À la frange du réel

Antoine Volodine, « À la frange du réel » / conférence à la Bibliothèque nationale de France, le 11 juin 2006, 44 min. 34 s.

Écoute

« Intervention lue à la Bibliothèque nationale de France le 11 juin 2006 et diffusée le 30 juillet 2006 sur France Culture. Neuf écrivains avaient été invités par Cécile Wajsbrot à prononcer une « leçon de littérature ». Leurs interventions ont été reprises dans Neuf leçons de littérature, paru dans une édition à petit tirage et à diffusion restreinte chez Thierry Magnier à Paris en 2007.» (Défense et illustration…, p. 399)

Pour mémoire :

« Je remercie ceux et celles qui m’ont donné la parole et je vais la prendre.
En réalité, je ne vais pas parler ici véritablement en mon nom propre. Il faut voir et concevoir Antoine Volodine comme une signature collective qui assume les écrits, les voix et les poèmes de plusieurs autres auteurs. Il faut comprendre ma présence physique, devant ce micro, comme celle d’un délégué qui aurait pour mandat de représenter les autres, mes camarades empêchés de paraître devant vous en raison de leur éloignement mental, de leur incarcération ou de leur mort. Il faut admettre ici ma présence physique comme celle d’un porte-parole. D’un porte-parole du post-exotisme, c’est-à-dire d’une littérature imaginaire, venue de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, d’une littérature qui revendique son statut d’étrangeté et d’étrangéité, qui revendique sa singularité et qui refuse toute appartenance à une littérature nationale précise et clairement nommable. Je vais m’expliquer sur tous ces points.
J’aimerais d’abord énumérer quelques-uns des auteurs au nom desquels je m’exprime ici ce soir. Certains sont apparus à l’intérieur de textes signés Antoine Volodine, certains y ont été des personnages, ils sont intervenus en tant que personnages de romans, en leur nom propre ou au nom des autres, au nom de leurs camarades, ou en tant que voix nues, anonymes, en tant que voix dépouillées de toute identité qui ne soit pas collective. Plusieurs, parmi ceux et celles que je vais citer (car parmi nous les femmes sont nombreuses et actives au premier plan), plusieurs parmi ceux-ci et celles-ci ont eu également une existence concrète en tant qu’auteurs de livres. Ils ont signé et continuent à signer des ouvrages publiés dans des conditions normales, ou des contributions à des revues qui existent réellement, dans le monde éditorial que vous connaissez. Tous ces textes et tous ces auteurs hommes et femmes se rattachent au post-exotisme. Nous formons une communauté d’écriture. Ici, ce soir, quand je dirai « je », cela voudra dire « nous », quelle que soit la phrase prononcée. J’aimerais donc énumérer quelques-uns de ces auteurs essentiels. Ingrid Vogel, Yasar Tarchalski, Lutz Bassmann, Elli Kronauer, Vassilissa Lukaszczyk, Iakoub Khadjbakiro, Jean Vlassenko, Maria Samarkande, Manuela Draeger, Sonia Velasquez, Maria Schnittke, Maria Schrag. La liste pourrait être différente et elle pourrait être beaucoup plus longue. Quand je dirai « je » devant vous, cela renverra à Antoine Volodine en même temps qu’à tous ces noms. Comme très souvent dans l’univers post-exotique, le « je » n’a pas de valeur narcissique et ne renvoie pas à une entité qui cherche avec anxiété ou délice à se contempler ou à être contemplée publiquement. Le « je » existe, mais il n’est pas nombriliste. Il est neutre. Il est collectif.
À plusieurs reprises déjà, j’ai cité le terme de « post-exotisme ». C’est en effet sur ce sujet que je vais discourir. Afin qu’il n’y ait pas trop de confusion par la suite, je crois nécessaire de dire pour commencer, de dire le plus simplement possible ce que ce terme ne recouvre pas. Le post-exotisme n’est pas un courant littéraire en « -isme ». Ce n’est pas une école, pas un style. Ce n’est pas un mouvement d’avant-garde qui s’auto-proclame en espérant qu’autour de ses initiateurs se regrouperont des bonnes volontés, de nouveaux auteurs, de nouvelles voix. Voilà ce que n’est pas le post-exotisme. Voyons à présent ce qu’il prétend être.
Le mot lui-même a été forgé en 1990, alors que j’avais publié quatre romans aux éditions Denoël et que les éditions de Minuit s’apprêtaient à publier Lisbonne, dernière marge. Il a été forgé comme une boutade, sans peser longuement les pour et les contre de la terminologie. Dans un premier temps, il a eu ce caractère-là, de supercherie moqueuse. Il s’agissait avant tout de répondre à la question « Où vous situez-vous ? » qu’un journaliste du Nouvel Observateur venait de me poser. Je trouvais obscène qu’on m’interroge de cette manière. Il me semblait que c’était plutôt au journaliste de se pencher sur le problème. Mais, en même temps, je savais de façon assez nette où je ne me situais pas, et j’avais l’intuition qu’il était important de proclamer ma différence. J’ai donc répondu. Il s’agissait d’affirmer que mes livres se situaient à l’écart des catégories conventionnelles de la littérature existante. Qu’ils appartenaient à un courant d’expression littéraire que les critiques n’avaient pas vraiment répertorié jusque-là. Il s’agissait de revendiquer une marginalité, un éloignement des centres officiels, des normes, des modes, un éloignement des métropoles, des cultures dominantes, mais sans accompagner cette revendication d’une posture identitaire, sans prétendre parler depuis une minorité bafouée ou depuis une minorité nationale particulières. « Où vous situez-vous ? » Je me situais là où j’écrivais. Nous nous situions là où nous construisions un univers de textes, de paroles, de révoltes, d’images et de fictions. Nous étions à l’écart. Consciemment, complètement et volontairement à l’écart. Il fallait dire cela.
L’étiquette « post-exotisme » était vide. À l’origine, elle ne signifiait rien. Nous nous en sommes emparés, nous l’avons vampirisée, occupée, habitée, nous l’avons modelée pour qu’elle nous convienne à cent pour cent. Huit ans plus tard, un petit livre est sorti aux éditions Gallimard, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. En dépit de son titre, ce livre n’est pas un essai, c’est une fiction, une pure fiction qui met en scène plusieurs auteurs de notre communauté, qui leur donne la parole et qui montre en quoi le post-exotisme est une œuvre romanesque collective, une œuvre qui existe dans la méfiance et dans la dysharmonie par rapport à l’extérieur, par rapport à toutes les littératures nationales officielles et, plus largement, par rapport au monde réel. L’ouvrage décrit en détail le système clos et totalitaire de la création post-exotique. Mais ce qui nous intéresse ici au premier chef, c’est qu’il répond de façon définitive à la question « Où vous situez-vous ? » qui était restée longtemps flottante. La réponse est un lieu : nous nous situons dans la prison, dans le camp, dans le quartier de haute sécurité où la société isole ses criminels les plus dangereux. Nous nous situons dans l’enfermement physique des murs et dans l’enfermement psychique de la folie, de la perpétuité et de la privation sensorielle. C’est là, dans cet univers carcéral fictionnel mais en même temps on ne peut plus concret, que s’élaborent les ouvrages romanesques que vous pouvez trouver ensuite en librairie ou en bibliothèque, sous la signature plus ou moins pertinente de Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Yasar Tarchalski ou Antoine Volodine. C’est là que s’échangent et se perpétuent les voix des auteurs, narrateurs, surnarrateurs et surnarratrices post-exotiques. Tous sont détenus. Leur liberté créative est immense. Leur parole va explorer des territoires de l’imaginaire sans frontières. Mais aucun n’est libre.
Souvent on me prie de définir le post-exotisme en une courte formule. On me demande de tout dire en une seule phrase. Je réponds volontiers, mais, selon les humeurs et les circonstances, la formule varie. Je vais tout de même reproduire ici quelques-unes de ces petites définitions synthétiques. Elles valent ce qu’elles valent, mais elles ont au moins le mérite d’ouvrir des champs de réflexion. Et, rassemblées, elles élargissent la définition.
Qu’est-ce donc que le post-exotisme ?
– Une littérature de l’ailleurs, venue d’ailleurs, allant vers l’ailleurs.
– Une littérature internationaliste, cosmopolite, dont la mémoire plonge ses racines dans les tragédies du XXe siècle, les guerres, les révolutions, les génocides et les défaites du XXe siècle.
– Une littérature étrangère écrite en français.
– Une littérature qui mêle indissolublement l’onirique et le politique.
– Une littérature des poubelles, en rupture avec la littérature officielle.
– Une littérature carcérale de la rumination, de la déviance mentale et de l’échec.
– Un édifice romanesque qui a surtout à voir avec le chamanisme, avec une variante bolchevique de chamanisme.

On le voit, ce qui revient le plus souvent dans ces très courtes et très imparfaites synthèses, c’est l’affirmation d’une rupture. Rupture avec ce qui existe, avec la tradition, avec les courants esthétiques répertoriés. Affirmer une rupture de ce genre pourrait correspondre à un discours d’avant-garde, sectaire, à un défi. En réalité, chez les auteurs post-exotiques, la rupture n’est pas théorisée ou même vécue sous les couleurs de l’avant-garde. Les écrivains post-exotiques, hommes et femmes, constatent leur différence, mais ils n’en souffrent pas et ils ne souhaitent pas spécialement une confrontation ou une fusion avec la littérature officielle qui les entoure. En particulier, ils ne cherchent pas à s’insérer dans la littérature existante avec l’objectif avant-gardiste de la réformer, de l’infléchir ou de la subvertir. Il est extrêmement important de souligner cette attitude post-exotique. Même s’ils sont conscients de ce que signifie la rupture, les écrivains post-exotiques se détournent paisiblement de la littérature qui prospère à l’extérieur de leur prison. Ils l’ignorent et ils ne songent pas une minute à entrer en conflit avec elle. Ni en compétition. On pourrait nuancer, bien entendu, mais globalement l’affirmation d’une différence se réduit à un constat objectif et désabusé : « Eux, c’est eux. Nous, c’est nous. » Il n’y a là aucune logique querelleuse. C’est une revendication existentielle. Elle est très forte, mais elle ne se soucie pas d’imposer ou non son pouvoir ou son territoire dans la culture officielle. Dans cette manière de se poser face à l’institution littéraire, il faut voir avant tout un mécanisme d’auto-défense. Le post-exotisme se sait étrange et étranger, il connaît le caractère marginal et même incongru de son existence et il demande simplement qu’on le laisse vivre selon ses coutumes et ses rythmes. On ne peut pas dire que ce soit une demande excessive. La culture post-exotique construit ses objets romanesques sur les bas-côtés, à l’écart de la route, loin du main stream. L’image est parlante. À l’écart du monde officiel, la littérature post-exotique mène seule sa petite aventure, sans prétention, avec pour unique prétention de ne pas mourir. Elle pratique l’autogestion et elle préserve ses propres valeurs : des valeurs bizarres, exotiques pour ceux qui l’examinent depuis la route de l’institution, depuis le main stream, depuis l’ancrage national ou ethnique, depuis les normes internationales du culturellement et du politiquement correct. Exotiques par rapport à presque tous les codes. Et en même temps ces valeurs, si on les considère depuis l’intérieur de la sphère littéraire où elles se développent, si on les considère depuis le territoire post-exotique, définissent une normalité, des règles, une culture et une morale qui ne se comprennent pas comme exotiques, et, au contraire, qui constituent un système de référence cohérent, au centre de toute pensée et de toute parole. La culture post-exotique est indépendante et auto-suffisante. Elle est mise en œuvre dans le vase clos de l’incarcération, de l’exclusion, de la folie, de l’agonie et du rêve. Elle n’a pas besoin du monde extérieur pour surgir et s’affirmer.
Si l’on souhaite réfléchir aux valeurs du post-exotisme, on aura donc le choix entre deux attitudes : la première va chercher à lire, à analyser, à découvrir, à aimer ou à détester le post-exotisme depuis le monde officiel. C’est une méthode d’analyse qui par principe considère qu’il existe un centre et une périphérie, et qui va très naturellement essayer de montrer l’étrangéité du post-exotisme, sa marginalité. La deuxième va choisir de regarder le post-exotisme de l’intérieur, sans se soucier du reste. Elle va privilégier une immersion dans les textes, une complicité face à l’auto-référence, elle va ignorer l’extérieur. Cette deuxième attitude, qui est un parti-pris de lecture, s’harmonise avec la démarche littéraire qu’adoptent les écrivains post-exotiques. Elle entre en intelligence avec les narrateurs et les narratrices de leurs romans, avec leurs personnages, mais aussi avec les lecteurs, lectrices, auditeurs et auditrices qu’ils mettent en scène. Cette deuxième attitude donne naissance à ce que les écrivains post-exotiques appellent des lecteurs et des lectrices « sympathisants ».
Sympathisants. Les mots ont un sens, et cela me permet aussitôt de toucher à une de nos valeurs fondamentales : une dimension politique est systématiquement associée à notre prise de parole. L’ensemble de l’édifice romanesque post-exotique, mais aussi chaque développement, chaque articulation poétique, chaque détour de phrase est marqué du sceau de la politique. Pour dire autrement, l’obsession politique ne se met jamais en sommeil quel que soit le moment de l’écriture. Sur les trois ou quatre mille pages que nous avons aujourd’hui publiées, on peut mettre en évidence des tonalités bien différentes, mais je crois qu’on aurait du mal à déceler la moindre contradiction idéologique. Il y a des pages baroques, fantastiques, lyriques, des cris et des murmures, mais toutes obéissent à une seule et même vision de la société et de l’histoire. Quels que soient le genre, le niveau plus ou moins élevé de réalisme ou d’onirisme, que le registre favorise l’humour ou la gravité, aucune voix post-exotique ne s’écarte d’une philosophie de jusqu’au-boutisme politique, une philosophie fondée sur l’insurrection et l’égalitarisme. Cette unité idéologique est voulue, cette philosophie n’est pas invoquée par hasard. La communauté post-exotique s’est constituée sur une base militante radicale bien précise. Des hommes et des femmes, après des années de guérilla urbaine, de violence et de plomb, se retrouvent dans un même espace carcéral. Ils sont vaincus, ils ont été jugés et, en tout cas, condamnés, on les a pour toujours soustraits à la vie et à la réalité extérieures. Cloîtrés dans des cellules individuelles, ils communiquent entre eux en tapant sur les canalisations et les murs, ou en chuchotant à travers le guichet de la porte ou sous la porte. Les autres contacts physiques sont impossibles. Ils fabriquent ainsi un réseau vocal et intellectuel. Ce réseau est polyphonique, mais résolument soudé par une même expérience et une même analyse de l’histoire et de la destinée humaines. Ces hommes et ces femmes ne renient rien de l’idéologie anarco-communiste, libertaire, violemment anti-capitaliste et anti-colonialiste, qui les a menés en prison, loin du champ de bataille, avec désormais pour seule perspective d’avenir le silence, la folie ou la mort. Ils ne dévient pas. Ils se souviennent, ils sont fidèles. C’est pourquoi, dans toutes ces œuvres qui sont forgées collectivement, aucune phrase n’est apolitique. Aucune phrase ne saurait échapper à la vigilance idéologique collective. On est dans un système totalitaire conçu comme une normalité, à l’intérieur duquel chaque individu se sent à l’aise. On est dans un système où l’auto-censure a été si profondément intériorisée qu’elle ne se distingue pas de la liberté de parole. Dans de telles conditions de surgissement du langage, les mots ou les non-dits ont un poids.
Je reviens donc sur le terme de « sympathisant » que j’ai utilisé tout à l’heure. Il n’est pas apparu sans arrière-pensée. Pour ceux et celles qui se souviennent des années 70, ce mot éveille des échos, surtout s’il est prononcé à l’allemande, Sympathisant. Il renvoie à la guérilla urbaine en Allemagne et il était utilisé par la propagande policière et médiatique pour décrire tout individu qui, dans un cercle assez large, pouvait soutenir ou même simplement approuver le groupe de Baader-Meinhof, la Rote Armee Fraktion. Reprendre ce terme revient à plaquer sur l’ensemble de l’édifice post-exotique, sur sa pratique créatrice tout autant que sur sa réception, un schéma politique qui n’est pas neutre. Il remue les souvenirs d’une dissidence radicale et violente, avec un noyau dur restreint entouré de cercles concentriques, avec une base militante ou sympathisante. La référence à l’Allemagne des années 70 n’est pas exclusive, mais elle est naturelle pour les écrivains post-exotiques. Elle fait partie de leur culture. Elle s’associe à leur critique incendiaire des sociétés contemporaines, une critique sans cesse actualisée, et à une vision subversive, politico-militaire, du monde et de l’histoire humaine. Leur génération a été directement baignée dans cette expérience révolutionnaire. Ce n’est pas une génération dont nous avons honte. Si on additionne les effectifs des groupes révolutionnaires actifs partout dans le monde pendant les années 60 et 70, on obtient une armée considérable, bigarrée idéologiquement au point de compter un grand nombre de chapelles hostiles entre elles, mais, au fond, unie derrière une commune exécration des riches, des notables, des bourreaux, des capitalistes, des responsables du malheur. C’est dans cette armée idéalisée, transnationale, allant d’Orient à Occident, internationaliste par essence, dans cette armée partout écrasée, oubliée et vaincue que se reconnaissent les écrivains post-exotiques, et c’est dans cette armée qu’ils recrutent leurs meilleurs poètes.
Leurs meilleurs poètes. Car nous sommes ici dans un monde poétique. Je ne fais pas ici un exposé sur les guérillas et l’extrême gauche, je décris un monde fictionnel. Des détenus enfermés au secret, éliminés l’un après l’autre par les mauvais traitements, condamnés à la dégradation progressive et à la folie, utilisent la parole poétique pour transformer le réel et tenter d’en faire quelque chose de supportable. Dans la solitude, avec pour armes le murmure, les râles d’agonie et les coups de poing sur les portes de fer, des hommes et des femmes construisent un monde parallèle. À chaque heure du jour et de la nuit, chacun apporte sa contribution à l’édifice. Ce sont des gens qui n’ont pas rompu avec les convictions de leur jeunesse, ce sont des gens qui ne renient rien, qui se refusent à imaginer un reniement ou un repentir. Ce sont aussi des gens qui ont une riche expérience de l’action. Ils se sont inscrits dans une tradition révolutionnaire militaire qui prend ses racines un siècle plus tôt, avec les assassinats terroristes et les attentats kamikazes anti-tsaristes des populistes russes. Et même si ces détenus écrivains et poètes ont expérimenté l’impasse des actions armées, ils en conservent la nostalgie, et ils n’attribuent pas à la parole une valeur très positive. Au contraire, on se rend compte, à les entendre ou à les lire, qu’ils croient surtout à l’absolue vanité de toute parole. Prenons un exemple. Voilà ce que dit le narrateur Breughel au début du Port intérieur :
« La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. On aimerait rejoindre l’ombre et ne pas avoir à décrire l’ombre. Le mieux serait de s’allonger dans l’amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos, et d’être ainsi jusqu’au dernier souffle, momifié sous une pellicule trouble de conscience trouble et de silence. Mais, malheureusement, on ne réussit pas à se taire. »
C’est sur ces bases où l’équilibre poétique est difficile que se développe la diction des livres. Je n’aurai malheureusement pas le temps de regarder ici ce que cela implique au niveau de la forme que prennent les textes. Je ne parlerai donc pas de la forme, mais du contenu. Au niveau des thèmes et de la tonalité de nombreux ouvrages, cette mauvaise disposition à l’égard de la parole exerce une influence. Les paroliers post-exotiques construisent à contre-cœur leur propre univers de survie, hors du vivant, hors de l’histoire, avec des images, des anecdotes, des rêves et de la mémoire. La citation qu’on vient d’entendre illustre assez bien leur état d’esprit au moment où se fait la création. Au scepticisme, à la distance et à l’autodérision se combinent l’épuisement et la somnolence, et surtout le manque de certitude sur les avantages qu’il y a à parler plutôt qu’à se taire. Les héros post-exotiques reflètent souvent cette humeur de leurs créateurs. Non seulement Breughel dans Le Port intérieur, mais Dondog ou Schlumm dans Dondog, ou Lutz Bassmann dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, ou encore nombre des personnages qui apparaissent dans Des Anges mineurs, renâclent à parler et parfois renâclent à terminer leurs phrases. Ce sont des figures d’épuisés, entre la vie et la mort. À la revendication d’étrangéité, d’éloignement culturel, et à la posture militante, s’ajoute donc la tentation du silence. La poésie post-exotique joue avec l’idée de son suicide car elle vibre dans un contexte carcéral extrême : pas de visites, pas de contacts avec le monde extérieur, solitude, violence. Pour les créateurs post-exotiques, le quotidien est d’une grande laideur, et il ouvre sur un présent infiniment morne, doublé d’un avenir nul. Ce n’est pas à partir de ce présent que s’inventent les histoires et les images. Les deux uniques sources de création poétique sont les rêves et la mémoire. Le monde réel, le monde concret ne fournissent rien au poète, sinon la géométrie affligeante de ses murs nus. Il n’y a pas dans l’observation du présent de quoi alimenter une quelconque aventure narrative. Les fantasmes, l’onirisme, mais surtout la rumination sur le passé et le passé en général sont la matière essentielle de toute narration post-exotique.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion de passé tel qu’elle apparaît dans la communauté post-exotique. Nous regardons vers l’arrière depuis l’exclusion, depuis la défaite idéologique et militaire, depuis l’écrasement de tout espoir. Quelles que soient les personnalités de ceux et celles qui disent les livres, et quel que soit le sujet du livre, nos voix sont unies par ce même mouvement de l’esprit vers l’arrière. Bien entendu, chacun de nous a sa propre expérience de la clandestinité, de la guerre révolutionnaire, de la propagande, de l’arrestation, des procès. Et chacun de nous a sa propre manière d’en rendre compte. Mais le passé auquel nous nous référons sans cesse est collectif. Collective est la mémoire dans laquelle nous enracinons nos histoires. C’est celle de notre expérience politique et militaire, mais, bien au-delà, c’est la mémoire des horreurs du XXe siècle, et le grand livre noir des ratages, qui n’est pas refermé aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle. De tous nos ratages, de tous les ratages de ceux et celles qui se donnaient pour tâche de mettre fin pour toujours au malheur. Et là, puisque nous en sommes au malheur et aux horreurs, il faut faire une solide mise au point. La revendication identitaire, ethnique ou nationaliste, est totalement étrangère aux écrivains post-exotiques. Les deux seules identités qu’ils se reconnaissent, et que d’ailleurs ils ne brandissent pas avec fierté, sont d’une part leur appartenance génétique à l’espèce humaine, et, d’autre part, leur appartenance géographique à la planète Terre. Je l’ai déjà dit aujourd’hui, mais je crois qu’il vaut mieux le souligner encore et encore. Notre passé de défaite et de combat n’a aucun drapeau en dehors du drapeau rouge, ou noir, ou rouge et noir, et notre culture n’est pas celle d’un peuple ou d’un continent précis. Le monde historique auquel nous nous référons est celui du XXe siècle en général, le champ historique dans lequel notre mémoire nous transporte ne se limite pas à l’Occident et à l’Atlantique nord, mais s’étend à l’ensemble du globe. Parce qu’ils s’inscrivent physiquement dans une continuité historique, parce qu’ils ont été des acteurs du XXe siècle, et aussi parce qu’ils ont maintenu vivante en eux une idéologie internationaliste radicale, les écrivains post-exotiques se sentent en droit d’aller et venir sur tous les continents, sur tous les lieux de souffrance et de mort où l’humanité au XXe siècle n’a pas fait honneur à son espèce. Par sympathie idéologique, par délégation poétique, par empathie, ils se sentent en droit d’établir une continuité entre eux et d’autres combattants malheureux du XXe siècle. La mémoire collective dans laquelle ils plongent ne se limite pas à la mémoire immédiate de leur génération et elle n’a aucune frontière. Elle est mongole, juive, russe, aussi bien que qechua, oudmourte, chinoise ou berbère. Bien entendu, la matière historique dans laquelle les écrivains post-exotiques puisent de quoi façonner des histoires est souvent revendiquée jalousement par tel ou tel peuple. C’est compréhensible, mais nous n’avons pas cette approche. Nous ne nous sentons exclus d’aucun malheur. La matière historique qui est la nôtre est celle de tous les humains sans distinction, une pâte indifférenciée où se mêlent plusieurs époques, plusieurs guerres, des guerres innombrables, des génocides, des révolutions avortées, écrasées ou trahies. Depuis leur cachot, les écrivains post-exotiques plongent naturellement dans l’univers des victimes et des vaincus, et ils estiment que durant cette plongée nul ne peut prétendre à leur demander leur passeport ou leur couleur de peau. Leur exploration les mène au cœur du désastre humain, dans d’autres prisons, dans les camps, sur les champs de bataille, dans le chaos des populations civiles que les militaires et les mafieux terrorisent, dans le silence des ossuaires. La parole qu’ils adoptent est celle des animaux humains martyrisés, des morts, des gueux. Ce qui explique aussi pourquoi les personnages et les héros de leurs romans, conçus à partir de cette pâte historique, ont tendance à porter sur eux-mêmes, sur le monde et sur l’histoire humaine, un regard d’Untermenschen. Dans l’univers romanesque et poétique du post-exotisme, le XXe siècle est ainsi présent à tout instant, sous une forme meurtrie, profondément intériorisée, mais aussi sous une forme fantasmée et reconstruite. Car ici la mémoire universelle du malheur n’est pas récupérée pour étayer des romans à prétention historique, et, encore moins, pour se rattacher fallacieusement à une littérature de témoignage. Elle est offerte à l’intérieur d’une fiction dont les repères territoriaux et temporels ont été volontairement distordus ou effacés. Au lecteur ou à la lectrice de faire travailler alors sa propre mémoire personnelle pour y retrouver telle ou telle tragédie précise qui le concerne plus que d’autres et qui alimente ses dégoûts, ses peurs et sa pitié.
C’est ainsi que « le camp », lieu central de l’action dans plusieurs romans publiés (tels que Nuit blanche en Balkhyrie, Vue sur l’ossuaire, Dondog) prend une dimension post-exotique qui en enlève les caractères immédiatement identifiables pour l’universaliser et en faire une composante fondamentale du XXe siècle, un décor de mort qui accompagne sans relâche la destinée humaine au XXe siècle. C’est ainsi également que « l’instruction », « l’interrogatoire », deviennent le moteur du récit et que la relation entre « interrogateur » et « interrogé » gouverne tout dialogue post-exotique, comme par exemple dans Rituel du mépris, dans Le Port intérieur ou dans Le Nom des singes, pour ne citer qu’eux. On est pourtant dans ces ouvrages à mille lieues d’une littérature de témoignage. On est dans la fiction inspirée, dans le fantasme, dans une réécriture fantasmatique de la mémoire collective, mais, en même temps, la narration n’adopte pas un point de vue étranger à la tragédie et au malheur. De façon non artificielle, la voix narrative part de l’intérieur du camp. En étant à l’origine prisonniers et prisonnières pour la perpétuité, les écrivains post-exotiques n’éprouvent aucune difficulté à s’incarner dans des figures de perdants et à pénétrer dans le monde onirique des victimes. Ils font naître sans effort des fictions carcérales. Ils se sentent habilités à développer des anecdotes de camp, un humour de camp, à explorer les camps qu’ils n’ont pas connus directement, mais qu’ils ont connus et qu’ils connaissent intimement, par délégation, par empathie, par incarnation. Ils n’ont pas à se poser la question de la légitimité. Ils n’hésitent pas à inventer des systèmes oniriques carcéraux et à revisiter des systèmes concentrationnaires réels ou fantastiques. Parce qu’ils ont combattu contre les responsables du malheur, ils se donnent la liberté de fantasmer sur le malheur et de faire sonner des voix fantasmatiques du malheur.
On pourrait, cela va de soi, en dire beaucoup plus. Sur le malheur, sur l’omniprésence des camps dans l’histoire contemporaine et sur la génération des camps de réfugiés qui est, chronologiquement parlant, celle des écrivains post-exotiques. La génération des camps de réfugiés est la nôtre, elle a succédé à la génération des camps d’extermination et des camps de travail. On pourrait aussi s’intéresser plus en profondeur à ce phénomène d’empathie, de substitution physique, d’incarnation, qui reste indissociable de la création romanesque post-exotique. Je n’ai plus que quelques minutes devant moi, et je voudrais justement, pour finir, réfléchir un peu à cette plongée dans l’autre, à cette incarnation qui intervient si fréquemment au cours du processus littéraire et dans les images et les récits que nous combinons pour faire des livres. Cette incarnation est liée à la parole, à l’invocation, à la solitude, à la peur, à la présence en nous d’une zone d’obscurité et de folie. Cette incarnation est d’ordre chamanique.
Il peut sembler paradoxal de faire à présent intervenir le chamanisme alors que nous avons tracé le portrait d’hommes et de femmes qui n’ont pas rompu avec une idéologie matérialiste et athée. La magie et le surnaturel ne devraient pas avoir place dans leur univers poétique, et pourtant, dans nos fictions, on rencontre souvent des chamanes et des espaces magiques. On en rencontre même en permanence. Des personnages se déplacent de rêve en rêve, par exemple dans Biographie comparée de Jorian Murgrave ou Des Anges mineurs. Des personnages vont habiter et animer des corps d’autres personnages, comme dans Dondog. Dans pratiquement tous les textes, la voix des narrateurs ou des narratrices se confond avec la voix des défunts. Le surgissement des images est souvent favorisé par la répétition hypnotique d’un rythme de tambour, ou de percussions improvisées, comme dans Nuit blanche en Balkhyrie, Bardo or not Bardo, ou Dondog. Même lorsque le tambour se tait, il a une présence chamanique. Je pense ici à un livre de Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, et à l’instruction qui précède la première phrase : « Tambours incessants. Silence pendant le texte. » Dans cette permanence obsessionnelle du chamanisme, on pourrait voir une fantaisie de poètes, mais c’est bien plus que cela. Le chamanisme est une dimension fondamentale et assumée du post-exotisme. Plus que tout il guide, autorise et organise la parole.
Les écrivains post-exotiques ne sont ni des guérisseurs ni des mystiques, c’est pourquoi leur chamanisme s’écarte du chamanisme tel que l’observent les anthropologues et les folkloristes. Nous ne visons pas la transe, nous ne dansons pas, nous n’agitons pas de sonnailles et nous ne portons pas de plumes et de pattes d’animaux autour du ventre. Mais nous adorons cette idée et elle fait partie de notre culture depuis toujours. D’une part parce que nous nous sentons spontanément proches des peuples qui pratiquent le chamanisme et qui ont été victimes de la colonisation, qui ont subi des répressions ignobles, les Indiens d’Amérique, les peuples sibériens, les Tibétains. D’autre part parce que le chamane, par sa parole, par ses cris et ses rêves, fait exactement ce que nous faisons : il quitte le monde naturel, il atteint un monde différent, il voyage, il théâtralise son voyage, il s’incarne. Il déconstruit le monde naturel et, avec les fragments du monde naturel il reconstruit un au-delà dans lequel il se déplace, hors du temps, hors de l’espace et hors de la distinction entre vie et mort. C’est précisément dans le cadre d’une plongée de ce genre que nos livres se construisent. Toute prise de parole est pour nous une plongée dans un état altéré de la conscience, dans un univers flottant, dans un au-delà étranger dont nous sommes à la fois les créateurs et les indigènes. Pour les chamanes du folklore, c’est un chemin vers un espace noir où il n’y a plus de différence entre animal et humain, entre proche et lointain, entre l’intérieur et l’extérieur des murs ou des barbelés, entre immobilité et mouvement, entre souvenir et rêve. Pour les poètes post-exotiques, c’est un chemin vers la fiction, où il n’y a plus de différence entre vérité et mensonge. L’univers dans lequel ils pénètrent est un espace noir chamanique où leurs voix naissent, prennent force et se mélangent. Tous ici sont morts. Tous ici sont vivants.
Voilà. Au nom de mes camarades hommes et femmes, détenus derrière des grilles réelles et imaginaires, déjà défunts ou, comme nous, encore en attente, je vous remercie d’avoir eu la patience de m’écouter. »

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