Nos Volodine préférés…

Anne Roche, « Nos Volodine préférés / Antoine Volodine, Nos Animaux préférés », Remue.net, 16 janvier 2006.

Pour mémoire :

Antoine Volodine : Nos animaux préférés

Heureusement que ce livre n’était pas encore dans les bacs à Noël. Sur la foi du titre, vous auriez été tenté de l’offrir à votre petit neveu, et l’enfant en aurait été certainement traumatisé. D’accord, il y a un éléphant qui parle, mais ce n’est pas Babar. D’ailleurs il meurt à la fin (pas Babar, l’autre, il s’appelle Wong.) Puis il y a des animaux plus ou moins reconnaissables, mais doués de parole, on ne peut affirmer qu’ils en font bon usage, mais après tout, les humains, n’est-ce-pas, on n’a trop rien à dire là-dessus vu qu’il n’est pas certain que nous on en fasse meilleur usage. D’autant que les humains (nous) ont à peu près disparu du paysage : il en restait quoi, trente-sept, sur la surface de la terre, dans Des anges mineurs, et là on en rencontre deux, une au début, une à la fin, il y en aurait paraît-il encore une dizaine, quant à ceux et celles qu’on rencontre dans l’intervalle, il y a peut-être des humains dans le lot, rien n’est moins sûr.

Ça paraît peut-être glauque, mais c’est un livre très drôle. Vous n’aviez peut-être pas encore remarqué que Volodine était un auteur comique (ça veut dire que vous n’avez pas lu Bardo or not bardo, livre pourtant fort utile pour savoir comment se comporter dans l’au-delà. Et qui contient même quelques conseils pertinents pour l’agonie, la loyauté politique, la politesse et quelques autres situations et qualités trop méconnues.)

Démonstration. D’abord, il y a des pastiches de romans à l’ancienne : les titres de chapitre (« récit contenant une recette pour échapper à son prédateur, ainsi que plusieurs descriptions merveilleuses de lieux et réflexions sur la vanité des choses… »), les fins de chapitre qui se suspendent un effet comme dans les feuilletons d’autrefois (« il se doutait bien que de nouvelles aventures l’attendaient… »). Et même un pastiche de la presse people : « La vie des altesses : une amourette de Balbutiar XXX » (ne prenez pas à la lettre le terme d’amourette, ça finit très mal). Et puis c’est un livre bourré d’aventures édifiantes : citons seulement l’anecdote où Balbutiar CCCXV inverse avec virtuosité la loi non écrite aux termes de laquelle tout rejeton doit occire son géniteur (tous les parents doivent lire ce livre !). Enfin c’est un livre bourré d’onirisme. Balbutiar y est qualifié de « prince onirique » : seul peut-être Balbutiar XI mérite ce titre, car pour échapper à un destin funeste, il s’inclut successivement dans plusieurs niveaux de rêve. Mais c’est qu’il a lu les précédents ouvrages de son créateur, depuis les tout premiers parus en « Présence du futur » (Denoël), avec leurs emboîtements vertigineux, leurs niveaux de réalité perdus de vue, leurs façons d’ « habiter des terres parallèles ».

A regarder de plus près, tout de même, on se dit que ce n’est pas seulement un livre drôle ( on a commencé par là pour frimer et pour surprendre le lecteur qui a déjà lu du Volodine.) L’univers décrit n’est pas foncièrement gai. On peut même parler, comme les bons auteurs, d’humour du désastre, en jonction avec les livres précédents de Volodine : la guerre noire qui avait déjà eu lieu juste avant Lisbonne dernière marge, univers ravagé, déglingué, de Des anges mineurs, où errent des survivants réduits à la famine ou au cannibalisme.

Parlons, non pas d’autre chose, mais de la construction. Il y a sept grandes séquences, (on se souvient que Des anges mineurs comporte 7×7 = 49 narrats (et 49×7 = 343, c’est le total des oiseaux, et un certain nombre d’autres choses que vous chercherez.) Le livre s’ouvre et se ferme sur une aventure de (Babar, biffé) Wong, l’éléphant ; en 2, 4 et 6, une aventure d’un membre de la dynastie des Balbutiar ; en 3 et en 5, deux Shaggas. La Shagga, comme le savent les lecteurs de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard), c’est un genre littéraire post-exotique [1], « d’une part, une série de sept séquences rigoureusement identiques, en longueur et en tonalité, et d’autre part, un commentaire, dont le style et les dimensions sont libres. » La première Shagga traite des reines sirènes : leur nom (Court-Brouillonne, Sole-Sole, Aiglefine…) indique assez leur nature, mi chair mi poisson. On a assez peu d’informations sur elles, en dehors d’un trépas généralement prématuré et violent ; le narrateur procède par prétérition (« il ne sera pas ici traité de… ») mais nous en dit juste assez pour nous faire saisir le contexte politique où elles évoluent, contexte fortement présent, mais marqué d’une sorte de patine artisanale, d’un charme désuet, qui rappelle le bon vieux temps : insurrections, bombes anarchistes lancées sur des carrosses royaux, guillotine (commandée sur catalogue, mais, comme souvent dans la vente par correspondance, l’appareil n’a pas répondu aux attentes), turnover extrêmement rapide des figures princières. Il se trouve toujours un chambellan fin connaisseur du protocole pour constater que « les cadavres indiqu(ent) une vacances du pouvoir. » On rit malgré l’horreur, peut-être parce qu’on n’est pas vraiment horrifié quand le poissonnier vous écaille une dorade ou une sole (on devrait, pourtant).

Le narrateur de cette première Shagga est « objectif », historien, voire ethnologue, mais le commentateur, lui, prend davantage position. Position d’abord par sa place : il est co-détenu dans un Quartier de Haute Sécurité, comme les narrateurs agonisants du Post exotisme en dix leçons leçon onze, (on y retrouve Lutz Bassmann) . Il rend compte : « autour de nous, les voix une à une se taisaient ». Le contexte restitué des Shaggas est cet univers profondément sinistre, où les révolutionnaires vaincus sont isolés, torturés et n’attendent plus que la mort. « Amertume nihiliste et ton goguenard » se juxtaposent : « on sent la volonté des auteurs de décrire le chaos historique comme une sorte de carnaval où plus grand’chose n’a d’importance. » Mais en réalité, les quatre pages que nous lisons à la suite de la Shagga ne sont pas un commentaire, seulement un « en guise de » : le manque, la mutilation, l’incomplétude du texte renvoient aux temps de terreur, qui sont à la fois passés et présents, et dont « l’humanité ne sortira pas vivante. »

La seconde Shagga, Shagga du ciel péniblement infini, comporte sept titres, qui si on les lit d’affilée, forment un message codé, compréhensible pour les prisonniers de la première génération, à la rigueur ceux de la suivante, mais qui reste hermétique pour le lecteur de librairie (vous et moi) et plus encore pour le lecteur ennemi (vous je ne sais pas, mais pas moi.) Alors que la première Shagga racontait des histoires, fussent-elles fantastiques, la seconde, statique et désolée, relève d’une poétique de l’esquive, du « Parlons d’autre chose » comme le disait Ellen Dawkes dans Le post-exotisme. Pas de narration, pas non plus de présence repérable d’une histoire historique (comme c’était encore le cas dans Lisbonne dernière marge ou dans Dondog), mais pourtant, la scansion du temps qui a passé est nettement perceptible : depuis les années soixante-dix (date référentielle de Lisbonne, paru en 1990 ), les temps ont changé, et cette dernière Shagga en témoigne : « elle est dite comme depuis un au-delà de ce parcours. Elle porte en elle l’intuition d’une époque historiquement dégénérée, où l’épuisement physique et psychique aura succédé à une rumination onirique et active sur la défaite et le passé », lors que les textes d’autrefois supposaient un monde extérieur d’où les amis et complices n’avaient pas disparu, un monde où le rêve pouvait encore briser « l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre. » Infernus Johannes, l’auteur mythique de Miroirs du cadavre, qui avait fourni l’épigraphe du tout premier livre (Biographie comparée de Jorian Murgrave) , est ici réduit à un chuchotement sans espoir : « quand il s’agit de feindre un sourire amer, l’envie s’efface, et manquent la chair et la peau des lèvres. » Ceux qui parlent ou murmurent sont des morts : « Mille neuf cent soixante-quinze ans plus tôt, nous avions poussé nos derniers cris », que s’est-il donc passé, en Allemagne, au Portugal, en 1975 ? S’il existe quelque chose en dehors de leur prison, c’est un univers à la Potemkine, où sur les murs délabrés ne figurent plus ni slogans ni affiches, mais des ciels en trompe-l’œil : on se souvient pourtant d’un temps où « sur les surfaces de brique la peinture blanche servait à construire une histoire et à appeler à l’aide ou à la révolte. »

Et surtout ne pas dire que c’est de la poésie ou que c’est poétique : « dire que rien n’empêche jamais la poésie, même quand elle accompagne l’abandon de tout espoir », c’est le discours du pouvoir, de l’ennemi.

La quasi-absence de personnages humains, tendance fortement amorcée dès Le nom des singes, voire avant, marque l’aboutissement du devenir-animal des personnages, du brouillage des frontières entre l’humanité et l’animalité . Mais il ne s’agit pas du tout d’une fable à la Orwell, où les animaux seraient des humains déguisés avec des masques de cochon ou autre . On a dépassé le stade où on pouvait penser s’adresser à un public par le biais de la fable, ce qui est malgré tout une vision optimiste. On ne peut même pas dire que le relais a été pris : « On n’aura pas de successeurs, on va s’arrêter là. A la rigueur, les araignées prendront la relève. Je leur souhaite bien du plaisir. » C’est Wong qui dit ça, pour décliner le plus poliment possible l’invite érotique de la femelle humaine qui, elle, aimerait bien assurer la survie de l’espèce, en dépit de l’invraisemblance de la situation.

Nos animaux préférés ne figure pas dans la liste des 343 titres « Du même auteur, dans la même collection » qui constitue la leçon dix du Post-exotisme. On trouve néanmoins dans cette liste plusieurs entrevoûtes à thématique ichtyologique, voire ichtyomorphique : citons La solitude du poisson-pilote dans la poêle à frire (n°51) La saison du frai (n°65), Les orques (n°92), auxquels on peut joindre, quoiqu’il s’agisse seulement de romances, L’apprentissage de la nage chez les carpes (n°84) ou Le radeau de la sardine (n°267). On proposerait volontiers, en sous-titre travaillé par la contradiction, De la constitution d’un équipage pour une traversée sans espérance (n°302).

[1] Comme le narrat, le romance, les novelles ou entrevoûtes. Nos animaux préférés appartient au genre des entrevoûtes : « Les recueils de novelles regroupent des textes allant par paire. Chaque paire compose un ensemble que Khrili Gompo, dans la préface à son ouvrage fondateur Ravalement de façade, a proposé de baptiser une entrevoûte. » (Le post-exotisme en dix leçons, op. cit., p. 55).

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