Les voix de la subversion. Esthétique et politique dans le post-exotisme d’Antoine Volodine

Shawn Duriez, Les voix de la subversion. Esthétique et politique dans le post-exotisme d’Antoine Volodine / mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-François Hamel, Université du Québec à Montréal, juin 2008, 117 p.

Présentation :

L’objectif de ce mémoire est de cerner les enjeux du rapport entre esthétique et politique dans l’œuvre romanesque d’Antoine Volodine, rassemblée sous l’appellation « post-exotisme », en s’appuyant sur l’analyse de quatre œuvres : Vue sur l’ossuaire (1998), Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998), Des anges mineurs (1999) et Nos animaux préférés (2005). Ses trois chapitres concernent respectivement les modalités d’appréhension du réel dans la logique spatio-temporelle de la réclusion à perpétuité ; les particularités thématiques et génériques de la littérature carcérale comme manifestations concrètes des structures intelligibles qui organisent la communauté des prisonniers ; et, finalement, la politicité de la littérature post-exotique, envisagée à travers les tensions entre les œuvres des prisonniers révolutionnaires et le métadiscours qui en rend compte. L’étude de l’œuvre romanesque d’Antoine Volodine propose, en conclusion, une réflexion sur l’inscription du politique dans le champ de la littérature contemporaine.

Pour mémoire :

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
LES VOIX DE LA SUBVERSION.
ESTHÉTIQUE ET POLITIQUE DANS LE POST-EXOTISME D’ANTOINE VOLODfNE
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES
PAR
SHAWN DURIEZ
JUIN 2008
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 -Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément à l’article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l’auteur] concède à l’Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d’utilisation et de publication de la totalité ou d’une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l’auteur] autorise l’Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l’Internet. Cette licence et cette autorisation n’entraînent pas une renonciation de [la] part [de l’auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l’auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»
REMERCIEMENTS
J’aimerais remercier chaleureusement tous ceux et celles qui ont contribué à la réalisation de ce mémoire, tout particulièrement mon directeur de recherche, Jean-François Hamel, pour sa disponibilité et son dévouement, et pour avoir généreusement partagé avec moi ses connaissances et sa passion pour la littérature.
Un grand merci également à ma copine, Amélie Langlois Béliveau, pour son support moral et intellectuel, et pour ses tendres câlins; à mes parents, Nicole et Clément Duriez pour leur encouragement inconditionnel; et à Jozéane, Simon, Guillaume, Laurence, Virginie, Jean-Sébastien et Stéphanie pour avoir ponctué ces deux dernières années de moments inoubliables.
Merci, enfin, à Dominique Rabaté pour son accueil cordial au sein du groupe de recherche Modernités de l’université Michel de Montaigne -Bordeaux III, et à Jean-François Chassay et Bertrand Gervais pour leur bienveillance et leur soutien, et aussi pour leur humour qui, malgré tout, finit toujours par trouver son rire.
TABLE DES MATIÈRES Hi
LiSTE DES ABRÉVIATIONS v
RÉsuMÉ vi
INTRODUCTION
CHAPITRE}
LE CHRONOTOPE POST-EXOTIQUE
DES RÉPERCUSSIONS DE L’INCARCÉRATION À PERPÉTUITÉ
SUR L’EXPÉRIENCE DE LA COMMUNAUTÉ 7
1.1
Entre fiction et métafiction :
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze 7
1.2
Généalogie du post-exotisme en deux générations Il
1.2.1
La première génération;
Subversion du réel et extension de la lutte révolutionnaire 13
1.2.2
La deuxième génération.
Construction du réel et repli sur soi de la communauté 17
1.3
L’expérience du temps et le partage du sensible 21
1.3.1
La mémoire et ses territoires 23
1.3.2
Vers une logique de la non-opposition des contraires 28
lA La raison des faits et la raison des histoires 32
CHAPITRE II
TENTATJVE D’INCURSION DANS L’IMAGINAIRE DES PRISONNIERS
À PROPOS DE TROIS OEUVRES POST-EXOTIQUES 34
2.1
Les réalités délirantes 34
2.2
L’unité dans la disjonction: Vue sur l’ossuaire 36
2.2.1
Le romance. Aperçu d’un genre qui se dérobe 37
2.2.2
Une logique schizophrénique. Le rapport interrogateur-interrogé 42
2.3
Vers une fin éternellement différée: Des Anges mineurs 46
2.3.\
La parole excentrée 46
2.3.2 Enire la faute et larédemption. Sheidmann, le Christ et Shéhérazade
2.4 L’histoire en mal d’elle-même: Nos animaux préférés
2.4.1 Le clair et l’obscur: la Shagga du ciel péniblement infini
2.4.2 L’historiographie singulière des sept reines sirènes
2.4.3 La leçon de Minesse
2.5 Une discordance irréductible
CHAPITRE III
POLITIQUE DU POST-EXOTISME
MÉSENTENTE ET MÉSIDENTlFlCATlON
3.1 Les figures structurantes du post-exotisme
3.1.1 Shéhérazade et le Quartier de Haute Sécurité
3.1.2 L’identité schizophrène
3.2 La question du politique
3.2.1 Le politique et la police
3.2.2 L’origine de la mésentente
3.3 La politicité de la littérature post-exotique
3.3.1 Et toi, de nous deux, tu es lequel?
3.3.2 Vers une politique de la mésidentification
CONCLUSION
APPENDICE A FAUSSES PAGES DE TITRE
BIBLIOGRAPHIE
IV
50
54
55
59
61
65
67
67
68
72
74
76
78
82
84
90
92
102
105
LISTE DES ABRÉVIATIONS
Afin de réduire le nombre de références en bas de page et de favoriser la clarté du texte, les citations tirées des oeuvres d’Antoine Volodine seront suivies d’une abréviation renvoyant au texte d’où provient J’extrait en question (voir les abréviations ci-dessous) ainsi que de la page du texte où figure l’extrait.
AM
Des anges mineurs
D
Dondog
EF
Des enfers fabuleux
.lM
Biographie comparée de .lorian Murgrave
NAP
Nos animauxpréférés
PE
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze
Pl
Le port intérieur
va
Vue sur l’ossuaire
RÉsuMÉ
L’objectif de ce mémoire est de cerner les enjeux du rapport entre esthétique et politique dans l’oeuvre romanesque d’Antoine Volodine, rassemblée sous l’appellation «post-exotisme», en s’appuyant sur l’analyse de quatre oeuvres: Vue sur l’ossuaire (1998), Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998), Des anges mineurs (1999) et Nos animaux préférés (2005). Ses trois chapitres concernent respectivement les modalités d’appréhension du réel dans la logique spatio-temporelle de la réclusion à perpétuité; les particularités thématiques et génériques de la littérature carcérale comme manifestations concrètes des structures intelligibles qui organisent la communauté des prisonniers; et, finalement, la politicité de la littérature post-exotique, envisagée à travers les tensions entre les oeuvres des prisonniers révolutionnaires et le métadiscours qui en rend compte. L’étude de l’oeuvre romanesque d’Antoine Volodine, auteur parmi les plus novateurs de l’extrême contemporain, s’ouvrira, en conclusion, sur une réflexion à propos de l’inscription du politique dans le champ de la littérature contemporaine.
Mots clés: Roman français contemporain; Antoine Volodine; Post-exotisme; Esthétique; Politique.
la subversion politique présuppose une subversion cogn itive
Pierre Bourdieu,
Langage el pouvoir symbolique
INTRODUCTION
« Nous sortons d’un moment, celui de la littérature engagée », écrit Roland Barthes dans un court texte paru dans J’hebdomadaire France-observateur à l’aube des années 1960. « La fin du roman sartrien, poursuit-il, l’indigence imperturbable du roman socialiste, le défaut d’un théâtre politique, tout cela, comme une vague qui se retire, laisse à découvert un objet singulier et singulièrement résistant: la littérature l. » À une époque où l’éclatement des
grands discours de légitimation sociale marque la fin d’une modernité empreinte de l’idéalisme du progrès et le passage à un état dit postmoderne, qui tend à remettre en cause tant notre rapport à J’histoire que notre conception du temps, il convient de se pencher sur ce pan de l’imaginaire qui met en scène les échecs des grandes idéologies de gauche qui ont façonné la modernité. Parmi ces oeuvres qui sondent les apories et les dysfonctionnements constitutifs de notre expérience de l’histoire et du politique, celle d’Antoine Volodine est sans doute parmi les plus originales et difficiles à cerner. Depuis la publication de son premier roman en 1985, Volodine construit un véritable édifice romanesque dont l’étonnant parcours éditorial atteste la singularité. Ayant fait ses débuts dans la collection de sciencefiction « Présence du futur» chez Denoël, il passe, après quatre romans, au pôle d’avantgarde du milieu éditorial français, les éditions de Minuit, où il voit paraître quatre autres oeuvres. Il publie ensuite trois textes chez Gallimard avant d’aboutir au Seuil avec, à ce jour, seize oeuvres d’envergure à son actif.
Fortement empreinte d’une mémoire des luttes politiques qui ont marqué l’Europe du XXe siècle, l’oeuvre romanesque d’Antoine Volodine met en scène un univers hanté par les spectres des idéologies égalitaristes, reléguées, suite à l’échec d’une révolution mondiale, à la virtualité de la mémoire d’une poignée de révolutionnaires déchus. En effet, l’imaginaire volodinien est marqué par j’événement d’une révolution égalitariste, qui s’est rapidement propagée aux quatre coins du monde avant d’échouer lamentablement, cédant la place à un capitalisme mafiogène. S’ensuit la répression progressive et systématique des derniers tenants de l’égalitarisme, que l’on enferme dans une aile fortifiée d’une prison à sécurité maximale.
1 Barthes, Roland. 1981. « La réponse de Kafka ». Dans Essais criliques. Coll. « Points ». Paris: Seuil,
p. 138.
2
De cet espace hermétique, ce Quartier de Haute Sécurité refenné sur lui-même et mis à l’écart de l’histoire, émerge une forme d’expression littéraire investie d’une forte dimension idéologique et politique: le post-exotisme.
Par le biais de cette figure du Quartier de Haute Sécurité, l’oeuvre d’Antoine Volodine se construit autour d’une organisation de l’espace et du temps qui oblige à repenser les structures d’intelligibilité qui sous-tendent et déterminent l’expérience de la communauté. « li nous semblait qu’un décalage s’était produit », dit Lutz Bassman, narrateur de la onzième oeuvre de Volodine, en constatant l’ampleur du gouffre, creusé par le temps, qui sépare désormais j’univers des prisonniers du réel non carcéral. « En face de la population d’essence bipède et d’essence tueuse que la bestialité capitaliste avait comme à jamais charmée, nous nous sentions bipèdes et tueurs, nous aussi, mais étrangers, au service ,d’une civilisation parallèle, porteuse d’une autre intelligence et d’un autre sang… » (PE, 71) Cet écart irréconciliable entre les prisonniers révolutionnaires et l’extérieur prend racine bien en deça des divergences idéologiques qui assurent le sursis définitif d’un consensus entre les deux communautés. Le décalage dont il est ici question s’en prend aux spécificités mêmes de l’être humain, s’attaque aux modes d’être sensible et aux formes d’ intell igibil ité qui tracent les contours d’une manière de connaître et délimitent les espaces respectifs et les rapports constitutifs de l’identité et de l’altérité.
L’atypisme de l’imaginaire volodinien, qui transporte habilement la mémoire politique et sociale du XXe siècle européen vers des genres plus marginaux tels que le fantastique et la science-fiction, sans hésiter à faire appel à la parodie, la tragédie et la satire, contribue largement au malaise de la critique quant à sa classification dans un cadre générique. Mais ce qui démarque l’oeuvre de Volodine de l’ensemble de la production littéraire contemporaine n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire qu’elle génère; il concerne aussi, et peut-être surtout, le rapport entre cet imaginaire et le monde réel, entre le fictionnel et le factuel. Car le Quartier de Haute Sécurité où sont enfermés les survivants d’une révolution éga 1itariste ratée n’est pas tant le produit que le contexte d’énonciation de la fiction. En d’autres mots, Volodine revendique volontairement le statut de porte-parole des prisonniers
3
révolutionnaires, attribuant de facto le rôle d’auteur de ses propres oeuvres à ces derniers. En somme, la rencontre d’un imaginaire pour le moins étrange, d’un cadre générique éclectique et d’une posture scripturale intenable confère au post-exotisme volodinien le caractère d’un édifice littéraire singulièrement résistant à l’entendement et à la raison, caractère qui
obscurcit considérablement la nature et le rôle du discours politique au sein de cet édifice.
L’objectif de notre recherche est d’évaluer le statut politique du corpus volodinien et de l’imaginaire qui le sous-tend et le structure. Car si l’ensemble des oeuvres d’Antoine Volodine puisent leur matière dans le XXe siècle politique, celui des révolutions et des guerres, des fascismes et des communismes, des camps et des génocides, il n’est pas dit qu’elles possèdent quelque fonction politique, au sens où on l’attribue au roman sartrien. Estil plausible, dans le cas du post-exotisme, de parler d’une littérature dont la dimension politique implique la subordination de l’esthétique, sa mise en gage au profit d’un ensemble de valeurs morales et idéologiques relevant d’une conception instrumentale du langage? L’étrangeté de l’imaginaire post-exotique vient d’emblée contrecarrer l’hypothèse d »une forte transitivité du langage chez Volodine, nous contraignant à répondre par la négative à cette dern ière interrogation. Volod ine lui-même refuse à son oeuvre l’ ét iquette de 1ittérature
engagée, dans la mesure où l’engagement des écrivains et narrateurs post-exotiques est une constante:
Pour ces écrivains que je mets en scène, politique et idéologie SOnt au coeur de la gestuelle et de la prise de parole. Ce sont des partisans d’un égalitarisme radical, et ce qu’ailleurs on appelle « engagement)} s’applique mal à leur cas, parce qu’il s’agit plus d’engagés écrivains que l’inverse2.
À défaut de pouvoir placer le corpus volodinien sous l’égide de la littérature engagée, force est de constater que la dimension politique du post-exotisme, quelle qu’elle soit, a nécessairement partie liée avec l’esthétique. Mais cela ne saurait suffisamment circonscrire le problème de la politicité3 du post-exotisme: s’agit-il simplement d’une représentation
2 Volodine, Antoine. 1997, « Entretien avec Anloine Volodine ». Propos recuei IIis par Jean-Christophe Millois, dans Prétexte, n021/22, http://perso,wanadoo,fr/mondalire/volodine%20entretien,htm, Site Web consulté le 15 novembre 2007. 3 Faute d’un terme adéquat pour désigner la qualité ou le caractère politique, nous utiliserons celui de « politicité ».
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esthétique de ce que l’on pourrait nommer, non sans quelque malaise, la conscience politique postmoderne? ou peut-être serait-il plus à propos d’envisager le post-exotisme comme une représentation politique de la 1ittérature?
Mais avant même d’envisager les réponses à ces questions, le problème de la responsabilité de J’écrivain à l’égard de son oeuvre nécessite notre attention immédiate, dans la mesure où sa résolution servira à orienter notre méthodologie de recherche. Si nous avons d’emblée évacué l’hypothèse selon laquelle la politicité de la littérature post-exotique relève de l’engagement social de l’auteur, donc de la responsabilité de ce dernier à l’égard des paroles qu’il prononce et des messages qu’il véhicule, nous croyons que le contexte dans lequel les oeuvres voient le jour est une donnée incontournable de l’analyse politique de celles-ci. Ce qui nous amène à un tout autre questionnement quant à la notion de responsabil ité, à savoir: qu i est responsable des écrits post-exotiques, Volod ine ou les révolutionnaires du Quartier de Haute Sécurité? Évidemment, la question peut paraître saugrenue, dans la mesure où ces révolutionnaires écrivains sont incontestablement issus de l’imagination de Volodine; toutefois, le respect du pacte de lecture que propose ce dernier nous enjoint à la considérer sérieusement. À cet effet nous entreprendrons d’ana lyser le corpus post-exotique en suspendant notre incrédulité à l’égard de son prétendu contexte d’énonciation, c’est-à-dire en accordant foi, d’une part, à l’idée selon laquelle les textes de Volodine sont en fait Je produit d’une communauté de révolutionnaires écrivains et, d’autre part, au Quartier de Haute Sécurité considéré comme l’ultime demeure de ces derniers ainsi que le lieu d’émergence de la littérature en question. Outre l’importance que nous accordons au pacte de lecture, notre posture analytique est motivée par la nature particulière du onzième texte publié sous la plume de Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Portant explicitement sur les détenus du Quartier de Haute Sécurité, c’est-à-dire sur les conditions de leur incarcération, sur 1’histoire de leur communauté et sur la genèse et l’évolution de leurs pratiques littéraires, ce texte est un atout considérable dans j’étude du rapport entre la littérature post-exotique et son contexte d’énonciation, et ultimement de la politicité de l’esthétique post-exotique, mais seulement dans la mesure où la responsabilité de celle-ci est imputée à la communauté révolutionnaire.
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Notre recherche prendra la forme d’un raisonnement dialectique devant confronter un échantillon d’oeuvres représentatives de la littérature carcérale avec le discours des prisonniers au sujet du post-exotisme. Pour mener à bien ce projet, nous envisageons de le diviser en trois parties, qui traiteront respectivement des modalités d’appréhension du réel dans la logique spatio-temporelle de la réclusion à perpétuité; des particularités thématiques et génériques de la littérature carcérale comme manifestations concrètes des structures intelligibles qui organisent la communauté des prisonniers; et, finalement, de la politicité de la littérature post-exotique, envisagée à travers les tensions entre les oeuvres des prisonniers révolutionnaires et le métadiscours qui en rend compte.
Nous nous interrogerons donc, dans un premier temps, sur le chronotope de l’incarcération à perpétuité et ses répercussions sur la communauté politique des prisonniers révolutionnaires. Ce chapitre sera lui-même divisé en trois parties. Il s’agira d’abord de situer Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze au sein de l’oeuvre de Volodine et de mettre en perspective son statut par rapport au reste de la littérature post-exotique, soit celui de métaflction. Nous mènerons par la suite une première analyse de la communauté des prisonniers en fonction du récit de ses rapports avec l’extérieur, ce qui nous permettra d’identifier les fondements ainsi que les enjeux politiques du mode d’être sensible imposé par le Quartier de Haute Sécurité. Nous montrerons enfin comment l’appréhension du réel par les prisonniers passe nécessairement par la médiation du virtuel, de la mémoire, nous conduisant ultimement à poser l’hypothèse selon laquelle le paradoxe agirait comme principe structurant du post-exotisme, déterminant les rapports entre réalité et fiction et, de façon plus générale, entre le même et l’autre. Le deuxième chapitre déplacera notre attention vers les manifestations concrètes de la littérature post-exotique, complétant notre approche du contexte d’énonciation des oeuvres par une série d’analyses proprement textuelles. Nous réaliserons plus précisément des analyses thématiques et génériques à paJ1ir de trois oeuvres que nous jugeons représentatives de l’entreprise littéraire des prisonniers révolutionnaires, soit Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés. Enfin, le troisième chapitre consistera en une reprise dialectique des deux premiers visant à confronter ce qu’es! Je post-exotisme avec ce qui en est dit. Une première partie sera donc consacrée à la synthèse du contexte d’énonciation et des pal1icularités thématiques et génériques de la littérature des
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détenus, où seront commentées les principales figures structurantes de l’esthétique postexotique identifiées au cours des chapitres précédents. Cette synthèse nous permettra par la suite de faire retour sur la question du politique, laissée en suspens dans le deuxième chapitre, en nous inspirant de la pensée de Jacques Rancière.
Notre réflexion portera donc principalement sur le rapport entre esthétique et politique dans la littérature post-exotique en tant que ce rapport relève d’un contexte déterminé par l’échec de Ja Révolution mondiale égalitariste et des idéologies d’extrême gauche, ainsi que par la conjoncture spatio-temporeJle de J’incarcération à perpétuité. Or, considérant que la répression et la claustration des tenants de l’idéologie égalitariste au sein d’une société postrévolutionnaire entretiennent un rapport analogique avec J’état des discours d’émancipation collective à l’heure de la postmodern ité, les résu ltats de notre réflexion nous mèneront, en conclusion, à envisager l’oeuvre réelle de VoJodine en fonction du contexte sociopolitique contemporain. Autrement dit, nous devrons, en bout de ligne, répondre à la question suivante: le post-exotisme est-il l’expression d’une certaine mélancolie vis-à-vis de l’échec des grands projets de société qui ont marqué la modernité ou plutôt celle d’une résistance au discours dominant de la société contemporaine par la réaffirmation de la dimension politique de l’art?
1.1
CHAPITRE 1
LE CHRONOTOPE POST-EXOTIQUE
DES RÉPERCUSSIONS DE L’INCARCÉRATION À PERPÉTUITÉ
SUR L’EXPÉRIENCE DE LA COMMUNAUTÉ
ENTRE FlCT/ON ET MÉTA FICTION : LE POST-EXOTISME EN DIX LEÇONS, LEÇON ONZE
Si l’oeuvre d’Antoine Volodine est aujourd’hui incontestablement liée à l’appellation de « post-exotisme », il convient de rappeler qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Ce n’est que lors de la publication de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, onzième livre de Volodine, paru en ] 998, que cette étiquette vient s’imposer comme « label d’origine4» d’un édifice romanesque dont les fondements furent posés treize ans plus tôt lors de la parution de Biographie comparée de Jorian Mw’grave. Cette dénomination rétroactive coïncide avec l’apparition de nouveaux enjeux relatifs à l’énonciation des oeuvres volodiniennes, qui ne manquent pas d’ajouter à la complexité de l’imaginaire qui les sous-tend. En exposant l’univers des prisonniers révolutionnaires comme lieu d’énonciation de ses propres textes, Volodine donne un indice considérable de l’unité de son oeuvre, lui conférant dès lors une cohérence renouvelée sur les plans tant esthétique que politique. Car si l’imaginaire volodinien se situe depuis toujours sous la double marque de l’onirisme et du politique, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, de par sa dimension métafictionnelle, renforce l’articulation de ces deux termes en fixant l’énonciation romanesque dans une problématique singulière. La révélation a posteriori des fondements du post-exotisme, c’est-à-dire essentiellement les éléments constitutifs de la situation des surnarrateurs5, permet d’envisager les romans antérieurs comme autant de manifestations d’une expérience
4 L’expression est de Volodine lui-même et tirée d’un entretien avec l’auteur pour le compte de la revue Prétexte. VoJodine, Antoine. 1997. « Entretien avec Antoine Volodine ». Propos recueillis par Jean-Christophe Millois, dans Prétexte, n021/22. http://perso.wanadoo.fr/mondalire/volodine%2ü entretien.htm. Site Web consulté le S avri12üüS. 5 Le surnarrateur est une instance narrative spécifique au post-exotisme, vraisemblablement inventée par Volodine. JI renvoie à un narrateur anonyme qui orchestre la fiction en se dissimulant au-delà des instanc~ narratives perceptibles.
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collective, celle de prisonniers, déterminée à la fois par de lourdes contraintes spatiotemporelles et par une forte prise de position idéologique.
Précisons toutefois que cette cohérence nouvelle qu’engendre le onzième texte de Volodine ne survient pas inopinément) à la manière d’un deus ex machina, pour affecter l’oeuvre entière d’un sens inédit. Il serait en effet réducteur d’affirmer que l’auteur ait inventé de toute part un univers fictionnel simplement pour légitimer l’hermétisme de son oeuvre et la relancer vers de nouveaux horizons. À vrai dire, l’ensemble des écrits de Volodine est surdéterminé par une posture scripturale inhérente au paradigme politique contemporain de la défaite des idéologies révolutionnaires et de l’abandon du projet prométhéen fondateur du XXe siècle, celui de la construction de 1’« homme nouveau ». Les voix des personnages du
post-exotisme surgissent de J’échec révolutionnaire et sont pétries de la mémoire historique du siècle passé:
Le XX » siècle malheureux est la patrie de mes personnages, c’est la source chamanique de mes fictions, c’est le monde noir qui sert de référence culturelle à cette construction romanesque. [… ] La langue de mes narrateurs et de mes narratrices n’est pas une langue nationale, c’est dans certains cas à peine une langue humaine, c’est la langue de ceux qui, malgré leurs efforts, tout au long du XX » siècle, ont connu seulement des défaites6.
L’élaboration de l’univers carcéral décrit dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze relèverait en ce sens de la consolidation de l’imaginaire volodinien et réaffirmerait les constantes issues des exigences de cette posture scripturale. Parmi ces constantes, un paradigme s’impose: celui de la violence historique du XXC siècle, à laquelle s’abreuve la
mémoire collective des surnarrateurs. Aux guerres sanguinaires et aux révolutions armées se superposent les camps de concentration et les massacres ethniques comme autant de fondements d’un discours qui allie Je malheur d’un siècle tourmenté à la perpétuelle défaite des solutions révolutionnaires. II s’ensuit, selon notre hypothèse, que l’univers carcéral d’où émerge la littérature post-exotique n’est autre chose que la transposition fictionnelJe des contraintes sociales, politiques et historiques qui pèsent sur un discours idéologique pour ainsi dire vaincu.
6 VoJodine, Antoine. 2002. « Écrire en français une langue étrangère». Dans Chaoid, n° 6 (automnehiver). http://www.chaoid~comJmenu.html. p. 7. Site Web consulté le 12 mai 2006.
9
C’est dire que s’il n’a pas été formulé de façon explicite avant le onzième roman de Volodine, l’univers des prisonniers révolutionnaires demeure latent dans les oeuvres antérieures, tout comme derrière chaque littérature étrangère se dissimulent les accents et les inflexions d’une culture spécifique. La comparaison est d’ailleurs à propos. Dans un entretien mené par Jean-Christophe Millois pour le compte de la revue Prétexte, Volodine affirme que:
Par définition, la littérature post-exotique est donc une littérature étrangère, et, comme toute littérature étrangère traduite, elle offre au lecteur une partie de ce qu’elle est réellement. Une fraction réduite, une sélection. On admettra pour principe qu’une culture étrangère, avec ses échos et ses références, avec toute sa richesse, peut être découverte, devinée, étudiée, appréciée, à travers la production de romanciers significatifs. Mon projet tient compte de cette curiosité instinctive du lecteur envers J’au-delà du livre. Dans le cadre d’une sorte de collection « Voix du post-exotisme », je présente au public un certain nombre de romans indépendants les uns des autres, derrière quoi sont suggérés l’entièreté de la sensibilité post-exotique et, en résumé, tout un mond/.
Et si les romans volodiniens sont à considérer, selon la suggestion de l’auteur, comme un fragment de cette « production de romanciers significatifs» du post-exotisme, Le postexotisme en dix leçons, leçon onze, pour sa part, laisse entrevoir plus que jamais cet « au-delà du livre », là où prennent forme les traits constitutifs du corpus post-exotique. Toutefois, le classer dans une catégorie à part constituée d’essais ou de traités de poétique serait négliger,
a.u profit de son caractère éminement explicatif, les tensions, les hétérogénéités et les dysfonctionnements qui en font un texte proprement fictionnel. Volodine lui-même insiste sur le fait que cette oeuvre est d’abord une fiction et s’inscrit dans l’imaginaire post-exotique au même titre que les romans qui le précèdent et le suivent. Dans un second entretien, publié cette fois dans la revue Écritures contemporaines, l’auteur confie que:
Avec ce petit livre, mon ambition n’était pas de proclamer une nouvelle voie avant-gardiste. Je désirais simplement débroussailler un territoire commode dans lequel nous pourrions plus confortablement encore nous retrouver. Nous, c’est-à-dire: les auteurs post-exotiques, leurs lecteurs, leurs lectrices et moi-même. Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze n’est pas un essai. C’est une fiction et c’est aussi un lieu, un lieu collectif, un refuge destiné à notre plaisir intellectuel et à notre rencontres.
7 Antoine Volodine. 2002. Loc. cit. Nous soulignons. S Antoine Volodine. 2006. « On recommence depuis le début. .. ». Propos recueillis par Jean-Didier Wagneur. Dans Écritures contemporaines 8. An/oine Volodine, fictions du politique, sous la direction de Anne Roche et Dominique Viart, pp. 227-277. Coll. « La revue des lettres modernes ». Paris: Minard, p. 255-256. La première partie de ,cet entretien a été réalisée en 2003 pour la revue SubStance
10
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze n’est donc pas moins un texte de fiction que l’ensemble de ses précurseurs. D’ailJeurs, son titre suggère assez clairement que les dix oeuvres qui le précèdent constituent tout autant de leçons sur le post-exotisme. Néanmoins, ce onzième texte est indéniablement une oeuvre charnière de l’édifice romanesque. Se présentant comme un élément surajouté, la onzième leçon d’une série de dix, il incarne une articulation dans J’imaginaire post-exotique, marquant tout aussi bien la fin d’une étape, comprise comme l’ensemble des dix premiers romans, que le début d’un nouveau paradigme, dont le sens est étroitement lié aux contraintes spatio-temporelles de l’emprisonnement à perpétuité. D’ailleurs, le texte même fait état de cette évolution de l’imaginaire post-exotique:
Une étape littéraire nouvelle a débuté. Prenant à témoin aes masses et des animaux imaginaires, veillant à ne pas choquer intellectuellement les araignées qui nidifiaient dans leur cellule, les auteurs post-exotiques continuent à décrire des ailleurs paralJèles et un au-delà, comme ils l’ont fait depuis les origines de leur littérature, mais cet au-delà a changé de nature. Quelque chose a enrichi ou appauvri l’univers mental des détenus surnarrateurs. r…l Entre les voix postexotiques et la très concrète planète où elles auraient pu sonner, mais où rien ni personne ne les avait applaudies ni accueillies, les attaches iraient progressivement se réduire à une solidarité de façade, à une molle, inconsistante obligation morale. (PE, 72-73. Nous soulignons)
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze s’inscrit donc dans un mouvement ambigu de rupture et de continuité. En dévoilant lIne face cachée de l’imaginaire volodinien, il introduit formellement dans l’oeuvre une problématique politico-esthétique qui rassemble les dix romans précédents sous l’égide de la littérature post-exotique et réoriente, par le fait même, toute lecture subséquente de ces romans. L’importance qu’il prend alors au sein de l’oeuvre de Volodine et, plus spécifiquement, du post-exotisme est celui d’un texte fondateur, bien que tardif. C’est pourquoi nOlis avons choisi d’en faire le point focal de notre recherche sur le post-exotisme. Partant des conditions d’énonciation des prisonniers révolutionnaires telles que dépeintes dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, il s’agira d’envisager les particularités esthétiques de la littérature des dissidents égalitaristes en regard du mode d’expérience sensible qu’impose la réclusion à perpétuité.
et publiée en langue anglaise (trad. Roxane Lapidus). Wagneur, Jean-Didier (dir. pub!.). 2003. SubStance. Posl-exoticism: Antoine Volodine, vol. 32, nO 2, 143 p.
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Dans les pages qui suivent et qui formeront la première de trois parties, il nous reviendra de cerner précisément les facteurs qui contribuent à l’élaboration de ce mode
d’expérience sensible, distinct de celui qui gouverne la sensibilité de l’ennemi9. Une attention particulière sera accordée à l’importance de la faculté mémorielle chez les surnarrateurs, qui découle des contraintes spatio-temporelles de l’incarcération. Nous nous intéresserons à la mémoire dans la mesure où elle constitue désormais l’unique médiation du réel pour les prisonniers. Le concept d’une réalité constituée des ruines d’une mémoire coJJective nous mènera, par la suite, à envisager l’hypothèse selon laqueJJe la figure du paradoxe, incarnée, dans le onzième roman de Volodine, par l’idée d’une logique de la non-dualité, agirait comme principe structurant du post-exotisme, déterminant les rapports entre réalité et fiction et, de façon générale, entre le même et l’autre. Mais dans un premier temps, il convient de se pencher plus avant sur le contenu de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, dans la mesure où il donne une vue d’ensemble du post-exotisme. Situant l’énonciation en fin de partie, à l’instant même de la mort du dernier révolutionnaire, le onzième roman de Volodine fait part de l’évolution de l’esthétique littéraire post-exotique en fonction des avatars de l’idée de révolution égalitariste dans la modernité politique.
1.2 GÉi\ÉALOC/E DU POST-EXOTfSAOE EN DEUXCÉNÉRAT/ONS
Dans Le pos/-exotisme en dix leçons, leçon onze, Volodine nous amène au coeur de cet espace carcéral, ultime refuge des partisans de la Révolution mondiale, en donnant la parole à quelques-uns des dissidents politiques. Entrecoupé de dix encadrés informatifs portant sur certaines particularités génériques de la littérature des prisonniers, ce texte de Volodine met en scène un colloque -qui prend parfois la forme d’un interrogatoire musclé -dirigé par deux chroniqueurs célèbres de l’extérieur et visant à faire le point sur cette forme de littérature qui, depuis déjà plusieurs années, s’épanouit entre les murs bétonnés du Quartier de Haute Sécurité. Le roman donne donc à lire, dans un premier temps, une série d’entretiens
9 Les écrivains post-exotiques désignent par le substantif ennemi les tenants de l’idéologie capitaliste,
qui perpétuent le régime impitoyable sévissant, depuis l’échec de la révolution mondiale, à l’extérieur
des murs du Quartier de Haute Sécurité.
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où se dessinent les contours d’un mouvement de dissidence par rapport à la littérature dite officielle et toute la société qui la sous-tend. Peu à peu, cependant, les témoignages laissent la place à un ultime surnarrateur, dont l’identité reste ambiguë, qui fait état des métamorphoses de la 1ittérature post-exotique, travaillée par l’isolement, l’écoulement du temps et la perspective de son imminente disparition. Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze prend donc forme à partir de deux points temporels distincts, celui de la narration, qui correspond aux derniers moments du post-exotisme lO et celui du colloque organisé par les deux journalistes de l’extérieur, Niouki et Blotno, dix-huit ou dix-neuf ans auparavant, soit en
1997 environ ll •
La distance inscrite entre ces deux moments de la narration n’est pas sans intérêt dans la problématique qui nous occupe. Elle est significative dans la mesure où elle fait état d’une rupture dans l’entreprise 1ittéraire des détenus remontant aux années zéro du XXIe sièc le et soutenant J’existence de deux générations distinctes d’écrivains. Car le Quartier de Haute Sécurité ne s’arrête pas à la réclusion physique, ses répercussions sont bien plus vastes. C’est dire qu’à mesure que les traces du réel non-carcéral s’estompent dans la conscience des prisonniers, il se produit une importante transformation des rapports de la communauté révolutionnaire à sa réalité constitutive, celle de la lutte. La séparation totale d’avec l’extérieur engendre une sphère d’expérience autonome et endogène qui se substitue graduellement au monde réel, un univers mi-réel, mi-imaginaire possédant ses propres structures d’intelligibilité, distinctes de celles de l’extérieur. L’examen, dans les pages qui suivent, des facteurs déterminants de la transition entre les deux générations sera donc aussi l’occasion d’envisager les divers points d’articulation de J’esthétique littéraire des prisonn iers et de la problématique foncièrement politique imposée par le contexte carcéral.
la L’ultime passage du roman témoigne effectivement de l’extinction du dernier des prisonniers et par conséquent de l’entreprise littéraire post-exotique: « Le post-exotisme s’achevait là. La cellule sentait le monde décomposé, l’ humus brûlant, la fièvre terminale, elle empestait les peurs que les animaux les plus humbles, et je le regrette, ne trouvent jamais les mots pour dire. Il n’y avait plus un seul porteparole qui pût succéder à. C’est donc moi qui» (PE, 85). Il « Un colloque sur le post-exotisme fut organisé avec la participation de Lutz Bassman [… ] il y a de cela dix-huit ou dix-neuf ans. On vivait plus ou moins en 1997. )} (PE, 18)
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J.2.J La première génération. Subversion du réel et extension de la lulle révolutionnaire
Dans les cinquante premières pages du roman, essentiellement consacrées aux témoignages des prisonniers participant à l’interrogatoire, l’accent est mis sur la relation antagonique établie entre les écrivains post-exotiques et les sphères éditoriale et politique de l’extérieur. Prenant place à la fin du XX e siècle, ce colloque rend compte des préoccupations de la première génération d’incarcérés, dont les écrits, depuis le premier romance signé Maria Clementi en 1977, étaient encore empreints des élans révolutionnaires que seul l’espoir de grands bouleversements à venir pouvait entretenir.
La première génération comptait les figures historiques de la guérilla, discourait la Niouki, celles qui n’étaient pas mortes les armes à la main et qui un jour avaient cru que les torrents prolétariens déferleraient dans les capitales… que les peuples les plus pauvres se rallieraient aux utopies les plus incend iaires et triompheraient… et qu’ iIs les menraient en oeuvre à l’échelle de la planète… (…] Une fois incarcérée, cette armée vaincue, ce noyau dur de l’égalitarisme a déversé sous forme romanesque sa passion non éteinte … (… ] C’était une période, développait-elle, où l’espoir d’un bouleversement mondial toujours quelque part vibrait en surface de vos textes. Exact, Niouki, pensais-je, les bases de la linérature postexotique furent élaborées durant la décennie soixante-dix … durant ces années qui, en dépit de la défaite, restaient enceintes de possibles renouveaux et de possibles encore … (PE, 24-25)
Caractérisé par le rappel constant, quasi obsessif de l’écart idéologique qui sépare la communauté des prisonniers et l’extérieur, la première partie de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze rend principalement compte des conditions politiques et idéologiques qui appellent l’émergence d’une forme inédite de 1ittérature au sein du Quartier de Haute Sécurité. En l’occurrence, c’est la défaite de la lutte armée contre l’ordre capitaliste qui contraint les prisonniers à l’expression lyrique de leur passion révolutionnaire; le résultat est une littérature marquée par la lutte, l’angoisse et cette mélancolie teintée d’espoir qui accompagne l’avènement de la défaite.
Une modeste description de la littérature des prisonnIers, au tout début du roman, illustre notre propos. Le post-exotisme, dit le surnarrateur, « c’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui pal1icipait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre» (PE, 17). À la fois familiers et hostiles, les textes de la
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première génération sont marqués par une double nature: ils sont écrits, d’une part, pour les derniers partisans de l’égalitarisme radical, perpétuant les idéaux politiques de la communauté dans un espace discursif anonyme où les voix s’échangent et se mêlent dans l’expression d’une expérience et d’une utopie communes; et ils sont écrits, d’autre part, contre l’univers capitaliste de J’extérieur, reconduisant la Jutte idéologique à l’intérieur même du texte, par Je biais de stratégies narratives particu1ières. Celles-ci, si l’on doit en croire le surnarrateur de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, consistent essentiellement à obscurcir tout propos compromettant, à crypter le texte pour empêcher J’ennemi d’en tirer bénéfice, soustrayant l’univers des prisonniers à l’ intell igence scrutatrice des tenants de l’idéologie dominante. Bien que ces procédés narratifs de cryptage ne soient jamais abordés de façon explicite (ce serait, évidemment, compromettre la nature même de la 1iuérature postexotique), Ellen Dawkes l’évoque dans la cinquième leçon, épanchement d’une singulière éloquence, intitulée « Parlons d’autre chose» :
nous avons contourné les anecdotes centrales afin de ne pas renseigner l’ennemi sur ce qui nous émouvait vraiment et nous plaisait, nous avons évité de traiter les sujets que nous avions en tête, de notre mémoire véritable nous n’avons extrait que des informations anodines […] nous faisions cheminer notre narration sur des chemins traversiers, nous modifiions le braillement inhumain qui nous venait en gorge et nous en faisions une variation que l’ennemi renonçait à lire et qu’il n’avait même pas le désir de déchiffrer, tant elle était éloignée de l’atroce plainte qu’il s’était préparé à comprendre enfin. Nous avons toujours parlé d’autre chose, toujours.
(PE,50)
S’élevant sur le principe d’une « vérité» qui émerge du mensonge et de la tromperie, la fiction post-exotique multiplie les paradoxes et concilie les contraires, se déconstruisant au fur et à mesure qu’elle se construit; elle renvoie à une « vérité tapie en amont du texte» (PE, 11), et cette vérité, ce sens constitutif n’est vraisemblablement accessible qu’aux autres membres de la communauté des prisonniers, ou encore, à la sensibilité que seuls partagent les révolutionnaires incarcérés.
A la fois destinée à dérouter toute initiative hostile de l’ennemi et à servir d’asile, d’une sorte de terre d’accueil à ses sympathisants, la littérature post-exotique, celle de la première génération, est en son essence agonistique. Dérivé de la racine greque agôn, dont la sémantique, au fil de l’histoire, est passée de ridée de jeu à celle de combat et, finalement,
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aux sentiments d’angoisse et de crainte provoqués par la luttel2 , le terme agonistique, appliqué à la littérature, sert à désigner « tout écrit marqué par le combat, la lutte, le conflit, à partir d’une angoisse reconnue ou déniée, causée parle contact d’une altérité, d’une menace, d’une étrangeté, d’une inimitiél3 ». Ce qui suppose, outre la mise en scène récurrente d’une altérité antagonique dans les fictions post-exotiques, que celles-ci trouvent jusqu’à leur raison d’être au sein de la relation qu’elles entretiennent avec cette altérité. Malgré j’insistance des prisonniers à rappeler l’écart infranchissable entre le monde institutionnel et J’univers carcéral, l’absence de lieux communs pouvant établ ir une passerelle entre les deux sensibilités, la littérature post-exotique est de toute évidence le produit de ce contre quoi elle s’insurge, au même titre que l’égalitarisme prend naissance dans les contradictions du système capital iste. Issue d’une logiq ue conflictuelle, la 1ittérature des prisonn iers établ it de facto l’ennemi comme condition nécessaire d’existence.
Mais ce qui se présente au premier coup d’oeil comme une relation dialectique entre un capitalisme mafiogène et son antithèse révolutionnaire n’est en fait qu’une lutte devant aboutir à la suppression d’un des deux termes. En cela, le post-exotisme touche à une aporie du déterminisme historique, dont le XXe siècle fut la triste illustration, celle de l’antagonisme insurmontable de la thèse et de l’antithèse, de l’impossibilité d’un dépassement interne de la contradiction et, par conséquent, de la nécessaire élimination d’un des deux camps au profit de l’autre, resté à peu de choses près intact à l’issue de l’affrontement. En l’occurrence c’est le corps révolutionnaire, désormais un « cadavre en marche vers le rien» (PE, Il), qui est évacué de la scène de l’histoire. On reconnaît évidemment dans ce schéma la figuration d’une série d’événements déterminants du XXe siècle: la Guerre froide, l’affrontement entre l’Occident et le Bloc soviétique et le subséquent effondrement de ce dernier. Voilà le matériau brut à partir duquel est pétri le post-exotisme. Or, l’insuffisance de la dialectique historique à rendre compte du rapport entre les puissances antagoniques en question est accompagnée de l’exigence d’une redéfinition des axiomes de la pensée politique. Car l’issue
12 Pour une analyse étymologique plus complète de la racine greque agôn, voir Garand, Dominique.
2003. Portrail de l’agonisle.’ Gombrowicz. Montréal: Liber, p. II.
13 Garand, Dominique. 1998. « Propositions méthodologiques pour l’étude du polémique ». Dans Élals
du polémique, sous la dir. de Dominique Garand el Annelle Hayward, p. 211-266. Québec: Nota
bene, p. 220.
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de la guerre froide est aussi J’arrêt de mort d’une raison déterministe envisageant l’histoire comme une série d’étapes successives, logiquement orientées vers une fin radieuse et légitimant, de ce fait, une politique subversive pour laquelle l’individu n’est qu’un instrument dans la réalisation de l’à-venir de l’humanité. La question qui s’impose alors est de savoir quelle est la raison, ou encore les raisons, qui succèdent, à la fin du XXe siècle, au déterminisme des grands récits de la modernité et qui fondent la possibilité d’une pensée politique nouvelle? Évidemment, le problème est complexe et nous n’avons pas la prétention d’y apporter ici une solution. Par contre, nous croyons que cene question est problématisée à l’intérieur même de l’édifice linéraire post-exotique à travers une rupture ontologique accompagnant la succession des générations d’écrivains révolutionnaires et la transformation subséquente de la linérature carcérale.
Sous la double emprise du temps et de l’isolement, les préoccupations de la première génération d’écrivains post-exotiques, dont l’essentiel réside dans l’espoir faiblissant d’une révolution sociale, touchent à la désuétude. À l’aube du siècle nouveau, peu après l’organisation du colloque par les deux journa 1istes et le dern ier contact des prisonniers avec l’extérieur, survient une prise de conscience: « Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égal itariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis. » (PE, 65) Il va sans dire qu’un tel constat implique un important bouleversement de certaines caractéristiques fondamentales de la linérature post-exotique, notamment du rappor1 agonistique entre les prisonniers et l’ennemi. C’est à ce point de l’histoire du post-exotisme qu’advient la seconde génération d’écrivains, dont la spécificité est rendue man ifeste par la transformation du rappOJ1 qu’elle entretient avec l’altérité de l’extérieur. Si ses précurseurs de la première génération écrivaient depuis leur défaite, adoptant une posture scripturale défensive à l’égard de l’ennemi, posture que nous avons placée sous le signe de l’agonistique, la seconde génération entretient un contact dégénéré avec le réel de l’extérieur, désormais envisagé comme une extension de la conscience et un avatar de la mémoire.
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1.2.2 La deuxième génération. Construction du réel et repli sur soi de la communauté
L’épisode du colloque prend fin presque imperceptiblement vers la moitié du roman, la transition étant marquée par une seule phrase: « Voilà dans quelle ambiance se déroula ce colloque, quel genre d’avancée dans l’histoire des littératures fut accomplie grâce à lui. » (PE, 53) C’est à partir de ce moment que s’esquisse ce que l’on pourrait nommer la métamorphose de l’imaginaire post-exotique. Relatant j’évolution de la littérature des prisonniers lorsqu’à la première génération de révolutionnaires succède la seconde, plus refermée sur elle-même, plus détachée des ignominies perpétrées· à l’extérieur du monde carcéral, la deuxième moitié de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze fait état d’une transformation ontologique au sein de la communauté des prisonniers. Le long chemin parcouru dans l’isolement depuis J’échec de la révolution mondiale a graduellement plongé tout espoir d’un renversement sociopolitique dans l’obsolescence. À l’extérieur, dit le surnarrateur, « L’égalitarisme avait été médiatiquement relégué au rang des causes non seulement perdues, mais désuètes et oubliées. » (PE, 65) On comprend donc qu’au cours des premières années du XXJc siècle, le gouffre qui depuis toujours sépare les révolutionnaires des tenants de l’idéologie dominante s’accroît au point de devenir réellement infranchissable. Plus encore, la dialectique entre deux forces antagonistes n’est plus même pensable. L’opposition idéologique entre capitalisme sauvage et égalitarisme radical, qui s’inscrivait à travers l’idée de révolution comme élément structurant du processus politique, s’est transformée en un gouffre vertigineux, de part et d’autre duquel chacun des camps évolue indépendamment et dans la négation catégorique de l’autre I4 .
Parce que nous avions parcouru un très long chemin d’isolement, de rumination, nous avions de plus en plus de mal à nous persuader que notre groupe et les gens de J’extérieur appanenaient à la même communauté. Sur le plan génétique, il nous semblait aussi qu’un décalage s’était produit. Nous nous sentions étrangers aux populations humaines que nous côtoyions lors de nos
14 En ce qui a trait à la négation du monde capitaliste par les prisonniers, nous tenons à souligner ces paroles d’Antoine Volodine, tirées de l’entretien « On recommence depuis le début. .. » mené par JeanDidier Wagneur : « si on regarde de près l’univers dans lequel apparaît la fiction, on doit pouvoir se rendre compte que c’est un univers débarrassé du décor capitaliste. Débarrassé volontairement du réel capitaliste. L ·univers de tous mes livres est un univers fictionnel gouverné par une volonté idéologique, qui consiste à ne pas reconnaître un statut de réalité au capitalisme, et, en paniculier, à ne pas admenre qu’il soit présent dans le décor où héros et héroïnes évoluent. 2006. Loc. Cil., p. 237.
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voyages, dans nos livres, quand oniriquement nous voyagions, quand nous entreprenions de visiter le dehors pour assister au triomphe de l’ordre capitaliste et à ses guerres. [… ] la coïncidence de nos préoccupations avec les espoirs et le devenir de l’humanité avait perdu tout caractère crédible. (PE, 71 et 73)
Évidemment, la dimension agonistique qui justifie l’émergence de la littérature postexotique perd, elle aussi, une certaine part de crédibilité. L’idée d’une lutte émancipatrice contre la barbarie du capital isme ayant sombré dans les profondeurs de la désuétude, il ne reste au post-exotisme que l’agonie du mourant que l’on puisse encore rattacher à ce terme d’agonistique. C’est sur ce terrain que se joue le statut du post-exotisme. Du paradigme ontologique de l’être contre l’autre qui détermine la nature des fictions agonistiques de la première génération, le post-exotisme glisse avec la seconde génération vers un paradigme caractérisé par la maxime de l’être entre soi:
Quelle que fût la signature qui lui donnait consistance matérielle, [… ] la voix post-exotique sonnait selon des modes musicaux totalement dépourvus d’incohérence et totalement autosuffisants, c’est-à-dire qui moins encore qu’auparavant cherchaient, pour affirmer leur particularité, à se confronter avec l’univers poétique officiel ou avec le réel non carcéral. Erdogan Mayayo [… ] avait expliqué combien la conscience d’êlre enlre soi influait sur les choix structurels du post-exotisme. L’enlre soi conduisait à un langage et à des images capables de trouver dans notre propre huis-clos leur lumière, leurs nuances, leur chaleur, leur histoire, leur fonction. (PE, 63)
Travaillées par le temps et l’isolement, les préoccupations qui alimentent l’imaginaire des prisonniers subissent un décalage par rapport à la situation initiale. Si la première génération construit une 1ittérature volontairement confl ictuelJe, extension de la guéri lia menée contre les ignominies du capitalisme, la seconde mise plutôt sur l’expression de cette autosuffisance de la communauté qu’engendre la prééminence du sentiment d’être entre soi. Ainsi pourraiton caractériser les oeuvres tardives de la littérature post-exotique de « suistiques », dans la mesure où elles supposent essentiellement un « rapport à soi ». D’un point de vue étymologique, le terme suistique tient compte à la fois du caractère autoréflexif des fictions de la seconde génération et des conditions de leur genèse, soit la mise à l’écart du monde et de l’histoire. C’est-à-dire que le pronom latin sui se rattache à la racine indo-européenne swe qui marque à la fois la séparation, l’éloignement, la privation, l’isolement et l’appartenance d’un individu à un groupe social. En outre, cette même racine est à l’origine
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du terme grec êthos, dont le français moderne a tiré éthique, et qui signifie « manière d’être habituelle, caractère, moeurs l5 ».
Cela dit, la cause de cette transformation ontologique est imputable à l’assimilation du mouvement révolutionnaire par le système carcéral, dont la raison d’être, dans ce cas, est de saper les fondements de la dissidence politique en en isolant l’un des éléments conflictuels. C’est, tel que nous l’avons souligné plus haut, la mise à mort de la logique dialectique qui sous-tend l’idée de l’émancipation par la·révolution. C’est à ce point également que le terme post-exotique revêt son plein sens, celui d’un état déterminé par une conceptualisation singulière du rapport entre espace et temps, par un temps où il n’y a plus d’ailleurs, où l’extérieur n’est plus qu’une « invention littéraire », un « monde virtuel », un pur produit de l’imaginaire et des résidus de mémoire collective de la communauté des révolutionnaires. Or le problème qui se pose est le suivant: si la littérature des prisonniers révolutionnaires est indissociable de sa dimension politique (dans la mesure où tant sa raison d’être que sa visée pragmatique s’inscrivent dans un mouvement de dissidence contre l’ordre établi), comment doit-on envisager cette dérive du post-exotisme, incarnée par les textes de la seconde génération, vers un système hermétique rendu étranger à la lutte idéologique par les effets du temps et de la réclusion? En d’autres mots, l’intériorisation de l’altérité dans ce temps où il n’y a plus d’ailleurs, ce temps proprement post-exotique, est-elle synonyme d’une impasse de la pensée politique suite au constat de l’impossibilité d’un dépassement dialectique des antagon ismes?
La communauté des prisonniers étant fondée sur le partage d’une idéologie de même que d’un destin étroitement lié à cette idéologie, l’hypothèse selon laquelle la dimension politique des écrits post-exotiques se sera it effritée sous l’effet du temps et de l’isolement nous paraît peu crédible. Si ce processus d’homogénéisation marque la fin de la lutle et la déficience de la conception dialectique de l’histoire, nous sommes d’avis qUII ne signifie nullement, comme il serait tentant de le croire, la fin du politique. Tout au plus les enjeux politiques du post-exotisme subissent-ils un déplacement en fonction du statut ontologique
15 Cf Rey, Ajain (dir. pub!.). Dictionnaire historique de la langue française, J re éd. mise à jour. et enrichie (2006). Sous « Soi», 1.2.
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des textes. Nous avons établi plus haut que l’écriture agonistique reconduit la lutte idéologique au sein même du texte via un système de stratégies narratives visant à dérouter l’ennem i, à le détourner de la vérité constitutive de la communauté. Notre hypothèse en ce qui concerne les écrits tardifs du post-exotisme rassemblés sous le concept de fiction suis/igue est que l’organisation de l’espace matériel et symbolique de ces dernières est, au contraire, un reflet des structures internes de la communauté des prisonniers.
Soumis aux contraintes matérielles de la réclusion à perpétuité, l’expérience sensible des révolutionnaires se dissocie graduellement du monde extérieur et forme à proprement parler un niveau de réalité parallèle: « la perpépétuité conduit à des troubles de perception du temps et de la durée; la mémoire laisse dégénérer son contact avec le réel 16 », dit Volod ine dans un article consacré à la mémoire chez les prisonniers post-exotiques. Il ya donc lieu de croire que cette réalité parallèle, cette sphère d’expérience sensible engendre sa propre logique, ses propres structures d’intelligibilité. On peut, en s’inspirant des travaux de Jacques Rancière, considérer les fictions de la seconde génération comme des agencements de signes qui donnent à voir la configuration des traits significatifs de ce qui est commun à une communauté; à travers un redécoupage de l’espace et du temps, une reconfiguration du visible et de l’invisible, l’oeuvre de fiction devient porteuse de la figure d’une communauté à venir fondée sur la redéfinition des conditions d’intelligibilité des rapports sociaux. En ce sens, cette évolution du post-exotisme, bien qu’elle doive son existence même à la défaite de la lutte égalitariste, incarne tout de même l’aboutissement du mouvement révolutionnaire dans sa forme la plus radicale, à savoir le remplacement d’un mode d’être sensible par un autre, fondé sur un système de valeurs antagonique.
16 Volodine, Antoine. 2002. « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le post-exotisme». Dans fden/i/és narra/ives: mémoire et perception, sous la dir. de Pierre Ouellet, p. 193-199. Québec: Les Presses de l’Université Laval, p. )96.
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1.3
L’EXPÉRiENCE DU TEMPS ET LE PARTAGE DU SENSIBLE
La problématique qu’introduit Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze dans l’ensemble de l’oeuvre de Volodine concerne donc le lien causal entre un chronotope, soit une conception spécifique du rapport entre l’espace et le temps, et un nouvel axiome de la pensée politique, se substituant à celui du matérialisme dialectique marxiste qui sous-tend le principe de la révolution égalitariste. Ce que nous a permis d’entrevoir l’examen des différences entre les deux générations d’écrivains que dépeint le onzième roman de Volodine, c’est que le motif de l’emprisonnement à perpétuité conduit au’renouvellement des catégories du sensible et de l’intelligible suivant une dégénération du contact des prisonniers avec le réel. Accordant notre raisonnement à la pensée de Jacques Rancière, nous dirons que le chronotope carcéral constitue le système de formes a priori déterminant la réalité des prisonniers post-exotiques, le « découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience l7 ».
Autrement dit, à l’origine de J’axiome politique du post-exotisme, il y a une eSlhélique, qui n’est pas à entendre comme une esthétisation de la politique, une «saisie perverse de la politique par la volonté d’art ‘8 », mais en fonction du sens premier du terme, dérivé du grec
aisthétikos, à savoir « qui a la faculté de sentir» ou encore, « perceptible, sensible ».
Cette esthétique qui occupe une place prépondérante dans la détermination des formes d’expérience du politique, Rancière en rend compte par l’idée de parIage du sensible, soit l’ensemble des évidences sensibles qui donnent forme à un commun et définissent les manières dont ce dernier se prête à participation. Ainsi, le mode d’expérience déterminant J’existence de ce commun en fonction d’un partage spécifique des espaces et des temps donne à voir les découpages qui y délimitent les parts et les places respectives, les manières dont les uns et les autres y prennent part. Rancière illustre son propos en évoquant la nature du citoyen tel qu’Aristote la conçoit dans La polilique:
J7 Rancière, Jacques. 2000. Le pariage du sensible. Paris: La fabrique, p. 14. 18 Ibid., p. 13.
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Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre fonne de partage précède cet avoir part: celui qui détermine ceux qui y ont part. L’animal parlant, dit Aristote est un animal politique. Mais l’esclave, s’il comprend le langage, ne le « possède» pas. Les artisans, dit Platon, ne peuvent s’occuper des choses communes parce qu’ils n’ont pas le temps de se consacrer à autre chose que leur travail. Ils ne peuvent pas être ailleurs parce que le travail n’attend pas. Le partage du sensible tàit voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il tàit, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce 19.
À propos de ce partage et de ses détenninations spécifiques sur la situation des écrivains, surnan’ateurs et narrateurs du post-exotisme, nous tenons à souligner deux points essentiels. Premièrement, si les détenus et l’ennemi prennent part à un commun, la répartition des parts et des places est nécessairement articulée autour d’une lutte politique visant, d’un côté, à l’émancipation d’une collectivité par l’établissement d’un principe d’égalité universelle, et de l’autre, au maintien de l’ordre établi par la mise en acte d’un appareil répressif. L’origine du post-exotisme, bien qu’elle ne fasse l’objet d’aucune précision factuelle, réside dans l’événement d’une révolution mondiale égalitariste contre la barbarie du capitalisme, et donc dans la revendication, par ceux dont la voix n’est pas entendue par les détenteurs du pouvoir, d’une place au sein de l’espace public qui leur donnerait part au commun. Deuxièmement, et en conséquence, J’issue de la lutte imp 1ique forcément une redistribution des parts et des places, redéterminant de facto la manière dont le commun se prête à participation. D’emblée, deux scénarios possibles s’imposent au terme du conflit. Soit il ya traitement du tort par la mise en acte de J’égalité, bouleversant la distribution policière des places et des fonctions20 et résultant en un renouvellement de l’état des lieux, un nouveau partage du sensible; soit il ya restauration et renforcement du partage initial, écartant de manière décisive toute emprise de la collectivité opprimée sur la chose commune21 . L’issue effective de la lutte, dans ce cas, n’a rien d’incertain: « Les braises révolutionnaires ont fini de rougeoyer, une boue stérile
19 Ibid., p. 12-13. 20 L’expression est celle de Rancière : « le politique est la rencontre de deux processus hétérogènes. Le premier est celui du gôuvernement. Il consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places el des jonclions. Je donnerai à ce processus le nom de police. » 2004. Aux bords du polilique. Coll. « Folio essais ». Paris: Gallimard, p. 112. Nous soulignons. 21 Nous tenons à accorder au terme de restauration Je sens que lui donne Alain Badiou: « Une restauration [n’est] jamais qu’un moment de l’Histoire qui déclare impossibles et abominables les révolutions, et natureJJe autant qu’excellente la supériorité des riches ». 2005. Le siècle. Coll. « L’ordre philosophique ». Paris: Seuil, p. 45.
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recouvre la terre, nu 1 n’écoute, la barbarie a triomphé jusqu’au plus intime des esprits »
(NAP, 87-88).
Mais l’aliénation de la communauté révolutionnaire se démarque dans la mesure où elle est accompagnée de J’exil de celle-ci, de sa mise à l’écart du monde capitaliste et du commun qu’il perpétue. Non que les prisonniers, dans leur isolement, soient libérés de l’idéologie dominante -le leitmotiv de l’interrogatoire violent dans les textes post-exotiques est, à cet égard, représentatif -, mais la conjoncture spatio-temporelle de la prison ne peut que semer le doute quant à la pérennité de ce commun à l’intérieur des murs du Quartier de Haute Sécurité. C’est en ce sens que nous proposons d’envisager la métamorphose de l’esthétique 1ittéraire post-exotique, matérialisée dans les écrits de la seconde génération, comme l’incarnation d’un commun propre à l’univers clos de la prison et dont les fondements rationnels sont rad ica lement distincts de ceux du monde extérieur.
1.3./ La mémoire et ses territoires
Si la réclusion perpétuelle affecte directement les structures rationnelles de la communauté des prisonniers, c’est à travers l’expérience du temps et de l’espace à l’intérieur des murs du Quartier de Haute Sécurité, la « corrélation essentielle des rapports spatiotemporels22 »qui détermine l’unité de la communauté post-exotique dans ses rapports avec la réalité. En l’occurrence, l’interdépendance des modalités de l’espace et du temps engendre un mode d’être largement déterminé par la mémoire et ses avatars. Mis à l’écart du monde dans un système hermétiquement clos, les révolutionnaires sont soumis à un régime d’historicilé23
que l’on qualifiera de posrhistorique, articulant l’attente de la fin à la rumination d’une existence à jamais révolue. Éradiquant toute espérance vis-à-vis de l’avenir, l’expérience de l’emprisonnement implique un arrêt de l’histoire, un embranchement parallèle où celle-ci se
22 Bakhtine, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman. Trad. du russe par Daria Olivier. Coll.
« Tel ». Paris: Gallimard, p. 237.
2, Nous empruntons cel1e expression à François Hartog pour désigner une articulation des temporalités
du passé, du présent et de l’avenir. Cf François Hartog. 2003. Régimes d’historicité. Présenlisme et
expérience de l ‘histoire. Coll. « La librairie du XXl e siècle. Paris: Seu!l.
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construit de l’intérieur vers l’extérieur à partir de traces du monde qu i ressurgissent dans la mémoire des prisonniers. Dans un court texte intitulé « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le post-exotisme », Volodine souligne l’importance de la mémoire collective dans les écrits des détenus: « Toutes les voix mises en oeuvre vont être fortement individualisées, mais elles vont aussi entrer, consciemment et inconsciemment, en vibration avec une expérience coIlective, une pratique collective et une mémoire collective24.» Remarquons cependant que celle-ci ne figure pas seulement de réservoir d’images destinées à alimenter la fiction. Dans sa réflexion sur les rapports entre voix et mémoire dans la littérature des prisonniers, Volodine délimite quatre « territoires de mémoire» qui, combinés, circonscrivent les modal ités de l’être au monde des prisonniers et déterminent largement leur manière de faire de la fiction. Ces quatres territoires sont: 1) la mémoire historique du XXe siècle, qui n’apparaît toujours qu’en fi ligrane dans les fictions, travestie, masquée à la manière d’un obscur double d’elle-même25; 2) celle de l’expérience d’avant et d’après l’emprisonnement, soit de la lutte armée, de la clandestinité, de la répression et, ultimement, de l’expérience de l’échec de la révolution mondiale et de l’égalitarisme radical; 3) la mémoire proprement littéraire ou intertextuelle; 4) la mémoire issue de ce que Volodine nomme la « pratique collective de l’incarcération26 ».
Les deux premiers territoires qu’évoque Volodine, ceux de la mémoire historique du XX· siècle et de l’expérience générale de la lutte révolutionnaire et de ses échecs, constituent la fondation de l’édifice romanesque post-exotique. C’est essentiellement là que l’on peut retrouver les principaux lapai » des oeuvres de la littérature des prisonniers. Mais la mémoire est aussi, dans ce cas, plus qu’une simple mat ière à façonner des fictions. Il faut voir que les contraintes matérielles de l’incarcération, la relative privation sensorielle que subissent les prisonniers font d’elle la seule médiation entre les prisonniers et le réel non-carcéral. Inaccessible à l’immédiateté des sens, la matérialité du réel n’a désormais de consistance que
24 Volodine, Antoine. 2002. Loc. Cil., p. 197. 25 « [Les] effets de transparence, d’incel1itude géographique et temporelle, obligent à des généralisations et rendent vaine l’entreprise de décryptage. Ils permettent au lecteur (à la lectrice) de faire coïncider l’univers romanesque imaginaire et la réalité historique sans passer par « l’évocation historique », en plongeant directement dans un univers de sensations, d’atmosphères, d’impressions, d’images, et aussi de mythes collectifs. »Ibid, p. J98 26 Ibid, p. 198.
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dans la mesure où elle subsiste dans la mémoire. Du simulacre sans substance d’une réalité passée, la mémoire devient le fondement même de la réal ité présente, la matière à partir de laquelle le réel prend forme dans le Quartier de Haute Sécurité. C’est en ce sens d’ailleurs qu’un des narrateurs de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze affirme qu’ « au fond de nos textes, l’ennemi n’était plus qu’une ombre fragile sur quoi nous avions pouvoir de vie et
de mort. L’extérieur n’était plus qu’une invention littéraire, un monde virtuel que nous façonnions ou détruisions à notre guise. » (PE, 64) Or ce phénomène a pour conséquence la mise à plat du couple conceptuel « sensible/intelligible» et l’ébranlement subséquent des modalités d’appréhension du réel, désormais conçu comme pure virtualité, c’est-à-dire comme construction proprement imaginaire, délestée de toute détermination externe. En ce sens, c’est la possibilité même de la mise en forme d’une réalité découlant de la synthèse de l’entendement du sujet et de la matérialité sensible du monde qui est irrémédiablement minée par les contraintes spatiales de l’incarcération. Dès lors, l’appréhension du réel par les prisonniers ne peut être envisagée que comme la mise en oeuvre d’une construction purement mentale, totalement dépouillée des déterminations sensorielles qui seules ont le pouvoir de lui donner une consistance palpable.
Les deux derniers territoires, quant à eux, relèvent plus explicitement de l’entreprise littéraire des prisonniers, investissant au sein de l’acte d’écriture ce rapport singulier à la réalité que délimitent les deux territoires précédents. Dans un premier temps, les traces laissées, au fi 1 des années, par les écrits des prisonniers s’inscrivent durablement dans la conscience collective, formant une mémoire spécifiquement littéraire que le post-exotisme rappelle en permanence. Or cette pratique de la création collective soulève un rapport pour Je moins problématique avec l’avenir. Dans le processus de création continuelle de la communauté des prisonniers, ces traces sont constamment ranimées par une pratique intertextuelle active, rendant compte des nombreux phénomènes d’écho entre les fictions. Mais, cette mémoire littéraire pose problème dans la mesure où elle tient compte non seulement des oeuvres achevées, ma is aussi des oeuvres encore à ven ir de l’éd ifice postexotique:
J’ai parlé tout à l’heure d’un dernier livre, du dernier livre du post-exotisme, intitulé, s’il faut en croire la 1iste donnée dans la onzième leçon de post-exotisme, Re/our au goudron. Ce dernier
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livre est déjà écrit, et donc il est déjà connu des auteurs emprisonnés. Son texte est présent lorsqu’ils parlent. Il est mémorisé et il pèse sur la mémoire littéraire collective. Paradoxalement, il se situe dans l’avenir, et il pèse sur la mémoire littéraire collective du postexotisme27 .
Cette étonnante pratique intertextuelle inscrit au coeur de la parole post-exotique une singulière disjonction du champ d’expérience et de l’horizon d’attente, qui s’exprime par J’adéquation du passé et de l’avenir dans le présent de l’énonciation. D’emblée, ce phénomène porte la marque d’un non-temps, de l’abolition des catégories du temps subsumées sous l’hégémonie d’un maintenant perpétuel. C’est, du moins, la manière dont il est envisagé par Pierre Ouellet: « Cette logique temporelle n’est donc pas étrangère à la géopolitique du post-exotisme, qui place l’ailleurs ici comme la fin et le commencement sont un maintenant, « maintenu » dans la durée, en une sorte de surprésent ou de surprésence28 ». Or, l’hypothèse d’un présent perpétuel, malgré sa capacité à justifier la temporalité disjointe qui caractérise les fictions post-exotiques, ne parvient pas à rendre compte d’un des traits constitutifs de l’incarcération, sur lequel repose une large partie de notre propos, celu i de l’attente. Que les révolutionnaires vivent dans un après de l’histoire déterminé par la virtualité du réel, certes; ils sont néanmoins sujets à une temporalité qui prend la forme d’une lente dégradation, du « sillage d’un cadavre en marche vers le rien» (PE, ] 0). Vis-à-vis de l’imminence de sa propre fin, le présent de l’énonciation se meut librement entre passé et avenir n’obéissant qu’au mot d’ordre de la possibilité. de la contingence. Plutôt qu’un maintenant perpétuellement prolongé dans le temps, le présent s’exprime dans le travail d’une mémoire qui rappelle à lui son avenir propre sous le mode de la contingence et met en oeuvre son enracinement dans l’inaccompli.
Le dernier territoire de mémoire s’exprime dans une « véritable pratique collective de l’incarcération, qui fait évoluer la communauté des prisonniers et des prisonnières vers une communauté spirituelle, préoccupée à la fois de connaissance, de compassion et de création29 ». C’est par cette pratique de l’incarcération qu’entre en jeu la dimension
27 Ibid, p. 199.
28 Ouellet, Pierre (dir. pub!.). 2002. « La communauté des autres. La polynarration de l’Histoire chez
VoJodine ». Dans Idenlilés narrCllives: mémoire el perceplion, p. 69-84. Québec: Les Presses de
l’Université Laval, p. 79.
29 Volodine, Antoine. 2002. Loc. Cil, p. 198.
27
chamanique du post-exotisme, son rapport étroit avec l’imaginaire de la mort tel que le conçoit le bouddhisme tibétain et tel que représenté dans le Bardo ThOdol. Elle consiste essentiellement en l’intégration des rêves et des folies hallucinatoires au fonds de la mémoire, et ce, « en tant qu’expériences pas moins signifiantes que l’expérience réelléo ». Alors que l’isolement conduit à la dégénération du contact des prisonniers avec le réel, la pratique collective de l’incarcération vient nier la différentiation qua 1itative entre rêve et réa 1ité, éloignant davantage le mode d’être sensible propre au Quartier de Haute Sécurité de la rationalité binaire inhérente aux traditions de pensée occidentales. Se « [voyant] reflété et intégré dans la matière narrative et dans la manière de dire les histoires3) », cet ensemble de pratiques confère à l’écriture un pouvoir déterminant dans l’élaboration d’un commun propre à J’univers carcéral. Cultivant un rapport de réciprocité avec les contraintes matérielles de l’incarcération et leurs répercussions sur le mode d’expérience des prisonniers, les pratiques artistiques mises en oeuvre par ces derniers contribuent à l’institution d’un « régime d’indétermination des identités, de dé légitimation des positions de parole, de dérégulation des partages de l’espace et du temps32 ».
Ce que nous permettent de mettre en relief les quatre territoires de mémoire sur lesquels s’élève le post-exotisme, c’est le développement. à partir des contraintes relatives à l’espace-temps de la prison, d’une dialectique qui met en cause les fondements de la raison traditionnelle par sa tendance à concilier des éléments logiquement antagoniques. En ce sens, il ne serait pas faux d’affirmer que l’histoire du post-exotisme est celle de là dissolution progressive des frontières entre le même et J’autre, de la croissante indifférenciation de l’identité et de l’altérité due aux contraintes du chronotope de la prison à perpétuité. Conduisant à une adéquation du réel et de l’imaginaire et au métissage du passé et de l’avenir, l’influence prépondérante de la faculté mémorielle à l’égard de J’appréhension du réel oblige à repenser l’expérience pol itique en fonction de la concordance plutôt que du confl il.
30 Ibid., p. 198. 31 Ibid., p. 198. 32 Rancière, Jacques. 2000. Op. Cil. p. 15.
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1.3.2 Vers une logique de la non-opposition des contraires
À double titre d’exemple et de justification de cette thèse, nous croyons pettinent de soulever ici deux passages du onzième roman de Volodine. Le premier figure dans la
quatrième leçon du post-exotisme, signée lakoub Khadjbakiro, portant sur cet avatar du roman que les prisonniers nomment romance et qui constitue, selon le narrateur, une des principales formes de la littérature post-exotique. La leçon consiste à énumérer et à commenter les traits distinctifs, sept au total, qui donnent sa spécificité au romance, le singularisant par rapport au roman. Deux de ces caractéristiques retiendront ici notre attention. Premièrement, cette forme majeure du post-exotisme problématise sa propre
énonciation en revendiquant la « mort du narrateur» ou, plus précisément, la dissimulation de son identité propre par la mise en oeuvre d’hétéronymes : « plus séduit par le mutisme ou la rumination autiste que par le romanesque, ce narrateur cherche à disparaître. Il se cache, il délègue sa fonction et sa voix à des hommes de paille, à des hétéronymes qu’il va faire exister publiquement à sa place» (PE, 38). D’emblée donc, le romance prend forme dans l’expression d’une parole anonyme dans la mesure où il est impossible de discerner la voix ni de l’auteur ni du narrateur de celles des hétéronymes qui en sont portées garantes. Mais ce n’est pas tout:
Derrière l’auteur, porte parole et signataire du livre, et derrière la voix du ou des narrateurs mis en scène dans le livre, il faut replacer un surnarrateur, qui s’est volontairement effacé et qui, en un processus de camaraderie intime, contraint sa voix et sa pensée à reproduire la courbe mélodique d’une voix et d’une pensée disparues. D’où cette insistance du narrateur à prétendre qu’il est déjà mort: peut-être manie-t-il là le seul mensonge littéraire à quoi il peut se raccrocher sans malaise. (PE, 39)
Au-delà de la disparition du narrateur, c’est tout le dispositif de mise en fiction qui s’efface derrière la re-présentation des inflexions d’une voix et d’une pensée elles-mêmes disparues. Remontant les marqueurs d’une énonciation toujours différée, des nanateurs à l’auteur, aux surnarrateurs et, en dernière instance, aux spectres d’une conscience qui subsiste au-delà de la mOlt, c’est à la dissolution délibérée des identités que se mesure le romance, au point où ne subsiste que le murmure anonyme d’une pluralité de voix, l’expression d’une vérité qui se joue des frontières de l’individualité subjective et transcende l’antagonisme fondamental de
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la vie et de la mort. En outre, Khadjbakiro touche ici un point névralgique de l’esthétique post-exotique, marquant la continuité dans la rupture entre les deux générations d’écrivains précédemment évoquées. Car si les premiers textes du post-exotisme déployaient une poétique agonistique axée sur la multiplication des mensonges littéraires, la coïncidence des voix et des pensées du présent, du passé et de l’avenir est en bout de ligne « le seul mensonge littéraire à quoi [les écrivains post-exotiques peuvent] se raccrocher sans malaise ». C’est dire que ce mensonge est l’expression adéquate de cette « vérité tapie en amont du texte », de la vérité constitutive de la communauté des prisonniers autour de laquelle se construisent les fictions suistiques, et qui trouve sa formulation la plus juste dans le passage suivant: « Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. »
(PE, 19)
Ce qUJ nous amène à la seconde caractéristique du romance que nous tenions à souligner dans la leçon de lakoub Khadjbakiro. Cette vérité issue du rapport indifférencié de l’identité et de l’altérité, de la vie et de la mort tient lieu de renversement, dans le postexotisme, de la logique binaire de la rationnalité dominante et de l’établissement d’un système intellectuel prenant racine dans une logique de la libre substitution des antagonismes:
La dynamique du romance s’articule d’une façon qui ne pourrait pas s’inscrire dans un univers romanesque traditionnel, car elle repose entièrement sur une conception des contraires où les contraires se confondent. [… ] les antagonismes sont clairement définis, mais à l’intérieur d’un système intellectuel en oscillation ou en boucle, qui modifie la nature des oppositions et, en résumé, ne leur attribue aucune importance. (PE, 39-40)
Ajoutons que si ce « système intellectuel» est une caractéristique fondamentale du romance, il s’étend aisément à la pensée post-exotique en général: « La logique de la non-opposition des contraires a toujours marqué la pensée du post-exotisme. Elle se sent assez fOlie et assez totalitaire pour ne pas avoir à s’expliquer sur sa singularité.» (PE, 40) Embrassant la déconstruction de la subjectivité individuelle dont rend compte la « mort du narrateur» dans le romance, la non-opposition des contraires est vraisemblablement l’ultime conséquence de
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l’incarcération des révolutionnaires, de la mIse à mal de la logique dialectique par J’établissement d’un gouffre infranchissable entre les deux parties.
À cette logique de la non-opposition des contraires, qui culmine dans la déconstruction de l’identité subjective par l’entrelacement de voix hétéronymiques, s’ajoute l’importance de la spiritualité orientale, et particulièrement du chamanisme, au sein du dispositif romanesque post-exotique. Si l’oeuvre de Volodine est depuis toujours teintée d’un onirisme magique, les aspects mystiques et monacaux du spiritualisme tibétain avec, comme figure centrale, le Bardo ThOdol se font plus ostensibles dans les fictions tardives du post-exotisme, allant jusqu’à l’établissement, dans cette éloquente image de la respiration, d’un lien essentiel et inaliénable entre tantrisme et politique: « les enivrantes divagations du tantrisme ont été l’air spirituel qu’inspiraient et expiraient les personnages du post-exotisme, tandis que J’égalitarisme était le souffle politique que rauquaient leurs poumons» (PE, 74). Au-delà de l’enrichissement de l’expérience collective par le partage des rêves et des folies hallucinatoires, le chamanisme est donc investi d’une portée pol itique dans la mesure où son « air spirituel» est envisagé comme la substance même du « souffle politique» qu’est l’égalitarisme. Or, il convient de réfléchir à la nature de cette substance, dont la dimension rel igieuse entre en confl it étroit avec l’athéisme fondamental des idéologies éga 1itaristes.
Dans la neuvième leçon de Le post exotisme en dix leçcons, leçon onze, intitulée « Deux mots sur notre Bardo et son Thodol », Yasar Tarchalski, pour sa part, s’emploie à désavouer la finalité qui détermine la visée pratique du livre des morts tibétain, soit la dissémination de la conscience individuelle dans la sérénité absolue du nirvana: « [Les écrivains post-exotiques] n’accordent aucune foi à l’idée qu’une sphère enchanteresse, miraculeusement exempte de mal ou de bêtise, existe quelque part pour accueillir les privilégiés du rêve.» (PE, 76) Dépourvu de toute perspective téléologique, le bouddhisme tibétain se trouve réduit à une logique cyclique conçue comme perpétuelle oscillation entre la vie et la mort, comme éternel retour du même sous couveI1 d’une infinité de variations formelles. Seule subsiste la souffrance infiniment rejouée du monde des moI1els qui s’entrelace à l’expérience à jamais différée de la mort authentique. Sans doute est-ce dans·
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cette conception cyclique du destin que les fictions post-exotiques trouvent leur plus forte résonnance:
Dès ses premières proses, en effet, nottre littérature a manié des notions telles que le destin cyclique, la mort non-mort et la vie non-vie, la transmigration, la réincarnation, et eJie a donné pour support à l’action une réalité faite de mondes multiples, illusoires et parallèles. Les écrivains post-exotiques ont décrit la traversée de l’espace noir, la tétanisation de la durée, les marches dans le feu ou dans la souffrance: toute la gamme des épreuves par quoi sont vaincus les gouffres du temps et de l’espace. Avec une grande aisance et depuis toujours, les personnages de leurs livres effectuent des allées et venues d’une âme à une autre, ils vagabondent d’un songe à un autre, ils glissent d’un univers à un autre. Sur de tels franchissements repose la fiction post-exotique. (PE, 75)
Si les écrivains post-exotiques accordent une si grande importance à la spiritualité tibétaine, ce n’est donc pas en fonction de l’espoir d’une libération qui mettrait fin une fois pour toutes aux rouages infernaux de leur châtiment, mais, bien au contraire, parce que la perspective d’une fin éternellement différée, d’un voyage conscient à travers la mort ne pouvant mener qu’à J’échec, et donc à J’incessante remise en scène de l’horreur et de la souffrance du monde d’ici bas, s’accorde parfaitement à la réalité des prisonniers et aux valeurs poétiques du postexotisme.
En outre, le processus de création des prisonniers entre en résonnance avec la dimension chamanique du bouddhisme tibétain dans la mesure où il implique une expérience proprement extatique, qui consiste à outrepasser le seuil de la subjectivité et de la mort. Ce phénomène se manifeste dans l’enchevêtrement des voix des morts et des vivants, subsumées sous le soliloque d’une conscience schizophrène s’acharnant à la transmission d’une mémoire narrative indiscernablement factuelle et fictionnelle. En cela, la pratique du chamanisme s’inscrit dans ce système intellectuel propre au post-exotisme, qui voit régner la non-dualité, la non-opposition des contraires. Elle tient lieu d’une dissolution de la subjectivité devenue pure contingence, de la décomposition du sujet en l’expression d’innombrables traversées de possibil ité.
32
1.4
LA RAISON DES FAITS ET LA RAiSON DES HISTOIRES
En reprenant le fil de notre argumentation, nous aboutissons au constat que Le postexotisme en dix leçons, leçon onze rend compte d’une singulière poétique de l’histoire mise en oeuvre dans la littérature des prisonniers post-exotiques, qui prend racine dans l’échec des utopies révolutionnaires du XXe siècle. Le motif de l’emprisonnement à perpétuité semble jouer, ici, un double rôle. D’une part, il donne consistance à l’idée d’une rupture entre le régime moderne d’historicité, qui voit l’humanité puiser dans l’à-venir la sagesse nécessaire à la construction du présent et à l’invention de soi, et l’expérience d’une temporalité disjointe, inquiète de sa propre capacité à légitimer l’articulation du passé, du présent et du futur. Envisagé dans une perspective sociocritique, le corpus volodinien s’inscrit au coeur de la brèche du temps ouverte entre la désillusion, propre à la fin du XX » siècle, à J’égard du progrès de l’histoire et l’événement encore à venir d’une conceptualisation du temps qui saurait rendre compte de la complexité du monde contemporain. D’autre part, le chronotope de l’incarcération à perpétuité donne lieu à la reconfiguration des modalités de l’être au monde des prisonniers et, par là même, à l’émergence d’une pensée du politique axée sur l’indifférenciation du même et de l’autre. Le découpage de J’espace matériel et sensible qu’impose l’emprisonnement est la condition de possibilité d’une juxtaposition du réel et de l’imaginaire faisant table rase de la logique binaire de la rationalité dominante. De ce fait, il ouvre la voie à un système intellectuel qui prend racine dans une logique de la libre substitution des antagonismes, enrayant l’aporie fondamenta le de l’utopie égal itariste, soit l’inadéquation de l’unité de la communauté et de la multiplicité des individus qui la composent.
Déterminées par les exigences de ce chronotope, les fictions du post-exotisme viennent à incarner des « configurations de l’expérience qui font exister des modes nouveaux du sentir et induisent des formes nouvelles de la subjectivité politique.13 ». Autrement dit, la conjoncture spatio-temporelle qui circonscrit l’émergence de la littérature post-exotique conduit au renouvellement des manières de faire de la fiction par le biais d’un processus
33 Rancière, Jacques. 2000. Op.Cil., p. Il.
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d’identification de celles-ci avec les manières d’être de la communauté. L’oeuvre de fiction se manifeste alors en tant qu’agencement de signes qui brouille la ligne de partage entre la raison des faits et la raison des histoires, entre les modalités de l’être au monde des prisonniers et leur pratique de création collective. En ce sens, la métamorphose du postexotisme que nous avons mise en relief à travers la comparaison des deux générations d’écrivains ne serait autre chose que l’adéquation des principes qui structurent la fiction avec ceux qui structurent le rapport au réel des détenus du Quartier de Haute Sécurité.
2.1
CHAPlTREll
TENTATIVE D’INCURSION DANS L’IMAGINAIRE DES PRISONNIERS A PROPOS DE TROIS OEUVRES POST-EXOTIQUES
LES RÉALITÉS DÉLIRANTES
Nous avons, jusqu’à présent, entrepris de circonscrire et de développer la manière dont le contexte sociopolitique qui sous-tend l’existence des prisonniers révolutionnaires se donne à penser comme figure structurante de l’esthétique post-exotique. Mais avant de poursuivre ce raisonnement, nous tenons à mettre au jour un aspect problématique de notre démarche analytique, qui vient non pas discréditer tout ce qui a été dit précédemment, mais souligner la nécessité d’une approche critique plus nuancée dans l’étude de ce phénomène littéraire qu’est le post-exotisme. Le problème en question tient à ceci que nous avons longuement traité des particularités de l’esthétique littéraire des détenus, mais en maintenant toujours une distance confortable entre celle-ci et ses manifestations empiriques. C’est-à-dire que nous avons tenté de cerner la spécificité de l’esthétique post-exotique sans nous livrer à l’analyse indispensable des textes qui en sont issus, mais en ancrant notre propos dans un métadiscours, celui des prisonniers, portant sur cette esthétique. Or, comme nous l’avons mentionné au début du chapitre précédent, ce métadiscours relève lui-même de la fiction.
Nous voilà donc revenus à la problématique concernant le statut de ce texte étrange qu’est Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze et de la place qu’il occupe -ou doit occuper -au sein de l’oeuvre romanesque de Volodine. Fiction or not fiction? pourrait-on demander tout en faisant écho au quatorzième roman de ce dernier, Bardo or not Bardo. Mais est-ce là vraiment la question? Ou encore -et l’absence flagrante du point d’interrogation dans le titre de la quatorzième oeuvre de l’auteur le suggère -la célèbre maxime shakespearienne n’est-elle pas, ici, une affirmation plutôt qu’une question? Envisagée comme telle, J’interrogation se déplace subitement, ne se présentant plus en termes de choix, être ou ne pas être, mais en termes de différenciation: être ou ne pas être, y a-t-il réellement une différence? Oui et non, répondrait sans doute Volodine. Mais si la question pose un défi
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considérable aux lois de la raison, nous sommes d’avis qu’elle n’est pas à rejeter en bloc sous prétexte de son apparente irrationalité. Le déplacement de la question nécessite simplement un déplacement consécutif -et conséquent -de la pensée qui en rendra raison. Dans son entretien avec Jean-Didier Wagneur, Volodine, en parlant du Bardo Thodol, ouvre la voie à une appréhension du problème qui ne compromet pas d’avance le recours à la raison, maIs permet également de conserver la puissance évocatrice du paradoxe:
Le monde flottant du Bardo présente des conditions idéales pour construire une fiction, parce qu’il se situe à la rencontre de deux paroles; celle d’un mort-personnage, qui vit longuement ses hallucinations, s’interrogeant sans cesse sur la réalité, sur lui-même, sur son identité, sur à peu près toutes les questions métaphysiques essentielles; et celle d’un commentateur extérieur, d’un prêtre-narrateur, interprétant le monde de façon totalitaire à partir d’un livre qui explique tout. On a donc une confrontation entre deux réalités délirantes, une qui est perçue par un individu, au centre de la tragédie humaine, et l’autre, qui a été élaborée collectivement, qui fonctionne comme une règle inviolable que cependant aucun humain n’appliqué4•
La dynamique à l’oeuvre derrière ce qu’on pourrait appeler les fictions du Bardo est donc celle d’une dialectique entre un personnage qui vit ses hallucinations et un narrateur qui interprète lemonde,soitdeuxmodes d’êtrecaractérisés parl’oxymorede «réa1itédélirante » ou encore, de réalité fictionnelle ou -pourquoi pas? -de fiction non-fiction. Et il est raisonnable de supposer que la même logique est à 1’oeuvre entre Le post-exotisme en dixteçon, leçon onze, dont la dimension explicative assumée par les surnarrateurs implique une certaine position d’autorité par rapport à la fiction, et les oeuvres de la littérature post-exotique, qui ne cessent de mettre en cause l’idée même de la réalité en l’entraînant toujours plus vers les profondeurs du rêve et de l’illusion. Il s’agit de deux paroles qui se situent de chaque côté d’une réalité objectivement insaisissable dans la mesure même où elle est polarisée par les deux perspectives de l’individu et du social. Cependant tout n’est pas perdu. Car si chacun de ces discours est l’objet d’une certaine distorsion, ils convergent toutefois, l’un comme l’autre, vers une réalité qu’ils n’arriveront certes jamais à saisir dans sa plénitude, mais qu’ils parviendront néanmoins à esquisser ou à figurer, chacun à sa manière. Ce qui nous enjoint d’envisager ces réalités délirantes non pas dans une logique qui opposerait la vérité au mensonge, mais dans un cadre conceptuel qui nous permettrait de penser ces deux notions en
34 Volodine, Antoine. 2006. « On recommence depuis le début. .. ». Propos recueillis par Jean-Didier
Wagncur. Dans Écritures contemporaines 8. Antoine Volodine, fictions du politique, sous la direction de Anne Roche et Dominique Vian, p. 227-277. Coll. « La revue des lettres modernes ». Paris: Minard, p. 269.
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parallèle, comme deux systèmes symboliques visant à exprimer une réalité dont l’appréhension échappe à l’univocité.
Notre réflexion sur la politicité de l’esthétique post-exotique à partir de Le postexotisme en dix leçons, leçon onze n’est donc pas vaine, mais nécessite d’être balisée par une analyse complémentaire, devant mettre au jour les figures structurantes de l’imaginaire des prisonniers dans ses manifestations textuelles. À défaut de pouvoir mener une analyse rigoureuse de chacune des oeuvres de Volodine, nous avons choisi les trois textes qui revendiquent un statut générique pal1iculier, à savoir Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés. En effet, des seize oeuvres que compte à ce jour le corpus volodinien, seulement trois revendiquent explicitement leur appal1enance à des genres littéraires différents du roman 35, genres qui, si l’on en croit Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, « sont présents dès les premières manifestations lyriques des écrivains de la première génération […] exist[a]nt immédiatement sous un aspect qui n’a rien d’expérimental, un aspect viable, qui ne changera plus par la suite, sinon sur des détails» (PE, 27). Cela dit, Je choix de ce corpus n’implique aucunement la dévalorisation des autres
oeuvres de l’édifice littéraire volodinien. Seulement, il nous permettra de pousser plus avant notre examen de J’esthétique post-exotique en y abordant les particularités génériques qui lui sont propres. C’est donc par le biais d’analyses génériques aussi bien que thématiques qu’il s »agira de circonscrire l’ensemble des principes structurants qui précèdent et déterminent chacune des oeuvres.
2.2 L’UNITÉ DANS LA DISJONCTION: VUE SUR L’OSSUAIRE
Si la définition d’un genre littéraire qui se veut étranger à la sensibilité et aux repères traditionnels du critique n’est pas tâche facile, entreprendre d’identifier les préceptes qUI
35 Cette observation s’appuie sur l’apparition, en couverture, de l’appelation générique de chacune des fictions. À l’exception de Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés, qui affichent respectivement les labels romance, narrats et entrevôutes, et de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, qui n’arbore aucune appellation, toutes les oeuvres de Volodine portent la dénomination de roman.
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sous-tendent et structurent une esthétique étrangère à partir d’un seul texte est nettement problématique. C’est pourquoi nous aurons recours, pour lancer notre réflexion, aux leçons portant sur les particu larités génériques de la littérature post-exotique dans les encadrés de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. II ne s’agira évidemment pas de tenir pour acquis l’information contenue dans ces encadrés et d’y faire correspondre Je texte à l’étude; une telle méthode ne saurait tenir compte des tensions et des hétérogénéités qu’entretient l’oeuvre en question à l’égard des commentaires que propose Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze et ne ferait qu’éloigner notre propos de l’objectif de ce chapitre, qui est d’établir un dialogue entre ces « réalités délirantes» dont témoignent respectivement le onzième roman de Volodine et le reste de la littérature post-exotique. Nous nous efforcerons au contraire de tirer sens des divergences entre les particularités formelles de Vue sur l’ossuaire et ce.lles du romance telles que rapportées dans la quatrième leçon du post-exotisme36, dans la mesure où nous croyons que c’est à même ces disparités que se dissimulent les réels enjeux du genre.
2.2.1 Le romance. Aperçu d’un genre qui se dérobe
L’encadré numéro quatre de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze consiste non pas en une définition de ce genre post-exotique qu’est le romance, mais en un commentaire de quelques-uns des traits significatifs qui le distinguent du roman. « Le romance appaliient à la famille des formes romanesques, et son ambition narrative, sa taille, son style, le rapprochent du roman» (PE, 37), dit-on avant de développer brièvement les sept caractéristiques qui l’éloignent de ce genre canonique, lui accordant sa singularité propre. Pour en faire une synthèse, les attributs spécifiques du romance tiennent essentiellement à ceci: 1) il existe une forte parenté entre tous les ouvrages du genre, qui, peu importe les destins individuels qu’ils mettent en scène, renvoient toujours, implicitement ou explicitement, à une collectivité de prisonniers et à la prison; 2) l’idéologie de référence du narrateur est toujours celle de « l’égalitarisme criminel, non repenti et vaincu »; 3) l’identité du narrateur est toujours soigneusement camouflée par la mise en oeuvre d’hétéronymes; 4) la dynamique du romance tient à « une conception des contraires où les contraires se
36 Il s’agit de l’encadré intitulé « Românce »dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon o!?ze, p. 37-43.
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confondent »; 5) malgré l’inexistence d’un modèle canonique de romance, le genre a toujours été marqué par des contraintes formelles strictes, qu i peuvent se manifester sous une multitude de formes toutes aussi valables les unes que les autres; 6) l’univers fictionnel du romance tient compte des conditions de diffusion de J’oeuvre et, pour éviter de livrer quelque information pertinente au lecteur ennemi, s’acharne à parler d’autre chose3?; 7) la
représentation du lecteur est une composante importante de la fiction, de sorte que Je lecteur sympathique saura s’y déplacer sans s’égarer, tand is que le lecteur hosti le ne pourra que s’y perdre38 . Cela dit, l’ensemble de ces caractéristiques a l’avantage (ou l’inconvénient, selon le point de vue) de tracer des contours très flous à cet avatar du roman, rendant problématique la claire discrimination du romance et des autres genres post-exotiques. La plupart de ces caractéristiques sont effectivement trop vagues ou obscures pour avoir une incidence déterminante sur la spécificité du genre, de sorte que la seule particularité qui tend vers une définition réelle de ce dernier est sa parenté avec le roman, caractéristique qui, par ailleurs, fait défaut à Vue sur l’ossuaire.
Cette dixième oeuvre de Volodine, de par sa forme particulière39, semble imposer son appartenance à un certain nombre d’autres genres post-exotiques, et sa disposition à l’autoréférence le voit même nier explicitement son appartenance au romance: « Batyrzian alla s’asseoir derrière la table qui servait de bureau et il commença à feuilleter Vue sur l’ossuaire, un des courts ouvrages en miroir que Vlassenko et Maria Samarkande avaient écrits, une petite somme de narrats et de récitats lunaires plutôt qu’un romemce» (Va, 73. Nous soulignons). En effet, outre les deux parties du texte qui précèdent les fausses pages de titre, Vue sur l’ossuaire est composé de quatorze courts écrits qu’on peut aisément quaI ifier de narrats, qui sont ailleurs décrits comme « des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et
37 Voir à ce sujet le cinquième encadré de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, « parlons d’autre chose », p. 47-50. 38 Dans le texte, ces sept caractéristiques sont développées respectivement sous les rubriques suivantes: 1) Unité de sang; 2) Non-repentir du narrateur; 3) Mort du narrateur; 4) Non-opposition des contraires; 5) Formalisme; 6) Oralité; 7) Présence du lecteur. (PE, 37-43) 39 Vue sur l’ossuaire est composé de deux parties respectivement intitulées « Maria» et « Jean». Chacune de ces pal1ies est à son tour séparée en deux par une fausse page de titre suivie de sept courts textes et précédée par ce que l’on pourrait considérer comme une introduction. Pour un aperçu des fausses pages de titre, voir l’appendice A.
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souvenir» (AM, 7). Plus encore, I;effet de miroir qui structure l’ensemble du texte regroupe ces petits moments de prose en paires, où chacun des textes appariés renvoie explicitement à un texte correspondant par la récurrence des thèmes et des personnages, plaçant d’emblée le texte dans la catégorie générique des entrevoûtes plutôt que dans celle du romance. Toujours selon les leçons du post-exotisme, la dynamique de l’entrevoûte est la suivante:
Un premier texte, la nove/le, crée un champ littéraire. Le sujet a souvent rapport avec le fantastique, mais pas toujours. Une situation est définie, des personnages agissent, sur un tissu culturel précis s’accroche l’anecdote, avec son passé implicite et ses non-dits. Un deuxième texte, qu’on appellera l’annexe ou le répons, s’empare d’un moment choisi dans le corps de la narration précédente et il le fait prospérer, sans pour autant chercher à éclairer le premier récit ou à le compléter: c’est un deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres objectifs littéraires, son propre style, sa propre réserve d’archives et d’images. Toutefois, J’ensemble s’inscrit dans un système narratif binaire. La seule présence du répons suffit pour que le champ littéraire du premier texte gagne en cohérence. (PE, 55-56)
Dans le cas de Vue sur l’ossuaire, les sept narrats ou novelles attribués à Maria Samarkande correspondent, en ordre, aux sept narrats ou répons attribués à Jean Vlassenko, formant les entrevoûtes suivantes: Toucans-Swain, Tortue-Andersen, Grillon-Tarchalski, AurochsKhorassan, Noctules-Larsen, Lézard-(Jzbeg, Conclusion-Épilogue. Cela dit; chacun de ses couples ne répond pas forcément aux exigences précises de l’entrevoûte. Si certains d’entre eux peuvent être considérés comme des exemples représentatifs (c’est le cas notamment de Toucans-Swain et de Grillon-Tarchalski, dont une des parties développe les éléments contenus dans le premier paragraphe de l’autre tout en établissant un champ référentiel distinct), d’autres tendent à s’éloigner des contraintes établies dans la définition ci-dessus. Le couple Conclusion-Épilogue est à cet effet marquant, dans la mesure où il développe deux facettes d’un même événement, la mort tragique de Maria Samarkande et de Jean Vlassenko, ce qui non seulement l’éloigne du modèle de l’entrevoûte, mais contredit radicalement la nature du répons, ce « deuxième morceau de prose qui a un caractère indépendant et qui a ses propres objectifs lilléraires, SO/1 propre style, sa propre réserve d’archives et d’images»
(PE, 55-56. Nous soulignons) . Les textes du dernier couple se répondent, certes, mais en se répétant plutôt qu’en se relançant.
Maintenant, si l’on considère l’oeuvre dans son ensemble, soit en y incluant les deux masses textuelles précédant chacune des fausses pages de titre, Vue sur l’ossuaire se donne à
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lire sous un autre jour encore. C’est-à-dire que chacun des recueils de narrats, qui forment un ensemble d’entrevoûtes lorsque jumelés, se prête également, à quelques contraintes près, à un troisième genre post-exotique, la Shagga. Celle-ci, dit-on dans l’encadré qui lui est dévolu au sein de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, « se décompose toujours en deux masses textuelles distinctes: d’une part, une série de sept séquences rigoureusement identiques en longueur et en tonalité; et, d’autre part, un commentaire, dont Je style et les dimensions sont libres» (PE, 28-29). Se référant aux modèles canoniques de la Shaggâ, Ingrid Vogel écrit:
Sept facettes d’un même événement sont décrites; l’action obéit en même temps à des principes d’incertitude et à une tenace exigence de stagnation narrative, voire de répétition. On éprouve des doutes sur ce qui se passe, à quoi on assiste plusieurs fois. Une phrase travaillée, volontiers précieuse, un vocabulaire riche, une prose ornementale soutiennent cela. (PE, 29)
Certes, les sept séquences de chacune des parties de Vue sur l’ossuaire ne sont pas, dans ce cas, rigoureusement identiques et leur contenu n’obéit que très librement aux contraintes qui définissent le genre. Remarquons cependant que l’entrevoûte Conclusion-Épilogue, dont nous avons brièvement commenté les qualités dissidentes, répond, curieusement, aux exigences de la Shaggâ. Outre le fait que les deux textes qui la composent soient construits autour d’un certain nombre d’éléments communs, c’est-à-dire les deux mêmes personnages, leur union pal1iculière et leur mort violente, ainsi que la promesse d’un voyage après la mort, chacun des textes est identique en tonalité40 et compte le même nombre de mots, soit 471. Évidemment, cette exception n’est pas suffisante pour justifier l’appartenance de l’ oeuvre à la Shaggâ, mais, d’un autre côté, les similitudes formelles sont trop flagrantes pour nier la filiation de Vue sur l’ossuaire avec ce genre post-exotique. En outre, la nature du textecommentaire accompagnant les sept séquences répond nettement mieux à la description qui lui est réservée dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze:
Le commentaire, à l’inverse des sept séquences, est un discours qui n’est pas régi par des impératifs de style. Toutefois, ses ressorts et son orientation montrent qu’il ne rompt pas avec l’esthétique de la méfiance qui gouverne en profondeur le mécanisme des séquences. On pourrait dire que la substance des interrogations et des débats renvoie à une xénophilosophie aussi peu divulguée que la xénomythoJogie dont nous avons parlé plus haut [… ] Les paradoxes temporels, la thématique de l’illusion et de l’incertitude occupent fréquemment le premier plan
40 La tonalité est ici envisagée dans son acception la plus large, c’est-à-dire comme « impression générale, « coloration » particulière qui distingue un état affectif.» Cf Rey, Alain (dir. pubL). Le nouveau pelil Roberl, édition entièrement revue et augmentée du Pelil Roberl. (1993). Sous « Tonalité ».
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du commentaire; (… ] Des clés sont fournies, qui n’expliquent rien, ou suggèrent que des vérités existent, essentielles, monstrueusement violentées et cachées, ailleurs que dans les textes et dans la réalité fallacieuse que les textes explorent. (PE, 30)
Méfiance, xénophilosophie, paradoxes temporels, illusions, incertitude, vérités cachées, tels sont les ressorts du commentaire de la Shagga. Et tels sont les éléments récurrents des deux textes respectivement intitulés « Maria» et « Jean» précédant chacune des sept séquences de
Vue sur l’ossuaire.
Réflexionfaite, Vue sur l’ossuaire relève d’un croisement complexe entre la Shagga et les entrevoûtes, qui peut se 1ire soit comme deux Shaggas dont les séquences forment des entrevoûtes, soit comme une entrevoûte formée de deux Shaggas respectivement intitulées « Maria» et « Jean ». La question qui se pose alors est double. D’abord, quelle est la logique qui vient légitimer cette articulation générique particulière41 ? Ensuite, que faire de cette appellation de romance qui figure sous le titre sur la page couverture du texte de Volodine? S’impose alors l’hypothèse selon laquelle la spécificité du romance a partie liée avec une hybridité générique. Les remarques précédentes sur l’organisation formelle de Vue sur l’ossuaire montrent que cette oeuvre remet en question sa fi liation avec le romance en révélant l’évidence de ses rapports avec les entrevoûtes et la Shagga. Cependant, el les mettent aussi en lumière J’incapacité de l’oeuvre d’assumer pleinement l’identité d’un de ces deux genres. Tandis qu’un certain nombre d’indices, davantage structurels, établissent un lien de parenté indén iable entre Vue sur l’ossuaire et chacun des genres en quest ion, d’autres s’affairent à miner les assises d’une homologie légitime entre le texte et toute catégorie générique, plaçant le propre de l’oeuvre sous le signe d’une oscillation constante entre deux entités distinctes. Prolongeant la figure du paradoxe, qui se donne à voir comme élément
41 Notons que l’existence d’une telle logique n’est pas mise en question et que l’hypothèse selon laquelle l’hybridité générique dont participe Vue sur l’ossuaire relève du simple choix esthétique n’est pas prise en considération. Deux extraits de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze motivent celle posture critique: 1) « La Shagga, le romance, les entrevoûtes ( ] sont présents dès les premières manifestations lyriques des écrivains de la première génération. ( ] Des genres littéraires nouveaux existent immédiatement sous un aspect qui n’a rien d’expérimental, un aspect viable, qui ne changera plus par la suite, sinon sur des détails. » (p. 27); 2) « Dès sa naissance, la Shagga atteint un niveau de perfection insurpassable [… ] Les auteurs qui, par la suite, choisiront la Shagga pour mode d’expression, ne chercheront pas à en altérer les caractéristiques. Au contraire, ils imiteront les modèles canoniques, n’y introduisant de variantes qu’inoffensives, sous aucun prétexte ne s’en écartant» (p. 28).
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structurant de la pensée post-exotique et de la production littéraire qUI en est Issue, l’ambiguïté du rapport entre les genres mis en oeuvre dans Vue sur l’ossuaire semble suivre le parcours sinueux de la schizophrénie, qu’on peut d’ailleurs aisément transposer à la nature des rapports entre les personnages de Maria Samarkande et de Jean Ylassenko.
2.2.2 Une logique schizophrénique. Le rapport interrogateur-interrogé
S’il est une clef qui permet de mieux saisir les enjeux à l’oeuvre dans le romance d’Antoine Yolodine, elle réside vraisemblablement dans la dynamique des deux textes intitulés « Maria» et «Jean », qui forment respectivement les commentaires de la première et de la seconde Shagga. Si rien ne nous indique que ces textes ne relèvent pas de la fiction, il apparaît toutefois évident qu ‘i Is représentent en eux-mêmes un degré de fiction distinct, dont la démarcation tient, entre autres, à ces fausses pages de titre qui les séparent de leurs contrep3lties respectives, soit de chacune des séries de sept séquences. Mettant en scène les interrogatoires infructueux de Maria Samarkande et de Jean YJassenko, interrogatoires visant à révéler les secrets que dissimulent leurs fictions post-exotiques, ainsi que la nature de la relation que les deux individus entretiennent et perpétuent à travers ces fictions, les deux textes en question sont constru its sur un princi pe d’incertitude qu i oppose une résistance à l’acte d’interrogation, en prenant le soin d’entretenir quelques contradictions. Or, la mise en oeuvre de ces contradictions ne relève pas tant d’une entreprise d’obscurcissement par la création délibérée d’un ou de plusieurs paradoxes intenables, mais plutôt d’un «échafaud[age] en parallèle [de] deux ou trois sincérités indépendantes, parfois contradictoires et parfois non» (Va, 66). Dans le cas de Maria, l’indice de cet échafaudage se dévoile à travers les supplices qu’elle subit aux mains des interrogateurs de la Colonie, se donnant à voir d’emblée comme mécanisme de défense:
Après les gifles, les menaces de viol et les humiliations, on lui avait intligé le spectacle du viol d’une autre prévenue. La fille, que le référent appelait tantôt Astrid Koenig, tantôt « la fiIle de l’Orbise », était trop épuisée pour résister, mais elle sanglotait un nom, son propre nom, Marina Peek, afin d’au moins laisser une trace non falsifiée dans la mémoire de quelqu’un [… ] [Maria] eut soudain le soupçon qu’un mécanisme de défense s’était déclenché devant sa conscience, et que ces noms et celle silhouette de femme suppliciée sOl1aient d’elle pour lui masquer la vérité et la protéger de la vérité. (VO, 15 et 19)
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Si l’identité réelle de Maria Samarkande demeure fuyante, Jean Vlassenko, pour sa part, incarne nettement les deux extrémités du spectre: père des filles de Maria, il est à la fois J’être le plus cher aux yeux de celle-ci et le plus sordide, contraint à procéder au supplice de cette femme qu’il avait passionnément aimé lors de sa première vie. Car Vlassenko est mOlt et réincarné (sinon réellement, du moins métaphoriquement) et, suite à sa sOltie des Centres de réhabilitation de la Colonie, a assumé l’existence d’un policier modèle ayant pour fonction de contrecarrer les dissidents du régime, dont il faisait partie dans sa vie antérieure. Mais quelque chose de son existence passée demeure, plaçant le personnage de Vlassenko sous le signe de la dualité.
Je ne porte pas le nom qu’ils m’ont donné après ma réincarnation, je m’appelle Jean Vlassenko et rien de ma deuxième existence n’est réel, puis il se tut. Puis il dit Non. Puis il murmura Maria Samarkande, à plusieurs reprises, puis il dit Je ne t’ai jamais quittée ni trahie, quelle qu’ait pu être l’horreur de ce monde d’après la mort, et il se replongea dans le silence. (VO, 75)
Que les personnages de Maria et de Jean soient investis de multiples identités ou « sincérités» n’est pas étonnant en soi, compte tenu des contraintes qui pèsent sur leur posture énonciative, de l’urgence de parler d’autre chose, voire d’être autre pour ne pas ployer sous la pression de l’interrogatoire, pour ne pas livrer à leurs bourreaux le fond de leur pensée et la nature de leurs secrets. Remarquons toutefois que cette duplicité fondamentale qui investit les deux personnages, affectant tout particulièrement Vlassenko qui en vient à incarner à la fois l’amour et la haine inconditionnels, ne se limite pas à diffracter la personnalité des protagonistes. Elle s’applique aussi bien à cette entité policière qu’est la Colonie, au nom de laquelle Maria et Jean sont soumis à l’inquisition. Curieusement, la Colonie, bourreau des deux personnages post-exotiques, est représentée non pas sous les traits univoques de l’ennemi, mais comme un noeud indécomposable d’espoir et de persécution; et c’est dans l’ambivalence pour le moins problématique du statut du bourreau que se donne à saisir toute la complexité des enjeux formels -et, par ailleurs, idéologiquesde ce romance de Volodine. Non que la dualité des personnages de Maria et de Jean ne soit sans incidence, mais elle n’acquiert sa pleine cohérence que par la mise en perspective rendue possible à travers la figure de la Colonie dans sa double nature d’utopie-cauchemar. C’es1-àdire qu’antérieurement à tout contenu biographique ou profondeur psychologique et à
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l’obscure relation qui unit les personnages s’affirme l’idé~ selon laquelle l’ennemi n’est pas radicalement autre et que la persécution des personnages est issue de cela même qui porte, pour eux, l’espoir. Maria dit:
j’ai été élevée dans la Colonie et dans J’esprit de l’Orbise, je me suis rangée du côté des justes, du côté de ceux et de celles gui voulaient étendre le pouvoir de l’Orbise à la planète toute entière. [… ] J’ai composé de nombreux articles favorables à la Colonie et au régime que j’avais aidé à mettre en place avec des millions de mes codétenus et que, malgré son parcours monstrueux, j’aiderais de nouveau à mettre en place si l’occasion se présentait, car je n’ai rien renié de la luminosité fraternelle qui habitait l’Orbise, et parce que je ne vois pas d’autre voie que celle qui nous a menés au cauchemar. (VO, 22)
Lorsque Maria invoque la Colonie comme un « régime que j’avais aidé à mettre en place avec des millions de mes codétenus », elle construit une image d’une discordance évocatrice, qui suppose l’adéquation entre partisan et prisonnier, entre allié et ennemi, et se trouve à illustrer le rapport tortueux du sujet à l’autorité sous le régime de l’Orbise. « Fille de l’Orbise », violée par le régime qu’elle a elle-même contribué à mettre en place, Maria persiste à épauler, au prix d’un déchirement psychotique, la cause même de son malheur. De même la posture radicale de Jean Vlassenko, incarnant à la fois l’amant et le bourreau, l’être le plus intime et le plus abject, torturant de sang froid la mère de ses enfants sans fléchir sous Je poids de leur alliance indéfectible.
Ainsi le thème de l’interrogatoire prend-il une tournure particulière par le biais de l’ambivalence manifeste du rappo/1 de la victime au bourreau. Non seulement l’interrogateur, ou l’ennemi, n’est pas l’expression d’une altérité radicale tel que le dépeint Le posl-exolisme en dix leçons. leçon onze, altérité tenue à la limite de l’impuissance par l’ampleur du fossé idéologique qui la sépare de la communauté post-exotique, mais il fait partie intégrante de l’interrogé, à la manière d’une voix gui surgirait du « côté obscur» de sa conscience. D’où l’ uti lité du concept de schizophrénie pour caractériser l’esthétique qui sous-tend Vue sur l’ossuaire. Rappelons que le terme schizophrénie désigne une affectation mentale caractérisée non seulement par la désagrégation psychique, qui se manifeste par une conduite paradoxale résultant d’une ambivalence des pensées et des sentiments, mais aussi par la perte
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du contact avec la réalité et le repli sur soi42. Et de même, la coprésence de plusieurs sincérités au sein des personnages de Maria Samarkande et de Jean Vlassenko, ainsi que la dualité fondamentale du régime de ]’Orbise ne sont pas que les traces d’une logique volontairement paradoxale, d’une multiplication consciente de voix contradictoires au service de J’hermétisme du texte. 11 semble que la dynamique interrogateur-interrogé soit à envisager en fonction de ce repli sur soi et de la subséquente perte de contact avec la réalité qui, outre l’ambivalence des pensées et des sentiments, contribuent à la spécificité de la conscience schizophrène. Autrement dit, c’est un auto-interrogatoire qui, par le biais d’un repli sur soi, vient se substituer à l’interrogatoire dans Vue sur l’ossuaire, le tout dans une remise en perspective du concept d’antagonisme, qui participe au glissement du politique vers un cadre conceptuel axé sur une articulation insolite, post-marxiste, des termes de la dialectique. Post-marxiste dans la mesure où cette dialectique repose sur l’absence d’une issue menant au dépassement de la contradiction et, par conséquent, bricole une unité synthétique dont la spécificité réside dans le maintient de J’antagonisme sous la forme de la disjonction.
Ce qui nous ramène naturellement à la question du genre, ou plus précisément, de l’hybridité générique dont participe le romance. La déconstruction du couple antagonique identité-altérité par la substitution, aux interrogatoires de Maria Samarkande et de Jean Vlassenko, d’une forme d’auto-interrogatoire, nous permet d’éclairer la problématique de l’hybridité. En deux mots, elle nous enjoint à envisager le genre post-exotique du romance comme une unité synthétique, un rassemblement d’éléments différents formant un tout. Mais la synthèse est ici considérée à la lumière de son inhérente contradiction, c’est-à-dire non pas comme unité dans la différence, mais à l’inverse, comme différence dans I-unité. Le romance se donne donc à voir dans les termes d’une synthèse disjonctive, d’un genre hybride dont la spécificité réside dans le maintien des tensions entre les divers éléments quile composent.
42 Pour une définition complète du concept de schizophrénie, voir Laplanche, Jean et Jean-Bertrand .Pontalis (dir. pub!.). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris: PUF, 2002, p. 433-436.
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2.3 VERS UNE FIN ÉTERNELLEMENT DIFFtRÉE: DES ANGES MINEURS
Des anges mineurs rompt avec la tradition du romanesque en privilégiant l’établissement d’un espace mémoriel complexe, d’un lieu de fiction qui est le produit du « conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir» (AM, 7). Car c’est le propre du narrat que de créer un univers découpé en images, en souvenirs et en affects. Volodine écrit: «J’appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s’arrêtent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles [… ] mais aussi où ceux que j’aime peuvent se reposer un instant, avant de reprendre leur progression vers le rien. » (AM, 7) Ainsi composé de quarante-neuf petits moments de prose, relativement isolés les uns des autres, que l’auteur compare lui-même à des « instantanés romanesques », la douzième oeuvre de Volodine tend plus vers l’album souvenir que vers le roman. Chaque narrat étant comme une photographie, lourd d’un passé non dit, mais senti à travers tous les détails qui le composent, Des anges mineurs construit un lieu d’accueil pour ses personnages, un « territoire d’exil» où subsistent le souvenir, les débris et les restes d’une utopie désormais flétrie.
2.3.1 La parole excentrée
En plus d’immortaliser sous forme de souvenirs épars, de rêves et de cauchemars l’essence et j’histoire de la lutte idéologique qui oppose capitalisme et égalitarisme, Des anges mineurs, à travers sa structure formelle, semble refléter les contraintes spatiales et temporelles du Quartier de Haute Sécurité mis en scène dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Car de même que le post-exotisme est le lieu d’un imaginaire spatial paradoxal, un espace géopolitique d’enfermement qui ne cesse d’explorer les vestiges d’un ailleurs désormais intériorisé, assimilé par la mémoire, chaque narrat de cette oeuvre de Volodine est à la fois l’esquisse d’un ailleurs et un espace concentrationnaire, le « minuscule territoire d’exil» où se prolonge l’existence des gueux et des animaux, des restes des révolutionnaires. Au confluent de l’histoire et de la mémoire, le texte, assumé par une multitude de voix qui convergent vers une entité schizophrène, celle de Will Scheidmann, semble manifester son étrangeté propre
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dans la singularité des modalités narratives et énonciatives qu’il met en oeuvre pour se
..
circonSCrire.
Dans un court article sur les particularités du roman français contemporain, Dominique Rabaté introduit la notion de récit pour mieux délimiter ces oeuvres qui tout en revendiquant une certaine filiation romanesque, se situent « à l’ombre» de ce dernier. La situation du récit tient principalement au sacrifice de l’intrigue et de la vectorisation du temps propre au roman. Rabaté écrit:
Le narrateur du récit n’a, dès lors, plus l’heureuse habileté du romancier, son talent pour disposer les épisodes et les péripéties, pour tisser savamment les fils de son histoire. (… ] S’il raconte ce qui lui est arrivé, c’est pour comprendre la nature bouleversante d’une expérience qui le dépossède des moyens de la raconter comme un tout, comme une suite ordonnée et compréhensible43 .
Ce n’est pas sans rappeler cette particularité du récit que Des anges mineurs se fait le lieu privilégié d’une énonciation qui se dérobe à elle-même, qui énonce sa propre incapacité à s’inscrire dans le flux d’une histoire irrémédiablement fragmentée. Et de fait, cette rencontre d’une énonciation qui déconstruit les limites de l’identité subjective et d’une narration qui se joue des repères temporels semble travailler au maintien de la potentialité propre à la mémoire contre toute actualisation d’un monde et d’un devenir.
Des anges mineurs participe donc de cette excentricité spécifique à la conception rabatéienne du récit, qui inscrit au coeur du romanesque le vertige d’un monde destiné à s’épuiser dans l’exposition interminable de ses propres possibles. Et si cette modalité du récit se donne à voir, chez Volodine, dans la singularité du sujet parlant, multipliant comme autant d’éphémères instantanés romanesques les mondes et les intrigues potentielles, elle est renforcée par un dispositif formel qui affecte le texte d’une dynamique circulaire, repoussant toujours plus les frontières qui le circonscrivent. Car tout comme Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs dissimule sous sa dénomination générique de narrats une identité multiple, qui passe par son appartenance à plus d’un genre post-exotique. Précisons cependant que les
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Rabaté, Dominique. 2004. «À l’ombre du roman. Propositions pour introduire à la notion de récit ». Dans Le roman français aujourd’hui. Transformations. perceptions, mythologies, sous la dir. de Bruno Blankeman et Jean-Christophe Mill.ois, p. 37-51. Paris: Prétexte, p. 44.
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motifs de cette hybridité générique ne sont pas les mêmes. Plus manifeste dans la composition formelle de Vue sur l’ossuaire, la fusion des genres de la Shagga et des entrevoûtes sous les étendards du romance est de nature essentiellement autotélique, car c’est dans le principe même de cette fusion que se dissimulent les enjeux du texte. Il s’agit plutôt, dans lé cas de Des anges mineurs, d’une orientation du matériel narratif. Qui s’attardera à la récurrence des thèmes et des personnages qui composent chacun des instantanés romanesques constatera que ces narrats qui donnent forme au texte sont plus que ce qu’ils laissent paraître, dans la mesure où ils se regroupent en paires pour former des entrevoûtes. En effet, une structure spéculaire, qui tient au jumelage de chacun des narrats avec son opposé dans l’ordre des séquences, soit Je premier avec le quarante-neuvième, le deuxième avec Je quarante-huitième, le troisième avec le quarante-septième, et ainsi de suite, inscrit la narration dans un aller-retour entre deux pôles aléatoires, qui se dirige, en s’amenuisant, vers un noyau énonciatif qu’incarne le narrat central, celui qui relate les faits saillants de la vie de Will Scheidmann. Mais la structure circulaire qu’impose le regroupement des narrats en
entrevoûtes ne saurait pour autant se refermer sur elle-même selon les propriétés géométriques du cercle. Sitôt centré, le texte se livre à un excenlrement qui repousse indéfiniment les frontières du récit. Dominique Rabaté écrit:
L’étrange et paradoxale temporal ité du récif le voue à une circularité vicieuse, à tourner autour d’un centre qui se dérobe. Et le texte qui s’en fait le témoignage improbable en garde la courbure particulière, en indiquant en deça et au-delà de lui-même un appel mystérieux auquel il
,. 44
n a pu se soustraire .
En j’occurrence, le centre autour duquel se construit Des anges mineurs est aussitôt dérobé
de sa force gravitationnelle, qui seule permettrait d’identifier sinon une fin, du moins une frontière à l’intérieur de laquelle évolue le récit. C’est que le 43 e narrat s’ouvre sur une double mise en abîme, une véritable disjonction du lieu et du temps de l’énonciation, qUI remet en question la possibilité déjà fort précaire de circonscrire l’origine de la parole:
Comme tous les 16 octobre depuis mille cent onze ans, j’ai rêvé cette nuit que je m’appelais Will Scheidmann, alors que mon nom est Clementi, Maria Clementi. […] Au bout d’une minute, mon rêve revint, et, de nouveau, on me confia le rôle de Will Scheidmann. Quand je dis on, c’est, bien entendu, en regrettant de ne pouvoir attribuer un nom au melleur en scène. (AM, 200-201)
44 Ibid., p. 43.
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Alors que le récit se construit, malgré son statut revendiqué de recueil de narrats, comme une série d’entrevoûtes organisés en ondes concentriques et rayonnant depuis un point central, le 43″ narrat vient saper les fondements de cette structure narrative en dévoilant, à travers cette mise en abîme vertigineuse, la facticité d’un système qui se veut refermé sur lui-même. Et pour couronner cette fuite de la parole dans J’abîme de l’inachevé, ce narrat intitulé Maria Clementi se termine dans l’ouverture vers une fin qui ne saurait advenir: « Et soudain j’étais comme les vieilles, ahurie par l’interminable. Je ne savais pas comment mourir et, au lieu de parler, je bougeais les doigts dans les ténèbres. Je n’entendais plus rien. Et j’écoutais. » (AM,
203)
Ainsi la structure narrative qui donne forme à la douzième oeuvre de VoJodine semble obéir à un principe d’esquive, voire de tromperie. Alors qu’elle se présente comme un recueil
de narrats articulés par une instance narrative centrale, elle dissimule des indices qui montrent clairement qu’elle n’est pas ce qu’elle est réellement, ou plutôt qu’elle l’est el ne J’est pas tout à la fois. Car les narrats qu’elle donne à lire sont bel et bien des narrats, mais ils sont aussi des entrevoûtes. De même, l’instance énonciative, Will Scheidmann, est réellement un point focal autour duquel s’organise tout un système narratif, mais il est aussi une construction imaginaire qui gravite autour d’un noyau qui ne cesse de se dérober, à limage des narrats qu’il produit lui-même. Enfin, et c’est peut-être là que Des anges mineurs manifeste le plus clairement son appartenance à l’esthétique post-exotique, l’ensemble de l’oeuvre exprime à la fois une forte clôture sur elle-même et une ouverture sur l’infini de la parole passée et à venir. Dans un article intitulé « Leçon 12: anatomie d’une révolution postexotique », Frank Wagner écrit: « Ainsi Des anges mineurs, paru en 1999, prend-il harmonieusement sa place dans cette architecture en constante expansion, dont la forte
clôture se révèle paradoxalement gage d’ouverture -en raison de la capacité d’intégration qu’elle induit. »Et d’ajouter en note de bas de page:
Clô/ure, car Je concept de post-exotisme confère à l’oeuvre volodinienne sa singularité et son autonomie, mais, au sein de l’ensemble ainsi défini, ouver/ure, car ce work in progress d’un
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type inédit non seulement autorise, mais favorise l’intégration harmonieuse des productions post-exotiques à venir45 .
Les déterminations formelles qui structurent la douzième oeuvre de Volodine convergent donc vers cette idée déjà familière selon laquelle une part d’altérité s’immisce toujours au sein de ce qui semble constituer un système clos, autonome et replié sur lui-même, laissant entrevoir J’interminable d’une réalité qui necesse de se dérober.
2.3.2 Enlre 1afaute et la rédemplion. Scheidmann, le Chrisl el Shéhérazade
Il n’y a pas que la structure narrative qui contribue à établir l’axiome logique qui soustend Des anges mineurs. En effet, le personnage de Will Scheidmann mobilise un certain nombre de figures qui ne peuvent que renforcer ce que met en oeuvre l’organisation générique du texte. Solidement fixé à un pilier quelque part au milieu des steppes de la Mongolie dans l’attente de sa mise à mort par fusillade, Scheidmann débite, au rythme d’un par jour, des « narrats étranges» pour ses grands-mères immortelles, s’appropriant chaque fois la voix d’un autre afin d’enfermer, dans un court moment de prose, le souvenir d’une humanité désormais ruinée et, ce faisant, de retarder son imminente exécution. Car ces courtes histoires viennent combler des brèches dans les mémoires déficientes des vieilles exécutrices: « même si, plutôt que des souven irs concrets, ils remua ient des rêves ou des cauchemars qu’elles avaient faits, cela aidait les vieilles à fixer leurs visions affadies, l’expérience des hiers qui chantent» (AM, 56). Ainsi agissent les narrats de Scheidmann, rétablissant par les affects l’atmosphère, l’expérience d’un passé plus glorieux qui peu à peu s’efface et menace de disparaître àjamais.
Fabriqué par Laetitia Scheidmann à partir de tombées de tissus et de boules de charpie, et mis au monde par les incantations et hurlements chamaniques des vieilles de la maison de retraite du Blé Moucheté, le personnage de Scheidmann incarne d’emblée l’hétérogénéité qui marque son discours. Tout comme l’oeuvre de Volodine dont il est la principale instance narrative, Scheidmann est Lln tout composé de déchets, de fragments épars, de restes de tissus
45 Wagner, Frank. 2000-200 l. « Leçon 12 : Anatomie d’une révolution post-exotique ». Dans Études lilléraires, vol. 32, n0 3 (automne), vol. 33, na 1(hiver), p. 191.
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recousus en un ersatz de poupée. D’ailleurs, l’analogie entre son corps qui se décompose et ses narrats est on ne peut plus clair dans le texte:
Elles se rapprochèrent. Elles avaient pris la mauvaise habitude de tendre les mains vers lui et d’agripper les bandelettes de peau qui l’avaient transformé en un répugnant buisson de chair. Parfois, elles tiraient dessus avec assez de force pour en arracher une. Comme, malgré leurs prières, il refusait de leur fournir plus d’un narrat étrange par jour, elles essayaient de remplacer les narrats par ces lambeaux. Elles s’emparaient d’un goémon de cuir et elles l’examinaient longuement, elles le flairaient, elles le mordillaient, convaincues que de cette manière elles récupéraient des bribes de souvenirs qui s’étaient dissous dans l’abîme du temps et le gâtisme.
(A M, 180-181)
Jusque dans la matérialité même de son corps malade, Scheidmann rassemble toutes les voix d’une collectivité et s’en porte garant. Des voix toujours différentes parlent à travers lui dans chacun de ses narrats étranges, comme s’ i1 personn ifiait l’essence d’une communauté. L’essence et non la vie réelle, car malgré leur propension au prolongement de l’existence de ceux qui sont morts ou vont mourir, les narrats de Scheidmann ne sont pas du ressort de l’anecdote ou du fait vécu, et ne constituent à aucun égard un ensemble de souvenirs concrets. Ils sont un prolongement de l’existence au sens propre de l’expression, inventant de toute part un lieu de fiction où pourra s’épanouir l’essence d’une communauté déchue avant de « reprendre [sa] progression vers le rien» (AM, 7).
Mais outre l’hétérogénéité corporelle et discursive de Will Scheidmann, à laquelle on pourrait consacrer de nombreuses pages, on reconnaîtra dans la nature, la fonction et le destin du protagoniste l’expression d’un archétype millénaire, celui du Christ. Mis au monde par voie chamanique pour aiguillonner la révolution et pallier au « non-fonctionnement du système non capitaliste» (AM, 115), Scheidmann termine sa course devant un peloton d’exécution composé de ses grand-mères, celles-là même qui l’ont mis au monde, pour avoir perverti la tâche qu’elles lui avaient confiée avec tant d’espoir:
L’apathie avait gagné les sphères dirigeantes, il suffisait d’ouvrir une porte et de s’asseoir pour s’emparer de ce qu’autr.efois on appelait le pouvoir. C’est dans ces conditions que j’ai signé les décrets qui rétablissaient la propriété privée et l’exploitation de l’homme par l’homme, et autres abominations mafiogènes qui me semblaient susceptibles de relancer la machine de l’existence collective et de favoriser la reprise de la révolution permanente. (AM, 119)
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À travers ce double constat de la création ex nihilo, par des êtres immortels, d’un sauveur devant rétablir auprès d’une communauté idéologique égarée la voie tracée à J’avance par les instigateurs de la révolution, et du fardeau que porte ce dernier, à savoir celui d’assumer, jusqu’au seuil de la mort, la parole de cette communauté, se trace en effet un portrait analogue à celui du messie de la religion chrétienne. Or la présence d’une seconde figure mythique, appartenant cette fois à la culture arabe et venant se superposer à la précédente mérite également notre attention. Recourant à la narration d’un conte par jour pour différer le moment de sa mise à mort, Scheidmann ne manque en effet d’évoquer Shéhérazade, concubine du roi Shahryar et narratrice des contes des Mille el une nuits. Rappelons que cette dernière fait appel, tout comme Scheidmann, à une manière de ruse pour retarder son exécution tout en expiant, au nom de l’ensemble des femmes du royaume, la trahison menée à l’endroit du roi par son épouse. Or, la rencontre de ces deux figures mythiques dans le personnage de Scheidmann ne saurait être fortuite, dans la mesure où elle met l’accent sur l’articulation problématique de deux concepts récurrents dans l’oeuvre de Volodine : la faute et la rédemption.
La dimension problématique de cette articulation découle du fait qu’elle n’est jamais résolue: ni pardon ni châtiment à l’horizon pour Will Sheidmann, ce qui se traduit par l’absence d’un devenir et l’enlisement définitif dans la mémoire de ce qui n’est plus. On sait que pour la religion chrétienne, Dieu lui-même s’ offrit dans la personne du Christ pour racheter, par la souffrance et l’humiliation, le Péché originel qui avait valu à l’homme l’expulsion du Paradis. La logique derrière la rédemption christique est simple: Dieu a créé l’homme à son image, lui accordant par la force des choses la liberté. Or, la mauvaise utilisation de cette liberté est la cause de la disgrâce de l’homme et de son expulsion du Paradis. Afin d’en retrouver l’accès, l’homme doit, à J’image du Christ, librement accepter d’expier ses péchés en donnant sa propre vie pour ses semblables. Le cas Shéhérazade, quant à lui, traite ce rapport d’une tout autre manière. En repoussant toujours plus le moment de sa mise à mort grâce au suspens et aux rebonds narratifs des contes dont elle remplit les nuits du souverain, Shéhérazade parvient au fi 1du temps et par excès de vertu à regagner la confiance de ce dernier et à racheter la trahison de son épouse, origine de la persécution de l’ensemble des femmes du royaume. Dans les deux cas, le cours du temps n’apparaît dans sa totalité que
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dans la conjonction d’une faute, qui en marque l’origine, et de son rachat qui ouvre à la communauté la possibilité d’un devenir autre, moyennant, bien entendu, le maintien de l’équilibre précaire entre les deux termes. Or, le croisement de ces deux figures dans le personnage de Scheidmann met l’accent sur l’impossibilité du rachat et, du coup, sur le repli sur soi du temps, dont le cours est désormais interrompu, immobilisé dans la mémoire impuissante d’une communauté révolue. Ni châtiment ni pardon ni promesse d’un devenir ne guettent le protagoniste, tel qu’en témoignent les deux extraits suivants:
J’espérais pourtant être enfin débarrassé du fardeau de la vie et être honorablement mitraillé devant les brebis et les chameaux, là où sur la terre ne subsistent plus que des abstractions écrasantes, du ciel écrasant et des pâturages avares. J’espérais partir sur autre chose qu’un ratage. Mais il était dit qu’à aucun moment de ma vie ne me seraient accordés le début ou la fin que j’étais en droit d’attendre. (AM, 109)
Les vieilles rampaient en cercle dans les environs, elles étaient démantelées et amnésiques, incapables maintenant de refermer les phalanges ou la bouche sur mes peaux afin d’en ruminer le suc. Sans plus d’émotion ni de nostalgie elles tournaient lentement autour de moi, immorte Iles, impropres à la prolongation de leur vie mais ne sachant pas comment mourir, parfois cognant sur un vestige de casserole ou martelant les armatures de fer qui pendant un temps avaient servi à consolider leur squelette, parfois me laissant entendre, au moyen de vagues gesticulations que je devais encore et encore, quelles que fussent les circonstances, produire pour elles des narrats étranges. (AM, 201-202)
On ne s’étonnera pas alors que la dialectique qui s’installe entre le contenu des narrats et leur disposition en tant qu’appareil narratif exacerbe J’idée d’une fin sans fin. C’est-à-dire que le ton apocalyptique de l’ensemble du recueil, qui voit « ultime narrat se terminer par ce qui semble être l’extinction du dernier représentant de l’espèce humaine: « Disons gue j’avais été le dernier cette fois. Disons cela et n’en parlons plUS46 » (AM, 220), est désamorcé par l’absence d’intrigue, de progression dramatique et, par conséquent, de dénouement qu i puisse mettre un terme au récit.
Alors que la structure narrative de Des anges mineurs exacerbe l’idée d’un système dont la clôture est aussi, et paradoxalement, gage d’ouverture, l’agencement des figures aporétiques du Christ et de Shéhérazade, qui vient donner consistance au personnage de Will
46 Remarquons, en passant, l’homologie entre ce passage et le dernier passage de Le po:;t-exuti:;me en dix leçons, leçon onze: « II n’y avait plus un seul porte-parole qui plI! succéder à. C’est donc moi qui»
(PE. 85).
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Scheidmann, travaille à fixer ce paradoxe autour d’une image, celle d’une fin éternellement différée ou encore, celle d’un temps sans durée « dans lequel l’infiniment bref chevauche ou côtoie l’éternité, et même réussit à la distendre» (PE, 22). Ainsi, tant l’appareil narratif que la nature de l’instance énonciative soutiennent l’hypothèse selon laquelle Des anges mineurs est, pour ainsi dire, le récit d’une fin qui ne finit plus de finir. Mais qu’est-ce que cela nous apprend à propos du post-exotisme? Un premier degré d’interprétation, qui consisterait à envisager cette conclusion comme une mise en fiction du destin tragique des prisonniers révolutionnaires, tel que dépeint dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, n’apporte rien de nouveau à notre propos. C’est dans sa conceptualisation de la fin que Des anges mineurs se trouve à alimenter notre analyse: récit d’une fin sans fin, la douzième oeuvre de Volodine prend forme dans la brèche ouverte par sa propre négation, se concevant, tout comme Vue sur l’ossuaire, en termes d’une contradiction dont la résolution tient au fait même de son irrésolvabilité.
2.4 L ‘HISTOIRE EN MAL D’ELLE-MÊME: NOS ANIMAUX PRÉFÉRÉS
Conformément aux deux analyses précédentes, la présence, dans notre corpus d’étude, de Nos animaux préférés, quinzième oeuvre de Volodine, tient à la dénomination générique qui figure sous le titre en page couverture, celle d’entrevoûtes. Les analyses de Vue sur l’ossuaire et de Des anges mineurs nous ont permis d’établir que la dynamique de ce genre post-exotique tient à son système narratif binaire, qui regroupe des textes en paires dont chacune des unités, bien que distincte dans ses objectifs littéraires, contribue à renforcer la cohérence de l’ensemble par la mise en place d’un champ littéraire fait « d’onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage» (PE, 55). Erdogan Mayayo, dans la sixième des dix leçons qui ponctuent la trame narrative de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, affirme que « l’univers tors, courbe, autonome, qui sous-tend et justifie les deux proses entrevoütées, s’allonge alors sans heurt au-delà du texte, et, chez le lecteur sympathisant, réceptif, il se substitue au réel. » (PE, 56) C’est donc dire qu’il y a un ensemble de propriétés qui, tout en se dissimulant derrière les proses entrevoütées de Nos animaux préférés, en déterm inent les traits significatifs, et que ce système est accessible au lecteur sympathisant et réceptif. En
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d’autres mots, il s’agit d’un axiome qui détermine la nature des textes entrevôutés et qui par conséquent s’y dissimule, mais qui n’entretient pas forcément de rapport direct avec les événements qui s’y développent, ne se manifestant pas sur le plan de la causalité de la trame narrative. C’est à la recherche d’un ou de plusieurs de ces axiomes au sein de Nos animaux préférés que seront consacrées les pages qui suivent.
Mais avant de nous engager sur une telle voie, il convient d’articuler une réserve quant à l’appartenance de Nos animaux: préférés au genre post-exotique en question. Tout comme Vue sur l’ossuaire et Des anges mineurs, cette quinzième oeuvre de Volodine résiste à la catégorisation en opposant à la constance de l’entrevoüte une variable qui ne peut que remettre en question le statut qu’il revendique. C’est-à-dire que le texte participe bel et bien de cette structure en miroir propre au genre en question, à la différence près que sa symétrie s’articule autour d’un chapitre central, qui pose problème dans la mesure où il ne possède aucun référent propre. Le chapitre en question investit dès lors l’entrevoüte intitulé BalbutiaI’ en tant qu’élément surnuméraire, voire imposteur, manifestant tout à la fois son appartenance à l’histoire et son impropriété, son écart d’avec les règles du genre. Mais outre la présence déstabilisante du chapitre médian, qui vient déroger à la spécularité formelle de l’oeuvre, Nos animaux préférés semble revendiquer de façon légitime son appartenance au genre postexotique des entrevoûtes. Nous le considérerons donc comme tel tout en posant l’hypothèse d’un rôle significatif tenu par cet élément surnuméraire en regard de l’ensemble de l’oeuvre. Or, nous nous garderons pour l’instant de toute spéculation hâtive à l’égard du chapitre médian en préférant juger de sa pertinence à la lumière des conclusions auxquelles nous mènera une analyse plus complète de J’oeuvre.
2.4.1 Le clair et l’obscur : la Shagga du ciel péniblement infini
Le choix du couple de Shaggas comme point d’incursion dans l’univers de Nos animaux préférés, en dépit du fait qu’il occupe la place de la troisième et dernière entrevoûte de l’oeuvre, tient à une caractéristique inhérente au genre, celle du commentaire. Rappelons que la Shagga se décompose en deux masses textuelles distinctes: d’un côté, sept courtes
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séquences identiques en longueur et en tonalité qui, selon les critères mis en place par les exemples canoniques du genre, participent d’une prose ornementale et d’un lyrisme méditatif, et dont l’action « obéit [… ) à des principes d’incertitude et à une tenace exigence de stagnation narrative, voire de répétition» (PE, 29); de l’autre, un discours libre de contraintes stylistiques et dimensionnelles qui fait oeuvre de commentaire: « Des clés sont fournies, qui n’expliquent rien ou suggèrent que des vérités existent, essentielles, monstrueusement violentées et cachées, ailleurs que dans les textes et dans la réalité fallacieuse que les textes explorent. » (PE, 30) En l’occurrence, les séquences de la Shagga du ciel péniblement infini répondent parfaitement aux critères du genre. Usant du futur simple et du futur antérieur narrés à la seconde personne du singulier, les sept courts textes font preuve d’une unité stylistique et d’une absence totale de progression dramatique, misant sur le caractère allusif tant du sujet à qui elles s’adressent que de l’objet qu’elles mettent en scène pour créer des images insinuantes, affranchies de toute connaissance positive. Aucune référence explicite ne vient délimiter un contexte particulier, donc, mais le ton parvient néanmoins à marquer le désespoir et la rage contre l’ordre du monde, et à situer l’énonciation dans un temps qu’on pourrait se risquer à qualifier de post-apocalyptique: « À un moment, tout basculera et tu t’écrouleras, les ailes mortes, au pied des tombes que d’autres auront abandonnées avant de partir. Derrière les tombes, le ciel sera infini, comme toujours. Derrière les tombes, le ciel est péniblement infini, et ensuite, ensuite il n’y a rien. » (NAP, 102) Or, à l’obscurité hermétique des séquences répond la clarté factuelle et les considérations explicites du commentaire, susceptibles de fournir les clés nécessaires à la mise en place de la perspective critique qui guidera notre analyse.
« La Shagga du ciel péniblement infini répond aux exigences philosophiques que fixent le genre », dit-on dans le commentaire; « elle expose, en recourant à une méthode qUI se rapproche volontiers de techniques photographiques, une réflexion sur le temps et les conditions de sa perception, conditions qui génèrent de la souffrance ou de l’angoisse» (NA?, 87). Bien plus encore, le commentaire nous amène en deça de cette réflexion sur Je temps et les conditions de sa perception jusqu »au lieu même de son émergence, celui du Quartier de Haute Sécurité, en prenant pour objet les circonstances de sa genèse el celles de sa réutilisation, de sa reprise en tant que contrepal1ie de la Shagga des sept reines sirènes au
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sem de Nos animaux préférés. On apprend en effet, lors de cette nouvelle incursion dans l’univers carcéral des révolutionnaires écrivains, que la Shagga du ciel péniblement infini est attribué à Infernus Iohannes, signature collective de la première génération, et constitue une des créations originales qui ont contribué à façonner les règles du genre. Les images qu’elle crée reflètent largement les préoccupations traditionnelles de la 1ittérature carcérale, celles de la durée anormalement allongée et d’une méfiance, d’une colère et d’une révolte accrues envers l’extérieur, qui passent par le cryptage, au sein du texte, de vérités que la fiction ellemême n’aborde pas. C’est ainsi que les titres de chacune des séquences, lorsque rassemblés et dotés d’une ponctuation adéquate forment un message qui s’adresse aux lecteurs sympathiques: Le passage pour ne plus voir avant le présent le total des oiseaux; la question du départ sous lesfanges d’un sous-rêve: l’unique secret. « [CJ’est une sorte d’affirmation programmatique, comme en étaient coutumiers, on le sait, les écrivains emprisonnés de la première génération, qUI dans leur geôle comme nous ruminaient des Images insurrectionnelles» (NAP, 85), est-il écrit à l’égard de cette formule, dont on dit par ailleurs que toute tentative de déchiffrage est vaine. Or, le commentaire ne manque pas de souligner l’écal1 entre la conjoncture idéologique et métaphysique qui a vu naître la Shagga du ciel péniblement infini et celle qui subsiste au moment de son insertion dans Nos animaux préférés. Alors que les écrits fondateurs du post-exotisme sont traversés d’une lueur d’espoir révolutionnaire et façonnés de rêves et de transes chamaniques susceptibles de briser, de déformer le réeJ et de le faire Juire, le portrait semble s’être considérablement obscurci, le rêve cédant à l’épuisement et au désespoir:
Quelle que soit la direction vers laquelle on s’engage, celle qui mène à l’extérieur des murs ou, au contraire, à l’intérieur même de la voix poétique, on se heurte à une absence de clarté. Le rêve n’est plus qu’un sous-rêve, la barque de l’évasion est inaccessible et la boue l’entoure. Modifier Je passé grâce à des interventions de l’imaginaire n’ouvre plus que sur un tâtonnement sans résultat; l’avenir a disparu; le présent est désormais sans consistance. La parole n’est plus qu’un vague résidu, elle accompagne un sommeil gris. La parole est mo/1e et elle ne va pas vers une renaissance. « JI y eut un temps », lit-on dans la Shagga du ciel péniblement infini, « où des hommes et des femmes niaient la défaite ». Ce que perçoivent ici le narrateur ou la narratrice, c’est qu’un jour ce temps ne sera plus. Et c’est depuis ce temps futur qu’ils énoncent les sept séquences. [… ] La Shagga du ciel péniblement infini ne s’abreuve pas à une colère, fût-elle enfouie et refroidie, elle ne se situe pas dans un parcours dynamique. Elle est dite comme depuis un au-delà de ce parcours. Elle porte en elle l’intuition d’une époque historiquement dégénérée, où l’épuisement physique et psychique aura succédé à une rumination onirique et active sur la défaite et le passé. Les braises révolutionnaires ont fini de rougeoyer, une boue stérile recouvre la terre, nul n’écoute, la barbarie a triomphé jusqu’au plus intime des esprits:
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voilà ce que les sept séquences de la Shaggâ imaginent régner à l’extérieur des murs. (NA?, 8889)
Nous ne saurions ajouter à cet extrait dense quelque glose qui puisse élucider davantage l’arrière-plan métaphysique et idéologique de la Shagga du ciel péniblement infini au moment de son inscription dans le recueil d’entrevoûtes dont il est ici question. Nous aimerions simplement souligner deux éléments qui s’imposent tout au long du commentaire, et tout particulièrement dans les quelques lignes rapportées ci-dessus. Le premier est de l’ordre d’une métaphore filée (d’autant plus qu’elle se manifeste à profusion dans l’ensemble de l’oeuvre de Volodine) et peut même assumer une forte signification symbolique. Il s’agit de la dialectique, voire du combat entre clair et obscur. Comme il n’existe vraisemblablement aucune différence concrète entre la Shagga du ciel péniblement infini d’Infernus Iohannes et sa reprise ultérieure, qui nous est donnée à lire comme prose entrevoûtée, c’est comme si la spécificité du texte tenait au seul rapport de force entre les parts de clarté et d’obscurité qui s’y affrontent. On dit que malgré le malheur qui submerge le monde en ruines représenté, texte après texte, dans les écrits de la première génération, « de nombreuses lumières le traversent» (NAP, 88), tandis que lors des relectures et des réécritures ultérieures de la Shagga du ciel péniblement infini, « on se heurte à une absence de clarté» (NAP, 88). Ce qui nous amène au second élément, à savoir que cet obscurcissement, qui caractérise moins les textes de la second génération que le contexte dans lequel ils s’inscrivent, est déterminé par la dégénérescence d’une certaine conception de l’histoire. Rappelons le passage suivant: « Modifier le passé grâce à des interventions de l’imaginaire n’ouvre plus que sur un tâtonnement sans résultat; l’avenir a disparu; le présent est désormais sans consistance. » (NAP, 88) C’est dire que, le passé et J’avenir occultés par un présent tyrannique, totalitaire, qu i se perpétue infin iment dans son être, 1’histoire téléologique, génératrice d’espoir car orientée vers l’avenir en provenance d’un passé perfectible, perd son orientation et son dynamisme, et devient, pour qui tente d’en saisir l’essence, péniblement infinie. Ainsi l’interprétation de la Shagga du ciel péniblement infini ne tient-elle pas tant du texte luimême que de l’histoire comme forme significative transcendant celui-ci et lui donnant sens; plus encore, elle tient à une rupture dans la conceptualisation de celle-ci, qui voit le défilement des stades successifs de l’histoire moderne ralentir jusqu’à « l’engluement dans
l’image fixe» (NAP, 84).
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2.4.2 L ‘historiographie singulière des sept reines sirènes
Le contenu du commentaire de la Shagga des sept reines sirènes s’accorde en tous points avec celui de sa contrepartie. Il s’agit encore une fois d’une incursion, bien que beaucoup plus brève, dans l’univers carcéral, où s’alignent quelques observations sur les séquences de la Shaggâ, sur le temps et sur l’histoire. On y retrouve évidemment le même constat d’une histoire en mal d’espoir et de dynamisme, dépeinte en termes de « barbarie à vocation millénaire» (NAP, 55), ce qui n’est pas sans évoquer une sorte de côté obscur du stade final de l’histoire tel qu’imaginé par les théories millénaristes issues de la pensée de Joachim de Flore. À cet égard, aucune divergence notable ne se manifeste entre la Shagga du ciel péniblement infini et la Shagga des sept reines sirènes, écrite, dit-on, pendant « les interminables années qui accompagnèrent le passage d’un siècle hideux à un siècle absurde» (NAP, 53. Nous soulignons). Toutefois, Je commentaire signale qu’un élément de taille diffère entre les deux Shaggâs. Car si la Shagga du ciel péniblement infini constitue un modèle canonique, établi sous la signature d’Infernus Johannes, prétendu inventeur du genre, celle des sept reines sirènes ne saurait prétendre à l’exemplarité, dit-on, pour cause de son style qui est trop éloigné du méditatif. Celtes, les principes fondamentaux du genre sont respectés, soit le volume égal des séquences, leur ressemblance stylistique et narrative, ainsi que la carence dans la progression dramatique; néanmoins, la Shagga des sept reines sirènes contrevient, de par son goût pour le comique et son caractère informatif, au classicisme du genre:
C’est d’abord que son style est trop éloigné de ce qu’on raconte dans la Shaggâ traditionnelle lyrisme, méditation poétique, arrêt contemplatif sur image. Parodique, volontiers tentée par le comique et même la bouffonnerie, multipliant les informations, la Shagga des sep’ reines sirènes est exempte de vulgarités, mais elle donne une impression de sautillement intellectuel qui s’accorde mal avec l’esthétique gue définissent les modèles classiques du genre. (NA?, 56)
Chacune des séquences retrace les faits saillants du règne et de la destitution d’une reIne des fonds marins. Dissimulant à plusieurs reprises des références allégoriques à la révolution égalitariste et à son échec, les sept courts textes constituent autant d’imitations
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burlesques et parodiques des entreprises historiographiques destinées aux grandes figures du pouvoir. Si ce n’était que les personnages mis en scène sont des poissons vivant dans des royaumes subaquatiques qui rappellent vaguement les pays fabuleux des contes pour enfants, on pourrait presque dire qu’ils évoquent les ratés qui, en temps normal, disparaissent dans les annales, enfouis sous les figures capitales de l’histoire. Mais ce serait déjà trop dire, par exemple, de la reine Cabinebaude II qui, selon les aveux rapportés dans la deuxième séquence, naît en pleine insurrection contre la lignée impériale, pendant laquelle ses parents, le roi et la reine, sont assassinés lors de l’explosion d’une bombe, le trône lui revenant alors par la force des choses: « on vit la souveraine entourée de ce qui fut son éphémère quotidien », dit ensuite la chronique, « tremblotant avec fadeur dans les ruissellements qui proviennent de ses géniteurs. Elle administre le territoire qui lui est échu et émet des proférations agoniques » (NAP, 42). Or, cette parenthèse dynastique qui couvre la période s’étalant de douze heures dix-sept à douze heures dix-neuf du même jour est bien plutôt de l’ordre de la farce grossière que de l’histoire marginale, tout comme l’est celle de CourtBrouillonne l, dont l’exécution fut empêchée par le mécanisme défaillant de la guillotine, inadaptée aux hautes pressions des profondeurs marines, accordant à la reine déchue le loisir de signer son propre arrêt de mort avant de s’exiler dans un royaume voisin, ou encore, celle de Barbille VII, dont les panégyristes, pour marquer leur antipathie profonde envers son règne, inversent les dates: « On trouve ainsi mention d’une dictature couvrant les années
J 133 à 1129.» (NAP, 51)
En outre, l’on essayera en vain de reconstruire, à partir des dates mentionnées dans chacune des séquences, une chronologie qui puisse inscrire les sept reines dans un rapport de filiation ou, du moins, suggérer une corrélation quelconque entre leurs règnes. Chaque chronique semble se suffire à elle-même et résister à son assimilation dans une succession plus vaste des événements, ne donnant à voir qu’une ressemblance sur le plan thématique avec ses semblables. Le caractère isolé d’éléments que l’on pourrait qualifier de paradigmatiques, dans la mesure où les historiettes sont, à la limite, substituabJes entre elles, n’est pas sans rappeler cet espace qu’est le Quartier de Haute Sécurité où est enfermée une communauté de semblables, isolés les uns des autres dans des cellules individuelles; d’autant plus que les dates dont il est question dans les séquences représentent en fait les numéros
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d’identification de certains cachots qui portent la mémoire d’événements saillants, plus souvent qu’autrement de morts violentes. On lit dans le commentaire: « [Türkan Marachvili] avait été transféré de la cellule] 012, où il s’était coupé les veines, à la cellule 1129, restée vide après l’immolation par le feu de Monika Santander »; « Depuis la cellule 947, Monika Domrowski insulta des gardiens »; ou encore, « Les surveillants retirèrent leurs cadavres massacrés des cellules 1137 et 95547 . » (NAP, 53 et 54) Ainsi la Shagga des sept reines sirènes n’est-elle qu’une parodie burlesque de l’entreprise historiographique. Car, à défaut de poser les jalons d’une réflexion élaborée, la représentation qu’elle fait de l’histoire comme étant déterminée par un ensemble d’impressions, de traces laissées dans l’espace plutôt que dans le temps évoque tout de même une conception de la réalité historique qui se moque de la succession temporelle et privilégie la spatialité propre au temps mémoriel, dont la spécificité est de rappeler au présent, non seulement le passé effectif, mais le non-temps des passés, présents et futurs potentiels, avortés, jamais advenus.
2.4.3 La leçon de Minesse
On ne s’étonnera pas du fait que les topai que met de l’avant le couple de Shaggâs, soit l’obscurcissement des catégories temporelles du passé et de l’avenir et l’absurdité manifeste de l’entreprise historiographique, formant, en quelque sorte, le noyau de Nos animau~'( préférés, soient récupérés dans le triptyque intitulé Balbutiar. En effet, les trois contes relatent respectivement un épisode plus ou moins périlleux dans la vie des rois Balbutiar CCCXV, Balbutiar Xl et Balbutiar XXX, mais en prenant soin d’aplatir toute profondeur historique et généalogique, de sorte que le lecteur ne peut que confondre les trois souverains. Encore une fois, c’est la spatialité du rêve, celle qui permet la coexistence de temporalités hétérogènes, qui l’emporte sur la chronologie propre à l’historiographie. Car c’est dans le songe que se réfugie Balbutiar pour échapper aux périls qui le menacent, et l’interrogation « Dans quel rêve me suis-je fourré? », qu’il s’adresse à lui-même au tout début de la première histoire et répète, de surcroît, dans la deuxième, indique qu’il est pris dès le début dans un
47 Les numéros de cellules mentionnés renvoient, dans l’ordre, au début du règne de Diodonne Y, au début de la dictature de Barbille YJJ, à la destitution de Court-Brouillonne 1, à la mort de Barbille YIJ et à celle de Court-Brouillonne 1.
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enchevêtrement inextricable de rêve et de réalité sur lequel le temps n’a forcément aucune emprise. C’est d’ailleurs ce que met de l’avant l’épisode central, celui-là même que nous avons évoqué plus haut comme élément surnuméraire qui vient briser la symétrie de l’entrevoûte. S’éveillant la carapace soudée au rocher littoral48, Balbutiar se trouve impuissant contre la menace qui pèse sur sa personne royale, alors que le « trirème de madame la gauche m011» s’avance en sa direction. li décide alors d’emprunter une voie fortement déconseillée par les chamanes de la Cour et s’enfonce dans un second niveau de rêve: « Quittons ce rêve! … Rêvons qu’on songe! … Fuyons vers l’en deça! » (NAP, 69) La situation se répétant dans Je second rêve, il se réfugie dans un troisième niveau onirique et ainsi de suite, non pas à l’infini, mais jusqu’à ce qu’il se rappelle un passage des Gloses du Necronomicon qui lui permet de neutraliser le maléfice auquel il est en proie: « N’onques blatère en plein rêve palabre qui te sobriquette, car dans l’instant les illusions secondes et tierces t’empesteront par le dedans et la mollesse t’enguenillera horriblement les tissus, et une défiguration fatale te domptera. » (NAP, 73) Parvenant par la ruse à faire prononcer leur nom à ses bourreaux, Balbutiar réussit à se tirer sain et sauf de cette situation malencontreuse, c’est-à-dire à éloigner la mort par le recours aux artifices propres à l’univers du songe, faisant de celui-ci l’unique source de son salut.
Mais au-delà des situations périlleuses qui voient Balbutiar, dans les deux premiers contes, puiser sa délivrance dans les rouages de l’intériorité49 , la troisième histoire, « La vie des altesses: une amourette de Balbutiar XXX », consiste en une métadiégèse, où les deux histoires précédentes sont présentées en tant que variations d’une Jégende du terroir de la princesse Minesse, une des nombreuses concubines du roi Balbutiar XXX. 11 est intéressant de constater le parallèle qui s’établit dans ce texte entre le chronotope propre au Quartier de Haute Sécurité, représenté de façon allégorique par le harem du roi «( Dans un harem, le
48 Notons que si la nature du roi Balbutiar n’est jamais explicitement mentionnée, les descriptions qu’on en fait le situent dans la catégorie des arthropodes aquatiques. 49 Les deux premiers contes sont des variations sur le même thème. Mais alors que le second voit Balbutiar recourir au songe pour fuir la mort, le premier, que nous nous contenterons de mentionner sans nous y attarder outre mesure, le voit mettre bas un successeur, dont il programme le contenu mémoriel et instinctif afin qu’il le libère des liens qui le fixent au rocher. Ceci dit, la confusion des niveaux de rêve et de réalité y est également manifeste: « il fût difficile d’établir si on nageait dans le cauchemar de Balbutiar ou dans le nôtre propre ou dans une exécrable version de la réalité, ou dans autre chose de presque pire, ou ailleurs. » (NA?, 21)
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compte des jours se perd. Les femmes vivaient en dehors du monde et en dehors du temps» (NAP, 123» et celui des Con/es des mille et une nuits, qui se fait sentir à travers une intertextualité soutenue: « La Dounia du désert, autre amie [de Minesse], une brune
pulpeuse, prétendait quant à elle pouvoir captiver les émois du souverain mille et une nuits de suite; on l’entendait dans sa chambre faire des vocalises et inventer des moments de suspense et des rebonds narratifs. » (NAP, 108) Mais alors que cette double référence, de pair avec la mise en abîme des deux premiers contes dans le troisième, contribue à établir une hiérarchie diégétique en laissant poindre, derrière l’inextricabilité des divers niveaux de rêve, ce qui semble être une réalité située au-delà de la fiction, le dénouement prend bien soin de déconstruire l’autorité présumée de cette diégèse sur les autres. Ressassant la maladresse qui la fit expulser de l’Alcôve du roi avant d’avoir eu l’occasion de consommer leur union, Minesse réfléchit longuement aux récits que répandaient les autres concubines à l’égard de leurs aventures dans la chambre nuptiale. Et devant leur homogénéité manifeste elle comprit que « les femmes se contentaient de reprendre mot pour mot les récits érotiques qui se transmettaient sous les voütes; chacune mentait, depuis son premier jour au harem; aucune n’avait copulé avec le roi; aucune n’osait avouer sa virginité ». (NAP, 127) C’est après que Minesse eut confirmé son doute en regard du harem et renoué avec le roi, qui s’empressa de la féliciter de sa perspicacité, que ce qui fut établi comme réalité première, comme source ou encore, comme point d’ancrage de la fiction est à son tour rejeté en tant qu’illusion mensongère:
[BalbutiarJ entretenait un harem de pacotille, uniquement fondé sur l’illusion, bâti sur l’hypocrisie apeurée de toutes, reposant sur l’isolement intime de chacune; le palais des femmes était devenu un domaine de l’irréel qui fonctionnait encore parce qu’il daignait s’en souvenir encore, et qui regroupait des femmes dont aucune n’avait vraiment d’existence; quant à ses véritables épouses, car il en avait, elles séjournaient dans une dimension différente, sur une plage différente, et mentaient d’une manière différente. (NAP, 131)
On s’étonnera peut-être, à la lecture de cet extrait qui précède de peu la fin de l’histoire, du caractère oJ1hodoxe du conte, dans lequel la jeune protagoniste, ayant découvert le secret qui recouvre sa vie d’un voi le d’ inauthent icité, transcende son existence illusoire et touche à l’ ilium ination suprême, destin qu’achève de sceller la nuit de coït spectaculaire qu’elle pal1age enfin avec le roi. Étonnement d’ailleurs justifié, car la démystification de la princesse n’est effectivement qu’un leurre: certes, le harem dont elle s’est émancipée est réellement
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fondé sur l’illusion, mais il n’existe pas non plus de véritables épouses ni, surtout, de réalité transcendante. Plus encore, les deux derniers paragraphes renversent en un tournemain la réalité minutieusement construite au fil des pages en dévoilant de manière brutale l’étendue de sa facticité: « Encore un peu, et il fût tombé amoureux de cette concubine imaginaire, au point de croire que sur la berge aride existait réellement un palais construit pour elle et pour quelques autres centaines de favorites languissantes», est-il écrit après que Balbutiar ait transpercé d’une longue épingle d’or le coeur de la princesse assoupie, « Une fois de plus, il avait échappé aux enchantements qui le menaçaient; il avait évité les pièges qui le guettaient en deçà et au-delà de ses rêves. » (NAP, 133)
Se terminant sur le même ton exactement que les deux premières histoires, qui voient le roi s’exalter momentanément avant de se ressaisir devant l’imminence de nouvelles aventures50 , ce dernier conte du triptyque achève de démontrer que la seule réalité digne de ce nom est justement celle du rêve, de l’illusion, de la fiction. Et c’est là qu’apparaît toute l’importance du conte médian. Car si le premier et le troisième, qui forment à proprement parler l’entrevoûte, mettent l’accent sur la nécessité d’élaborer des « réalités fictives» afin de tromper l’autre et de prolonger encore un peu son propre sursis, le conte central souligne quant à lui l’enlisement subséquent de toute réalité dans une glu onirique dont nul ne saurait se déprendre. Or, « écroulement de la hiérarchie qui tient à distance la réalité et la fiction n’est pas étrangère au post-exotisme. Elle est symptomatique de cette disjonction qui refait surface dans chacune de nos analyses, dans la schizophrénie de Samarkande et de Vlassenko comme dans la fin éternellement différée de Will Scheidmann, mais aussi dans cette historiographie dépouillée de toute succession historique qu’est la Shagga des sept reines sirènes ou encore, dans les idées antithétiques que véhicule, à deux moments différents, le même texte, la Shagga du ciel péniblement infini. Elle est l’expression d’un élément surnuméraire, comme Je troisième texte de l’entrevoûte, d’un élément qui n’a pas sa place dans l’ordre des choses,
50 Plus encore qu’une tonalité analogue, le même passage, à peu de choses près, est répété à la tin de chacun des trois contes. Respectivement: « II se doutait que de nouvelles aventures l’allendaient. Et il sied à un seigneur d’affronter l’adversité avec dédain et sans sourire» (34); « Il exulta, exulta, puis il se tut, car il se doutait bien que de nouvelles aventures l’attendaient. Et il ne sied guère à un monarque d’accueillir l’adversité, ou les chirurgiens, autrement que par un dédain ironique et imperturbable. »
(79) et « Car il savait que de nouvelles aventures l’allendaient; et il ne sied pas à un seigneur d’accueillir son destin le rostre débrai lié et le poitrai 1saJ i de chiendent» (132).
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mais qui s’y loge néanmoins en y établissant un espace conflictuel, un lieu de rencontre polémique du même et de l’autre.
2.5 UNE DISCORDANCE IRRÉDUCTIBLE
Deux grandes figures structurantes se dégagent de ces trois oeuvres post-exotiques. En premier lieu, la figure de Shéhérazade, dont la manifestation la plus élaborée passe par le personnage de Will Scheidmann dans Des anges mineurs, mais qui est non moins présente en surface des deux autres textes51 • Or cette figure oeuvre au sein des textes post-exotiques dans la mesure où elle est aporétique, qu’elle manifeste son inadéquation avec elle-même. C’est d’ailleurs ce que renforce la figure homologue du Christ qui vient s’y greffer dans le recueil de narrats de Volodine. C’est-à-dire qu’elle tient lieu du manque-à-être qui lui permettrait de remplir sa propre fonction, de prendre sur elle la faute à l’origine de la ruine de la communauté, tout en engageant celle-ci sur la voie d’un devenir par le rétablissement de l’ordre perdu. Ce faisant, elle témoigne d’une fin à la fois présente, dans la mesure où il n’y a rien de plus qui ne puisse advenir outre la mort, et différée par cette parole qui, en dépit de son impuissance à altérer le cours des événements, ne peut mettre un terme à sa profération de narrats. La seconde figure structurante est celle de la schizophrénie. Élément capital de Vue sur l’ossuaire, la qualité selon laquelle elle se fait rassembleuse d’éléments hétéroclites est également constitutive du personnage de Scheidmann, à travers qui se manifestent les voix d’une commuauté entière. D’un côté comme de l’autre, elle est J’expression de cette idée, rencontrée dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, d’une adéquation de J’identité et de l’altérité ou encore, d’une unité composée de termes antagoniques.
51 Bien qu’elle ne soit que suggérée, dans Vue sur l’ossuaire, à travers le nom de Maria Samarkande. En effet, Samarcande est le royaume sur lequel règne Shah Zaman, le frère cadet du roi Shah ryal’ pour qui Shéhérazade débite ses contes. Évidemment, l’inscription des Mille el une nuits au sein de cette oeuvre de VoJodine est plutôt ténue et nous sommes d’avis qu’elle ne mène à aucune conclusion d’importance en ce qui concerne notre propos. Néanmoins, elle ne manque pas de renforcer la présence explicite du personnage de Shéhéra;z:ade dans Des anges mineurs et Nos animaux préférés ainsi que son importance en tant que figure dans le post-exotisme.
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Il n’est pas étonnant de constater que chacune de ces figures dominantes reconduit à sa façon la logique inhérente au mode d’être sensible des prisonniers post-exotiques, qui se solde par l’indifférenciation du même et de J’autre due aux exigences du chronotope de la prison à perpétuité. Mais alors que Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze donne à voir un mode d’être axé sur l’adéquation des antagonismes, Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés, y apportent une nuance en envisageant cette adéquation comme une unité, certes, mais au sein de laquelle sévit une disjonction, une irréductible discordance. C’est sans doute la figure de la schizophrénie qui se fait l’expression la plus évidente de cette disjonction, mais celle de Shéhérazade en est aussi marquée de par sa qualité aporétique, qui l’inscrit dans un rapport d’inadéquation à elle-même. C’est toutefois sur le plan générique que cette discordance porte le plus à conséquence. Car en maintenant un écart entre les particularités formelles immuables rapportées dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze et leurs manifestations empiriques (Vue sur l’ossuaire, Nos animaux préférés), ou en confondant la nature d’une oeuvre par son appartenance à plusieurs genres (Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs), la disjonction s »étend au-delà de sa dimension figurative pour s’inscrire comme principe constitutif de l’acte d »écriture.
3.1
CHAPITRE III
POLITIQUE DU POST-EXOTISME MÉSENTENTE ET MÉSIDENTIFICATION
LES FIeURES STRUCTURANTES DU POST-EXOTISME
L’examen, dans le chapitre précédent, de Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés, échantillon mince, mais non moins représentatif de la production 1ittéraire post-exotique, a été l’occasion d’un recul critique par rapport aux propos tenus dans Le postexotisme en dix leçons, leçon onze. D’ailleurs, l’analyse de ces trois textes et des genres, spécifiques à la littérature des prisonniers, dont ils se revendiquent, avait précisément pour objectif de mettre en perspective le contenu de la onzième oeuvre de Volodine, dont la double nature, fictionnelle et métafictionnelle, fait appel à la circonspection du lecteur. Ainsi les deux chapitres précédents ont-ils fait état des figures structurantes de l’imaginaire postexotique tel qu »elles sont mises en scène et représentées dans les divers niveaux fictionnels et narratifs de l’édifice romanesque volodinien. Ayant analysé attentivement chacun de ces niveaux, de ces « réalités délirantes », il importe de faire le point sur les grandes figures qui structurent J’imaginaire des prisonniers afin de comprendre la manière dont Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze et l’ensemble de la production littéraire des détenus concourent au dévoilement d’un mode d’être qui échappe à la saisie univoque. Le présent chapitre a donc un double mandat et se déploiera, conséquemment, en deux temps: il s’agira d’abord de faire retour sur les figures structurantes de l’imaginaire post-exotique que les deux précédents chapitres nous ont permis d’isoler et de faire état de la manière dont elles s »articulent entre elles. Ainsi la première partie de ce chapitre constituera une reprise synthétique de notre analyse des deux niveaux de fiction du post-exotisme, reprise nécessaire, dialectiquement, pour rouvrir l’interrogation politique qui oriente notre propos. La consolidation des diverses figures rencontrées au cours de notre réflexion nous permettra donc par la suite de reprendre, de manière plus éclairée, la problématique qui sous-tend l’ensemble de cette recherche, celle de l’inscription du politique dans J’esthétique post-exotique. Nous ferons alors une nouvelle incursion dans la pensée de Jacques Rancière avant de revoir les conclusions sur la politicité
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de la littérature post-exotique auxquelles nous sommes parvenus lors de notre analyse de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze.
3.1. J Shéhérazade et le Quartier de Haute Sécurité
L’oeuvre d’Antoine Volodine est traversée par deux grandes lignes directrices. La première est d’ordre sociopolitique et concerne spécifiquement l’échec des idéologies révolutionnaires et progressistes de la modernité et l’éclatement subséquent de la conception dialectique de l’histoire; la seconde est de l’ordre de l’individualité subjective et prend la forme d’une mise en cause des frontières qui délimitent le même et l’autre. La première de ces deux grandes lignes directrices est à son tour partagée entre deux figures structurantes, que nous avons mises au jour dans les chapitres précédents. Il y a, en premier lieu, le Quartier de Haute Sécurité où sont enfermés les derniers tenants de l’égalitarisme radical. Mise en scène dans tous ses détails dans le onzième texte de Volodine, cette figure capitale est présente également, bien que de manière beaucoup moins explicite, à travers l’oeuvre entière, assurant par son caractère récurrent la cohésion de l’ensemble du corpus volodinien avec les propos mis au jour dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Pensons par exemple aux commentaires des deux Shaggas comprises dans Nos animaux préférés, qui situent l’énonciation au sein même de la prison des révolutionnaires égalitaristes, ou encore, au centre de détention Manuela Aratuipe où sont interrogés Maria Samarkande et Jean Vlassenko dans Vue sur l’ossuaire.
Mais la figure du Quartier de Haute Sécurité ne marque pas seulement ces deux oeuvres, dont J’une précède et J’autre suit Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Son empreinte se dessine à l’origine même de l’entreprise littéraire post-exotique, dans Biographie comparée de Jorian Murgrave, premier roman signé Antoine Volodine, et sa présence au sein de ce texte dépasse largement la seule mise en scène d’un espace carcéral ou concentrationnaire. C’est-à-dire que la composition même de la figure, les traits distinctifs qui s’y greffent au fil des pages, sont étonnamment semblables à ceux du Quartier de Haute Sécurité tels que rapportés dans la onzième oeuvre de Volodine. Certes, la complexité
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narrative de Biographie comparée de Jorian Murgrave tend à obscurcir ces traits distinctifs en les disséminant çà et là dans un inextricable labyrinthe diégétique; mais qui s’attardera aux détails de l’oeuvre remarquera la récurrence de trois éléments indissociables de cette sphère d’expérience qui sous-tend l’esthétique littéraire post-exotique. Premièrement, un rappolt notable s’établit entre l’espace carcéral et l’acte d’écriture, qui voit celui-ci se plier aux exigences de celui-là:
Pied-de-boeuf imaginait des anecdotes confuses et graveleuses, Tyran ouvrageait de longs chapitres pornographiques; pour ma part, je grommelais quelques épisodes à tiroirs, des intrigues gigognes qui étaient de tumultueux et sanglants dédales. [… ] Tout avait été envisagé dans Je silence infini de notre solitude. Et sans cesse nous en revenions aux mêmes images, sans cesse je dessinais les courbes brisées de notre univers carcéral (lM, 38. Nous soulignons).
Deuxièmement, cet univers carcéral qui détennine la posture scripturale du jeune Murgravé2 suscite un rapport au temps qui non seulement brouille les frontières entre le passé, le présent et le futur, mais refuse à la faculté mémorielle la capacité de départager chacune des catégories temporelles:
Je voudrais dire une chose: au mi lieu des hurlements de désespoir, des tintements de chaînes, lorsque J’on avait, en pleine nuit, arraché à son sommeil quelqu’un de mes camarades, et que dans le dortoir brusquement glacial errait à nouveau le parfum des portes ouvertes et du sang, je ne parvenais pas à ressentir la peur de la m011. Dans ma cervelle s’enlignaient des enfilades de couloirs, et des chiffres abstraits, des nombres de jours, d’heures, de mois, comme des courbes impersonnelles où la mémoire ne pouvait plus distinguer ni passé, ni fittur, ni présent. (JM, 36.
Nous soulignons)
Cette indistinction des catégories du temps dans l’exercice de la faculté mémorielle évoque directement l’influence déterminante de la mémoire sur le mode d’être sensible des prisonn iers post-exotiques telle que nous l’avons circonscrite dans le chapitre premier.
Mais un troisième et dernier élément est à lui seul la preuve, difficilement réfutable, que Biographie comparée de Jorian lvlurgrave participe pleinement de la sphère d’expérience des prisonniers post-exotiques. S’il n’évoque pas de manière explicite l’espace carcéral, il concerne toutefois une pratique propre aux révolutionnaires incarcérés, qui consiste à
52 Notons que l’extrait précédent ainsi que le suivant sont tirés d’un opuscule intitulé Le non-rire, regroupant, au sein de la première oeuvre de Volodine, une série d’esquisses des faits saillants de l’enfance de Jorian Murgrave.
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prolonger la vie des morts, à accorder à l’intelligence des disparus sinon une réalité concrète, du moins un support vocal qui puisse perpétuer leur présence terrestre. Ainsi, dans Je chapitre intitulé « Lyrisme d’un nécrologue », qui relate l’assassinat d’une paire de brigadistes par le Murgrave, on peut lire un bref hommage nécrologique qui joue très subtilement sur la polysémie du terme « marges », désignant, au-delà de la marginalité des combattantes disparues, ces espaces blancs gui bordent les pages d’un texte. Notons en outre que cet hommage, qui couvre le dernier paragraphe du chapitre, est assumé par lin nous auquel nul référent n’est attribué et gui tranche nettement avec l’ impersonnal ité de l’ensemble du court texte:
Nous n’avons pas prononcé de serment devant la neige, nous n’en prononcerons pas en ce moment devant les flammes. Dojna Khatoun et Hakatia Toréguéné ne méritent pas le rituel immuable des larmes et des regrets, elles ne méritent pas d’être figées pour toujours dans le passé. Elles sont vivantes, elles sont la beauté et l’orgueil de Terre. Dans ces marges où nous errons, au front des combats contre les ennemis venus d’indescriptibles néants, resplendissantes elles se dressent, elles se tiennent à nos côtés, elles nous aident. (JM, 179.
Nous soulignons)
Un lien consistant s’établit en effet entre ce nous indéfini qui erre dans les marges à la rencontre d’ennemis indescriptibles et le nous formé de l’enchevêtrement inextricable des voix des prisonniers post-exotiques, soliloquant entre la vie et la mort au fond du Quartier de Haute Sécurité. Notons encore la correspondance de l’extrait précédent avec celui-ci, tiré de
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze:
Comme toujours lorsque l’un des nôtres était assassiné, nous constituâmes un collectif portant son nom. Sa voix vibra avec la nôtre, dans la nôtre. Sa mémoire continua à exister, à remuer des souvenirs que nous pouvions nous approprier, et elle continua à fabriquer des images où nous nous déplacions avec bonheur, des rêves qui niaient le réel et le subvertissaient. (PE, 54 et 57)
À la lumière de ces deux extraits, dont la proximité de contenu tranche avec l’intervalle considérable qui sépare Biographie comparée de Jorian Murgrave et Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze53 , et de tous les autres extraits que nous avons évoqués précédemment, qui réaffirment le rôle capital du Quartier de Haute Sécurité tout au long de l’oeuvre de Volodine, il est raisonnable d’affirmer l’autorité de cette figure sur l’entreprise littéraire post-exotique. Présente dès les premiers textes publics du post-exotisme, la figure du Quartier de Haute
S3 Entre ces deux oeuvres s’étend une période de treize ans (1985-1998), pendant lequel Volodine a publié neuf textes d’envergure.
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Sécurité inscrit au sein de l’édifice romanesque volodinien un fil conducteur, qUJ vise à rendre compte de la conjoncture sociopoJitique « post-révolutionnaire» qui sévit au tournant du XXI » siècle.
À cette figure dominante vient s’ajouter celle, plus subtile, mais tout aussi présente de Shéhérazade, consolidant par son caractère propre les enjeux temporels et historiques de l’incarcération. Profondément interreliées, ces deux figures participent d’une même logique, exacerbant la valeur chronotopique, la «corrélation essentielle des rapports spatiotemporels54 » qui fait la spécificité de la littérature post-exotique. Dans son étude sur les formes du temps et du chronotope dans le roman, Mikhaïl Bakhtine écrit: «Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intell igible et concret. Ici, le temps se condense, dev ient compact, visible pour J’al1, tand is que J’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de J’Histoire55. » Or la figure de Shéhérazade, en se greffant à celle du Quartier de Haute Sécurité, se trouve à creuser l’écart entre le temps et la durée, plaçant la fusion des indices spatiaux et temporels sous le signe de la détention de l’ensemble des temps au sein d’un autre temps qui, lui, ne passe pas. On pourrait dire de cette figure ce qui est dit à propos de la Shagga du ciel péniblement infini dans Nos animaux préférés, à savoir qu’elle «reflète une des préoccupations traditionnelles [… ] de la littérature carcérale: celle de la durée anormalement allongée, de la durée douloureuse, créant de la douleur que ce soit avant, pendant ou après la mort» (NAP, 84).
Depuis son apparition dans Des enfers fabuleux, quatrième roman de Volodine (dont l’enchevêtrement dédaléen d’univers baroques est attribué, dans les toutes dernières pages, à l’individualité créatrice d’un arthropode géant56), la figure de Shéhérazade ponctue
54 Bakhtine, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman. Trad. du russe par Daria 01 ivier. Coll.
« Tel ». Paris: Gallimard, p. 237.
55 ibid., p. 237.
56 « Et si Lilith était une petite fille de trois cent quarante-trois mètres d’envergure? [… ] Une petite
fille bavarde, racontant aux araignées et aux langoustes mille intrigues en variation continuelle?
cherchant dans les ombres de sa mémoire de quoi concevoir, de quoi animer et nourrir les personnages
de ses récits? »(EF, 781)
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l’entreprise littéraire des prISonniers à la manière d’un leitmotiv, rappelant sans cesse le gouffre incommensurable qui sépare l’action de la diction, le temps de l ‘histoire du temps de sa mise en récit. Son incarnation la plus manifeste, nous l’avons vu, est celle de Will Scheidmann, qui retarde son exécution par la profération de ses « nal’rats étranges» et, ce faisant, inscrit au sein de la durée anormalement prolongée de sa mise à mort des fragments non seulement du passé de la communauté, mais également de son présent et de son avenir. Ce que Des anges mineurs met en oeuvre à travers la singulière polyphonie qui caractérise le personnage de Sheidmann est l’expression d’une collectivité dont l’être au monde ne relève plus que d’une parole menacée par l’extinction. Rappelons l’ultime passage de Le postexotisme en dix leçons, leçon onze, qui dans la singulière expression d’une fin terme tient lieu de cet équilibre précaire entre la vie et la mort que représente Shéhérazade: « JI n’y avait plus un seul porte-parole qui pût succéder à. C’est donc moi qui» (PE, 85). Ainsi les figures conjointes de Shéhérazade et du Quartier de Haute Sécurité contribuent-elles à établir l’image spatio-temporelle d’une collectivité « en marche vers le rien », ressassant en un soliloque l’interminable fin de 1’histoire.
3.l.2 L’identité schizophrène
La seconde grande ligne directrice du post-exotisme concerne la mise à mal des frontières de l’ individual ité subjective. Le processus selon lequel s’opère cette indifférenciation du même et de l’autre se déploie simultanément sur deux plans. Sur le plan textuel, d’une part, dans la mesure où J’identité des personnages des oeuvres littéraires postexotiques est toujours soigneusement mise en doute -à travers, notamment, ses rapports aux autres personnages -, et ceJle des narrateurs, méticuleusement dissimulée par la mise en oeuvre d’ hétéronymes, de prête-noms, de porte-parole. Métatextue 1, de l’autre, en ce que les textes des prisonniers sont issus de ce que nous avons nommé, à l’instar de Volodine, une « pratique collective de l’incarcération57 », qui consiste en la récupération des expériences individuelles par la communauté, ou l’intégration des rêves, des folies hallucinatoires et des transes chamaniques au fonds de la mémoire collective. Cela dit, cette ligne directrice du
57 Cf chapitre l, section J .~. J: La mémoire et ses territoires.
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post-exotisme est subordonnée à la première dans la mesure où les principales figures qui lui donnent consistance sont envisagées en tant qu’effets de la réclusion à perpétuité. Ainsi de la schizophrénie par exemple, qui, tel que nous l’avons mentionné à propos de Vue sur l’ossuaire dans le chapitre précédent, figure à la fois le caractère autistique de l’enfermement à l’intérieur de murailles et de la séparation radicale d’avec l’extérieur, et l’idée selon laquelle J’altérité est désormais à rechercher dans les profondeurs même de l’identité. De loin la figure la plus importante de cette indifférenciation du même et de l’autre, le concept de schizophrénie introduit, conjointement au mouvement de repli sur soi autour duquel prend forme le paradigme ontologique de l’être entre soi, l’idée d’un conflit intérieur comme catalyseur de la fiction. En réponse à une question sur le couple problématique que forment les personnages de Puffky et de Schlumm dans Bardo or nol Bardo, Volodine écrit:
comme vous le soulignez, on retrouve ici (dans le train, dans les caves du Bardo, chapitres 3 et 5) un couple fréquent: deux Untermenschen au fond de leur propre épuisement, qui se chamaillent un peu tout en perdant la plupart des traits qui les différencient: Gulmuz Korsakov/Dondog Balbaïan, à la fin de Dondog, Dondog/Schlumm (dans leurs rencontres oniriques), Breughel!Attyl dans au moins une séquence de Nuit blanche en Ba/kyrie, Gonçalves/Golpiez à la fin de Le nom des singes, Yasar Dondog/Evon Zwogg dans Des anges mineurs (<< … et toi, de nous deux, tu es lequel? » (AM, 123)). Etc … C’est effectivement, avec ces paires de personnages particuliers, un auto-interrogatoire qui se met en place pour se substituer à l’interrogatoire: avec les mêmes phases de brutalité, de duplicité et de mensonge et là, la contrainte question/réponse persiste, mais dans un cadre plus étouffant encore, si possible, et plus crépusculaire58 .
A la lumière des couples énumérés ci-dessus se dessine, en tant que composante capitaJe du post-exotisme, cette dynamique singulière entre victime et bourreau que nous avons analysée dans Vue sur l’ossuaire et qui concerne également les oeuvres antérieures de Volodine telles que Nuil blanche en Balkyrie, Le nom des singes et, ajouterions-nous, Des enfers fabuleux5Y • Et la juste saisie de cette dynamique est essentielle à la compréhension du rapport qui unit l’esthétique et le politique au sein du post-exotisme, dans la mesure où elle perpétue, sous le mode de la synthèse disjonctive, la lutte inhérente au paradigme ontologique de la première génération d’écrivains dans celui de la seconde, déterminé par le fait d’être entre soi. C’est-à58
Volodine, Antoine. 2006. « On recommence depuis le début. .. ». Propos recueillis par Jean-Didier
Wagneur. Dans Écritures contemporaines 8. Antoine V%dine, fictions du politique, sous la direction
de Anne Roche et Dominique Vian, p. 227-277. Coll. « La revue des lettres modernes». Paris:
Minard, p. 271.
59 En effet, l’instance narrative, dont l’identité est dévoilée à la fin du texte, rassemble en un seul être
deux des personnages dont il est question à plusieurs reprises au fil de l’histoire, Lilith et Leela.
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dire qu’à l’isolement de la communauté dissidente et à l’abandon subséquent de la lutte qui structurait les rapports entre les deux entités idéologiques répond la réinscription, au niveau plus intime de la subjectivité, d’un schème conflictuel qui force à envisager le politique non plus dans les termes d’une opposition de l’identité et de l’altérité, mais plutôt comme rapport problématique de J’identité à elle-même.
Le post-exotisme se construit donc à l’intersection de ces deux lignes directrices, cultivant, à travers la figure prédominante du Quartier de Haute Sécurité, un mode d’être qui tend vers l’abolition du caractère antagonique qui structure traditionnellement les rapports entre l’identité et l’altérité et la réinscription de cet antagonisme fondamental sur le plan de la subjectivité. Qu’ i1 se manifeste dans l’ ind ifférenciation des catégories du temps, dans le rapport conflictuel d’un personnage à lui-même, ou encore, dans J’inadéquation d’une oeuvre avec les particularités génériques qu’elle revendique, le mode d’être des écrivains postexotiques est irrémédiablement marqué par une tension issue de la rencontre de deux processus hétérogènes: d’un côté, l’assimilation de l’altérité par l’identité, de l’autre, la réaffirmation continuelle d’une disparité au sein de cette dernière. Cette tension vient remettre en question nos conclusions au sujet de la politicité de l’esthétique post-exotique formulées au chapitre premier, dans la mesure où elle met au jour l’irréductibilité de la dimension confl ictuelle qui appelle l’émergence d’une 1ittérature carcérale par sa réinscription au sein de la communauté homogène des révolutionnaires incarcérés et du paradigme ontologique qui les caractérise, celui de l’être entre soi. Nous serons donc appelé à reprendre, dans les pages qui suivent, la question du politique laissée en suspens depuis la fin du premier chapitre afin d’y apporter quelques nuances essentielles.
LA QUESTION DU POUTIQUE
Derrière ce mode d’être qui prend forme dans la double disjonction des temps historiques et des identités subjectives apparaît donc de nouveau la question du politique, qui sous-tend notre réflexion depuis le début. L’analyse du contexte carcéral et de ses retombées
3.2
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sur l’expérience sensible des prisonniers au premier chapitre nous a amenés à envisager la dimension politique du post-exotisme dans l’adéquation des modalités de J’être au monde et des manières de faire de la fiction dans le Quartier de Haute Sécurité. Rappelons que ce postulat découle d’une conception de l’al1 et de la littérature fondée sur l’identification des formes de l’oeuvre aux formes par lesquelles la communauté se donne à voir à elle-même. En rupture avec l’idée aristotélicienne de la mimésis, ce régime artistique met en relation directe la poiesis, entendue comme manière de faire, et l’aisthesis, entendue comme manière d’être sensible, déplaçant le propre de l’art vers l’articulation de ce rapport entre être et fail »e60 . De fait, le second chapitre nous a permis d’entrevoir le caractère contingent de la représentation dans les oeuvres post-exotiques, qui ne sert que de prétexte à la mise en scène des quelques
figures structurantes de l’être au monde des prisonniers.
Or, l’analyse des trois oeuvres issues de la production littéraire des détenus, au second chapitre, nous a aussi permis de constater que ces mêmes figures ne cessent de réaffirmer l’existence d’un écart entre ce qui est et ce qui se donne à voir. Ce qui nous amène à supposer que si la littérature post-exotique se donne à voir comme un agencement de signes qui, dans sa matérialité même, reproduit Je découpage des temps et des espaces qui informe le commun des révolutionnaires écri-vains, il n’est pas impossible qu’elle soit, en réalité, tout autre. Dans un même ordre d’idées, il se peut que la politicité de l’esthétique post-exotique ne réside pas dans sa tendance à reconduire, au sein du texte, la corrélation des rapports spatio-temporels qu’impose la réclusion perpétuelle, mais bien dans sa tendance à éconduire le mode d’être imposé. C’est-à-dire qu’en se constituant en tant qu’homologie entre les dispositions thématiques et formelles des textes et le mode d’être sensible perpétué dans j’enceinte du Qual1ier de Haute Sécurité, l’esthétique littéraire des prisonniers est dépossédée du caractère dissensuel propre au politique comme processus. Plus encore, elle se trouve à incarner le phénomène contraire par sa disposition au prolongement consensuel d’un ordre, aussi insolite soit-il. Cela dit, le développement de cette hypothèse nécessite d’abord la mise en place d’un appareil conceptuel spécifique qui nous permettra d’apporter quelques précisions essentielles,
60 Voir au sujet de ce régime d’identification de l’art deux textes de Jacques Rancière : Le parIage du sensible. 2000. Paris: La fabrique; et Malaise dans l’esthétique. 2004. Coll. «La philosophie en effet ». Paris: Galilée.
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notamment au sujet de l’opposition, que suppose l’hypothèse ci-dessus, entre l’ordre et le politique. Pour ce faire, il sera nécessaire d’interrompre momentanément notre analyse du post-exotisme pour consacrer quelques pages à certaines notions de la pensée politique de Jacques Rancière.
3.2./ Le politique et la police
Ce qui nous retient de placer la politicité de la littérature post-exotique sous l’égide de son identification au mode d’être sensible des détenus est une nuance inhérente au sens même du terme « politique ». Du grec politikos, « qui concerne les citoyens, l’État », lui-même dérivé de polis, désignant la cité, le terme politique a partie liée au gouvernement des hommes, à l’organisation de la cité par le partage, entre les citoyens, des fonctions nécessaires à la pérennité de l’être ensemble. À partir de cette défin ition rud imentaire, le substantif en question en vient à signifier deux choses complémentaires, mais de nature distincte. L’acception la plus commune du terme met l’accent sur l’idée d’organisation, faisant du politique l’ensemble des processus visant à équilibrer les profits et les dommages là où il y a tort entre les citoyens, assurant de ce fait le maintien de l’ordre social. En d’autres mots, cette acception sert à désigner ce qui est spécifique au gouvernement de la cité des hommes, ce qui à la fois dispose et maintient les corps en communauté et, de surcroît, légitime le fait de cette distribution. Mais à l’instar de Jacques Rancière, nous sommes d’avis quïl existe un nom plus approprié pour cet usage du terme:
On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cene distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler
police6l .
Nous désignerons donc du nom de « police» ce qui a trait à l’organisation du commun, au partage du sensible qui donne forme à la communauté. Remarquons toutefois que l’utilisation de ce terme se veut dépourvue de toute connotation péjorative, malgré son association aux
61 Rancière, Jacques. 1995. La mésenlenle. Coll. « La philosophie en effet ». Paris: Galilée, p. 51.
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types de police mis en oeuvre dans les régimes autoritaires. Ceux-ci ne sont que des manifestations particulières du phénomène qui consiste en l’organisation du commun en
parties et en parts. Qui plus est, le terme police est étroitement lié, par son étymologie, à celui de politique:
[Police] est emprunté au latin politia qui, à époque tardive, et accentué sur le radical, désigne l’organisation politique, le gouvernement. Cicéron employait déjà le mot pour désigner Je traité de Platon intitulé La République. [… ] partiellement synonyme de politique, mot contemporain, [police] a désigné d’abord Je bon ordre, la bonne administration publique, en particulier le bon gouvernement d’une ville, l’ordre établi dans une société, une assemblée, etc62
Ainsi le terme police désigne’-t-il spécifiquement l’ordre qui détermine qui a part à quoi dans une certaine configuration du sensible. Sa distinction d’avec le terme plus usité, mais
pourtant inadéquat, de politique est capitale en ce qui concerne notre propos, car c’est cet ordre, la tournure si ngul ière qu’il prend sous la sphère d’expérience des prisonniers, que révèlent les oeuvres littéraires post-exotiques par le biais des grandes figures qu’elles mettent en scène. Contrairement à la police, qui rend compte des modalités selon lesquelles le commun d’une communauté se divise en parts réparties entre les diverses instances de celleci, le politique n’a pas d’objet qui lui est propre. Son seul principe réside, selon Rancière, dans la vérification de l’égalité de tous avec tous, égalité qui subit une torsion fondamentale dans l’institution de tout ordre socia l, de toute organ isation de l’être ensemble. C’est-à-dire qu’il ne concerne pas de manière spécifique quelque sphère délimitée de l’organisation sociale. JI témoigne simplement de la contingence de l’ordre qui préside à celle-ci et se manifeste dans J’établissement d’un commun litigieux par une partie de la communauté qui prend conscience de son inégalité avec le tout. Le politique apparaît ainsi à travers la mise en
péril de l’ordre policier, par le constat que celui-ci s’élève sur un mécompte des parties de la communauté, une mésentente qui déforme, voire masque la nature fondamentale de la communauté et de ses parties.
Dans le même ordre d’idées, la véritable dimension politique de l’oeuvre de Volodine ne participe pas de la figuration d’un ordre, mais bien du risque omniprésent de sa ruine par
62 Rey, Alain (dir. pub!.). Dictionnaire historique de la langue française, 1te éd. mise à jour et enrichie (2006). Sous {( Police », t. 2.
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le biais de ses contradictions internes. L’ensemble de notre réflexion nous a permls de décomposer la littérature post-exotique en un certain nombre de lignes directrices et de figures structurantes, qui contribuent à la délimitation d’un ordre dont la qualité spécifique réside dans l’abolition des antagonismes ou, plus exactement, dans la déconstruction des frontières qui s’élèvent entre le même et l’autre. La politicité du post-exotisme réside précisément dans les failles de cet ordre, qui apparaissent lorsque l’adéquation de l’identité et de l’altérité prend la forme d’un phénomène à la fois radicalement autre et profondément identique, empreinte indélébile d’une mésentente fondamentale, à savoir l’inadéquation de soi à soi. JJ suffit en effet de renverser notre perspective à l’égard du rapport entre le même et l’autre pour qu’apparaisse aussitôt une tension, qui appelle un léger déplacement des termes de notre raisonnement. En clair, le problème est le suivant: la fusion d’éléments antagoniques n’est concevable qu’au prix d’une différance au coeur même de l’unité ainsi créée. La suppression du processus dialectique du conflit par l’instauration d’un ordre ancré dans une logique de la non-opposition des contraires est, chez Volodine, factice. Cette prétendue suppression est en fait l’objet d’une mésentente propre à l’ordre, qui, sous couvert d’un investissement de l’altérité au sein de l’identité, paraît abolir la dimension conflictuelle qui tient à distance les deux termes, alors que le conflit n »est, en réalité, que déplacé dans la sphère plus restreinte de l’identité. Autrement dit, l’adéquation apparente du même et de l’autre masque en fait un écal1 irréductible de l’identité à elle-même. Cette dissimulation fait toutefois l’objet d’une résistance, dans la mesure où !’écaI1 ne cesse de faire retour dans la fiction et ses dispositifs, allant même jusqu’à s’inscrire, tel que nous l’avons souligné en conclusion du chapitre précédent, comme principe constitutif de l’acte d’écriture. Il s’ensuit que c’est par le biais de cette résistance à l’ordre, qui dévoile au grand jour la discordance fondamentale de ce dernier, que se donne à penser la politicité de l’édifice littéraire postexotique.
3.2.2 L’origine de la mésentente
Afin de mieux circonscrire la nature du politique et ses manifestations au coeur de l’esthétique post-exotique, il est essentiel d’approfondir son concept fondateur, la mésentente,
79
ce que nous ferons en suivant le raisonnement de Jacques Rancière. Cette entreprise appelle un retour considérable dans le temps, car Ja raison politique occidentale étend ses racines jusque dans l’antiquité grecque, où elle trouve une fondation philosophique double: La république de Platon et La politique d’Aristote. Le premier de ces deux ouvrages consiste en une réflexion sur les conditions d’existence de la cité juste. L’organisation de la cité, selon Platon, dépend de la division du travail et de la répartition des fonctions parmi les citoyens: que chaque classe accomplisse la tâche qui lui est assignée, et que le recrutement de ces classes se fasse d’après les aptitudes naturelles de chacun, et la cité sera juste. La justice, pour sa part, est envisagée en tant qu’équiJibre de trois autres vertus: la sagesse, le courage et la tempérance. De ces deux propositions se déduit l’idée selon laquelle chacune des classes qui constitue la cité juste incarne une des vertus cardinales dont l’équilibre est la condition même de la justice. La sagesse est alors dévolue à la classe des dirigeants, le courage apparaît comme le propre des gardiens de la cité, et la tempérance revient enfin aux artisans, aux manoeuvres et à l’ensemble des hommes de peu, vertu par laquelle chacun s’occupe de sa propre tâche et ne se mêle pas de celle d’autrui. Pour sa part, Aristote décompose la communauté en trois grandes parties selon la part du commun qui revient à chacune d’entre elles. Aux o/igoi, la classe du plus petit nombre, revient la richesse matérielle; aux aris/oÏ, la classe des meilleurs, la vertu et l’excellence; et au démos, la classe du peuple, analogue à celle des artisans de la cité platonicienne, la liberté. Mais ces distributions analogues des parts et des parties du commun dissimulent un mécompte fondamental, un tort qui consiste en J’attribution aux classes populaires d’une part factice du commun, d’ une spécificité qui n’en est pas une dans la mesure où elle est aussi le propre de la communauté entière.
Posons le problème en ces termes: en quoi la liberté et la tempérance sont-elles le propre du démos aristotélicien et des gens de basse condition de la cité platonicienne? La réponse ne peut que se formuler par la négative. Dans la démocratie aristotélicienne, la liberté du peuple découle simplement de l’abolition de l’esclavage des pauvres envers leurs créanciers. Le peuple est libre seulement dans la mesure où il n’est pas esclave. Jacques Rancière écrit:
la liberté du démos n’est aucune propriété déterminable mais une pure facticité: derrière 1’« autochtonie », mythe d’origine revendiqué par le démos athénien, s’impose ce fait brut qui
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fait de la démocratie un objet scandaleux pour la pensée: par Je simple fait d’être né dans telle cité, et tout spécialement dans la cité athénienne, après que l’esclavage pour dettes y a été aboli, n’importe lequel de ces corps parlants voués à l’anonymat du travail et de la reproduction, de ces corps parlants qui n’ont pas plus de valeur que les esclaves -et moins même, puisque, dit Aristote, l’esclave reçoit sa vertu de la vertu de son maître -, n’importe quel artisan ou boutiquier est compté dans cette partie de la cité qui se nomme peuple, comme participant aux affaires communes en tant que telles. La simple impossibilité pour les oligoï de réduire en esclavage leurs débiteurs s’est transformée en l’apparence d’une liberté qui serait la propriété positive du peuple comme partie de la communauté3.
Il s’ensuit que cette liberté n’est aucunement la propriété positive du démos. Non que le peuple ne soit pas libre, mais plutôt, la liberté ne lui est pas exclusive. Elle est pour ainsi dire sa propriété impropre, dans la mesure où elle est une qualité commune à l’ensemble de la communauté. C’est-à-dire que les oligoï et les oris/oï sont tout aussi libres que les gens du peuple, et que ceux-ci se voient attribuer la liberté comme propriété purement formelle, qui masque le fait qu’ils ne possèdent, en fin de compte, aucune part du commun. De même pour la tempérance dans la cité platonicienne, qui n’est aucunement spécifique aux gens de peu, mais qui leur échoit simplement parce qu’ils n’ont rien qui leur soit propre:
il n’en est pas [de la tempérance] comme du courage et de la sagesse qui, résidant respectivement dans une partie de la cité, rendent cette dernière courageuse el sage. La tempérance n’agit pas ainsi: répandue dans l’ensemble de l’État, elle met à l’unisson de l’octave les plus faibles, les plus forts et les intermédiaires, sous le rapport de la sagesse, si tu veux, de la force, si tu veux encore, du nombre, des richesses, ou de toute autre chose semblable. Aussi pouvons-nous dire avec très grande raison que la tempérance consiste en cette concorde, harmonie naturelle entre le supérieur et l’inférieur sur le point de savoir qui doit commander, et dans la cité et dans l’individuM
Comme la liberté dans la démocratie athénienne, la tempérance dans la république platonicienne est une vertu qui concerne l’ensemble des individus, indépendamment de leur appartenance à telle ou telle classe. Et elle est la vertu selon laquelle chaque individu reconnaît la part du commun qui lui échoit et s’en contente. Ceux qui sont sages reconnaîtront alors qu’ils ont le devoir de décider de ce qui favorise l’ordre dans la cité et de repousser ce qui le menace; les courageux, pour leur part, sauront convenir de leur rôle de défenseurs de la cité et de son ordre; or, le peuple devra se rendre à l’évidence qu’il ne
63 Rancière, Jacques. 1995. Op cil, p. 26.
64 Platon. 1966. La république. Introduction, traduction et notes par Robert Baccou. Paris:
Flammarion, p. J84.
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participe en rien à l’établissement d’un ordre social, qu’il ne lui revient pour ainsi dire aucune part du commun, sinon celle de respecter le partage dont il est exclu.
C’est dans la brèche ouverte par ce mécompte fondamental, cette mésentente dans la distribution et la répartition des parts et des parties du commun que se rencontrent, selon Rancière, les conditions nécessaires à l’émergence d’un processus proprement politique. Ce processus consiste en la vérification de l’égalité d’une partie de la communauté avec l’ensemble de celle-ci par la mise en place d’un commun litigieux. II est la remise en cause de la distribution policière des parts et des parties du commun par le constat de l’inégalité inhérente à ce partage, du mécompte fondamental qui voit la police instituer et légitimer une propriété impropre en attribuant une part factice du commun à l’une de ses parties. Cela dit, le politique est indissociablement lié à la police, qui, en dernière instance, constitue la condition sine qua non de son existence. Mais il cultive un rapport antagonique à cette dernière, et ce, tant sur le plan de sa nature que de sa fonction. Car si le propre de la police réside dans l’organisation des parties de la communauté en rapport avec son tout et la justification de l’ordre qu’il met en oeuvre, le politique, lui, n’a pas d’objet ou de question qui lui soient propres. Sa seule fonction réside dans la vérification de l’égalité au coeur de l’ordre policier, et cette tâche exige qu’il se déploie de manière chaque fois singulière, traçant les contours du tort institué par la police. Selon Rancière,
l’activité politique est toujours un mode de manifestation qui défait les partages sensibles de l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition qui lui est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part, laquelle manifeste elle-même, en dernière instance, la pure contingence de l’ordre, l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant. […] Car c’est une figuration de la communauté propre à la police que celle qui identifie la citoyenneté comme propriété des individus définissable dans un rapport de plus ou moins grande proximité entre leur lieu et celui de la puissance publique. La politiquéS, elle, ne connaît pas de rapport entre les citoyens et l’État. Elle ne connaÎt que des dispositifs el des
65 Notons que Rancière parle ici de la politique et non du politique. Or la distinction qu’il fait entre le masculin et le féminin du terme n’est pas d’une grande impoI’tance dans son oeuvre, n’étant, par exemple, que sommairement développée dans son ouvrage intitulé Aux bords du po/ilique. Compte tenu du peu d’importance qu’il accorde à cette distinction, nous nous sommes permis d’employer le masculin pour éviter toute confusion avec l’acception plus courante de la politique, entendue comme lutte pour l’obtention du pouvoir de diriger, gouverner ou gérer un État, et comme l’exercice de ce pouvoir par un parti politique.
82
3.3
manifestations singuliers par lesquels il y a parfois une citoyenneté qui n ‘appartient jamais aux individus comme tels66 .
Le politique est donc le processus par lequel l’ordre est remis en cause par une partie de la communauté qui se voit attribuer une part factice du commun, ce que Jacques Rancière nomme la « part des sans-part ». Mais il est aussi, et peut-être surtout, le moment d’une prise de conscience, celle de la facticité fondamentale de la communauté et de ses parties, de la différence qui se dissimule au plus profond de leur être, ou en d’autres mots, de leur inadéquation avec elles-mêmes. 11 est la réalisation du propre impropre de la communauté, de la contingence radicale de son être qui, à travers l’activité politique, est dépossédé de son arkhè, de ce principe premier qui fixe son sens tout autant que son identité. Mais en dépit de la prise de conscience du caractère factice inhérent à l’ordre policier et de la vérification de J’ éga 1ité de toutes les parties de la communauté, la subjectivation pol itique n’ impl ique pas pour autant le remplacement de ce propre imprupre par de nouveaux attributs et un nouveau partage sensible. Elle est toujours le lieu d’un intervalle entre les identités, l’espace qUI s’étend entre le déni d’une identité donnée et une autre identification impossible. La subjectivation politique, dit Rancière dans Aux bords du politique, « [c’est] la formation d’un un qui n’est pas un soi, mais la relation d’un soi à un autré7 ». Et si J’on étend ce raisonnement, le sujet politique est celui qui se situe dans cette brèche ouvelie entre les identités, celui dont l’être au monde n’est déterminé par aucun propre, mais par la relation hétérologique entre une identité niée et ulle identification problématique.
LA pOLmetlÉ DE LA LITTÉRATURE POST-EXOTIQUE
Les concepts ranciériens de politique, de police et de cet élément médian, de cette mésentente qui éveille entre eux un rapport conflictuel, nous permet d’envisager le postexotisme sous un nouveau jour. En effet, ce n’est pas la conjoncture singulière de l’espace et du temps ni le pariage sensible qui en découle et qui structure la littérature post-exotique qui détermine la politicité de celle-ci. Le paradigme ontologique de J’être entre soi qui en vient à
66 Rancière, Jacques. 1995. Op. Cil., p. 53, 54-55. Nous soulignons.
67 Rancière, Jacques. 2004 .. Aux bords du polilique. Coll. « Folio essais ». Paris: Gallimard, p. 1J8.
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supplanter, par les effets propres au chronotope de la réclusion à perpétuité, celui de la lutte contre les ennemis de l’égalitarisme ne relève pas du politique, mais bien de la police. Ainsi, les « fictions suistiques », ces agencements de signes qui donnent à voir les traits significatifs de ce qui est commlln à la communauté des prisonniers révolutionnaires, assurent la perpétuation d’un ordre déterminé par les contraintes spatio-temporelles de l’incarcération. Au coeur même de cet ordre se dessinent cependant les contours d’une mésentente qui inscrit le politique comme composante inaliénable de l’esthétique post-exotique. Le dissensus réside, tel que nous l’avons vu précédemment, dans l’ambivalence des frontières entre l’identité et J’altérité soumises aux effets d’une logique de la non-opposition des contraires, de l’indifférenciation du même et de l’autre.
Le propre de la communauté post-exotique est l’égalité absolue des prisonniers, laquelle repose sur les qualités conjointes de l’anonymat et de l’hétéronymie. La pratique collective de J’incarcération, qui consiste à gommer toute identité subjective par le paltage des rêves et des hallucinations et par la mise en commun des mémoires individuelles, n’est, à ce titre, rien de moins que la mise en oeuvre d’une forme d’égalitarisme spécifique à l’enceinte du Quartier de Haute Sécurité. Mais cette égalité du même et de l’autre, nous l’avons vu, dissimule une inégalité plus profonde, qui se manifeste en tant qu’inadéquation de soi à soi et, par extension, de la communauté à elle-même. C’est par le biais de cette inadéquation constitutive de la communauté que s’inscrit le politique dans la littérature postexotique, et nous sommes en mesure de dégager deux plans distincts où elle se donne à voir. Le premier est d’ordre intra-diégétique. Il concerne les rapports explicites entre le sujet postexotique et son ennemi, et trouve son expression la plus évocatrice dans le motif de l’interrogatoire. Le second, quant à lui, est d’ordre extra-diégétique et concerne de façon générale l’ambiguïté générique de certains textes post-exotiques. Or ce dernier plan se divise à son tour en deux territoires. D’une part il se manifeste, tel que nous l’avons vu à propos de Vue sur l’ossuaire, Des anges mineurs et Nos animaux préférés, dans l’écart entre la forme que prend chacune de ces oeuvres et les formes fixes des genres canoniques du post-exotisme dont elles se revendiquent. D’autre part, il touche plus spécifiquement à la question du statut ambigu de ce texte central de la littérature des détenus, de cette fiction non-fiction qu’est Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Réunis, ces deux plans et leurs dysfonctionnements
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respectifs se font l’expression d’une mésentente autour de laquelle prend forme J’esthétique post-exotique et par laquelle se constitue, dans le même élan, le rapport de cet esthétique à la sphère du politique. Afin d’élucider ce rapport, il est essentiel de consacrer les quelques pages qui suivent à la mise en lumière des manifestations de la mésentente dans les deux plans en question.
3.3.! El loi, de nous deux, lu es lequel?
Des deux modes d’inscription de la mésentente affectant la communauté des révolutionnaires écrivains, celui de l’interrogatoire est de loin le plus apparent, dans la mesure o~ il traite de manière explicite du rapport singulier qui articule deux entités adverses, soit le sujet post-exotique et son ennemi. La curieuse tournure que prend la scène d’interrogatoire en confondant les statuts contradictoires de l’interrogateur et de l’interrogé laisse alors transparaître l’écart des personnages à eux-mêmes, ainsi que le caractère litigieux du mode d’être qui les sous-tend. Rappelons à cet effet l’intervention de Volodine précédemment citée à propos de certains couples de personnages dont la relation problématique occupe une place importante au sein de son oeuvre, et particulièrement dans ses textes plus récents68. Dans la distribution des places et des fonctions respectives de
l’interrogateur et de l’interrogé, de la victime et du bourreau se donne donc à voir le mécompte propre à la communauté post-exotique, l’élément litigieux qui inscrit le sujet postexotique comme sujet proprement pol itique, c’est-à-dire comme sujet qui se constitue dans la seule « relation entre un soi et un autre69 », dans l’intervalle ouverte entre deux identités
distinctes.
Ce rapport équivoque qui s’installe au coeur du post-exotisme par le biais de l’interrogatoire est celui-là même qui nous a amené à qualifier Vue sur l’ossuaire d’unité disjonctive, dans le chapitre précédent. La situation conflictuelle des protagonistes de cette oeuvre de Volodine est sans doute une des illustrations les plus limpides de la mésentente qui
68 Cf Volodine, Antoine. 2006. « On recommence depuis le début. .. ». Loc. Cil., p. 271. 69 Ra~cière, Jacques. 2004. Op. cil, p. 118
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structure les relations entre les entités idéologiques contradictoires. Pensons seulement au système totalitaire de la Colonie, connu aussi sous le nom de l’Orbise, qui figure dans le texte comme utopie-cauchemar. « Je n’ai rien renié de la luminosité fraternelle qui habitait l’Orbise, et [… ] je ne vois pas d’autre voie que celle qui nous a menés au cauchemar» (Va, 22), dit Maria Samarkande, fille de l’Orbise, incapable de montrer de façon nette son appréciation ou sa haine de la société concentrationnaire qu’elle a contribué à mettre en place et qui s’est retournée contre elle. Ce qui est rendu manifeste dans la nature ambiguë de l’Orbise, c’est précisément cet intervalle entre les identités ouvert par la coprésence litigieuse de régimes idéologiques conflictuels au sein d’une même entité. C’est l’évidence de la communauté problématique du bien et du mal et la prise en charge de cette évidence par une logique qui échappe à la séparation manichéenne de ces deux termes. Ce phénomène se transpose également chez les deux protagonistes. Dans le personnage de Jean Vlassenko, qui cache en lui les constructions hermétiques du post-exotisme qui « lui avaient permis d’échafauder en parallèle deux ou trois sincérités indépendantes» (Va, 66), et de Maria Samarkande, qui avait partagé les univers post-exotiques de Vlassenko :
On voulait lui en faire cracher beaucoup plus à votre Maria Samarkande, puis Mais elle est comme vous, fondue dans le même métal merdique et opaque et même pas ennemie, elle dissimule en elle des domaines incompatibles avec la vérité qu’elle prétend défendre, [… ] vous préservez en vous les traces d’une allégeance à une puissance étrangère qui n’est pas l’ennemi mais dan/nous ne savons rien (Va, 68. Nous soulignons)
Qu’il s’agisse de la relation entre les personnages de Samarkande et de Vlassenko ou des rapports que ceux-ci entretiennent avec le système totalitaire qui s’acharne à les briser, la violence du conflit qui donne forme à ces relations est toujours marquée par J’absence d’hostilité et de rancune envers l’autre, de sorte que ce qui fait office de bourreau est toujours vu d’un oeil bienveillant et jamais explicitement considéré comme ennemi. Malgré les humiliations que subit Maria Samarkande, violée par les officiers de la Colonie et suppliciée par l’être qui lui est le plus cher,jamais elle ne reniera le régime qu’elle a contribué à mettre en place ni J’homme avec qui elle a passionnément vécu. De la même manière, Jean Vlassenko, en dépit de sa rééducation par la police du régime de l’Orbise, restera toujours fidèle à Samarkande et aux activités dissidentes qu’ils ont menées conjointement dans une vie antérieure. li semble ainsi que le propre de ces deux personnages, ce qui les constitue en tant que sujets et, de surcroît, en tant que sujets politiques n’est pas leur allégeance à un régime
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idéologique, mais, bien au contraire, le refus de toute fixation idéologique et la constitution subséquente d’une identité axée précisément sur le conflit, la mésentente ou encore, la mésidentité. L’extrait suivant est, à ce titre, révélateur:
Nous avions calculé qu’avec cette confrontation [… ][vous] décrypteriez ces messages soidisant post-exotiques que vous vous étiez arrangés pour ne pas divulguer de votre vivant, et que vous teniez tant, eUe et vous, à protéger de nous, puis il alluma une deuxième cigarette et dit Et quand je dis nous, je vais beaucoup plus loin que les Services de vigilance, j’inclus dans ce nous à la fois la Colonie et ses ennemis étrangers, et ensuite il expectora sur le visage de Jean Vlassenko et il dit J’jnclus dans ce nous l’ensemble respectable de l’espèce humaine, à peu près tout le monde, et vous n’en faites pas partie, ni vous ni elle (VO, 69).
Ce que révèle cet extrait, c’est l’écart entre la sensibilité post-exotique, dont se portent garants Samarkande et Vlassenko, et toute organisation idéologique, tant du côté de la Colonie, qui tient ici le rôle du bourreau, que de celui de ses ennemis étrangers. Les deux protagonistes se constituent dans la brèche ouverte entre deux identités, au sein même d’un espace conflictuel qui les rend étrangers à « l’ensemble respectable de l’espèce humaine ».
Cela dit, Vue sur l’ossuaire n’est pas le seul texte post-exotique qui met en scène de manière aussi nette le rapport problématique entre interrogateur et interrogé. En effet, dans la veine de l’interrogatoire, on ne peut taire l’importance du couple de Breughel et de Kotter dans la huitième oeuvre de Volodine, Le port intérieur. L’ensemble du roman s’élève sur l’arrière-fond de l’interrogatoire de Breughel mené par Kotter, un envoyé du « Paradis », dans l’objectif de mettre la main sur Gloria Vancouver, qui détient le double rôle d’amante de ce dernier et de chef de la cellule dissidente dans laquelle ils étaient tous deux impliqués. Notons en tout premier lieu la singularité du terme « Paradis» utilisé par les membres de la cellule pour désigner le régime au pouvoir contre lequel ils opposent leur dissidence: « L’appellation a été inventée par Machado. Nous ne parlions jamais ouvertement de vous, même à voix basse. Vous savez bien qu’il y a toujours une oreille non bienveillante qui traîne derrière les murs. Une inteJl igence hostile. Exact, approuva Kotter. II faut crypter. » (PJ, 1J) On retrouve évidemment dans ce passage une référence explicite à un texte qui, à l’époque de la parution de Le port intérieur, demeurait inconnu, n’étant vraisemblablement pas encore écrit, soit Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Or ce n’est pas une coïncidence si la nécessité de crypter pour se dérober à l’intelligence hostile qui se situe derrière les murs,
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exigence commune à la cellule de Gloria Vancouver et aux révolutionnaires incarcérés, sert de prétexte à l’identification d’un régime autoritaire avec un lieu de béatitude éternelle. On y retrouve la même logique qui sous-tend l’organisation de l’Orbise dans Vue sur l’ossuaire, déterminant sa nature d’utopie-cauchemar. On ne sera pas plus surpris alors par la nature paradoxale du personnage de Gloria Vancouver et de la proximité qui s’établit entre elle et Maria Samarkande par le biais des principales caractéristiques qui définissent chacune des femmes. C’est-à-dire que les deux sont victimes d’une confusion d’ordre mental s’apparentant à la schizophrénie et vivent à l’écart du monde, enfermées respectivement dans un asile d’aliénés et dans un centre de détention. Mais l’élément qui unit les deux personnages d’un lien inébranlable est la fidélité qu’elles vouent à deux entités idéologiques contradictoires, qui inscrit Maria et Gloria dans un rapport de dissidence envers elles-mêmes. Car malgré son implication au sein de la cellule révolutionnaire, Gloria Vancouver maintient son allégeance au régime contre lequel elle s’insurge, renforçant la connotation positive et, de ce fait, le caractère hautement paradoxal de ce qui, dans le texte, fait figure d’ennemi. Les dernières pages du roman sont particulièrement claires à cet égard:
En général, Gloria se tient taciturne, sur le bord de son lit ou sous les arbres, tandis que Breughel énumère des images, mais il lui arrive aussi de prendre la parole. Elle confie à Breughel un lambeau de rêve et elle se tait. Elle n’évoque ni le Paradis ni la section spéciale à laquelle elle appartenait et qui s’appelait Grand-mère. Elle ne fait jamais allusion à ses activités d’agent de Grand-mère. Même au fond de leur confusion mentale, les agents de Grand-mère conservent la manie du secret et du camouflage, et il faudrait bien plus qu’une brisure de la personnalité pour que leur prudence se fragmente. Entre Grand-mère et les siens, ce qui est organique peut se rompre ou se trahir, mais pas les 1iens idéologiques. Fidèle au Parad is chacun en son coeur reste. Fidèle au Paradis Gloria en son coeur reste. Jamais elle ne se repentira, jamais elle ne pactisera avec l’ennemi. Breughel la soutient dans cette résolution. (Pl, 212-2 J3)
En un tournemain, Le port intérieur réduit donc l’altérité radicale qui sépare le Paradis de la cellule dissidente de Gloria Vancouver et de Breughel en une cohérence problématique, une adéquation déroutante d’idéologies antagoniques. Mais cette adéquation problématique n’appartient pas qu’à Gloria Vancouver. Elle est propre à Breughel également -comme nous avons pu le constater dans l’extrait cité au paragraphe précédent -tout autant qu’à Kotter, qui ne sont en bout de ligne que deux facettes du même personnage. Alors que tout le roman met l’accent sur le fossé idéologique qui les sépare et le conflit issu de cet antagonisme
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apparemment insurmontable, qui prend la forme d’un interrogatoire musclé, les dernières pages du texte réservent au lecteur la surprise de voir l’un et l’autre se confondre dans l’expérience de la mort. En effet, le pénu Itième chapitre du 1ivre met en scène J’assassinat de Kotter par le dissident politique qu’il avait la mission d’interroger. C’est que Breughel est plus rusé qu’il ne le laisse croire tout au Jong de l’histoire, et au lieu de mener l’envoyé du Paradis vers l’établissement psychiatrique où se cache, sous couvert d’anonymat, Gloria Vancouver, c’est dans un guet-apens qu’il l’attire afin de disposer convenablement de son adversaire. Or les événements prennent une tournure étrange alors que Breughel tire de toutes forces sur Je bout de fil passé en boucle assassine autour du cou de Kotter :
[Kotter] se débattait en apnée.
Ensuite sa conscience et.
Sa conscience et sa mémoire déraillèrent.
Il perdait son identité. Il rêvait qu’il était allé très loin pour mourir, par 22° 16′ de latitude nord
[sic] et 1130 35′ de longitude est [sic]. Il avait arrêté le temps. Il était reclus depuis des années
dans une ombre fétide. 11 ne savait plus qui il. Derrière la porte d’un taudis, il composait des
récits à la manière de Breughel, il devenait un personnage de Breughel et, consacrant sa vie à
des riens et à Gloria Vancouver, il devenait Breughel.
Il n’avait toujours pas repris sa respiration.
Maintenant il était Breughel. (PI, 205)
Ainsi la fin énigmatique de l’envoyé du Paradis annule-t-elle, dans l’espace de quelques brèves phrases, toute la distance soigneusement mise en place depuis le début du roman entre Kotter, le représentant de l’ordre, et Breughel, celui qui oppose à cet ordre une résistance proprement politique. Et elle se porte garante, par le fait même, des enjeux politiques de Ja littérature post-exotique. Car non seulement donne-t-elle à voir cet espace litigieux au sein des sympathisants de la révolution par l’union finale de Kotter et de Breughel, mais elle le fait en s’inscrivant au coeur même de la littérature des prisonniers: « JI était reclus depuis des années dans une ombre fétide », relate l’épisode de la mort de Kotter, « il composait des récits à la manière de Breughel, il devenait un personnage de Breughel et, consacrant sa vie à des riens et à Gloria Vancouver, il devenait Breughel ». Entendons, dans ce double mouvement d’assimilation, celui de l’altérité par l’identité et celui du réel par l’imaginaire, l’expression de la propriété impropre qui sous tend l’esthétique littéraire post-exotique, et assure sa politicité.
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Le motjf récurrent de l’interrogatoire dans les fictions des révolutionnaires détenus se
fait donc, à travers le tissage comp lexe des relations entre l’interrogateur et l’interrogé, J’expression très claire du processus de subjectivation politique au coeur de l’esthétique postexotique. Qu’il s’agisse de la double allégeance de Gloria Vancouver et de Maria Samarkande à un régime totalitaire et à ses dissidents ou carrément de la coprésence de deux entités idéologiques contradictoires au sein du même personnage, comme dans le cas de Breughel et de Kotter, ce que souligne le motif de l’interrogatoire c’est cet écart à soi qui détermine tous les personnages, narrateurs et surnarrateurs post-exotiques. Au fond, il n’est gue l’illustration la plus adéquate d’un elhos qui se manifeste plus ou moins ouvertement dans l’ensemble du corpus volodinien, chez des personnages tel que Will Scheidmann, dont la conscience se résume à celles des personnages qu’il met en scène dans ses narrats, ou Dondog, qui héberge en lui son ami Schlumm, mort lors de la deuxième extermination des Ybürs70 Mais cet écart n’est pas uniquement de l’ordre de la mise en scène et de la détermination des personnages, narrateurs et surnarrateurs du post-exotisme. L’assertion inverse équivaudrait à cantonner la dimension politique du post-exotisme à la seule figuration de la propriété impropre de la communauté. Or la poJiticité du corpus post-exotique excède le cadre de la figuration. Cest du moins ce que nous permettent d’envisager les anomalies et ambiguïtés génériques rencontrées au fil de notre réflexion, en considérant l’écart des textes par rapport au genre qu’ils revendiquent en fonction d’une mésentente ou, pour reprendre le néologisme précédemment utilisé, d »une mésidenlificalion.
70 «elle me transmit le dernier soupir de Schlumm et ce qui restait de la vie et de la mémoire de Schlumm, et elle me pria d’héberger Schlumm. J’avais pensé le maintenir magiquement en moi, me dit-elle, mais mes forces s’épuisent. C’est toi qui te chargeras de le préserver à ma place, me dit-elle encore, tu l’hébergeras en toi, tu n’es pas capable de grand-chose, Dondog, mais de cela, si.» (D, 113) Notons le rapport singulier qui s’installe entre Schlumm et Dondog : « Schlumm ensuite grandit, et il y eut de nombreux autres Schlumm, dit Dondog. Certains passèrent leur existence dans les camps, comme moi, d’autres errent perpétuellement dans le monde des ombres, comme moi, certains autres réussirent à s’insérer dans la vie réelle et à mettre le monde à feu et à sang, ou devinrent lamas, tueurs ou policiers, comme Willayane Schlumm ou Pargen Schlumm ou Andreas Schlumm, ou comme moi. »
(D, 114)
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3.3.2 Vers une politique de la mésidentification
Les analyses textuelles menées au deuxième chapitre nous ont chaque fois amené à souligner et à développer une transgression, par le texte en question, des genres canoniques du post-exotisme. Cette transgression, dans le cas de Nos animaux préférés, était double. D’une part, une Shaggâ qui, malgré son respect des règles fondamentales concernant la répartition des séquences et du commentaire, contrevient, de par son caractère ouvertement parodique et son contenu informatif, au classicisme du genre, dont le lyrisme et la méditation poétique concourent à un effet d’arrêt contemplatif sur image. D’autre part, un texte surnuméraire inséré dans l’entrevoûte Balbu/iar, en manifestant à la fois son appartenance à l’histoire et son écart d’avec le système narratif binaire propre au genre, établit un espace litigieux où est rem is en cause la nature même de l’oeuvre71 • Notre analyse du recueil de narrats Des anges mineurs, quant à elle, nous a mené à envisager la structure narrative de cette oeuvre en fonction d’un «principe de l’esquive », qui consiste essentiellement à organiser l’ensemble du texte autour d »un élément central, assurant d’emblée une certaine finitude, avant d’en dérober le point de focalisation, différant ainsi la clôture du texte par un processus interminable de mise en abÎme72 Le caractère trompeur de la narration est par ailleurs reflété sur le plan générique dans la dissimulation des entrevoûtes que forment chacun des narrats avec son opposé dans l’ordre des séquences. Enfin, l’analyse de Vue sur l’ossuaire au chapitre précédent nous a mené à un constat concernant le genre post-exotique du romance, constat qui se fait sans doute l’expression la plus élaborée de la problématique générique entourant Ja littérature des détenus. Vis-à-vis du caractère équivoque qui en détermine la forme, oscilJant constamment entre deux autres genres canoniques de la littérature des prisonniers, la Shagga et les enlrevôutes, nous avons placé le romance sous Je signe d’une unité disjonctive. Les termes exacts de notre raisonnement étaient que la dialectique à l’oeuvre entre les différents genres qui interagissent au sein du romance participe à l’élaboration d’une unité synthétique dont la spécificité réside dans le maintien de l’antagon isme, dans la disjonction73.
71 Cf chapitre 2, sections 2.4.2 : L ‘historiographie singulière des sept reines sirènes et 2.4.3 : La leçon
de Minesse.
72 Cf chapitre 2, section 2.3.1 : La parole excentrée.
n Cf chapitre 2, section 2.2.2 : Une logique schizophrénique. Le rapport interrogateur-interrogé.
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Ces transgressions travaillent chacune à sa manière les diverses déterminations génériques des textes post-exotiques, ne cu Itivant pas entre elles de sim i1itudes patentes, si ce n’est celle d’une différance fondamentale entre deux paroles pourtant analogues, voire entre deux réalités: l’une élaborée collectivement et rendue manifeste dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et l’autre éprouvée par un individu au sein de cette collectivité et figurée dans la fiction dont il est l’auteur. Ce qui nous ramène à la considération formulée au tout début du chapitre précédent selon laquelle Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze et le reste de la production littéraire des prisonniers se situent à deux extrémités d’une réalité qui se refuse à la saisie univoque, résultant en une « confrontation entre deux réalités délirantes, une qui est perçue par un individu, au centre de la tragédie humaine, et l’autre, qui a été élaborée collectivement, qui fonctionne comme une règle inviolable que cependant aucun humain n’applique74 . » Suivant cette idée, nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle chacune de ces « réalités délirantes », en dépit de la distorsion qui l’affecte, devait converger vers la même réalité objective, n’arrivant évidemment jamais à son appréhension complète, mais parvenant tout de même à son évocation, voire à sa représentation par le biais d’un certain nombre de figures récurrentes. Or, la mise au jour de ce que nous considérons comme les principales figures structurantes de la littérature post-exotique vient confirmer cette hypothèse, tout en y exigeant l’appol1 d’une nuance quant à la nature de la « réalité» en question. Essentiellement, celle-ci ne serait pas de l’ordre de l’être, mais plutôt du manque à être. C’est-à-dire que le point de convergence de la fiction et de la métafiction n’est pas la délimitation d’un état des choses, en l’occurrence, une conjoncture sociohistorique dépossédée des conditions d’existence du politique, mais l’évidence d’un réinvestissement de celles-ci, d’un écart conceptuel qui mène à envisager le politique en termes d’une inadéquation de l’identité à elle-même. Chacun des textes issus de la production littéraire des détenus serait en ce sens l’expression de sa mésident!fication au post-exotisme, issue de l’écart entre ses propres moyens de mise en fiction et de ceux décrits dans le discours métafictionnel portant sur les divers genres post-exotiques dans la onzième oeuvre de Volodine.
74 Volodine, Antoine. 2006. « On recommence depuis le début. .. ». Loc. cil. p. 269.
CONCLUSION
Au terme de notre analyse de la littérature post-exotique, il importe de rediriger notre attention vers la question du statut politique de l’oeuvre de Volodine, que nous avons jusqu’ici négl igée afin d’explorer l’articulation complexe de l’esthétique et du pol itique dans la sphère plus restreinte de l’imaginaire des prisonniers révolutionnaires. Évidemment, la politicité de l’oeuvre volodinienne est indissociable de cette articulation. Mais en focalisant notre attention sur les répercussions du chronotope de l’incarcération à perpétu ité sur la sphère d’expérience sensible et les structures d’intel 1igibi lité de la communauté, nous avons passé sous silence l’inscription de ce chronotope au sein de la conjoncture sociale de notre époque. Il ne s’agit pas là, cependant, d’une maladresse de notre part ni d’une tentative de contourner un problème plus complexe. Au contraire, notre examen des déterminations de ce phénomène proprement fictionnel qu’est la 1ittérature des détenus est entièrement justifié, dans la mesure où il constitue une étape nécessaire à la conceptualisation adéquate des rapports entre J’esthétique du corpus volodinien et les problématiques sociales contemporaines. Ce n’est qu’après avoir franchi cette étape que se présente à nous la possibilité de tirer quelques conclusions éclairées concernant le statut politique de l’oeuvre réelle de Volodine. Mais avant d’en arriver aux conclusions, il est nécessaire d’assurer la médiation entre les deux principaux termes de l’équation, soit la littérature des détenus et ce que nous désignons comme étant l’oeuvre réelle de Volodine. Car notre réflexion reste incomplète sinon aporétique tant qu’elle ne fait pas l’effort de circonscrire le rapport précis entre les publications existantes de l’auteur et le corpus auquel celles-ci revendiquent leur appartenance, celui des prisonniers révolutionnaires, qui n’existe que sur le plan fictionneJ. Ainsi le temps est venu d’interroger quelques-uns des présupposés qui donnent consistance à ce rapport, afin de délimiter la portée de la littérature carcérale dans le paysage littéraire contemporain.
L’expression la plus adéquate du rapport qui lie J’oeuvre réelle de Volodine et la littérature carcérale se trouve dans le paradoxe selon lequel celle-là est un produit de celle-ci, c’est-à-dire que les textes publiés sous la plume de VoJodine sont issus de la production
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littéraire des prisonniers révolutionnaires. Voilà en effet un paradoxe des plus étonnants dans la mesure où il présuppose que Volodine n’est en rien l’auteur de ses propres oeuvres, mais bien le pOlie-parole du post-exotisme à l’extérieur des murs du Quartier de Haute Sécurité, statut que l’auteur revendique d’ailleurs volontairement: « j’ai toujours assumé le rôle d’un porte-parole plutôt qu’un auteur à 100%. Il faut que quelqu’un soit là, concrètement, en chair et en os devant le public, pour faire sonner et pour assumer les voix multiples des auteurs post-exotiques75 . » Mais on ne peut considérer les écrits de VoJodine comme ressortissant de la littérature carcérale sans sanctionner certains paralogismes majeurs: la Révolution mondiale égalitariste et le Quartier de Haute Sécurité ne sont pas les moindres. Accorder foi à ces derniers implique un effoti considérable de suspension de l’incrédulité, qui peut celies pOlier fruit sur le plan de l’interprétation -nous l’avons vu dans les chapitres précédents -, mais gui n’a pas sa place dans la détermination des efficaces sociale et politique du corpus volodinien. Nous devons céder sous le poids des faits: la Révolution mondiale n’a pas réellement eu lieu et il n’existe pas de Quartier de Haute Sécurité, pas plus qu’il n’existe de 1ittérature carcérale.
Néanmoins, réfuter l’existence factuelle du contexte d’énonciation du post-exotisme soulève inévitablement un questionnement quant à la persistance de Volodine à se dérober à son statut d’écrivain pour revêtir la fonction plus modeste de porte-parole. À cet effet, I »on pourrait aisément conclure à un caprice de l’auteur, à un désir ludique d’inscrire son oeuvre dans l’imaginaire qu’il a lui-même créé afin d’amorcer ce que Frank Wagner a très justement nommé un processus d’ « auto-engendrement métacommenté76 ». Mais cette réponse est à notre sens doublement insatisfaisante, car non seulement fait-elle appel à de vaines spéculations au sujet des intentions de Volodine à l’égard de son travail de création, mais elle suppose que la problématique en question relève de facteurs extérieurs à l’oeuvre de l’auteur. Nous croyons au contraire que le statut paradoxal de Volodine à l’égard de son oeuvre doit être pensé à la lumière des déterminations internes du post-exotisme, soit comme une
75 Volodine, Antoine. 2002. « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le posl-exotisme ». Dans Identités narratives: mémoire et perception, sous la dir. de Pierre Ouelle\. Québec: Les Presses de l’Université Laval, p. 195. 76 Wagner, Frank. 2000-200 I. « Leçon 12 : Anatomie d’une révolution post-exotique ». Dans Études /illéraires, vol. 32, n03 (automne), Vol. 33, nO 1 (hiver), p. 19 I.
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extension du prmclpe de mésidentification qui structure la littérature carcérale, un débordement de ce principe hors de la sphère proprement fictionnelle du Quartier de Haute Sécurité. En d’autres mots, Yolodine se soumet délibérément à la même logique que nous nous sommes efforcés de mettre au jour dans les trois chapitres précédents, celle de la mésentente, de l’inadéquation de soi à soi. Par le fait même, il donne une consistance factuelle à la conception des rapports entre l’identité et l’altérité propre à la sphère fictionnelle du Quartier de Haute Sécurité.
Ainsi la dynamique à l’oeuvre entre les fonctions d’auteur et de porte-parole chez Yolodine constitue l’aboutissement logique d’un édifice littéraire qui répond à un principe de mésentente et de mésidentification. L’exemple le plus manifeste du débordement de ce principe dans la sphère du factuel est, tel que nous, venons à l’instant de le poser, celui du statut paradoxal de Yolodine à l’égard de son oeuvre; ce n’est toutefois pas le seul ni, d’ailleurs, le plus significatif. En effet, la mésentente est inhérente à l’appellation même de post-exotisme, dans la mesure où celle-ci fait simultanément référence à deux entités distinctes: le corpus littéraireficlionnel des prisonniers révolutionnaires, et le corpusfacluel que constitue les seize oeuvres d’Antoine Yolodine publ iées à ce jour. En ce sens, l’oeuvre réelle de ce dernier est investie de la production littéraire des détenus, au même titre que celle-ci est investie des oeuvres concrètes et matérielles de Yolodine. La relation qui unit les deux termes de l’équation dépasse ainsi largement l’édification d’une forme littéraire d’« auto-engendrement méta commenté ». Elle est l’expression concrète d’un processus dialectique dont les deux termes contradictoires, Je fictionnel et le factuel, sont l’objet d’un dépassement, voire d’une résolution symbolique dans ce phénomène paradoxal qu’est le postexotisme. Ainsi le rapport entre le post-exotisme des prisonniers révolutionnaires et le postexotisme de Yolodine doit être envisagé non pas malgré les contradictions qui le travaillent, mais en fonction de ces contradictions. Car c’est seulement en acceptant délibérément la possibilité du paradoxe qui s’y construit que l’on arrive à saisir pleinement ce qui se situe audelà, à savoir une conception spécifique du rapport entre identité et altérité, qui suppose une certaine porosité entre les deux termes plutôt que leur séparation radicale.
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Revenons maintenant à la question principale, à savoir: où se trouve Je politique dans l’oeuvre de Volodine et quel est son efficace? S’agit-il d’une représentation littéraire du
politique? d’une représentation politique du littéraire? ou encore, d’une politique de la représentation littéraire? Certes, les facettes du problème sont multiples et il serait difficile de soutenir que l’oeuvre volodinienne ne relève que d’une seule de ces catégories. Nous croyons cependant qu’une réponse adéquate à la question peut être formulée à partir du propos de Fredric Jameson, selon lequel les configurations narratives qui sous-tendent la littérature, tout particulièrement le roman et ses dérivés, constituent des « actes socialement symboliques77 ». La méthode de Jameson pose comme condition préalable à l’interprétation politique de la littérature le discernement de trois cadres conceptuels concentriques, à travers lesquels le texte est envisagé: d’abord, [‘inscription du texte dans la sphère restreinte du politique, entendue comme succession d’événements historiques; ensuite, son positionnement dans le jeu des conflits sociaux; enfin, l’histoire comprise comme succession des modes de production et des formations sociales qui en découlent78 . Autrement dit, la perspective de
Jameson couvre trois horizons sémantiques qui permettent d’envisager les déterminations internes de l’ oeuvre 1ittéraire en fonction du cadre plus vaste de l’articu lation historique des structures d’ intell igibilité des formations sociales, en passant par l’inscription de l’oeuvre dans l’ensemble du discours social de son époque.
Ce qui rend possible la théorie interprétative que propose Jameson est une définition du roman -et de façon générale de la littérature narrative -issue de l’articulation de trois concepts d’inspiration psychanalytique: l’inconscient politique, l’acte symbolique et le désir ou le  »’l’ishfulfilmenl. Réduite à son expression la plus simple, cette définition conduit à penser le texte littéraire comme la résolution imaginaire ou fantasmatique d’une contradiction réelle d’ordre social. Autrement dit, il s’agit d’envisager le texte comme la mise en scène
77 Cf Jameson, Fredric. 1981. The Polilical Unconscious. Narrative as a Socially SYl17bolic Acl. New York: Cornell University Press. 78 Il importe de préciser que Jameson, dans la lignée d’Althusser, considère le mode de production dans une perspec1ive plus vas1e que celle, strictement économique, du marxisme traditionnel. En ce sens, le mode de production n’est pas un phénomène empirique, mais une cause absente ou encore, une structure intelligible qui détermine « ensemble des éléments empiriques qui forment la société.
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allégorique d’un conflit social qui trouve une manière de résolution à travers la spécificité de la narration. Jameson écrit:
The type of interpretation here proposed is more satisfaetorily grasped as the rewriting of the Iiterary text in sueh a way that the latter may itselfbe seen as the rewriting or restructuration of a prior historieal or ideologieal subtext, it being always understood that that « subtext » is not immediately present as sueh. not some eommon-sense external reality, nor even the eonventional narratives of history manuals, but rather must itself always be (re)eonstrueted after thefad9
Ainsi le texte littéraire est conçu comme la réécriture ou la reformulation d’un sous-texle idéologique et politique, réécriture qui engendre nécessairement une résolution symbolique du conflit qu’elle met en scène.
Une lecture jamesonienne du post-exotisme appellerait donc à considérer ce dernier comme un acte symbolique, à travers la manière dont il s’empare des contradictions de son propre sous-texte idéologique et politique. Il va de soi que le conflit idéologique fondateur de l’édifice romanesque de Volodine est celui qui oppose le capitalisme et l’égalitarisme radicaux, soit l’extrême droite néolibérale et l’extrême gauche communiste. Or il importe de mettre en perspective la manière dont l’oeuvre de Volodine traite ce conflit. C’est-à-dire que le post-exotisme n’est pas du tout une mouvance littéraire qui prend position par la littérature contre un régime idéologique, le capitalisme radical, comme le fait la littérature engagée en mettant en gage l’esthétique au profit d’un discours politique. Certes le discours égalitariste y est omniprésent, mais le rapport entre écriture et engagement y prend une tournure particulière, dans la mesure où le véritable enjeu du conflit idéologique qui sous-tend le postexotisme n’est pas de l’ordre d’une prise de position par rapport aux systèmes de valeurs que véhiculent respectivement le capitalisme et l’égalitarisme. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que la dimension purement agonistique de la première génération d’écrivains, telle que décrite dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, est presque totalement évacuée des textes de Volodine, c’est-à-dire de l’ensemble des textes connus du post-exotisme8o. La mise en scène de l’antagonisme entre capitalisme et égalitarisme est plutôt axée sur le dévoi.lement d’une rupture dans la manière de conceptualiser l’histoire: « Ce qui est en face d’eux [les
79 ibid., p. 8J.
80 Cf Chap. l, section 1.2 : Généalogie du post-exotisme en deux générations.
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personnages de Volodine], ce n’est pas la perte d’une identité révolutionnaire; ce à quoi ils sont confrontés, c’est la disparition des cond itions permettant à J’utopie généreuse de se concrétiser81 . » Nous J’avons démontré dans le premier chapitre, Le post-exotisme en dix
leçons, leçon onze pose le problème de l’échec irrévocable d’une conception progressiste de l’histoire, dont la cause absente, soit la société égalitaire issue de la résolution des contradictions du capitalisme, fait appel à une logique dialectique.
C’est autour de ce problème que s’articulent les del/x premiers horizons sémantiques de Jameson. L’emprisonnement à perpétuité des derniers tenants de l’égalitarisme radical et leur subséquente mise à l’écart de la scène historique fait ouvertement office d’allégorie à l’égard d’événements historiques réels. De même, le chronotope du Quartier de Haute Sécurité n’est pas étranger à une conscience pour ainsi dire post moderne de l’histoire82 . En cela, le post-exotisme s’approprie le sous-texte idéologique et politique entourant l’échec des socialismes et des utopies progressistes au XXe siècle, et, par un travail de déplacement, de
transposition, de condensation, le reconstruit dans la sphère du symbolique. Évidemment, cette reconstruction du sous-texte n’est pas la création d’une image spéculaire qui reproduirait exactement la spécificité des conflits sociaux existants. L’intérêt de l’acte symbolique réside précisément dans l’écart entre ceux-ci et leur réécriture dans l’oeuvre, inévitablement orientée vers une résolution fantasmatique. C’est à ce moment que nous devons faire appel au concept d’idéo!ogème, objet d’étude du second horizon sémantique du modèle interprétatif que propose Jameson.
Issu de la pensée structural iste, l’ idéologème -comme le sème, le lexème, le morphème, etc. -est essentiellement une unité minimale différentielle de signification, qui relève, en J’occurrence, d’un discours collectif antagonique. Une définition plus pragmatique en est offerte dans The Politica! Unconscious, où il est considéré comme « a hislorica!!y
81 Volodine, Antoine. 1997. « L »écriture, une posture militante ». Propos recueilJis par Philippe
Savary, dans Le matricule des anges, nO 20 (juillet-août). http://www.lmda.net/mat/MAT0203J.html.
Sile Web consulté Je J5 novembre 2007.
82 Le terme « postmoderne » est ici utilisé dans son acception la plus large, soit pour désigner « l’après
modernité », et, par conséquent, ne renvoie pas de manière explicite à une des multiples théories
esthét.iques et sociologiques du post moderne.
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determinate conceptual or semic complex which can project itselj variously in the form of a « value system » or « philosophical concept, » or in the form of a protonarrative, a private or collective narrative fantas/3 N. La question qui se pose alors est de savoir quel est l’idéologème dominant du post-exotisme? Notre analyse des retombées de l’incarcération à perpétuité sur la communauté des révolutionnaires au premier chapitre nous donne les outils pour y répondre. La récupération par Volodine du sous-texte entourant le conflit entre capitalisme et égalitarisme a donné naissance à une construction symbolique, celle du Quartier de Haute Sécurité, qui vient imposer au post-exotisme une orientation indéniable, se traduisant par l’évolution des générations du post-exotisme vers l’extinction totale. Dans les termes plus techniques de la définition jamesonienne de l’idéologème, le Quartier de Haute Sécurité n’est rien d’autre qu’une construction sémantique complexe et historiquement déterminée qui se projette en un protorécit, un fantasme collectif de dégénérescence ou, pour reprendre une expression de Volodine, une « marche vers le rien» (PE, 11).
En soi, cet idéologème ne nous révèle rien que nous ne sachions déjà. Il se présente tout simplement comme la perspective désenchantée, voire mélancolique de la gauche révolutionnaire à J’égard de la conjoncture sociale postmoderne et son rejet en bloc du progrès et de la dialectique historique. C’est seulement lorsqu’on tient compte de la manière dont ce protorécit est traité dans et par la fiction que racte socialement symbolique qu’est Je post-exotisme trouve sa signification. Or notre raisonnement nous a conduit à la conclusion selon laquelle l’ensemble du post-exotisme -tant le post-exotisme de Volodine que celui des prisonniers révolutionnaires -repose sur un principe de mésentente, de mésidentification, d’inadéquation de soi à soi. Il est tout à fait raisonnable, en ce sens, de supposer que le Quartier de Haute Sécurité, envisagé comme construction sémantique complexe et historiquement déterminée, et le protorécit de dégénérescence collective qui en est issu participent également de ce principe d’inadéquation. Cela rendrait compte, en effet, de la distorsion systématique et protéiforme du concept de la fin, présente dans les thèmes de la mort non-mort, du bardo, de la post-histoire, ou encore dans l’instance d’énonciation qui se situe toujours un peu au-delà de J’extinction totale. Poursuivons donc ce raisonnement
83 Jameson, Fredric. J?71. Op. cit., p. IlS.
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jusqu’au bout et affirmons que la construction idéologique qui sous-tend le post-exotisme est une construction qui se méconnaît, dans la mesure où il y a un écart irréductible entre ce qu’elle est et la manière dont elle est représentée. Qu’est-ce à dire? Simplement que tout le paradigme idéologique entourant le Quartier de Haute Sécurité -soit l’évacuation de la gauche révolutionnaire de la scène historique, l’impossibilité subséquente de l’antagonisme entre capitalisme et égalitarisme à se traduire en termes d’une lutte des classes et la transition de la communauté révolutionnaire vers un paradigme ontologique suistique -n’est pas tant l’expression de la fin des conditions de possibilité de la dialectique, mais du réinvestissement de celle-ci sous le couvert de l’éclatement de J’identité subjective.
Nous touchons là au dernier horizon sémantique de Jameson, celui de l’idéologie de la forme, qui nous permet enfin d’envisager la construction narrative post-exotique comme résolution fantasmatique d’une contradiction sociale préexistante. Rappelons à cet effet la définition formelle de ce que Jameson nomme l’idéologie de la forme, soit « the !>ymbolic messages transmitted to us by the coexistence of various sign systems which are themselves traces or anticipations ofmodes ofproduction84 ». Suivant cette définition, la résolution que nous cherchons doit se manifester dans la coexistence de systèmes de signes reliés à des modes de production spécifiques. En l’occurrence, cette coexistence passe par la mésentente ou plus précisément, par la méconnaissance réciproque des modes d’intelligibilité gui soustendent les systèmes capitaliste et égalitariste au sein de la même construction idéologique. Car ce que nous venons d’identifier comme le réinvestissement de la dialectique à travers la fragmentation de l’identité se traduit également en termes d’une construction sémantique issue de l’articulation des deux modes d’intelligibilité en question. Précisons que cette articulation dépasse largement la simple coexistence. En effet, c’est par le biais de la fragmentation et de la division qui donnent consistance à la logique du capitalisme que fait retour la dialectique comme forme significative de l’égalitarisme. Sous cet angle, le postexotisme correspond, conformément à la définition jamesonienne de la Jittérature narrative, à la résolution fantasmatique d’une contradiction sociale réelle. La séparation physique ou matérielle des communautés capitaliste et égalitariste par le biais de l’incarcération et le repli
84 Ibid., p. 76.
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sur soi de cette dernière, dont l’être au monde correspond désormais à la seule conscience d’être entre soi, concourent à la réinscription du conflit et de la dialectique au niveau
intrasubjectif par l’éclatement final et conséquent de ce « soi », par J’infiltration d’une part d’altérité au sein de l’identité.
Ainsi la perspective jamesonienne de la littérature narrative permet-elle d’assurer un rapport consistant entre la représentation du pol itique dans l’oeuvre de Volodine et la réal ité historique des confl its sociaux. Une telle perspective a toutefois ses 1imites, qui rappellent inévitablement que le problème auquel nous nous attaquons n’est résoluble qu’au prix d’un rapport d’équivalence entre la parole et l’acte, entre le symbolique et le concret. Or le cas de Volodine est particulier dans la mesure où il transcende par ses propres moyens l’acte symbolique en affirmant la porosité des frontières entre le fictionnel et le factuel. En se soumettant délibérément au principe de mésidentification qui structure son univers fictionnel, Volodine engendre les conditions nécessaires à l’élaboration d’un rapport d’équivalence entre le symbolique et le concret. En d’autres mots, l’esthétique post-exotique doit être envisagée en termes d’une subversion cognitive qui ne se limite pas à l’oeuvre elle-même, mais qui s’empare du hors-texte et y laisse son empreinte, à la manière de ce que Pierre Bourdieu
appelle la subversion hérétique:
La subversion hérétique exploite la possibilité de changer le monde social en changeant la représentaI ion de ce monde qui contribue à sa réalité ou plus précisément, en opposant une prévision paradoxale, utopie, projet, programme, à la vision ordinaire, qui appréhende le monde social comme monde naturel: énoncé performatif, la pré-vision politique est, par soi, une prédiction qui vise à faire advenir ce qu’elle énonce; elle contribue pratiquement à la réalité de ce qu’elle annonce par le fait de l’énoncer, de le pré-voir et de le faire pré-voir, de le rendre concevable et surtout croyable et de créer ainsi la représentation et la volonté collectives qui peuvent contribuer à le produire85.
L’oeuvre de Volodine propose en effet une vision paradoxale du monde, qUI consiste à envisager la division et la fragmentation inhérentes au système capitaliste comme conditions de possibilité du conflit dialectique au sein de la société post moderne. Autrement dit, il inscrit l’élément paradoxal d’une persistance de la dialectique au sein de la vision doxale de
85 BourdielJ, Pierre. 2001. « Décrire et prescrire: les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique ». Dans Langage et pouvoir symbolique. <::011. « Points ». Paris: Seuil, p. J 88.
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la société post moderne, qui consiste à envisager cette dernière comme stade indépassable de l’histoire. En ce sens, le caractère subversif de l’oeuvre de Volodine est incontestable et son inscription dans la sphère du politique, certaine. Mais cela ne garantit en rien son impact sur la société et la manière dont celle-ci se conçoit. En dernière instance, la performativité de J’oeuvre littéraire dépend de l’importance accordée à la littérature par le système social et de la perméabilité de la doxa aux éléments subversifs qu’elle engendre. C’est peut-être à la lumière de cette articulation du doxal et du paradoxal que se manifeste le statut politique du post-exotisme: produit des conflits sociaux du XXC siècle, l’oeuvre de Volodine s’inscrit dans la sphère du politique en dépit de son impuissance à y prendre part, à s’y loger et à y laisser sa marque, comme un acte subversif réduit au solipsisme.
ApPENDICE A
FAUSSES PAGES DE TrTRES
A.I Vue sur l’ossuaire. Éléments de claustrologie surréaliste (Maria Samarkande)
A.2 Vue sur l’ossuaire. Aperçus de claustrologie post-exotique (Jean Vlassenko)
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MARIA SAMARKANDE
VUESUR
L’OSSUAIRE
éléments de claustrologie surréaliste
GALLIMARD
——-………_——-_…..:.—_.._._……
_
A.l
104
1
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JEAN VLASSENKO
VUESUR L’OSSUAIRE
aperçus de claustrologie post-exotique
GALLIMARD
i
~ ._..•…._.._ .• .•.•…••._…. ..JI;
A.2
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2 réflexions sur « Les voix de la subversion. Esthétique et politique dans le post-exotisme d’Antoine Volodine »

  1. Merci, Dominique ! J’ai complété la notice et ajouté le contenu.
    Août commence très fort…

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