Poésie d’un monde lugubre. « Danse avec Nathan Golshem », de Lutz Bassmann

Norbert Czarny, « Poésie d’un monde lugubre. Danse avec Nathan Golshem, de Lutz Bassmann » dans Le blog de l’École des lettres [site web], 28 février 2012.

Pour mémoire :

Lutz Bassmann publie chez Verdier, Manuela Draeger chez L’Olivier et à l’École des loisirs, Antoine Volodine au Seuil.

Trois noms pour ce qui forme, aux dires du dernier nommé, une communauté d’écrivains. Derrière ces trois noms, un même individu.

Cela s’appelle l’hétéronymie, et le premier à avoir été plusieurs écrivains en un seul était Fernando Pessoa. Ce sont trois personnalités différentes qui écrivent, avec une histoire différente mais sans doute des points communs.

Peut-être trouvera-t-on chez Volodine et Draeger ce qu’on lit sous la plume de Bassmann, au sujet de Nathan Golshem : « Il devait continuer à prétendre qu’il gagnait de petites sommes en racontant ses rêves au public et en divertissant les masses avec des chants improvisés, des proses fantastiques, des entrevoûtes, des ritournelles et des épopées venues de nulle part, avec des énumérations incongrues, avec des chapitres inaboutis, des fragments de divagations, des haïkus populaires, des discours insanes, des fééries pour décédés, avec des piécettes animalières et des monologues de sous-hommes. »

Toutes ces formes, tous ces genres alimentent l’œuvre des trois écrivains, mais ils prennent une dimension particulière dans cette Danse avec Nathan Golshem. Le texte de quatrième de couverture, aussi précis que complet, résume parfaitement le roman : la compagne de Nathan Golshem se rend tous les ans, à la première lune d’automne sur sa tombe, un monticule de pierraille sous lequel repose des détritus divers, et elle retrouve l’homme qu’elle a aimé. Dansant avec lui, elle réveille les songes, les souvenirs, rend sa part au bonheur qu’ils ont connu, oublie un temps le présent, l’oppression et l’humiliation. Tous deux rêvent, et ce n’est pas une mince liberté qu’ils prennent alors.

Le monde que décrit Bassmann est une hyperbole du nôtre, en ses lieux les plus sordides, sinistres. L’onomastique qu’il utilise rappelle des pays comme la Tchétchénie ou certaines régions du Caucase, la Chine, la Transnistrie ou d’autres pays marqués par le communisme (du moins ce qui se prétendait tel). De même, les allusions ou références aux internements psychiatriques, camps de rééducation, aux adeptes de la révolution permanente ou à la liste des cibles qu’il faudrait abattre, « politiciens qui avaient ordonné des pogroms » ou « trafiquants de chair humaine » parmi d’autres, rappellent un monde qui n’a pas disparu. S’il est traduit en russe, Bassmann ne doit pas surprendre ses lecteurs…

Les compagnons que Djennifer et Nathan évoquent sous la lune, lors de cette danse rituelle ont en commun d’avoir été vaincus. On trouvera même la liste des batailles qu’ils ont perdues, dont la « guerre des Huit flammes », la «  guerre contre les araignées » et celle « contre les complices des araignées ». À ce degré d’horreur, dans l’univers inhumain que ces pages peignent, l’humour est ce qui sauve. Cela peut partir d’un simple détail. Des animaux errants menacent les humains, parmi lesquels « des loups ivres, des chacals drogués, des rottweilers malades ». C’est aussi un rapprochement effectué par un personnage parlant de son trajet parmi des déchets inconsistants – « peut-être des portions de pizzas ou un chat mou » ou la plus longue description d’un abri incertain, sous la pluie qui ne cesse de tomber.

Mais la liste est aussi une façon de faire rire par son incongruité, son absurdité. Celle des maladies rappelle Henri Michaux ou Éric Chevillard, et on craindra d’attraper la «  berlue ventrale », la « dandinole » ou la « grinchiolite »… La liste qui clôt le roman est un vrai régal. On se sent prêt à aller en prison pour «Intelligence avec les fourmis», « emprunt malveillant de fruits et légumes» ou « discours aux animaux non conforme aux normes de sécurité ». La liste couvre huit pages et chaque chef d’inculpation mériterait qu’on détaille les faits. Valère Novarina le ferait aisément Mais ce n’est pas le lieu ici.

L’écriture de Bassmann est tissée d’échos, de phrases reprises et renversées, de répétitions qui sont autant de façons de bâtir un monde. Un  monde crépusculaire, comme sont crépusculaires certaines toiles de Goya ou les prisons de Piranèse. Les territoires qu’arpentent ses personnages ne sont pas encore les nôtres, et le lecteur voudrait que l’écriture exorcise, comme les chants et danses de Djennifer, qu’elle nous éloigne du pire. Mais bien que nul pays ne soit nommé, qu’aucun nom propre ne renvoie à des personnes connues, on se sent pris dans les filets, happé par cette prose qui fouille, fouaille et met à jour. L’œuvre de Lutz Bassmann pourrait trouver sa place dans les rayons de science-fiction ; ce serait une façon de s’en débarrasser, de la tenir à distance et de se protéger. On sait bien qu’à Grozny ou dans d’autres villes de ce type, ce qu’il écrit arrive. Après l’Histoire, c’est encore l’Histoire, dans ses décombres.

La danse de Djennifer est sans cesse contrariée. On détruit ce qu’elle construit, fragile édifice de mémoire qu’elle reconstruira, en résistante qu’elle ne cesse d’être. La poésie, l’aspiration à un ciel libéré de ses nuages noirs la sauve, comme la fidélité à l’homme qu’elle a aimé et continue d’aimer. Tous deux considèrent l’endroit où ils sont :

« Elle dit : “On peut difficilement faire plus lugubre.”

Il lui prend la main. Il secoue la tête et il dit : “Si, Djennifer Goranitzé, on peut faire plus lugubre. Beaucoup plus lugubre encore.”

Et ensemble ils rient.

Ils n’ont aucune envie de rire. Ni lui, ni elle.

Mais ensemble ils rient. »

Norbert Czarny

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