Les tiges n’entrent pas à fond

samedi 31 janvier 2009, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Levé à 5 heures pour préparer le cours sur le chapitre 3 d’Histoire d’O. Très bonne ambiance à l’Institut pour parler d’initiation (d’O) et de manipulation (de Jacqueline), des combles de la honte d’O — comblée au propre comme au figuré et — exposée prise devant une vieille servante, puis envoyée pour être ferrée et marquée au fer rouge chez Anne-Marie, une maîtresse qui en aurait remontré à Catherine Robbe-Grillet…

« Anne-Marie prit le coffret de cuir qu’elle avait apporté et mis sur un fauteuil, et tendit à Sir Stephen les anneaux disjoints qui portaient le nom d’O et le sien. « Faites », dit Sir Stephen. Yvonne releva les genoux d’O, et O sentit le froid du métal qu’Anne-Marie glissait dans sa chair. Au moment d’emboîter la seconde partie de l’anneau dans la première, Anne-Marie prit soin que la face niellée d’or fût contre la cuisse, et la face portant l’inscription vers l’intérieur. Mais le ressort était si dur que les tiges n’entraient pas à fond. Il fallut envoyer Yvonne chercher un marteau. Alors on redressa O, et la penchant jambes écartées, sur le rebord de la dalle de pierre qui faisait office d’enclume où appuyer alternativement l’extrémité des deux chaînons, on put, en frappant sur l’autre extrémité, les river. Sir Stephen regardait sans mot dire. Quand ce fut fini, il remercia Anne-Marie et aida O à se mettre debout. Elle s’aperçut alors que ces nouveaux fers étaient beaucoup plus lourds que ceux qu’elle avait provisoirement portés les jours précédents. Mais ceux-ci étaient définitifs. « Votre chiffre maintenant, n’est-ce pas ? » dit Anne-Marie à Sir Stephen. Sir Stephen acquiesça d’un signe de tête, et soutint O qui chancelait, par la taille ; elle n’avait pas son corselet noir, mais il l’avait si bien cintrée qu’elle paraissait prête à se briser tant elle était mince. Ses hanches en semblaient plus rondes et ses seins plus lourds. Dans la salle de musique où, suivant Anne-Marie et Yvonne, Sir Stephen porta plus qu’il ne conduisit O, Colette et Claire étaient assises au pied de l’estrade. Elles se levèrent à leur entrée. Sur l’estrade, il y avait un gros réchaud rond à une bouche. Anne-Marie pris les sangles dans le placard et fit lier étroitement O à la taille et aux jarrets, le ventre contre une des colonnes. On lui lia aussi les mains et les pieds. Perdue dans son épouvante, elle sentit la main d’Anne-Marie sur ses reins, qui indiquait où poser les fers, elle entendit le sifflement d’une flamme, et dans un total silence, la fenêtre qu’on fermait. Elle aurait pu tourner la tête, regarder. Elle n’en avait pas la force. Une seule abominable douleur la transperça, la jeta hurlante et raidie dans ses liens, et elle ne sut jamais qui avait enfoncé dans la chair, de ses fesses les deux fers rouges à la fois, ni quelle voix avait compté lentement jusqu’à cinq, ni sur le geste de qui ils avaient été retirés. Quand on la détacha, elle glissa dans les bras d’Anne-Marie, et eut le temps, avant que tout eût tourné et noirci autour d’elle, et qu’enfin tout sentiment l’eût quittée, d’entrevoir, entre deux vagues de nuit, le visage livide de Sir Stephen.» (Pauline Réage, Histoire d’O, p. 169-170)

Après un très mérité poulet-frites au Saint-Martin, un passage-éclair à la médiathèque de l’Institut où j’apprécie le remords — intempestif, c’est le moins qu’on puisse dire — de Maurice Nadeau sur le peu d’écho donné au Rangements de feu Daniel Oster, une sieste de 40 minutes, je reçois — enfin — Writer of O, un dévédé documentaire sur l’histoire d’Histoire d’O que j’avais commandé il y a plusieurs semaines mais dont la disponibilité a tardé et que je m’enfile illico.

« […] je suis tombé sur un livre que nous avons négligé en son temps (2001) […] Jean Goulemot lui avait rendu hommage (Q. L. n° 762) […] J’ai dû signaler Rangements, bien sûr, mais quand je le relis aujourd’hui, je me dis que nous avons été coupables de ne pas lui avoir consacré un article qui en aurait montré l’importance. […] dur pour lui de voir Valéry se perdre en mondanités ronds de jambe et Mallarmé incarner le petit-bourgeois fonctionnaire pêcheur à la ligne. Le drame est là : il continue de les admirer, de les citer, de vivre encore avec eux, et ils n’ont été que ce qu’est l’auteur pour le Proust du Contre Sainte-Beuve. Il regrette, sans le dire mais cela saute aux yeux, que la poésie, l’aphorisme, le travail de la pensée et celui de la forme, l’écriture n’ait pas fait d’eux des héros, des titans, des conducteurs de peuples. […] Un doute pourtant l’assiège : n’est-il pas en train d’écrire son journal intime ? Alors que décrire l’intimité c’est se perdre dans la socialité du langage, se mentir à soi-même, exciper d’un « je » que personne ne sait définir, se poser en personnage de fiction ? […] » (Maurice Nadeau, « Journal en public », La Quinzaine littéraire, n° 983, du 1er au 15 janvier 2009)

Où l’on retrouve une partie du questionnement de Dominique Meens dans sa dernière livraison radiophonique, Pour un wolman, Surpris par la nuit de mercredi dernier — dans lequel il y a bien d’autres choses, évidemment.

À propos de radio et de se perdre dans la socialité du langage, je note le silence absolu sur le passage des Mardis littéraires que j’ai retranscrit avant-hier. Je sais qu’il y a des visites, des lectures, c’est indéniable. Mais aucune réaction, silence absolu. Qu’en penser ?
Quels que soient les griefs que l’on a contre l’autofiction, et je comprends qu’on en ait, la politesse et la décence radiophoniques d’une animatrice serait d’interroger d’abord son invitée, de la pousser éventuellement dans un retranchement intellectuel ou idéologique et d’argumenter ensuite, en tant qu’animatrice, avec retenue et sans emportement, en donnant au passage son opinion…
Au lieu de quoi, la capitaine Pascale Casanova assène son opinion d’entrée, à l’emporte-pièce et sans aucun argument, de toute la hauteur de ce qu’elle croit être sa stature radiophonique et pseudo-scientifique, obligeant Chloé Delaume, très calme, très cool, très pro en vérité, à une défense modeste mais ferme, s’appuyant sur les éléments définitionnels de l’autofiction et montrant qu’elle voulait en interroger les fondements, en faire jouer les lignes, etc.
D’ailleurs, quand j’entends ou je lis l’indignation contre l’autofiction comme genre ou le questionnement sur ce choix de Chloé, je pense que l’on devrait s’interroger soi-même sur sa propre résistance. Là non plus les tiges n’entrent pas à fond, et je me demande bien ce qui pourrait faire office d’enclume… Il y a quelque chose de pathologique que chacun devrait, sans honte, essayer d’affronter.
Affronter, c’est ce que Chloé fait, et ce pourquoi elle a toute sa place, et pas des moindres, dans la littérature contemporaine.

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5 réponses à “Les tiges n’entrent pas à fond”

  1. brigetoun dit :

    sans opinion, ne l’ayant pas lu (pas une passion pour l’idée, qui ne concerne que l’auteur – ne pourrais juger que de l’effet sur moi lectrice) – pour Pascale Casanova : la petite brutalité qui tient lieu de légitimité sur France Culture (sauf Veinstein bien sûr)

  2. koike1970 dit :

    Bonjour, Berlol-sensei.
    J’ai trouvé un film canadien. Une réalisatrice canadienne, Maya Gallus , l’a tourné. En 1997.
    http://www.uplink.co.jp/dvd/uld/uld057.html
    Pardon, je ne peux chercher qu’un site japonais.
    Pauline Réage, Jeanne de Berg, etc. il m’intéresse beaucoup. Tu l’a déjà connu?
    Je le prends tout à l’heure.

  3. christine dit :

    « Quels que soient les griefs que l’on a contre l’autofiction, et je comprends qu’on en ait  »

    … moi pas ! l’autofiction n’est qu’un genre littéraire, qui, comme tous les genres littéraire a engendré de grands livres, des livres intéressants, et aussi pas mal de mauvais livres

    est qu’on imaginerait avoir des griefs contre la tragicomédie ou le roman policier ?

    le problème est plutôt que l’autofiction focalise les critiques contre la littérature française contemporaine, dont certains ont décidé une fois pour toute (et à tort à mon sens) qu’elle ne s’occupait que de son nombril …

  4. Berlol dit :

    Tout à fait d’accord. Je voulais parler, comme toi, des « mauvais livres », et du fait qu’ils ouvrent la possibilité d’une critique du genre. En théorie, les genres sont attaquables, dans un système des genres qui attribue à chacun des valeurs et des fonctions. Ainsi, certains défenseurs de la poésie ne disent que pis que pendre du roman. D’autres détestent le théâtre dit de boulevard, ou le roman psychologique, ou la poésie symboliste, etc.
    Mais dans ces cas, il faut tout de même construire un système, argumenter et s’exposer à son tour à la critique.
    Or l’emporte-pièce du capitaine Casanova se passe volontiers de cette étape, attaque sans argumenter, établit des camps dans lesquels se ranger sans réfléchir, en brandissant des épouvantails. C’est injuste et c’est vulgaire.

  5. Berlol dit :

    Salut Katsu,
    Non, je ne connaissais pas l’existence de ce film canadien. Je viens de lire deux articles à son sujet, en anglais :
    http://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?f=/c/a/1999/02/26/DD52758.DTL
    http://www.peak.sfu.ca/the-peak/97-3/issue8/erotica.html
    A bientôt.