Herbes flottantes. Les leçons de choses de Manuela Draeger, nourries de mots secrets

Jean-Didier Wagneur, « Herbes flottantes. Les leçons de choses de Manuela Draeger, nourries de mots secrets », Libération, Supplément Livres, 14 juin 2012.

Pour mémoire :

Point besoin de finasser, Manuela Draeger c’est Antoine Volodine. L’auteur ne s’avance pas ici masqué d’un hétéronyme de plus, tous ceux qui prennent plaisir à ses livres savent que Manuela Draeger a donné plusieurs textes à l’École des Loisirs, éditeur pour la jeunesse, avant de publier Onze rêves de suie (L’Olivier, 2010). Avec Herbes et golems, Manuela Volodine ou Antoine Draeger collaborent à nouveau.

Il y a longtemps que nous n’avons pas eu un Qu’est-ce que la littérature ? Peut-être parce que la question n’est plus au concours, la fiction s’est métissée de virtuel, les livres se réduisent à un pitch et à quelques géolocalisations. Depuis ses débuts, Volodine n’a pas change de système, il n’a jamais été dans la même économie, ni exactement dans le même temps. Ses livres, en excès ou en manque, sont des objets énigmatiques comme une écriture inconnue, en même temps que plongés dans un monde déréalisé. Sa seule ambition est de publier des samizdats qu’il aurait ronéotés la nuit sur la vieille machine d’une organisation politique dissoute, et de glisser ses inventions vertigineuses dans la poche de quelques-uns.

Cauchemars. Sa clandestinité, son goût des masques n’est ni posture, ni même imposture – il vit comme une taupe kafkaïenne -, mais simplement le constat que l’identité n’a rien à voir avec les cartes, et l’écriture avec ce que la grammaire appelle le pronominal. Il a baptisé ce monde post-exotisme, un temps après la littérature telle qu’on l’écrit et la consomme depuis longtemps et a fait siens les conseils d’Isidore Ducasse dans Poésie : il a créé un être collectif écrivant, manipulé par leurs rêves et leurs cauchemars et par quelque chose de plus mystérieux encore. C’est ainsi qu’il faut entendre herbes : ce n’est pas de leur usage plus ou moins chamanique qu’il est d’abord question, mais de leur nomination.

Le livre est construit comme un triptyque, s’ouvrant et se fermant sur de longues listes d’herbes imaginaires tandis qu’un texte central raconte une histoire de golem qui joue tout autant avec l’imaginaire hassidique de Prague qu’avec le film de Paul Wegener, le Golem. Comme à son habitude, Volodine gère la juxtaposition des histoires avec l’habileté d’un joueur de bonneteau. Le lecteur passe de l’une à l’autre avec le délicieux sentiment de se faire rouler. On perçoit que ces fictions ont quelque chose en commun, une unité secrète mais Volodine est animal à échafauder des stratégies souterraines. Deux leçons de choses encadrent une leçon de vie et de mort. À la litanie des herbes que récitent les sept personnages du premier texte, déclinant des noms pleins d’ « électricité mentale » comme « ouliaiane », « dépolaine-commune », « drape », « débonnaire de-la-boue » ou « arque chaumine », répond à la fin une forme d’encyclopédie chinoise ou du monde flottant classant les herbacées en « herbes qui frémissent sous la lune » ou en « herbes surgissant dans le matin brumeux », la dernière étant « la soldate-épuisée ». Au centre, le Golem ne veut plus rendre aux rabbins le mot secret qu’ils lui ont glissé sous la langue pour l’animer mais qu’il ne peut lire lui-même. Emprisonné, il se retrouve dans la position récurrente de tout personnage volodinien. « Sans moi le mot n’est rien », dit le Golem qui a pris en otage le mot qui l’anime, mais sans lequel il ne serait qu’argile inerte.

Obliquité. « Glossaire, j’y serre mes gloses », disait Michel Leiris, celui de Volodine le fait écrire et il est pour le moins inattendu. Outre sa passion de l’onomastique qui offre a ses personnages des noms dignes de spams fictionnels et hautement poétiques, Volodine aime les lexiques, les dictionnaires, les manuels de conversation, du malgache au japonais en passant par la Lorraine des parlers tribaux. Il passe des heures dans cette écriture involontairement automatique dont les phrases-exemples, généralement de circonstance, résonnent parfois d’une obliquité digne de l’oracle de Delphes.

Herbes et golems, comme Écrivains que Volodine a publié au Seuil en 2010, parle de ce qu’est « écrire ». Chez Volodine les réponses ne sont jamais intellectualisées mais bien plutôt de plain-pied avec le lecteur pour peu qu’il entre dans le cercle magique de son imaginaire. La première nouvelle pastiche le discours savant de la littérature pour présenter « La Shagga de la voix et des herbes », la dernière lui oppose la version populaire véritablement volodinienne où les herbes se disent depuis des siècles : « simples ».

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