« Bardo or not bardo » d’Antoine Volodine

Christian Jannone, « Bardo or not bardo d’Antoine Volodine », Revue L’Ampoule, n°0, p. 23-31.

Pour mémoire :

Roman ou apparenté publié en 2004 aux éditions du Seuil dans la
collection Fiction & Cie, réputée pour son catalogue d’œuvres hors
normes.

Antoine Volodine appartient à cette catégorie d’écrivains qui aiment à
entretenir une part de mystère autour de leur vie, de leur biographie, à un
niveau cependant moins énigmatique que le cas réputé extrême d’un
Thomas Pynchon.
Son patronyme sonne russe, langue qu’il parle, enseigne et traduit. Les
sources le déclarent né en 1950 (parfois 1949) : disons pour faire simple
qu’il est âgé de soixante ans plutôt que de s’égarer dans une exégèse
stérile. Il écrit sous divers pseudonymes, noms de plume qu’il qualifie aussi
d’hétéronymes, au même titre que le grand écrivain portugais Fernando
Pessoa. On ignore son identité réelle, au contraire d’un Molière ou d’un
Voltaire. Il vient de la science­fiction, du moins ce fut ainsi qu’on catalogua
les débuts de son œuvre lorsqu’il publia ses quatre premiers romans chez
Denoël dans une fameuse collection de poche aujourd’hui défunte,
Présence du futur. Il reçut un prix en 1987, tout en reconnaissant qu’il
n’écrivait aucunement de la SF. Il abandonna Denoël après 1988 pour
Minuit, Gallimard puis Seuil.
Antoine Volodine s’est avéré rapidement inclassable, protéiforme. Il a
engendré et suscité tout un courant littéraire, quelque peu controversé,
qu’il a baptisé post­exotisme. Tout en s’éloignant de la science­fiction
classique, notre auteur a pris soin d’en conserver des ingrédients, comme
situer le cadre de l’action dans une société future, imaginaire, improbable
autant que vraisemblable, une société dérivée de l’après communisme
soviétique, uchronique, qui pourrait l’apparenter à un autre romancier, qui
lui, est bien russe : Vladimir Sorokine. Ce monde est marqué par la faillite
de l’idée révolutionnaire, l’univers carcéral, les asiles d’aliénés mais aussi
par la fascination pour le bouddhisme tibétain et pour le chamanisme. La
phraséologie soviétique, détournée, n’y est plus qu’un songe creux.
Lorsque Antoine Volodine conçut l’expression « post­exotisme », elle
n’était pour lui qu’une idée en l’air, une coquille vide. Or ce courant a pris
de l’ampleur, exploité par les propres pseudonymes et hétéronymes de
l’auteur qui dit exprimer en français une littérature étrangère, hors des
traditions littéraires supposées de notre pays. Volodine rejette de facto une

certaine littérature du présent et du réel. Il utilise le genre du roman : ce
n’est à ses yeux qu’une catégorie, une classification commode et, rien qu’à
la forme de ces « romans », on constate qu’ils ne correspondent ni aux
présupposés s’attachant au terme, tel qu’on l’a défini à compter du XIXe
siècle, ni aux expérimentations effectuées par d’autres écrivains français
contemporains pour en renouveler la forme.

Bardo Thödol

Ce titre du Livre tibétain des morts signifie « état intermédiaire » (bardo),
« entendre » (thö) et « libérer » (dol) soit « libération par l’audition pendant
les stades intermédiaires ». Il s’agit de la période s’étalant entre la mort et
la réincarnation. Le Bardo Thödol se rattache au bouddhisme tibétain, plus
exactement à l’école Nyingmapa. La composition de l’ouvrage est attribuée
au fondateur de cette école, Padmasambhava, et sa rédaction à son
épouse Yeshe Tsogyal aux VIIIe­IXe siècles de notre ère.

Ci­contre : représentation de
Yama, le Seigneur de la Mort
(Metropolitan Museum of Art)

Bardo or not bardo pourrait se lire

comme un recueil de nouvelles
portant sur le même thème : la
confrontation avant le décès puis
dans l’au­delà de personnages avec
le livre tibétain des morts et le rituel
funéraire bouddhiste lamaïste.
L’ouvrage est marqué à la fois par le
respect du processus et par la
dérision, du fait des réticences des
mourants ou déjà errants dans l’au­
delà, voire de leur incompréhension
vis­à­vis de ce qui leur arrive entre
l’être, le non­être et la renaissance.

Chacun des sept chapitres est à la fois indépendant et lié par le thème­
titre, avec ses récurrences et ses différences où l’hétéronyme de l’auteur
se manifeste notamment par le biais de l’écrivain Bogdan Schlumm dont il
nous fournit les synopsis de pièces de théâtre autour de l’idée centrale. Il y
a un effet de mise en abyme, d’histoires dans l’histoire, propre à
désorienter les tenants de la narration classique et linéaire.

Chapitre 1 : Baroud d’honneur avant le Bardo

Kominform, surnom révélateur qui cache l’hétéronyme Abram ou Tarchal
Schlumm, premier avatar d’une série de Schlumm, ancien agent au
service du système communiste et de la révolution désormais déchue, est
abattu par ses anciens collègues reconvertis aux nouvelles règles des
oligarques et de la mafia russe. Dans ce portrait à la fois désillusionné et
fantaisiste, où le voyeurisme journalistique tient un rôle envahissant
(l’agonie de Kominform couverte par Maria Henkel), où sont rois l’argent, le
crime et le sensationnel, le Bardo Thödol joue les viatiques dérisoires par
le biais de Drumbog. Faute d’un authentique Livre des morts, Strohbusch,
l’assassin, est tenu de respecter le rite bouddhique dans l’improvisation de
la lecture d’un livre de recettes ou l’incantation de formules sibyllines
cryptées héritées des usages des anciens services secrets.

Chapitre 2 : Glouchenko

Nous sommes à présent de l’autre côté. Le lama s’appelle Mario ou
Baabar Schmunck et le mort Glouchenko. Ce dernier se croit dans un
dortoir d’hôpital, référence à l’univers bien particulier des fameux hôpitaux
psychiatriques où l’on enfermait les dissidents du système soviétique.
Après la dérision, l’incrédulité et l’impuissance. Glouchenko a été
déchiqueté par une explosion. L’incongruité de la présence d’un téléphone
rajoute un élément troublant à l’absurdité, d’autant plus que le protagoniste
parvient à entrer en contact avec un certain Babloïev, lui aussi décédé
dans l’explosion, qui accepte la réalité de sa mort, alors que le déni
l’emporte chez son camarade jusqu’à ce que ce qu’il prend pour du bluff
devienne une impérieuse nécessité de renaissance. Chute finale : la
réincarnation se fera irrésistiblement en macaque, Glouchenko victime de
l’athéisme et du matérialisme.

Chapitre 3 : Schlumm

Nous touchons ici au cœur du problème de l’hétéronymie. Deux Schlumm
sont face à face dans le huis clos du compartiment d’un wagon. Deux
sosies aux oripeaux semblables. La ligne de chemin de fer, partie d’une
ville supposée chinoise, relie Mongkok à la mer. Lieux et toponymes sont
imaginaires et l’allusion à Hong Kong n’est que pure commodité obéissant
à une convention de vraisemblance vite rejetée. Cette géographie fictive
mélange les noms à consonance chinoise, thaïlandaise et mongole. Le
paysage est rempli d’évocations de la ville et du marché chinois. Le récit
est à la première personne : on entend au départ un narrateur moine et

et anonyme, aux rebutants habits faisant fuir une passagère chinoise, puis
un nouveau voyageur, un autre bonze du nom de Schlumm à la robe elle
aussi très sale, fait son entrée. On constate, par l’habit, le physique et le
nom, la gémellité troublante entre les deux personnages, ce qui instille le
doute et égare le lecteur qui perd le fil de la narration et du je qui
s’exprime. C’est le Schlumm au prénom de Djonny qui paraît narrer ce qui
se passe dans ce huis clos ; il est pris par son homologue moine Ingo pour
Puffky, mort, assassiné, qui a écrit que Schlumm l’avait tué (clin d’œil à
une affaire criminelle française célèbre). Ingo Schlumm est d’une
ambiguïté extrême pour un bonze : perte de la forme humaine, vêtement­
peau sensible à la douleur, masque de boxeur famélique tel que le perçoit
son voisin homonyme, allusion à une possible folie (je dirais schizophrénie
et paranoïa de l’ensemble des Schlumm, comme autant de dédoublements
de la personnalité en autres soi obsédés par leurs alter ego qu’ils croient
rencontrer et affronter), omniprésence des mystérieuses « Organisation »
et « Branche Action », recherche théorique, espionne tibétaine ou chinoise
supposée en quête de Puffky, comme autant de revenez­y à un passé de
guerre froide avec ses polices et services secrets…qui enrôlent des
moines alors que le bonze est le symbole de la non­violence !
Le récit s’enfonce dans l’absurdité et l’hermétisme. Antoine Volodine
cherche à régler ses comptes avec une non­littérature se prétendant
littéraire, qui à partir du Nouveau Roman, renia les concepts de point de
vue narratif, d’action, de linéarité, de personnage etc. La confusion
volontaire devient telle ― au­delà d’une reprise du procédé
d’indétermination des narrateurs propre par exemple à Alain Robbe­Grillet
― qu’on finit par lire l’échange d’un Schlumm avec l’autre par le biais de la
décorporation, de l’interversion, du va­et­vient. Idée de duplication puis de
fusion au­delà de la simple gémellité, simple parturition de soi en deux
entités aussi semblables que des clones ? Le dédoublement peut être
aussi spatio­temporel (deux soi venus d’espaces­temps différents,
incertitude quantique de la matière). À la fin, l’échange est complet :
Schlumm m’a zigouiller est devenu Puffky m’a zigouiller mais c’est Puffky
le « cadavre » ! À noter l’absence du Bardo Thödol et des rites afférents
dans ce chapitre.

Chapitre 5 : Puffky

Le cinquième chapitre constitue la vraie « suite » du troisième : le Bardo
redevient lieu de l’action. Schlumm (lequel ?), mort, ayant déboulé dans la
cave de l’au­delà comme s’il naissait, et Puffky poursuivent leurs
pérégrinations dans un univers obscur d’enfermement glauque. La scission
du Schlumm indéterminé en plusieurs alter ego confirme l’idée de

schizophrénie tout en rappelant les phénomènes spatio­temporels et
quantiques. L’épisode marquant est celui du dodécaphone (néologisme :
dodéca veut dire « douze » en grec et -phone ramène à tous les appareils
reproducteurs de la voix), juke­box d’un nouveau type qui égrène les
leçons et formules abstruses habituelles, langage crypte, machine à
apophtegmes récitant une phraséologie creuse de la cryptographie sans
sens, avec une évocation de Johannes puis de Bogdan Schlumm.

Chapitre 4 : le Bardo de la méduse

À travers un titre humoristique, calembour autour de la toile maîtresse de
Géricault, Antoine Volodine, en cette partie médiane pour ne pas dire
centrale de son roman, jette sous les feux de la rampe l’hétéronyme
principal, son autre lui­même le plus proche, du fait de sa profession :
Bogdan Schlumm, l’écrivain­acteur­dramaturge. C’est un auteur interprète
en mal de succès, réduit à jouer lui­même l’ensemble des rôles de ses
piécettes ou Sept piécettes bardiques alias Le Bardo de la méduse.
Antoine Volodine, dans cette uchronie située à « l’été 1342 avant la
révolution mondiale », tourne en dérision un certain théâtre expérimental
contemporain dit élitiste où les caprices personnels de l’auteur et du
metteur en scène, l’ego, la provocation, l’emportent sur la compréhension
et la réceptivité du public. Il y a un rappel du conflit entre l’avant­garde
individualiste et l’art du peuple forcément collectiviste, qui marqua l’histoire
de l’ex­URSS avec l’imposition du réalisme socialiste et la doctrine Jdanov.
Réduit à jouer un one­man show de trois de ses piécettes bardiques,
Bogdan Schlumm n’a pour tous spectateurs que les oiseaux. Les pages
dans lesquelles ces œuvres inspirées par le Bardo Thödol sont résumées
paraissent si peu indispensables que le je narrateur encourage le lecteur à
sauter ce qu’il ne met qu’en annexe, puisque de toute façon, aucun
humain n’a entendu Objectif nul (parodie de titre hergéen ?), La
compagnie du charbon (allusion à un film ou un roman soviétique ou
chinois de propagande ?) et Micmac à la morgue (référence aux polars de
la Série Noire, à Léo Malet avec son Micmac moche au boul’ Mich’ ?). Qui
dit Bardo de la méduse dit naufrage prévisible des piécettes où se mêlent
le grotesque, le macabre, les références communistes (le culte voué aux
mineurs de fond dans l’ancienne URSS depuis Stakhanov), le bouddhisme
et la trivialité. Un autre avatar de Schlumm se cache dans Objectif nul :
Borschem alias Borschembschôôschlumm, qualifié de moine émérite. À
signaler, l’aventure particulièrement marquante de deux mineurs
survivants, Moreno et Lougovoï (un Italien, un Russe), condamnés par le
fait que les secours n’ont aucune chance de parvenir jusqu’à eux, qui
attendent à proximité du cadavre de leur ennemi Yano Waldenberg.

Ci­dessous : Domenico di Michelino, fresque du purgatoire située
dans la nef du Dôme de Florence, 1465

Chapitre 6 : Dadokian

Schlumm, Jeremiah de son prénom, est devenu le lama de l’Association
des Bonnets Rouges Anonymes. Le chapitre se joue à trois protagonistes :
Schlumm et les deux morts, Schmollowski, ancien tueur professionnel, et
Dadokian, qui n’entre en scène que tardivement. Ce chapitre est l’un des
plus cauchemardesques, le plus évocateur de l’univers des hôpitaux
psychiatriques des régimes totalitaires, avec la montée de la tension et de
l’angoisse, qui s’achève en terreur avec la menace sourde d’une
réincarnation non désirée, vile, en araignée, et la tentative désespérée de
fuir, de se terrer, de s’ensevelir.
Ressemblance avec les enfers antiques, grec, romain mais aussi
mésopotamien (l’irkalla de Gilgamesh), hébraïque (le sheol) et égyptien
(l’amenti, avec son entité monstrueuse dévorant le pécheur ― ici
remplacée par les divinités irritées du chapitre 2 et par Yama ― qui
s’oppose au Paradis ou champs d’Ialou), rappel de l’errance d’un Orphée,
d’un Ulysse, des lémures ou âmes des morts, mais aussi référence au
purgatoire médiéval (voir les travaux de Jacques Le Goff) et, avec l’idée de
renaissance, aux limbes où sont accueillies les âmes des enfants morts
sans baptême.

Chapitre 7 : Le bar du Bardo

Dans le décor paradoxal et prosaïque d’un bar à proximité d’un zoopark,
sur fond d’agonie d’un vieux yack, animal emblématique de l’Himalaya
dont c’est la dernière nuit, c’est le récit de la confrontation avec le Bardo
du clown suicidé Grümscher qui nous est offert, clown qui formait un duo
comique au cirque Schmühl avec Blumschi, tandem contrasté à la Laurel
et Hardy, classique chez les clowns depuis au moins Footit et Chocolat. Le
rite funéraire lamaïque est entendu, perçu indirectement par les deux
dialogueurs, Freek le client habitué venu du zoopark et Yasar le barman.
Un troisième personnage apparaît également, un client inaccoutumé :
Blumschi en personne, qui noie son chagrin dans le whisky.

Trois éléments troublent ce chapitre :
― le terme nazi de sous­homme ou Untermensch, catégorie classificatoire
raciale dans laquelle est enfermé Freek ;

― la confusion entre l’homme et la bête, découlant du premier élément.
Freek égal freak, monstre. Lui­même en tant qu’Autre, qu’homme­bête, est
exhibé dans une cage, sur la paille. On ignore d’ailleurs en quoi consiste
effectivement sa monstruosité. On sait simplement qu’il lui manque
quelque chose pour être totalement humain et que cette particularité,
visible quoique subtile, qualifiée par notre écrivain d’indéfinissable, suffit à
l’éloigner de l’idée générique, intrinsèque et transcendante que l’on se fait
de l’homme normal. La cage et le chapiteau du spectacle sous­entendent
exhibition, voyeurisme, à la manière du film de Tod Browning, de L’Homme
qui Rit et des zoos humains coloniaux. Le monstre ne suscite­t­il pas
d’abord la moquerie plutôt que la peur ? Le clown est lui­même concerné
par la cage, ce qui entraîne l’incompréhension de Yasar : est­il un être
humain, ou son altérité d’homme destiné à faire rire n’ayant pas droit à la
tristesse et au chagrin le place­t­il au niveau des hôtes de la ménagerie du
cirque ― le yack mourant et Freek ? Les lamas et le Bardo sont là pour
guider Grümscher, pour l’empêcher de se réincarner en animal. La cage
n’apparaît pour Grümscher que dans le respect symbolique des rites
tibétains : c’est la volière aux vautours, où des morceaux de chair du
défunt sont découpés et offerts aux charognards. Théoriquement, tout le
corps devrait être démembré ;

― la présence d’une sono, d’une présentatrice coréenne : les funérailles
sont un spectacle médiatisé, radiophonique, en direct, échappé de
l’espace privé, intime, au profit du voyeurisme, ce qui rapproche Antoine
Volodine des travaux de Guy Debord.

Max Ferri, qui dirige le café littéraire d’Orange, m’a judicieusement
suggéré de rapprocher Bardo or not Bardo de L’Île du docteur Moreau
d’H.G. Wells avec l’idée (ici inversée) de transmutation de la bête en
homme. Tel le phénomène de rejet de la greffe, cette transmutation ne
prend pas et les mutants ne tardent pas à retourner à l’animalité : perte de
la bipédie et du langage articulé. Freek pourrait en ce cas incarner malgré
lui une réincarnation hybride issue du Bardo…
Contrairement au christianisme où le suicidé n’avait pas droit aux
obsèques en terre consacrée, puisque dépourvu du viatique, du sacrement
d’extrême onction, l’accès au Paradis lui ayant été fermé du fait qu’il avait
contrevenu à la volonté de Dieu qui seul fixe le moment de la naissance et
de la mort, le lamaïsme accepte que Grümscher bénéficie du rituel
funéraire tibétain complet avant la crémation, dont fait partie l’offrande des
restes aux vautours. Le chapitre s’achève, après le désespoir du clown
alcoolique qui pleure, par le retour à la banalité quotidienne et par la radio :
la musique traditionnelle coréenne y joue un rôle maître, avec ses
instruments proches de ceux du Tibet, comme les tambours funéraires du
Bardo, également instruments fondamentaux du chamanisme sibérien.
L’on notera, p.211, l’évocation de la faillite du cirque à l’ancienne, avec ses
numéros classiques, ses monstres issus de pratiques d’exhibition
théoriquement inusitées de nos jours où le public avide de sensations
fortes ne vient plus qu’en quête de l’accident tragique. La satire de notre
monde moderne où priment le sensationnel, l’image, l’étalage de soi
devant les autres, se fait ici acerbe : la vie n’est plus qu’un cirque minable
et les pauvres s’y complaisent (un cirque pauvre avec un public pauvre,
déclare Freek) ; ils ont le spectacle qu’ils méritent. Nous sommes
retournés à la Rome antique (où le genre littéraire satirique s’est
développé) avec la distraction pascalienne de la plèbe chère à Juvénal :
du pain et des jeux.

Conclusion provisoire

Schlumm, tour à tour moine (Ingo, Djonny et Jeremiah Schlumm sans
oublier Borschem), et en même temps passager du même compartiment
de train (Djonny et Ingo Schlumm) puis écrivain­acteur­dramaturge
(Bogdan Schlumm) et musicien (Johannes, auteur d’une messe), après
avoir été l’ex­révolutionnaire Abram­Tarchal Schlumm dit Kominform, être
pluriel, multiforme, incarnation, duplication bactérienne ou réincarnations
successives des différentes identités de notre auteur, est (sont ?) autant
attachant(s) que singulier(s). Plus qu’au bouddhisme, il nous faut ici nous
référer à l’hindouisme avec sa métempsycose propre (les réincarnations
en créatures inférieures communes au bouddhisme tibétain), à Vichnou

et à ses avatars : les hétéronymes s’y apparentent. L’un est multiple. Il y a
comme un effet gigogne (Borschem contenu dans Objectif nul que contient
Le Bardo de la méduse que renferme Bardo or not bardo). On pense aussi
au christianisme avec les hypostases, la Trinité, à la schizophrénie et aux
phénomènes spatio­temporels. Y dominent les espaces d’enfermement :
compartiment de train, cave, caverne, galerie obstruée de mine, asile,
prison, cage…et même bar (d’où l’on peut cependant sortir).

Antoine Volodine use constamment dans son onomastique de noms
commençant par S, Sch : Strohbusch, Schmunck, Schmollowski…ce qui
accentue la confusion et le trouble, tous ces noms sonnant davantage ex­
bloc de l’Est (RDA en particulier) ou israélite que tibétain ! Schmühl
constitue un semi­anagramme de Schlumm et tout le roman n’est au fond
qu’un grand cirque ! À la non­violence inhérente au bouddhisme, il oppose
l’agressivité moderne (assassinat de Kominform, rixe dans le train entre
les deux Schlumm où la science obligée des arts martiaux d’Ingo Schlumm
l’emporte sur la force de son homonyme Djonny, décès dans l’explosion de
Glouchenko et Babloïev, etc.). Il faudrait s’interroger sur la structure même
du récit, peut­être semblable aux conceptions non­occidentales de
l’espace­temps, cyclique et non fléché (puisqu’il y est question du cycle
des réincarnations et d’un temps dont la vitesse d’écoulement durant
quarante­neuf jours d’errance dans le Bardo défie les perceptions
cartésiennes). Le roman serait conçu comme un mandala bouddhique à
partir d’un centre constitué par le chapitre 4, avec la figure de l’écrivain­
avatar Bogdan Schlumm, et les autres Schlumm graviteraient dans les
dessins latéraux autour de Bogdan­Bo(ud)d(h)a.

Défiant l’ensemble des lois de l’analyse, Antoine Volodine rejette les
termes de texte à thèse ou à clef et préfère qu’on le lise plutôt qu’on ne le
décortique. C’est en cela qu’on ne peut rattacher l’opus volodinien à
aucune chapelle. Chaque auteur contemporain crée ce qu’il veut avec les
matériaux littéraires qu’il veut : chacun pour soi et le Bardo Thödol pour
tous.

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