Ce paysage voulait nous dire adieu

vendredi 25 septembre 2009, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Pendant que madame est de sortie.
Mon boulot d’aujourd’hui, demandé par T. depuis quelques jours : intervertir nos écrans. Parce qu’elle trouve le sien trop grand et que le mien peut se régler plus bas. Mais elle n’imagine pas ce que ces trois simples mots — intervertir nos écrans — cachent pour moi de questionnement (préalable), d’acharnement (mot à la mode) et d’énervement (a fallu que je mette la clim’) : tout éteindre, tirer de derrière les câbles vidéo et audio, car qui dit écran dit hauts-parleurs, débrancher les alimentations et les transfos, déplacer les appareils, aspirer la poussière accumulée dans les recoins, replacer, rebrancher, découvrir que le câble n’est pas le même et qu’il faut aller dans d’autres tiroirs chercher un embout convertisseur, enfin redémarrer en priant la vierge noire de Rocamadour — parce que tout ne relève pas de la technique. Et ça marche ! Total, deux heures.

« Nouveauté, parce que la mutation qui affecte à l’heure actuelle l’ensemble des usages liés à l’imprimé est une mutation liée à l’ensemble de notre rapport au monde, incluant notre rapport à l’information, à notre espace et à notre temps immédiats. Nouveauté, parce que mutation non pas affectant un usage particulier de l’écrit, mais la totalité de notre rapport au langage, depuis les signes de la ville jusqu’à la conversation privée, via les usages du téléphone.
Mais non pas nouveauté, si on considère que la totalité de nos usages concernant l’écrit ont depuis toujours été affectés par ces mutations, un nombre de mutations très lentes, mais très complexes, qui chaque fois déjà ont rejoint la totalité de nos usages de l’écrit, et pas seulement l’univers très historiquement déterminé du livre.
Ce n’est pas nier la gravité potentielle de l’onde de choc : des métiers comme la sidérurgie ou la mine ont pu être volatilisés sans grand trouble à échelle du monde, mais immense trouble à échelle des villes ou des sociétés qui ne sollicitaient plus tant d’acier ni de fonte dans leurs véhicules ni leurs machines ni leurs chauffages d’habitation.
S’il y a une spécicité du livre, elle est fragile : le livre a la charge, en termes d’éducation, de mémoire, d’art, de culture, d’une transmission qui concerne la société tout entière, et déborde dans la part symbolique de ses valeurs.» (François Bon, Avancer dans l’imprédictible. Adresse aux éditeurs québécois, Publie.net, septembre 2009, p. 4-5)

« […] c’était très chouette de venir habiter à Québec parce que… Qu’est-ce que je fiche dans la valise, et qu’est-ce que j’apporte pour aller travailler avec les étudiants et qu’est-ce que je laisse derrière ? Finalement, c’était pas un exercice facile. Et il y en a un que, je l’ai pas apporté parce que je l’ai dans ma… justement, je le lis en numérique sur ma petite tablette Sony, mais… Ça fait des années que je pratique au quotidien Saint-Simon et je commence à piger pourquoi, c’est qu’en fait Saint-Simon écrit toujours sur des triangulations de verbes. C’est-à-dire qu’il y a toujours au moins trois verbes qui se combinent dans la moindre phrase. Et en fait, le centre de gravité c’est sur l’inter[section]… comment les verbes jouent les uns par rapport aux autres et ça volatilise le poids du sujet dans la phrase. Et donc Saint-Simon nous donne un outil formel pour écrire d’après la relation [syntaxique] et non d’après cette hiérarchie sujet verbe complément…» (réécouter François Bon, au sujet de L’Incendie du Hilton, dans l’entretien avec Pascale Casanova, Atelier littéraire diffusé le 20 septembre 2009, vers la 19e minute)

Sujets à venir dans la même émission, qui n’est que le déplacement au dimanche des précédents Jeudis et Mardis littéraires (est-ce une promotion ? une relégation ? ni l’un ni l’autre ?) : La Vérité sur Marie, de Toussaint, le 27, Trois Femmes puissantes de Marie Ndiaye, le 4 octobre, Flaubert, avec Pierre-Marc de Biasi, le 11 octobre. Ce qui me rappelle que mon cours de l’Institut franco-japonais sur L’Éducation sentimentale commencera le 10 octobre et que la préparation n’est pas très avancée…

Mais — relisez les deux citations si nécessaire — quelle était la probabilité pour que les mots « gravité » et « volatiliser » se trouvassent si proches deux fois de suite ?
Effet de style d’un homme qui vit à fond la terrible tension de son temps.

Le lourd et le léger — grave et volatil — ensemble convoqués. Paradoxalement.
Dans le paradoxe, ce n’est pas l’opposition statique qui travaille, c’est la tension — et l’effroi que provoque son équilibre tenu.

Rien à voir mais… oui, c’est bien ce que j’ai ressenti dans la verticalité abrupte de Rocamadour le 1er septembre. Notre arrivée vaguement ennuyeuse par le plateau, après la visite de Martel, et cette soudaine verticalité. Vertige. La route descend-elle jusque là-bas ? Eh oui, il faut y aller… L’entrée précautionneuse en voiture dans la partie historique pour atteindre au pas, entre les piétons, le Grand Hôtel Beau Site, ses murs de pierre d’où de preux chevaliers du fond des âges nous observent, notre fenêtre ouvrant sur la béance du paysage, l’absence complète d’accès réseau à cause d’un orage… Cette ambiance donc. Et puis dans la rue, piétons à notre tour, quand on lève la tête, ces tours, ces flèches, ces volées d’escaliers, ces coursives au-dessus du vide…
Avant d’être religieux, avec tout ce fatras de porte-bonheur en toc, ces miracles reconnus par une Église imprudemment sortie de son triangle machiste, avant d’être religieux, donc, le lieu est d’abord reliant. Oserai-je : re-lie-eu.
Ce que je veux exprimer est léger comme de la dentelle alors que me voilà déjà empêtré dans de lourds concepts…
Et c’est là, aussi, que j’ai mangé mon meilleur gigot d’agneau !

Il y a quelques jours, quand j’ai demandé à T. quelles étaient les plus belles images qu’elle gardait de ce voyage, elle m’a répondu sans hésiter que c’était d’abord le matin à Rocamadour, par la fenêtre, devant ce vaste panorama, les dizaines d’hirondelles qui tournaient dans le silence du petit matin, voletaient, criaillaient, frôlant parfois le bâtiment, qu’elle ne se lassait pas de suivre des yeux, extatique, presque hypnotisée.
Une heure après, nous avions quitté l’hôtel pour reprendre la route du plateau. Voyant avec quelle lumière — divine ? — ce paysage voulait nous dire adieu, je me suis encore arrêté pour prendre cette dernière photo.

Et de me demander aujourd’hui comment il se peut qu’avec toutes les traversées de la France que j’ai faites avec mon père pour aller en Espagne, quand j’avais entre dix et seize ans, nous n’ayons jamais eu l’occasion de passer par ici. Était-ce une prévention anticléricale de mon père ? Un choix pragmatique pour gagner plus vite les Pyrénées ?

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4 réponses à “Ce paysage voulait nous dire adieu”

  1. Ben que dirais-tu si tu devais faire la même opération dans mon soumarin pas du tout climatisé? Et dans lequel l’enchevêtrement des câbles a souvent des tournures pollockiennes. Cet hiver je suis resté tout un mois sans carte-son parce qu’elle s’est débranchée accidentellement et que j’ai reculé, pendant un mois donc, de gaspiller une après-midi entière à rechercher les deux pôles à remettre en contact.

    Amicalement

    Phil

  2. F dit :

    quand tu écoutes la radio tout en intervertissant tes écrans, tu arrives donc à lire des articles et retenir ce qui se dit ? – tu nous impressionneras toujours, sûr de sûr !

    c’était très bizarre l’émission avec Pascale, parce que j’étais perché au 5ème étage de Radio Canada avec vue sur le St Laurent, casque sur les oreilles, tout seul dans la petite cahute à duplex, et qu’en face c’étaient des voix que je connaissais bien, Lionel Ruffel et surtout Xavier Person, qui disaient vous et employaient des mots savants – j’espère quand même avoir été un peu moins décousu que ce tu que tu transcris!

  3. F dit :

    j’ajoute que l’émission Fr C enregistrée le lendemain de ma conf Montréal pour les éditeurs québécois et que depuis 1 mois je la préparais et je trouillais, pas étonnant que des mots ou des grilles d’approches se retrouvent d’une à l’autre, mais fallait bien toi pour s’en apercevoir

  4. Berlol dit :

    Propos pas décousus du tout. La transcription donne toujours cette impression mais pas l’écoute, je te rassure. Et puis le son était parfait, pas comme ces correspondances « par téléphone » où ça chuinte, crachote et respire dans une bande passante réduite comme peau de chagrin.
    Pour ce qui est des convergences thématico-stylistiques, c’est un peu mon boulot… Et ce paysage qui nous dit adieu, n’est-ce pas aussi un peu celui du livre ?