.

Mais à partir des idéaux communistes, vous créez une véritable mythologie, ce qui laisse demeurer une sorte d’ambiguïté : est-ce une commémoration, un pur jeu (ce qui implique que ces idéaux sont morts), ou une manière indirecte de reprendre la lutte en dépit du réel ?
Pour nous, les idéaux ne sont pas morts. C’est leur mise en pratique qui a été rendue impossible et qui est morte. Nous, de notre côté, nous continuons à vivre. Dans notre prison et dans nos rêves. Et là nous manipulons jour et nuit, au niveau romanesque, toute cette pâte qui est terriblement présente en nous, la mémoire de la Shoah, des génocides, des guerres, des atrocités coloniales et impériales, accompagnée de toutes les recettes anarcho-communistes qui prétendaient y mettre fin. Et nous inventons en même temps une mémoire parallèle qui nous est propre. La Révolution, ses héros, ses animaux, ses figures… Dans notre mythologie, les dieux, les fées et les magiciens sont remplacés par des animaux bizarres, des héros rouges, des vieilles bolcheviques immortelles qui rappellent en marmonnant les valeurs prolétariennes. En créant des mondes parallèles, nous ne souhaitons pas opposer le réel et notre imaginaire mais, au contraire, ancrer la fiction dans le réel, rendre plus actuelle la mémoire historique du réel.

Le post-exotisme rumine la mémoire atroce du 20e siècle et ses échecs, mais depuis quelques années, il semble de plus en plus s’intéresser à l’idée d’extinction finale de l’Humanité…
Cela correspond à une évolution des mentalités à l’intérieur de la prison : un vieillissement, un détachement, un scepticisme grandissant. L’Humanité n’est plus en marche vers l’avenir radieux, elle va vers sa dégradation. Elle se dirige vers son extinction. D’où plusieurs romans qui mettent en scène une planète pratiquement déserte. D’autre part, un autre décor s’est imposé dans cette nouvelle période littéraire du post-exotisme : le camp. Il renvoie au 20e siècle mais il cristallise aussi une vision exécrable de l’avenir. Dans nos premiers livres, ce qui dominait, c’était la cité, la rue, l’action à l’intérieur de la rue. Le monde était encore ouvert. Ces dernières années, l’action s’est plus souvent repliée à l’intérieur d’un espace clos. Le monde s’est fermé. Dans Onze Rêves de suie, dans Les Aigles puent, le monde, c’est les camps et les ghettos, et rien d’autre.

Tel est selon vous le devenir du monde ?
L’Humanité va vers le mur. Extermination naturelle, catastrophe climatique, suicide collectif, extinction génétique, on ne sait pas trop encore. À noter que dans plusieurs de nos ouvrages, l’extinction de l’Humanité n’est pas présentée de façon apocalyptique : la Terre a retrouvé sa tranquillité ; sans les hommes, la végétation a repris ses droits ; on peut paisiblement s’intéresser au paysage, aux couleurs, au soleil. C’est plus la vision d’une ère primitive à partir de laquelle on pourrait imaginer que quelque chose va renaître. Certains évoqueraient le paradis terrestre ; je préfère pour ma part me rappeler les images non religieuses de mon enfance, quand je me penchais sur des images de l’ère primaire, avant l’apparition des diplodocus.

On pourrait y voir le mythe du déluge et de Noé : une fois établi le constat que l’expérience humaine a raté, on détruit tout pour réessayer avec quelques-uns dans un monde purifié…
Oui, mais chez nous, cette dimension de reconstruction n’existe pas. Après la fin de l’Humanité, on pense à autre chose pour les ultimes survivants. On les accompagne dans leur quête ahurie de la beauté. À ce moment-là, les écrivains post-exotiques ne se débattent plus : ils acceptent le passé, le présent, ils rêvent non plus à une planète unifiée par un Soviet mondial mais à une Terre paisible, apaisée par la beauté végétale de la nature.

La Beauté est d’ailleurs une des seules valeurs posées de manière lumineuse dans le post-exotisme. N’est-ce pas la raison de votre obsession pour l’harmonie formelle ?
Oh, l’harmonie formelle n’est pas un but. Nous aimons cette dimension, la division en sept, en quarante-neuf, l’équilibre entre les masses de prose que nous mesurons en comptant les mots, les caractères… Tant qu’à produire un objet, autant qu’il soit irréprochable. Nous ne voulons pas seulement raconter, transmettre, faire rêver. Nous avons l’ambition de poser dans le réel des objets inouïs et harmonieux. La dimension formelle compte, l’enveloppe a toute son importance. À la simple prose, nous essayons de superposer une musique mystérieuse. Mais la technique reste discrète. Nous ne voulons surtout pas, avec des galipettes techniques, contrarier ou encombrer l’émotion que suscite le texte.

Parmi les rares références à la culture du monde officiel que vous évoquez, il y a le cinéma : dans Écrivains, vous dressez une liste de séquences de films réels…
Oui : c’est vraiment exceptionnel dans le post-exotisme, un hommage rendu à des images de grands cinéastes, avec des références non cryptées. J’aurais pu renvoyer à des films de réalisateurs imaginaires. J’ai souvent inventé des musiciens, des peintres et des écrivains. Mais là, je me suis autorisé une coquetterie post-exotique pour montrer que nous appartenons aussi au monde réel, et que nous avons une culture cinématographique réelle !

Le post-exotisme se définissant lui-même comme un art de l’image, y a-t-il des procédés cinématographiques qui sont intégrés par votre littérature ?
Quatre-vingt dix pour cent, oui. Les livres appartiennent à notre culture. Mais ce qui a été le plus déclencheur, toujours, ça a été les images, et donc le cinéma. Pendant l’écriture, le souvenir du cinéma est toujours plus présent que l’évocation de textes littéraires. Nos livres ne sont pas construits comme des films mais le travail a toujours lieu à partir de l’image, des personnages dans l’image. Pour écrire, il faut « entrer dans l’image ». Dans l’image ou dans le film. Nous concevons nos livres comme une succession de séquences. Onze Rêves de suie est un film. Dondog, Songes de Mevlido sont des films. Les romans de Bassmann sont des films. Pas des scénarios, mais des films. Même si la prose nous permet de faire tenir un chapitre entier dans le noir absolu. La technique de mise en scène des personnages, la manière dont les dialogues interviennent, les silences, l’éclairage du décor, tout cela est très influencé par le cinéma. Nous utilisons le cinéma dans les scènes de combat, dans les scènes d’action mais aussi dans les scènes où tout est immobile. Nous aimons les plans fixes. Et dans Rêves de suie, où les personnages reprennent conscience à l’intérieur de flammes pétrifiées, nous utilisons les mêmes trucages qu’au cinéma…

Vous avez collaboré avec un photographe (Olivier Aubert) et un musicien (Denis Frajerman) : avez-vous l’intention de ramifier le post-exotisme au-delà de sa dimension purement littéraire ?
Le post-exotisme est un ensemble littéraire bien défini et hermétique. Que des artistes de différentes disciplines s’en inspirent pour créer à leur tour des œuvres originales, tant mieux, ils sont bienvenus. Nous compagnonnons. J’ai fait avec Olivier Aubert un livre sur Macau et, avec Frajerman, nous avons fait exister dans le réel une forme tout à fait ébouriffante, un cantopéra intitulé Vociférations. Nous l’avons donné en concert, nous l’avons enregistré. Dans les deux cas, seul le texte est véritablement partie prenante du post-exotisme. Il ne s’agit pas à proprement parler de « ramifications » ou d’« extension », mais plutôt de collaborations heureuses. Même chose avec les conteurs, les graphistes, et bien sûr les compagnies théâtrales qui font un merveilleux travail de « sympathisants ».

Cela ne vous dérange pas que le post-exotisme vous dépasse, en quelque sorte ?
Le post-exotisme ne peut pas nous dépasser, il est limité à notre propre existence et n’est ni extensible, ni immortel. On ne peut même pas imaginer que des auteurs sympathisants aient l’idée d’apporter leur brique personnelle à l’édifice. Mais en même temps, on peut imaginer et même souhaiter que des créateurs renvoient délibérément à cette masse volumineuse qu’est désormais la bibliothèque post-exotique. Denis Frajerman, par exemple, n’hésite pas à parler de « musique post-exotique ». Dans ce cadre-là, pourquoi pas ? Le label n’est pas déposé. Mais le post-exotisme en tant que tel reste un objet clos, un objet textuel que j’aimerais pouvoir clore rapidement. J’aimerais pouvoir le regarder, terminé, de mon vivant. Avec le sentiment du devoir accompli.

La fin du post-exotisme ne coïncidera donc pas avec votre propre fin ?
Je ne sais pas ; en tout cas elle coïncidera avec l’écriture de la dernière phrase. Cette phrase est connue depuis longtemps, il s’agit de : « Je me tais ». Ce sera un sacré moment de mon existence que de poser cette phrase à la fin d’une page.

Si vous en finissez avec le post-exotisme, vous en finiriez avec votre littérature ?
Ce n’est pas la mienne, de littérature, c’est la nôtre, celle d’une collectivité d’auteurs ! Je pourrais aussi choisir de continuer indéfiniment jusqu’à ma mort, comme pas mal de pauvres vieux écrivains. Et puis tout d’un coup ça s’arrêterait : « Ah ! Il n’a pu en écrire que 342 !… ». Non, ça n’a pas de sens sous cette forme.

Vous dites que les écrivains post-exotiques sont de plus en plus désespérés avec l’abandon de la Révolution mondiale. Pourtant, depuis cinq ou dix ans (du moins chez une certaine intelligentsia, avec Badiou ou Zizek par exemple), on aperçoit la résurgence de l’idéal révolutionnaire marxiste, qu’on croyait définitivement enterré avec la chute du mur. Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que c’est très bien, mais en effet, on reste dans un mouvement purement intellectuel. Dans la littérature post-exotique, il n’y a pas eu de rupture, donc il n’y a pas de résurgence à observer. Ces penseurs non plus n’ont d’ailleurs jamais rompu avec quoi que ce soit. La résurgence est plutôt une illusion d’optique c’est parce que tout à coup les médias s’intéressent à ce qu’ils ont refusé de voir pendant trente ans. Il y a bien eu une continuité, mais elle était obscure.

Vous vous défiez des intellectuels…
Les écrivains post-exotiques ne reprennent pas les formules en vogue pendant la Révolution culturelle, qui dénonçaient les intellectuels comme des représentants de la « neuvième catégorie puante ». Il n’empêche que les écrivains post-exotiques ne sont pas du tout des intellectuels. Ils sont cultivés, mais ils n’ont pas une approche intellectuelle de ce qui se passe dans le monde et autour d’eux. ils sont très primitifs, très animaux. J’aime beaucoup leur rudesse presque animale quand ils parlent de l’espèce humaine, en se considérant en dehors d’elle et en dessous. L’idée de donner des leçons leur échappe. Ils ne se donnent jamais comme modèles à suivre. Ils profèrent des choses qui souvent n’ont aucun sens, aucun sens pratique, aucun sens théorique.

On peut être étonné, par conséquent, que vous ayez signé le texte de soutien aux émeutiers de Villiers-le-Bel dans Libération…
Oui, et d’ailleurs Badiou l’a signé aussi, cet appel. Un entrefilet correctif a été publié un peu plus tard pour rajouter plusieurs noms, dont le sien.

Mais du coup, ici, Volodine ne devient-il pas un intellectuel qui prend parti ?
Je trouvais l’analyse très fine, non seulement sur l’événement en soi et ses protagonistes, mais sur l’Histoire. Décriminaliser ceux qui participent à l’Histoire, voir un basculement historique dans l’émeute, inscrire dans l’Histoire la révolte des banlieues ; voilà ce sur quoi j’étais tout à fait d’accord. Par ailleurs, ça n’a rien d’exceptionnel que je signe une pétition. Je ne m’en vante pas. La neuvième catégorie puante a la signature facile.

Où s’arrête votre engagement dans le réel ?
Je pense que mon engagement dans le réel, c’est d’écrire mes livres. Je n’ai aucune compétence politique. Je suis comme mes personnages : je ne crois à rien et j’attends les ordres. Mon engagement, c’est aussi d’être dans la rue, anonyme, ou de signer un texte quand l’occasion se présente. Mais je sais que c’est dérisoire. La parole ne sert à rien.

La Beauté sauvera-t-elle néanmoins ce qu’il reste du monde ?
Oui. Je vais dire oui… Pour faire rire tout le monde.

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