Soviet Volodine. Tir groupé sous pseudos de l’auteur « post-exotique »

Philippe Lançon, « Soviet Volodine, Tir groupé sous pseudo de l’auteur post-exotique », Libération, 9 septembre 2010.

Pour mémoire :

Comme l’Indien, un bon écrivain est un écrivain mort – ou presque. Le combat est perdu, il le sait, il continue. Il n’y a plus d’évolution. Il n’y a plus d’avenir. Il n’y a plus de rêve égalitaire ni d’autre monde possible. Plus rien, sauf l’eau-de-feu : rêves, souvenirs, noms, mots, phrases, paysages intérieurs, créés et partagés par une collectivité imaginaire cuite dans la cendre et dont l’auteur premier, référent, théoricien, est Antoine Volodine.
Son premier roman date de 1985. Denoël le publiait comme de la science-fiction. Ensuite, Volodine passe chez Minuit, le voilà formaliste, puis au Seuil et chez Gallimard, son public s’élargit. Qu’importent les étiquettes. Volodine invente toujours le même monde et ce monde n’appartient qu’à eux : lui et ses pseudonymes.
En voici trois en un, ou un en trois : Antoine Volodine, Manuela Draeger, Lutz Bassmann. Le premier raconte, sous une forme ou sous une autre, les vies-et-œuvres tragiques, même si burlesques, des écrivains Mathias Olbane, Bogdan Tarassiev, Nikita Kouriline ou Maria Trois-Cent-Treize. Un chapitre est consacré à des remerciements du genre : « Merci à mon éditeur de l’époque, Malcolm Okada, qui m’a suggéré d’intituler mon premier roman Aux viandes réunies alors que j’avais prévu pour titre Essai sur la dualité. » On rit, avec Volodine. « Quand je signe Volodine, dit-il, je ne m’interdis que ce qu’un écrivain normal s’interdit. Quand je signe Manuela Draeger ou Lutz Bassmann, je m’interdis davantage de choses. La parole n’est pas indifférente. C’est le contenu qui est indifférencié. Qui est commun. »

Bolchopride. On connaît Manuela Draeger par les romans dits « pour adolescents » publiés à l’Ecole des loisirs. Dans Onze Rêves de suie, elle raconte un ghetto dont les habitants, des créatures pleines de souvenirs et d’absence, organisent une bolchopride. Il y a une rue des Vincents-Sanchaise (les noms font toujours un peu boiter la langue, ils l’adaptent au monde qu’ils subissent). Cette rue a mauvaise réputation : « Nous marchions là-dedans depuis une demi-heure, la gorge serrée par l’angoisse de nous être égarés, avec en tête de vilaines images. Il était question de mauvais traitements et de découpage final de nos corps, dans ces images. » Volodine dit qu’il y a « une indétermination et quelque chose de très fraternel dans le monde de Manuela Draeger ».
Le troisième, Lutz Bassmann, publie son troisième livre chez Verdier. Volodine a écrit sur lui, dans le Post-exotisme en dix leçons (Gallimard, 1998) : « Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors. » Il est donc mort, mais il écrit. Il raconte l’histoire de Gordon Koum. On doit être comme toujours vers 2050, 2100. Sa ville est détruite, irradiée, contaminée. Il cherche les siens. Comme il est ventriloque, un rouge-gorge qui s’enlise et un golliwog calciné lui permettent de les invoquer. Un golliwog ? « Un pantin raciste originaire des temps historiques, censé représenter un nègre de music-hall avec une face couleur corbeau et une chevelure grotesquement touffue. Ses habits bleus et rouges avaient été carbonisés, mais sa tête, non. » De Bassmann, Volodine dit : « Il a une écriture nettement plus violente etmoins aboutie que celle de Volodine. Là où Volodine serait tenté de faire du joli, Bassmann va à l’action. Il a une méfiance de tout ce qui pourrait aller au-delà de la fiction. »
Les pseudonymes sont poreux entre eux et ils ont fleuri peu à peu. Il y en a d’autres. Il pourrait y en avoir d’autres. Volodine et les siens pratiquent une culture intensive et extensive sous un ciel désespérément enchanté. « Tout est mis en œuvre pour que la parole des écrivains ne serve à rien, dit-il. Ce sont des sous-hommes. Ils racontent des histoires. Leur parole n’est pas politique au sens de la prescription. C’est une nostalgie du Grand Soir qui a foiré, pour lequel on a agi, et pour quoi on est condamné à perpétuité. »

Pas de gueuloir. Le soviet Volodine a été qualifié un jour par quelqu’un de « post-exotique ». Il s’est approprié le terme : lui, ses pseudonymes, et tous les autres, ceux qui apparaissent dans leurs livres, sont des écrivains post-exotiques. La mort monte, l’imagination est l’obstacle. Il fait varier leurs aventures infiniment, imperceptiblement : la fantaisie, ça se travaille. On lit par exemple : « Wong ralentit pour examiner les lieux, fit encore cent quarante-huit pas et se figea. » Pourquoi cent quarante-huit ? « C’est une précision fausse, qui doit faire plaisir au lecteur. C’est aussi une précision impossible. Un de ces petits éléments qui s’accumulent, exigent beaucoup de travail, et établissent une complicité. Pour des raisons phonétiques, ça n’aurait pas pu être soixante-quinze. Mais je ne passe pas mes textes au gueuloir. Les voix sont intérieures. » Et Wong est un éléphant très humain qui meurt à la fin.
La révolte des écrivains post-exotiques se consume en stoïcisme. Ils ont une innocence particulière : en connaissance de cause perdue. Ils ont sept ans, ils en ont mille. Ce sont des enfants sans naïveté, parfois sans identité. La colère leur survit. Ecoutez Linda Woo : « Les écrivains du post-exotisme ont en mémoire, sans exception, les guerres et les exterminations ethniques et sociales qui ont été menées d’un bout à l’autre du XXe siècle, ils n’en oublient et n’en pardonnent aucune, ils conservent également à l’esprit, en permanence, les barbaries et les inégalités qui s’aggravent entre les hommes, et pas une seconde ils n’écoutent les chiens des maîtres qui leur suggèrent d’adapter leur propagande à la réalité et au présent, autrement dit au présent et à la réalité tels queles conçoivent les responsables dumalheur », etc., on est bavard quand on a perdu.
Les livres des revenants font un western simple, profond, musical, d’une délicatesse apocalyptique, dont l’écho pourrait être un film d’Andreï Tarkovski – l’humour en plus – ou Soleil vert – Charlton Heston en moins. Le décor : prison, hôpital psychiatrique, ville détruite, zone interdite irradiée, ghetto de vieux-croyants bolcheviques, forêts et terrains vagues remplis de créatures indéterminées, hauts plateaux où ce qu’il reste d’humanité déjeune d’un coucher de soleil. Le fond de l’air fut rouge ; il est gris.
Volodine est le pseudonyme, mi-Volodia mi-Lénine, d’un ancien professeur de russe de 60 ans qui serre la mâchoire et ne dit rien lorsqu’on lui pose une question biographique. Cette mâchoire est large, la carrure aussi. Le timide est puissant, un peu voûté. On dirait un paysan, un bon gars obstiné qu’il ne faut pas emmerder et qui laboure son champ à la main. Ce qui pousse dedans est à lui, rien qu’à lui. Il travaille avec soin les racines (le plus souvent russes ou d’Asie centrale), les sons, les déformations des centaines de noms qu’il invente. Il accouche de chacun comme d’un enfant mort-né, dont il faut rappeler la mémoire: « Leur vraisemblance ethnique est contrariée par l’invention et tempérée par une certaine beauté. » Il suffit de lire une nouvelle de Boris Pilniak pour sentir de quelle façon les formalistes russes des années 20 l’ont marqué : ils viennent d’une époque où les mots, c’était de l’action directe. Ça n’a pas duré.
Les premiers livres que Volodine a lus en russe sont ceux de Gorki. Des poètes aimés de ce temps-là, il préfère Essenine à Maïakovski. Maïakosvski, « c’est l’élan, les usines, la marche en avant ». Essenine, « c’est les grands espaces, les bouleaux, les seigles qui ondoient au soleil, comme les paysages de Levitan. C’est admirable. » A cet instant, le débit de la voix ralentit sous un poids virgilien, solitaire. Si Volodine a inventé son groupe, c’est aussi pour ça : « Me sentant très seul, j’ai fondé d’autres compagnons. J’avais conscience que cette voie n’était pas encombrée. »
Tout écrivain fait sa cabane au fond du bois. Volodine crée un monde qui met en scène sa fabrication et son extinction. C’est expliqué, dans Ecrivains, par l’œuvre de Bogdan Tarassiev : « Le monde mis en place par la narration ne renvoie qu’à lui-même. Il est clos, fabriqué avec une réalité familière tellement distordue qu’elle n’est plus transposable. Il faut l’admettre comme tel et non y voir une description décalée du nôtre. » Volodine et ses post-exotiques mâchent le boulot de la critique : tout ce qu’on peut savoir et comprendre d’eux, ils le disent très bien. Leurs livres constituent un kit de survie. Le fabricant a pensé à tout.

Max Ernst. L’imagination de Volodine vient des images et des rêves plutôt que des lectures. Dans Ecrivains, Maria Trois-Cent-Treize dit : « Au début, du moins dans notre monde post-exotique, au début il n’y a pas de verbe. Il n’y a pas de verbe mais il y a un peu de lumière, et même s’il n’y a aucune lumière il y a l’image d’un lieu et d’une situation, et seule l’image compte. Seule l’image se précise dès le début et s’impose. Elle est stable, elle a toute son importance dès le début, elle se suffit à elle-même et elle pourrait nous suffire. La voix vient en plus, elle vient après, elle est rajoutée. » Dans le monde de Volodine, il y a d’abord le Septième Sceau de Bergman : « Je l’ai vu quand j’avais 10 ou 11 ans. Après j’étais malade, physiquement. La peinture surréaliste de Max Ernst m’a fait le même effet. Ensuite, la lecture m’a présenté les outils qui me manquaient. » Il y a eu aussi un rêve terrible, fait à trois ans, qu’on retrouve dans Rituel du mépris (Denoël, 1986) : « En me réveillant, j’ai pensé la chose suivante : c’est quand même pas mal à trois ans de rêver ça. Ça a plus déclenché l’écriture que Lautréamont, Poe, Pilniak, Platonov ou Boris Vian. » Qu’il a lus. Les surréalistes aussi l’ont enthousiasmé. Un travail universitaire inachevé portait sur Commune, la revue des intellectuels antitotalitaires des années 30, dirigée par les communistes.
Au milieu des années 80, Volodine cesse de voyager en URSS, un pays qu’il aimait comme son cinéma : malgré les crimes et l’impasse, « un monde parallèle, une société différente, assez pauvre, plutôt ouvrière, qui avait de la gueule et qui échappait au capitalisme ». Il appréciait la paix conviviale des souterrains traversant les avenues de Moscou.
On le retrouve à Macao, où il vit quelques années : certains passages de Dondog (Seuil, 2002) s’en inspirent. Le cinéma de Hongkong influence son sens du récit, direct, précis, enfantin : « Ils ont un art de raconter l’histoire de façon très dynamique, contrairement au cinéma français, que je ne regarde plus, peut-être à cause des acteurs, ils portent des dialogues qui me semblent sonner faux. Il y a une suite d’imperfections permanentes dans le dialogue en France. »

Sabre. Il marche sur les plateaux de Mongolie, du Pérou . Le post-exotisme retraite ces paysages. Il pratique aussi les arts martiaux, le sabre, et d’abord le iaido : « Savoir attendre, dégainer au bon moment, rengainer, savoir sortir son sabre. Derrière moi, il y avait écrit en japonais : « Quand le vide est atteint, il n’y a plus ni sabre, ni absence de sabre ». Ça a tout de même une autre gueule que la castagne. » Le sabre l’ouvre au bouddhisme, « une des rares religions pour qui j’ai de la sympathie ». Sa philosophie, faite de répétition et d’états transitoires, définit l’espace mental de ses romans. Les écrivains post-exotiques errent dans le Samsara, cercle de souffrances où ils semblent se réincarner les uns les autres, pour toujours.
On trouvera dans Ecrivains le premier mot que Volodine a écrit, enfant : Comancer. « Je devais avoir six ou sept ans, dit-il. J’étais à l’école, quelque part en France. J’ai noté ce mot dans un protège-cahier que j’ai conservé. C’était dans les années cinquante. Tout est fondé sur le mémoire de ces années-là, tout ressort à chaque livre. » L’écrivain dont les souvenirs sont ici ceux de Volodine est attaché dans un hôpital psychiatrique. Deux fous ont pris le pouvoir. Ils l’achèvent à coups de marteau en criant : « La lune pue! » En mourant, « il se rappelle la chaleur qui lui piquait les yeux, la passion chaude qu’il tentait de dominer en formant des lettres le plus vite possible et en alignant des mots que jusque-là il n’avait pas utilisés, car il était très petit encore, dans une phase de son existence où tout était neuf, discours, émotions, images, rêves et réalités, connaissances, et justement il se rappelle l’impression de naïf triomphe qui le portait vers l’avant à l’idée qu’il venait d’entrer dans le monde des histoires qu’on fabrique soi-même »» La phrase continue, continuera. L’échec est une réussite sans fin.

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