Radio Bardo…

Lionel Ruffel, « Radio Bardo. Une lecture de Bardo or not Bardo d’Antoine Volodine », Remue.net, [2004].

Tel quel, pour mémoire :

En 2000 et 2001, entre Des anges mineurs (1999) et Dondog (2002), trois
séquences radiophoniques d’Antoine Volodine sont diffusées par France Culture. La
première est baptisée Un Bardo sinon rien et contient quatre pièces : Bardo or not
Bardo, Baroud d’honneur avant le Bardo, Bardo ma non troppo, Objectif nul. La
deuxième, Soeurs de sang est un ensemble de deux pièces : Le silence de Myriane
Marane et Outrage à mygales. La troisième enfin, Verbiage dangereux, comporte
Déraison et sentiments et Putschisme et préjugés. Nul besoin de remarquer que
l’humour marque ces ensembles, qui joue sur le détournement de slogans
publicitaires (« Un Bardo sinon rien »), de titres de livres (« Déraison et sentiments »,
« Objectif nul »), de tirades célébrissimes (« Bardo or not Bardo »1) ou d’effets
paronomastiques (« Myriane Marane »). On retrouve dans ces titres tout à la fois
l’humour du désastre2 propre aux romans d’Antoine Volodine et la jubilation
onomastique qui a conduit l’auteur à titrer trois cent quarante trois ouvrages dans la
bibliographie de son ouvrage théorico-fictionnel, Le Post-exotisme en dix leçons,
leçon onze. Certaines de ces séquences radiophoniques sont du reste mentionnées
dans cette même bibliographie dont on sait qu’elle participe à la constitution d’un
univers fictionnel nommé post-exotisme. De cet univers, les romans publiés ne sont
que la partie visible. Antoine Volodine crée moins en ce sens une oeuvre littéraire,
constituée de textes isolés, qu’un ensemble littéraire autonomisé, un contre-monde
autarcique, autotélique, utopique, en rupture totale avec ce qu’il nomme le « monde
officiel ». La diffusion de séquences radiophoniques doit en partie se comprendre
comme l’extension de cet univers au-delà de l’oeuvre publiée. Au-delà, mais pas
contre puisque ces mêmes séquences sont à l’origine du nouveau roman.
1 Antoine Volodine, Bardo or not Bardo, Seuil, « Fiction & Cie », 2004. Les numéros de pages entre
parenthèses renvoient à cette édition.
2 Qui combine l’humour noir surréaliste et la bouffonnerie des plus désespérés.
2
La généalogie de Bardo or not Bardo se comprend aussi si l’on tient compte
du goût pour la théâtralité et pour la radio que son auteur a toujours manifesté. La
radio tout d’abord. Elle est présente dans l’oeuvre de Volodine au moins sous deux
formes. Ses romans, marqués par la guerre et la dévastation, renvoient fréquemment
à la possibilité ou à l’impossibilité de communiquer par radio, lorsque la dévastation a
eu lieu et que les personnages sont réduits à une extrême solitude. Nuit blanche en
Balkhyrie, paru en 1998, fait de cette possibilité son principal enjeu, clairement
énoncé dans l’incipit.
La suie avait durci autour de ma tête. Il faisait froid, il faisait noir. Quelqu’un chuchotait
et à force d’écouter, je reconnus ma propre voix. Breughel appelle Molly, disais-je. Répondez.
Je me mis à attendre. Plus un bruit ne parcourait les ténèbres. Breughel ou Molly,
répondez, suppliai-je encore.3
A bien des égards, on pourrait dire que l’oeuvre d’Antoine Volodine repose sur la
formule « X appelle Y », déclinée sous plusieurs formes. La folie et l’enfermement
poussent les personnages post-exotiques à lancer ces appels désespérés. Cette
formule, propre à la communication radiophonique en temps de guerre, devient ainsi
le mode opératoire de tentatives inévitablement vouées à l’échec. Mais cette
communication a sûrement une autre valeur, peut-être plus discrète, mais tout aussi
essentielle : elle recèle l’éventualité du brouillage. Les ondes radiophoniques sont
labiles, flottantes, et permettent des captations inattendues, parfois surréelles. On
connaît ce ressort de la littérature ou du cinéma fantastiques que Bardo or not Bardo
exploite à sa manière. Une personne reçoit des ondes venues d’un ailleurs qu’elle
ignore et avec lequel elle entre en communication. Les ondes radios permettent la
mise en relation de deux réalités et, pourquoi pas, de deux mondes ou de deux
univers différents. Cette dimension, toujours présente dans l’oeuvre de Volodine,
constitue pour une part le dynamisme narratif de son nouveau roman, Bardo or not
Bardo.
Avant d’entrer plus avant dans ce texte, un mot sur l’importance de la
communication radiophonique. Antoine Volodine, on le sait peut-être, met en oeuvre
et théorise les ressorts magiques de la narration romanesque. Ses romans lui
3 Antoine Volodine, Nuit blanche en Balkhyrie, roman, Gallimard, 1997, p. 11.
3
permettent de constituer des espaces impossibles issus de la fusion de deux (ou
plus) réalités données. Le précédent, Dondog, exploitait ces perpétuels
changements chronotopiques. Les principes narratifs, dans cette oeuvre, sont guidés
par la constitution d’univers parallèles et la possible transmigration de l’un à l’autre.
On comprend alors que les ondes radiophoniques, et leurs éventuels brouillages,
deviennent une métaphore efficace de la narration. La forte présence de la radio
peut ainsi s’expliquer de plusieurs manières : comme origine du texte, on vient de le
voir, comme présence diégétique (ainsi de l’envoyé spécial de la radio Off-Shore-Info
dans le deuxième chapitre du livre, « Glouchenko »), et enfin comme métaphore de
la narration. Les ondes radios renvoient enfin à un autre élément, lui-même
métaphorique de la narration post-exotique, le Bardo, qui donne son titre au
quinzième roman de Volodine.
Qu’est-ce donc que ce « Bardo » qui, revenant obsessionnellement, confère à
cette oeuvre sa singularité ? D’après Le Livre des morts tibétains, Le Bardo Thödol,
la mort n’est pas une fin, mais le début d’une autre existence selon des modalités
altérées, qui peut elle-même connaître un terme, puis se prolonger sur un autre plan,
jusqu’au décès définitif de l’individu. Les fictions de Volodine se déroulent pour la
plupart dans cet espace noir, le Bardo, entre une première et une seconde mort.
Cette période, selon la tradition bouddhiste, dure quarante neuf jours. La quatrième
de couverture de Bardo or not Bardo en rappelle les principales données :
Présumant que le défunt est obligé par son karma de traverser les quarante-neuf jours du
Bardo, et qu’il doit rencontrer, sur le chemin de la renaissance, de terribles visions et
obstacles, un lama dit le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain, pour guider le mort et
l’aider à triompher des dangers qui le menacent. Voilà le principe.
Voilà donc le principe : du Bardo, tout comme du roman qu’il nous est donné
de lire. Mais à suivre les seuils du texte, rappelons son titre, Bardo or not Bardo, qui
en désamorce le caractère trop sérieux ou trop explicitement religieux. L’enjeu est
autre. La poétique post-exotique est profondément influencée par cette référence à
la magie, au chamanisme et au Bardo. Dondog se consacrait plutôt au chamanisme
tandis que ce nouveau roman s’arrête sur le Bardo, sans que ces deux pratiques et
ces deux espaces ne soient du reste rigoureusement différenciés. « Le chamanisme
4
est fondamental dans ma manière de fabriquer du roman »4, dit l’auteur et on peut le
comprendre à la lecture de Dondog. La narration y est en effet envisagée comme
une démultiplication de plans et relève d’une représentation topologique proche de
l’univers chamanique (transmigration et réincarnation). Envisagées
pragmatiquement, les techniques chamaniques révèlent le souhait d’une entrée en
communication hors des logiques rationnelles. Mais dans le même temps qu’elle en
affirme le rôle, l’oeuvre développe tout un humour noir qui dénigre la force du
chamanisme ou plutôt qui ne conserve du chamanisme que la force littéraire et
fictionnelle, dégagée de toute religiosité. Il en va de même pour le Bardo qui semble
systématiser des principes que les premiers romans de l’auteur mettaient en oeuvre.
C’est ce qu’affirme la leçon qui lui est consacrée dans Le Post-exotisme en dix
leçons, leçon onze, et dont on peut citer un extrait :
Le livre [le Bardo Thödol, ou Livre des morts tibétains] eut aussitôt un grand succès parmi
nous, car il coïncidait formidablement avec nos valeurs poétiques : 1) La description de l’enfer
était bien ce que nous avions entrepris, à notre façon, dès la rédaction de nos premiers
ouvrages. 2 ) L’idée d’un voyage conscient à travers la mort nous convenait, cette marche
semée d’embûches et de discours, qui conduisait le cadavre, ou ce qu’il en restait, vers
l’échec, c’est-à-dire vers la renaissance. 3) Nos intrigues et nos personnages s’étaient depuis
toujours épanouis dans des systèmes narratifs où régnait la non-dualité, la non-opposition des
contraires. 4) L’éternité était notre lot quotidien, nul plus que nous n’en avait jamais éprouvé
les ravages. 5) Le discours aux morts correspondait à ce que nous avions mis en pratique
depuis les origines du post-exotisme, depuis que le cadenassement collectif de nos individus
avait eu lieu. 6) Le livre lui-même avec ses commentaires, fonctionnait comme les nôtres, à la
fois sur un plan d’écriture et sur un plan d’oralité. 7) Il avait circulé pendant des siècles de la
main à la main, parmi des déguenillés et des misérables que nous n’éprouvions aucune
difficulté à prendre pour modèles, ou faire fraterniser avec nos personnages5.
Cet extrait prend soin, comme ce fut le cas pour le chamanisme, de situer la
référence au Bardo Thödol sur un plan poétique et littéraire, et non religieux. En
aucun cas, l’oeuvre volodinienne n’est une oeuvre bouddhiste, la leçon consacrée au
Bardo ne cesse de le rappeler. Pour désamorcer cette probable confusion, l’humour
noir, arme décidément récurrente, intervient. Généralement pour se moquer ou
dénigrer, sans les rejeter, les parcours bardiques qui s’y écrivent.
4 Nicolino Sylvain, Omont Sébastien, Roux Laurent, « L’humour du désastre », entretien avec Antoine
Volodine, La Femelle du requin, n°19, automne 2002, p. 46
5 Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998, p 79.
5
Bardo or not Bardo le fait avec une immense tendresse. L’ensemble de ces
sept séquences (rappelons que le chiffre 7 qui gouverne la plupart des fictions de
Volodine est la racine carrée de 49) oscille entre une forte identification poétique au
Bardo, et un humour portant précisément sur cette même identification. Ainsi, le
premier lama qui nous apparaît est-il « cloué au lit par des ennuis intestinaux »,
ratant de ce fait une cérémonie religieuse. Et le premier parcours bardique, celui de
Kominform, un égalitariste radical (qui forme avec le lama indisposé un couple de
« héros », un « révolutionnaire blessé et [un] bouddhiste aujourd’hui plus touché par
la maladie d’Alzheimer que par la grâce » (p. 16)) se déroule dans un poulailler. Une
envoyée spéciale commente ce parcours comme un événement sportif. Et parce que
le tueur, Strobusch, chargé par le lama d’aller chercher Le Livre des morts tibétains
pour qu’il puisse en lire quelques passages au mourant, ne sait pas lire le tibétain, il
ramène un manuel de cuisine et un recueil de cadavres exquis. Kominform
traversera le Bardo en entendant des incantations de recettes de poulets ou de
phrases surréalistes. Car ce qui intéresse profondément Volodine, c’est l’échec. Tout
comme Dondog était un piètre chamane, les personnages de Bardo or not Bardo ne
comprennent pas bien l’intérêt d’un parcours bardique. C’est ce que nous annonce la
suite de la quatrième de couverture :
Mais que se passe-t-il lorsque le mort refuse d’écouter les conseils qui lui sont prodigués ? Ou
lorsque l’existence dans le Bardo lui plaît au point qu’il ne veuille plus en sortir ? Ou lorsque le
lama, au lieu de réciter le texte sacré, se met à lire à haute voix un livre de cuisine et de
poèmes ? Que se passe-t-il quand au monde des mystiques se superpose le monde des fous,
des révolutionnaires, ratés des imbéciles et des sous-hommes ?
Et effectivement, l’enjeu du livre se déroule en grande partie dans ce « Que se
passe-t-il ? ». Si bien qu’on peut se poser la question suivante : pourquoi le Bardo ?
Ou plutôt pourquoi choisir le Bardo pour en écrire l’échec ?
En dehors du goût avéré que suscite chez l’auteur Le Livre des morts
tibétains, d’autres raisons l’ont sûrement conduit à consacrer un roman à cet espace,
habituellement en arrière-plan de ses précédentes fictions : derrière les guerres, les
révolutions et les dévastations. D’autres raisons l’ont sûrement poussé à inverser les
plans. On peut en imaginer trois, mais il y en a sûrement d’autres. La première c’est
que le Bardo est un espace noir. La seconde, c’est qu’il est un dispositif théâtral. On
se risquera à une dernière. Le Bardo peut être l’absolu de l’échec, et rien n’a plus de
6
prix aux yeux de Volodine que « les fous, les révolutionnaires ratés, les imbéciles et
les sous-hommes ».
Le Bardo est un espace noir. Ou plutôt il est l’espace noir. Les lecteurs de
Volodine savent bien que son oeuvre est marquée par des tonalités crépusculaires et
qu’elle affectionne deux types de scènes : les scènes dans le noir et les huis clos. La
nuit et le huis clos s’appellent du reste l’un l’autre car ils entraînent une vision barrée,
empêchée, qui elle-même appelle peut-être autre chose, comme une voyance. Les
deux se supposent et se suppléent. S’il existe des différences entre toutes ces
scènes, elles reposent néanmoins sur deux éléments communs : la nécessité de
faire le noir, l’émergence de la parole. Voilà donc l’essentiel développé par ces
scènes, que le Bardo exemplifie. La parole a besoin du noir, engendrée par le huis
clos ou la nuit, pour émerger. Tous les textes de Volodine développent cette mise en
scène de l’immersion fictionnelle. C’est une fois encore ce qu’on retrouve dans Bardo
or not Bardo et plus particulièrement dans deux chapitres en miroir (le deuxième et le
sixième) « Glouchenko » et « Dadokian ». Sauf que dans le cas de l’immersion
bardique, ce ne sont pas les narrateurs eux-mêmes qui entreprennent un récit,
comme lorsque Dondog, enfermé dans le noir, entreprend le récit de sa vie mais ce
sont des lamas, c’est-à-dire des voix extérieures, qui guident les morts. On retrouve
ainsi un dispositif théâtral, dans lequel un metteur en scène agit sur un acteur. Et au
fond, les deux sens qu’on pouvait repérer, l’espace noir et le dispositif théâtral, sont
parfaitement imbriqués.
On touche alors une spécificité tout à fait remarquable de la narration dans les
romans d’Antoine Volodine : elle est théâtralisée. Et Bardo or not Bardo, loin
d’échapper à la règle, est sûrement le roman qui explore le plus cette dimension. Il
peut y avoir une incongruité à déclarer que la théâtralité est un des régimes
dominants d’une oeuvre romanesque. Mais certains signes nous y encouragent.
Parmi ceux-ci, rappelons une fois de plus l’origine de ce roman : les pièces
radiophoniques ; et si l’on a insisté sur le second terme, il faut maintenant s’arrêter
sur le premier. D’une certaine manière, ce nouvel ouvrage est une « romanisation »
de pièces de théâtre. Il suffit de lire le quatrième chapitre pour le comprendre. Le
quatrième, car Volodine affectionnant les structures en miroir (on se rappelle de celle
de Des anges mineurs), il a fait de ce chapitre le centre du roman. « Le Bardo de la
Méduse » (ainsi nommé pour « insister sur le caractère gélatineux des voix et des
personnages qui s’y établissent » (p. 111)), est le chapitre autour duquel les autres
7
s’organisent, le cinquième répondant au troisième, le sixième au deuxième, le
septième au premier. Il s’achève par ces mots, qui en confirment la fonction : « Voilà.
Si on a envie, on peut maintenant aller plus loin. » (p. 133) Grâce à ce chapitre, se
met en scène la fiction dans la fiction, sans laquelle on ne se trouverait plus tout à fait
dans l’univers de Volodine. Particulièrement instructive, elle nous présente un
personnage attachant, Bogdan Schlumm, « écrivain et acteur », très seul, entouré
d’arbres et d’oiseaux, qui malheureusement lui fientent dessus. Il tente de monter les
Sept piècettes bardiques dont il est l’auteur et qu’il a intitulé Le Bardo de la méduse.
Evidemment, les conditions de représentation ne sont pas idéales. Malgré une
publicité considérable, un tirage de dix-huit ou dix-neuf tracts, son seul public est
constitué de coléoptères et d’arbres. Il faut dire que Schlumm « haïssait le star
system et ne souhaitait pas se faire happer par son engrenage, par exemple, en se
produisant dans une salle plus traditionnelle, comme le préau dans la cour du
pavillon Zenfl, ou la cantine, ou les cabinets réservés au personnel soignant. » (p.
109) Lorsqu’un auteur exhibe le processus de fiction en le mettant en abîme, il serait
idiot de l’ignorer. Celui présenté par Bardo or not Bardo est théâtral, ce qui ne
surprendra en rien le lecteur de Volodine coutumier de cette représentation. Cette
théâtralité affichée est renforcée par des éléments textuels tout à fait significatifs.
Ainsi ce roman contient un certain nombre d’indications qui rappellent tout à fait les
didascalies théâtrales. Le deuxième chapitre, par exemple, abonde en « (Pause) »
ou « (Silence) ». Par ailleurs, comme tous les autres romans de Volodine, celui-ci est
marqué par une confusion entre récit et discours qui ancre la narration sinon dans la
théâtralité du moins dans l’oralité. Ainsi les récits semblent parfois interrompus par
celui qui en semble l’auteur :
Puisque nous en sommes là, je signale que Babloïev et Glouchenko sont assis à quatre ou
cinq mètres. (59)
Ce « là », c’est moins celui de l’ici et maintenant de l’écrivain, sa table de travail,
comme chez les nouveaux romanciers, que celui du conteur qui s’adresse à des
auditeurs. De telles indications, récurrentes chez Volodine, viennent troubler la
réception de ses livres, en confiant à la narration des qualités propres sinon au
spectacle du moins à l’oralité. On éprouve alors cette curieuse impression que les
espaces de narration se transforment en pièces de théâtre, que l’action y est moins
vécue que jouée. Il y a donc une théâtralisation de la narration romanesque qui ne
8
doit pas nous faire oublier son envers, présent dans Bardo or not Bardo, la
romanisation des pièces de théâtre. Cette romanisation est présente sur deux plans.
Au risque de nous répéter, en premier lieu parce que le roman réécrit des pièces
radiophoniques6. Mais aussi parce que cette réécriture est mise en relief et
fictionnalisée dans le chapitre central, « Le Bardo de la Méduse ». :
Quoiqu’on ne me l’ait pas demandé avec une grande insistance, je vais donner ici, en annexe,
le résumé des trois piécettes jouées par Bogdan Schlumm. On pourra très bien éviter de les
lire et aller plus loin. Personne ne les a écoutées, on pourra donc ici très bien ne pas se
donner la peine de les lire, sauter ces pages, et aller plus loin. (115)
Suit alors la romanisation de trois piécettes intitulées « Objectif Nul », « La
compagnie du charbon » et « Micmac à la morgue ». Comment décrire ces passages
hybrides ? Disons que de micro-narrations de trois ou quatre pages sont précédées
6 On pourra observer le travail de romanisation dans ces deux extraits, le premier emprunté à la pièce
radiophonique intitulée « Bardo or not Bardo », la seconde au deuxième chapitre du roman
« Glouchenko » :
« Trompes, murmures collectifs indéchiffrables, silence.
Trompes, silence. Murmures collectifs, silence.
D’abord proches, les trompes s’éloignent.
VOIX DE GLOUCHENKO :
Il y a quelqu’un ? Quelqu’un a dit quelque chose ? (Silence) Qu’est-ce que c’est que ce… (Il
tâtonne, une assiette en métal racle sur une étagère, puis tombe) Ils ont coupé l’électricité, les
salauds. (Silence) Hé !… Il y a quelqu’un ? »
« Des trompes de cuivre. Elles sont capables de lancer une note très grave sur une distance
énorme, à travers la vallée quand il y a des montagnes et une vallée, quand il y a un paysage de
roches, de cassures abruptes et d’herbes maigres. Voilà ce qu’on entend d’abord. Des trompes
lamaïstes, tibétaines. Voilà sur quoi ici le livre commence. C’est un son inhabituel, mais on l’accepte
aussitôt et sans réserve. Tout de suite on sait que cette vibration fait partie de la vie et de la mort
ordinaires. Tout de suite on l’aime. Elle envahit les choses du monde et les os du corps, les chairs et
les images et même les mots qui traînent dans les replis du corps, et elle apaise. Voilà à quoi
ressemble le bruitage du début, le tout premier bruitage. Ensuite naît un murmure collectif. Il se
répand à proximité, comme si on avait pris place au sein d’une assemblée plus intéressée par les
longues prières que par les anecdotes ou les narrations oiseuses. Les voix sont indéchiffrables. C’est
une cérémonie qui se déroule, dans une langue qui n’a pas l’air d’être la nôtre. En tout cas, on la
comprend encore un peu moins que la nôtre.
Puis un silence vient.
Plusieurs fois cela se produit : les trompes grondent, des voix se mêlent en un discours dont
on ne saisit rien, puis un silence vient.
C’est beau.
J’entends alors la voix du soldat Glouchenko, et cette musique, ces bruits s’atténuent. Bientôt
ils s’éteignent.
– Il y a quelqu’un ? demande Glouchenko. Quelqu’un a dit quelque chose ? (Silence) Qu’est-ce que
c’est que ces…
Il tâtonne, une tasse de fer racle sur une étagère et bascule dans le vide. Elle heurte le sol avec
violence.
– Ils ont coupé l’électricité, les salauds. (Silence) Hé !… Il y a quelqu’un ?… » (41-42)
9
d’un générique nous présentant les personnages : du théâtre narrativisé. S’il va de
soi qu’Antoine Volodine est essentiellement romancier, et finalement un des rares
dans une littérature française contemporaine plutôt marquée par le récit, on peut
s’interroger sur cette théâtralisation du roman qui s’accompagne d’une romanisation
du théâtre.
Relevons simplement deux aspects propres à Bardo or not Bardo. Le premier
relève de la fascination que la mise en scène et plus généralement la manipulation
exercent sur l’auteur. Rappelons que lors d’un parcours bardique, un officiant (lama
ou autre) guide un nouveau mort (si l’on peut se permettre) vers une éventuelle
réincarnation. L’officiant met en scène le destin du mort. Certains se rappelleront
peut-être que cet enjeu de la mise en scène était particulièrement fort dans Des
anges mineurs, notamment dans ce passage :
Au bout d’une minute, mon rêve revint, et, de nouveau, on me confia le rôle de Will
Scheidemann. Quand je dis on, c’est, bien entendu, en regrettant de ne pouvoir attribuer un
nom au metteur en scène7.
Ces deux phrases expriment à merveille la structure narrative propre à l’oeuvre
d’Antoine Volodine qui, à l’intérieur du schéma classique auteur-narrateurpersonnage,
glisse une quatrième instance, généralement désignée comme le
surnarrateur. Ici cette instance prend le nom de metteur en scène ce qui accentue la
théâtralité du schéma narratif. Le surnarrateur fait jouer un rôle au narrateur qui, luimême,
met en scène les personnages. Volodine décrit parfaitement ce processus
dans un entretien :
Tout livre est une oeuvre théâtrale qu’on pourrait situer ainsi : la scène est un décor
romanesque qui change facilement, les acteurs sont personnages ou narrateurs, ils
organisent de façon indépendante leur mémoire individuelle et collective, ils font sonner leurs
propres voix ou les voix d’autres entités ; et le théâtre qui les accueille est une cellule où le
surnarrateur est en isolement à perpétuité, en contact avec la réalité carcérale, avec sa
mémoire, avec sa rumination sur la solitude et l’échec, avec ses rêves.8
Cette présence est discrète, quoique toujours sensible, dans ces romans qui
quittent parfois le cours narratif pour s’installer dans la structure théâtrale qui semble
les produire. La relation habituellement verticale du schéma narratif n’est en
conséquence pas neutre dans cette oeuvre. Elle suppose un enjeu, la mise en scène,
7 Antoine Volodine, Des anges mineurs, narrats, Seuil, « Fiction et compagnie », 1999, p. 201.
8 Entretien personnel avec l’auteur, été 2000.
10
qui peut ouvrir des relations fondées sur la violence ou sur la la tendresse, comme
c’est plutôt le cas dans Bardo or not Bardo. On comprend alors mieux la porosité de
plus en plus affichée entre théâtre et roman ou, pour être plus précis, entre
romanisation et théâtralisation.
Un dernier élément, issu de Bardo or not Bardo, peut nous permettre de saisir
la cohérence de cette oeuvre : si le Bardo est un espace scénique, il est aussi un
dispositif, c’est-à-dire que s’y superposent son plan dans l’espace et sa dimension
symbolique. Au fond, son plan dans l’espace n’est rien d’autre que son sens. Le livre
nous l’indique à plusieurs reprises :
Bref, je résume. Ce Glouchenko ne pense pas une seconde qu’il n’est nulle part, et qu’il vient
d’entamer son errance dans le Bardo. Il est persuadé qu’il y a une panne de secteur. Il ne
comprend pas qu’il est mort. (50)
Tout est dans ce « nulle part ». Depuis ses premiers romans, Antoine
Volodine travaille sur des variations utopiques et dystopiques. Et sans entrer dans
des considérations étymologiques, « nulle part » peut aussi être envisagé comme
une traduction d’ « utopie ». Ce parallèle est renforcé par un dernier élément : la nondualité
ou la non-opposition des contraires, principe de l’utopie, du Bardo et des
fictions de Volodine. L’état dans le Bardo est une « mort non-mort » ou une « vie
non-vie ». Antoine Volodine a toujours insisté sur cette non-opposition des
contraires, essentielle à la construction de son univers. Mais on sait aussi que
l’utopie se laisse aussi définir de la sorte. L’espace post-exotique est donc
profondément un espace bardique, qui applique avec rigueur le principe de nonopposition
des contraires. Le Bardo pourrait alors apparaître comme la
représentation la plus aboutie de ce dispositif utopique et matriciel que l’oeuvre tend
à construire livre après livre.
A l’issue de cette étude de Bardo or not Bardo, on s’en voudrait de ne pas
rappeler que ce roman s’adresse plus encore au coeur et à l’inconscient qu’à
l’ « intelligence ». On prendra un simple exemple qui vaudra pour bien d’autres. Dans
le dernier chapitre, « Au bar du Bardo », le personnage principal s’appelle Freek et il
nous est décrit ainsi :
Freek est assis sur un tabouret du comptoir. Il est l’unique client. Au premier regard on se
rend compte qu’il lui manque quelque chose pour être totalement humain. Pour un
Untermensch, il est très beau, mais de son corps émane une impression de bizarrerie. Une
11
touche indéfinissable d’anormalité le repousse vers des marges où l’inconscient humain
déteste s’aventurer. Il le sait, il s’efforce de ne pas en tirer de conséquence, mais il en souffre.
Cela ne simplifie pas sa relation avec les autres. Quand il parle, sa voix est émue, comme
souvent chez les personnes hypersensibles. Elle est émue et très légèrement bizarre, elle
aussi. (p. 205)
Freek s’est chargé lui-même d’accompagner les animaux morts du zoopark dans le
Bardo. Parfois, on le confond avec eux, peut-être parce que, comme il le dit luimême,
il n’est pas « une vraie personne ». Yasar, le serveur du café, tente de le
rassurer, et lui dit que « si, [il est] une vraie personne. » Peu importe, Freek, moins
que rien, moins que tout, est capable d’aimer ceux qui souffrent pourtant moins que
lui. Par exemple, ces deux clowns, Blumschi et Grümscher qui ne font plus rire
personne, sauf lui. Le gros Grümscher se suicide et Freek et Yasar vont permettre au
petit Blumschi de l’accompagner dans le Bardo, sans que la réussite de l’entreprise
ne soit assurée. Mais Blumschi parle, et Blumschi comprend. On le comprend aussi.
Dans ce livre, comme dans tous ceux de Volodine, l’échec est beau et on a envie
d’aimer ces personnages si peu doués pour la vie et, doit-on le rappeler, si peu
doués pour la mort. Des personnages qui ne sont pas tout à fait des « vraies
personnes », qui ne sont pas tout à fait des humains et dont Freek est une des plus
émouvantes figurations. « Au bar du Bardo », on se sent étonnamment bien, en
compagnie de Freaks.
Lionel Ruffel (University of Cyprus)

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