Les salons littéraires sont dans l’internet (3)

lundi 19 octobre 2009, à 23:05 par Berlol – Enregistrer & partager

Chapitre 3 : tenir salon

Cliché

« A cette époque la rue de Bourg, habitée essentiellement par les élites bourgeoises et intellectuelles lausannoises rayonnait par sa bonne société, ses salons littéraires… sans oublier ses nombreux cafés, restaurants et hôtels ! »1

Quand je lis ce genre de phrase de dépliant touristique, je me demande où nous en sommes aujourd’hui avec l’idée de salon littéraire. L’association ici de « Bourg » avec « élites bourgeoises » est faite avec toute la candeur de l’innocence. La « bonne société » est composée naturellement de bourgeois et d’intellectuels qui sont tous de Lausanne. Restons entre nous ! L’immense différence, historique et sociologique, entre la bourgeoisie, classe moyenne formée de marchands, d’artisans et de rentiers d’origine roturière, nommée et reconnue de longue date, et « une élite intellectuelle », rassemblement composite de lettrés, de juristes, de scientifiques et d’ecclésiastiques dont l’appellation tardive reste problématique (et assurément anachronique ici), cette différence ne semble pas gêner le rédacteur de ce texte. En fait, il n’utilise que le sens contemporain des mots et fait référence à nos valeurs consuméristes et dysneylandisées. L’anachronisme nous fait voir la « société » du XVIIIe siècle comme un spectacle afin, c’est la suite de cette page web, de nous intéresser à des « visites culturelles ». L’intention est louable.

Or, au sens de l’époque, élite et bourgeois ne vont pas de pair. C’est, au fond, l’une des choses que raconte la littérature, de Chateaubriand à Proust, pour prendre des bornes visibles. Le bourgeois, même riche, reste un roturier, tandis que le mot élite, qui provient du verbe élire, désigne ceux qui sont élus, qui sont, par la naissance, d’une autre essence et qui se rassemblent dans l’aristocratie et le clergé. Par sa référence sournoise à l’actuelle soif de commerce et de loisir dont la bourgeoisie a été le principal artisan depuis le début du XIXe siècle, l’association de ces deux mots révèle un inconscient révisionnisme historique, motivé par le besoin publicitaire : donner de Lausanne une image d’Épinal, avec sa rue alors « habitée essentiellement » par « la bonne société ». Ne serait-ce plus le cas aujourd’hui ? Le regretterait-on ?

Et le « salon littéraire », dans tout ça ? Il apparaît au pluriel, forme de richesse, sans doute. Il est un attribut de la rue, énuméré avec les « cafés, restaurants et hôtels ». S’il n’est pas un commerce de tourisme et de service, il n’en est pas loin : vous qui passeriez par là, vous pourriez y entrer comme dans un « café » et visiter une séance de salon littéraire. Comme celles que vous avez déjà vues dans des films, avec perruques poudrées, chandelles et laquais en uniforme, je l’ai déjà dit… Un peu de musique vient d’une épinette, des rires, un brouhaha de conversation. Mais qu’y disait-on, exactement ? Pendant la visite touristique, la question est incongrue. À l’école d’hôtellerie et de tourisme, on n’apprend pas cela. Vous n’avez pas le droit de poser une telle question. C’est du harcèlement intellectuel !

Ces trois lignes, si biaises avec la vérité historique, sont suivies d’une citation de Voltaire dont on a sans doute jugé qu’elle illustrerait parfaitement le dépliant virtuel. Elle aussi fait trois lignes – pour ne pas lasser l’internaute, on recommande toujours de faire court, dans la rédaction de sites web :

« Il y a dans mon petit pays romand, car c’est son nom, beaucoup d’esprit, beaucoup de raison, point de cabales, point d’intrigues pour persécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres.
Voltaire, 6 mars [1757] »

Voltaire parle d’un « petit pays », au sens de région, voire de village, en voulant que « petit » s’oppose à « beaucoup » pour indiquer la concentration d’intelligence et de bien-vivre malgré la situation rurale et retirée. Tellement retirée qu’il faut en préciser le nom, romand, en instruisant son interlocuteur, semble-t-il – ce doit être une lettre, le site web ne le précise pas, ce n’était pas dans le plan-média. À l’évidence, cela va former un double chiasme : la paire « petit pays » et « beaucoup de raison » est faite pour s’opposer à une autre paire qui, si nous inférons bien, devrait concerner Paris, grande ville, très rayonnante, très connue, mais peu de « raison » (voudrait dire Voltaire), et beaucoup de « cabales », « d’intrigues » contre « ceux qui rendent service aux belles-lettres », dont Voltaire, qui s’en est justement retiré. Il ment d’ailleurs un peu, Voltaire, car chez les Helvètes il a déjà des ennuis avec les catholiques, les protestants et il s’est brouillé avec Rousseau l’année précédente en publiant son Poème sur le désastre de Lisbonne.

Bref, cette citation fait l’apologie d’un « petit pays » où l’on a librement de l’esprit, alors que le site web veut faire celle d’une élite bourgeoise qui « rayonnait ». On n’a rien compris et on écrit n’importe quoi ; sur le web, l’important c’est le média, pas le texte…

Histoire cavalière du salon littéraire

Pourquoi une histoire « cavalière » ?

À cheval, on écrase l’herbe. Mais on ne l’empêche pas de (re)pousser. Gilles Deleuze, en rappelant qu’elle pousse par le milieu, propose une pensée rhizomique qui constitue une alternative à la pensée radiculaire, la pensée téléologique, qui n’envisage le début et l’évolution des choses que dans leur rapport nécessaire à leur fin. Tout, aujourd’hui, illustre le combat de ces modes de pensée : réticule contre radicule, alors qu’il me paraît possible de les penser en même temps, dans une constellation de concepts où les positions relatives (du salon, de la conversation, de la société, du temps, de l’espace géographique, de la religion, des mœurs, des conceptions de l’homme, etc.) déterminent des tensions interprétatives que la simple dialectique, la simple axiologie début-fin ne permet pas de comprendre. De plus, l’historicité du langage et de la culture empêche toute objectivité, toute innocence d’une reconstitution chronologique pourtant désirable car celui qui s’y livre est pris dans sa propre culture alors même qu’il estime s’en être extrait pour en explorer une autre. Il faut donc jouer le cheval, et plutôt sur un échiquier en quatre dimension.

Car où en sommes-nous, nous, en 2001, avec l’idée de salon littéraire ? Beaucoup pensent qu’on en a fini. En finir avec des choses du passé est une spécialité de notre époque. On jette d’abord. On réfléchira ensuite, peut-être, si on a le temps. Mais on ne voit pas que cela a façonné nos modes de penser la pensée en communauté (et continue donc de vivre en nous, au cœur de notre pensée dédaigneuse et solitaire) et que cela même qui est mort est réapparu plusieurs fois et sous plusieurs autres formes et est encore bien présent.

Assez de vestibules, entrons au salon !

« salon, réunion privée et régulière où gens du monde et gens de lettres – intellectuels et artistes – se rencontrent pour converser. Le terme, d’origine italienne, n’apparaît en ce sens qu’au début du XIXe siècle […] La réalité a cependant précédé l’acception sociale du mot. […] »2

Au moins, pour « salon », on voit à peu près ; dans ce sens, ce n’est pas qu’une pièce de la maison. Mais si l’on ajoute littéraire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce différent de cette définition ? Est-ce un lieu spécialisé pour écrivains, qui parlent de n’importe quoi ou qui font autre chose que parler, tout en restant entre écrivains ? Est-ce un lieu où l’on ne parle que de littérature, avec n’importe qui, même ceux qui n’y connaissent rien (comme à la télé…) ? Est-ce, comme je l’écrivais en ouverture, ce lieu commun qui n’est en fait qu’une pâle image de cinéma, dont la fonction est de ne rien dire de ce qui se disait vraiment, au XVIIIe siècle par exemple, tout en faisant croire que tout le monde a déjà dépassé ce stade parce que c’est du passé – le contenu risquant de déranger aujourd’hui par sa profondeur, sa difficulté philosophique ou son potentiel de subversion ?… Car le salon pourrait bien être, vivant ou mort, au contraire du cliché retouché, le lieu lumineux d’une dangereuse liberté, celle de parler en pensant publiquement et de penser en écoutant sincèrement et de mêler ces pensées de parole et d’écoute – au lieu de se vautrer devant l’écran, toujours plus captivant, qu’il soit de télé, de cinéma ou d’ordinateur.

Car le « littéraire » du « salon littéraire » a été ajouté récemment, au début du XIXe siècle, semble-t-il, lorsqu’on a commencé à se pencher sur l’histoire étrange de ce XVIIe siècle un peu rapidement oublié. Mais ne fut-ce pas pour le transformer en Musée Grévin ? Réduit à quelques auteurs (Molière, Racine, Corneille) alors que le siècle en fourmille, figé par les images de la préciosité de salon et de la solarité royale, recyclé dans l’architecture, le meuble et la tenture par une bourgeoisie désireuse de marques extérieures de légitimité, le XVIIe siècle est révisé par le XIXe siècle et passera directement sous cette forme édulcorée dans les manuels scolaires du XXe siècle.

Aujourd’hui encore, malgré l’énergie des chercheurs et de très nombreux enseignants (tout de même) à rétablir une vision plus réaliste et plus large du XVIIe siècle (et pas seulement de celui-ci…), les dégâts culturels occasionnés par les images d’Épinal contemporaines de la Restauration et du Second Empire sont toujours apparents. Ils servent encore à bien des productions que l’industrie cinématographique et télévisuelle destine aux masses populaires pour qu’elles communient dans ce mythe national (le président de la République est toujours une sorte de roi) et qu’elles se gargarisent de bonnes manières et de mondanités puisqu’elles aussi, ces masses populaires, s’embourgeoisent en se déprolétarisant.

De naissance, le salon était « aristocratique » et les membres de « la triade classique et naturelle du lieu de la conversation : grandes dames, gentilshommes, gens de lettres »3 recevaient tous implicitement une éducation « littéraire » qui n’aura besoin d’être explicitement signalée qu’au moment où elle commencera à faire défaut, à être visiblement manquante ou pour le moins défaillante (c’est-à-dire au XIXe siècle, lorsque l’ascension sociale sera pratiquée par la pente du commerce et des affaires, sans qu’il soit besoin d’être de cordée aristocratique). Cette éducation « littéraire » d’avant l’école obligatoire jusqu’à 16 ans et qui ne concernait que les élites, contenait aussi bien la philosophie, la morale, les sciences que les belles-lettres car toutes les matières s’exprimaient, s’imprimaient et se partageaient littérairement.

Tenter de reconstituer, même sommairement, l’histoire d’une simple expression révèle toute une intertextualité, certes passionnante, le sens des mots ayant été tiré à hue et à dia par les mouvements intellectuels et politiques des régimes successifs, mais justifie surtout qu’elle soit aujourd’hui employée à tort et à travers…

Passer maintenant par l’internet pour voir comment l’expression « salon littéraire » est prise pourra être un bon moyen de vérifier ce que nous venons de dire. Et de voir ce que, de plus, l’ignorance, le refus du passé et la désinvolture sont capables de produire.

Pour essayer de savoir ce qu’une personne qui n’aurait momentanément accès à aucune bibliothèque serait susceptible d’en capter, et pour voir ce que le web a dans le ventre, ce que monsieur Tout-le-monde entend par « salon littéraire », il suffit d’interroger un moteur de recherche, quelques millisecondes, et d’ouvrir quelques dizaines de documents indexés dans les pages de résultats. Édifiant !

Chacun pourra en faire l’expérience : près de la moitié des occurrences de l’expression « salon littéraire » dans des pages web est galvaudée, qu’on la prenne au singulier ou au pluriel.

La confusion y est volontairement entretenue entre le salon, pièce de réception privée où l’on discute, et le Salon, manifestation artistique et commerciale ouverte au public (où des débats-spectacles peuvent avoir lieu entre des personnes choisies). Cela va de la foire à la brocante où survit un carré de bibliophiles aux vitrines de librairies virtuelles.

Ce contresens mêle la mauvaise foi de la réclame et le souvenir altéré de pages du Lagarde & Michard aperçues au lycée. Est aussi présenté dans le web, quoique discrètement et plutôt par des documents scolaires et universitaires sérieux, le Salon de peinture : exposition qui fut d’abord au Louvre avant d’aller s’installer dans d’autres musées et palais ; le « Salon » devenant aussi, au XVIIIe puis au XIXe siècle, un genre littéraire de description des tableaux (Diderot, Baudelaire).

Les pages web parcourues n’aident donc pas spécialement à retrouver une définition juste et équitable de l’expression. Les inexactitudes et les détournements accessibles à tous sont aussi le fruit d’un système de publication non-contrôlé. Cette trahison culturelle contraste évidemment avec les travaux contemporains des chercheurs capables de détailler les subtils changements des salons entre 1830 et 1848 ! Prenons note de ce que l’expression a maintenant un spectre sémantique large et imprécis, métaphorique et abusif, avec un centre pointu et archaïque.

Peuvent également se rencontrer des propositions de salon littéraire contributif, plus proches en fait du colloque en ligne ou de l’auto-édition. Ce sens nouveau, qu’il faut bien enregistrer même s’il semble lui aussi abusif, est spécifique au domaine de l’internet. Cependant, dans l’exemple qui suit, les auteurs trahissent le titre qu’ils s’arrogent, non par le fait qu’ils veuillent ne traiter que d’auteurs chrétiens, car un salon peut fort bien se cantonner à un domaine, mais parce que leurs contributions ne se rapprochent en rien de la conversation de salon, où elles seraient d’ailleurs considérées comme du pédantisme :

« Le Salon est un projet lancé en janvier 2001 par deux étudiants […] Force est de constater que, sur Internet, la littérature se limite souvent à des résumés d’œuvre, ou à des biographies. C’est un début certes, mais ce n’est pas suffisant.
L’objectif du Salon, c’est de tenter d’offrir autre chose. Quelque chose de plus original. Modestement, avec des moyens limités. Sur le Salon, vous ne trouverez ni résumés ni biographies, mais des études […] Le Salon héberge des textes consacrés aux écrivains chrétiens du XXe siècle. […] Ceux qui sont présentés ici ne sont pas toujours les plus connus. C’est cela aussi qui est original. » 4

La naïveté n’a pas toutes les excuses. On ne peut laisser dire que dans l’internet « la littérature » serait limitée à des résumés et des biographies ; ce serait insulter les centaines de personnes qui ont publié des essais ou numérisé personnellement des œuvres maintenant en accès libre (abu, Gallica, Athena, Lisieux, etc.), ce serait mépriser les revues innovantes (Inventaire/Invention, Bon-à-tirer, République internationale des lettres, etc.5), ce serait ignorer les auteurs contemporains qui tentent une approche réticulaire (Bon, Maulpoix, etc.).

Allant voir ce que sont les études originales sur des auteurs qui ne sont « pas toujours les plus connus », je me trouve devant quatre textes de 2 ou 3 pages, sur Bergson, Claudel et Montherlant… Est-ce que j’ai perdu mon temps, comme les mauvais coucheurs électroniques le crient sur tous les tons ? Non, pas du tout : j’ai vérifié que la fumisterie existe aussi à l’échelle réticulaire. À moins que ce ne soit de l’aveuglement. Mon Dieu, donnez leur la lumière !

Éteignons l’ordinateur et réfléchissons, nous y retournerons plus tard…

Est-ce que nous voulons, comme les frères Goncourt, « reconstituer l’ambiance des salons littéraires du XVIIIe siècle »6 ? Pour s’amuser, oui, pourquoi pas ! Mais pour ce qui est de notre vie à nous, en ce début de XXIe siècle, non, cela n’est d’aucune utilité. Est-ce que nous voulons voir advenir ou faire venir une nouvelle forme de conversation intellectuelle adaptée à l’internet et à nos modes de communication actuels ? Ça, oui !

Pour cela, il ne sera pas inutile de reprendre les points essentiels de l’art de la conversation, de la sociabilité mondaine et des salons littéraires, du XVIIe au XXe siècles en les mettant directement en perspective cavalière et en rejouant les termes à la lumière des changements de régime.

L’histoire des Salons littéraires et de la conversation, littéraire ou non, est assez bien établie par de nombreux travaux, fort érudits même s’ils manquent parfois de distanciation, comme beaucoup de travaux érudits qui oublient de se placer dans une perspective sociale et politique. Il faut les consulter mais se garder de s’y trop plonger, au risque de se noyer la réflexion dans le flot des micro-événements de chaque époque.

Par exemple, beaucoup sont admiratifs devant la liberté d’esprit de certains orateurs de salon et en profitent pour vanter l’Ancien Régime avec une complaisance qui leur ferait honte s’ils prenaient la mesure du petit nombre d’individus riches et instruits que concernaient ces belles paroles. J’éviterai de me perdre dans les détails des coteries et je passerai bride abattue à travers cette histoire pour y relever quelques idées essentielles7, les tisser à des points communs, des valeurs intrinsèques et des variations, dans le but de, peut-être, dégager un concept du Salon qui puisse être utile de nos jours.

Par une attention aux mots et aux thèmes antithétiques de l’aisance et du malaise, le salon littéraire pourra au moins nous apparaître comme « un art d’être heureux ensemble »8 qui a cessé lorsqu’a été visible aux yeux de tous l’artifice d’un être-heureux-ensemble où l’on n’était plus ni heureux ni ensemble.

Passer de la salle à manger au salon

Voilà une expression bien commune autrefois. On y entend la différence entre le lieu destiné à prendre les repas en famille (et en silence, religieusement souvent), et un lieu plus grand ou plus dégagé, où l’on prend ses aises. Le suffixe « -on » de salon insiste moins sur la taille réelle de cette pièce que sur la variété des activités que l’on y pouvait mener : fumer, boire, discuter, lire des poèmes, jouer de la musique, jouer aux cartes, aux dés ou aux fléchettes, régler des affaires d’argent, d’amour ou de succession, conspirer, séduire et consommer.

Afin de ne pas considérer que l’on traite des personnes de qualité, c’est-à-dire trivialement qu’on leur donne à manger (ou pour ne pas avoir l’air d’en tenir compte), l’aristocratie recevait dans ses salons. Fallait-il à un moment ou à un autre avaler quelques nourritures dans la salle à manger9 ? L’important était évidemment ailleurs, dans la conversation, les rapports humains, mondains entre les convives. Chez certains, ou certaines, on ne dînait ni ne soupait : on ne venait que pour parler, danser, se distraire, médire sous les alcôves, chercher maîtresse dans les jardins ou se fiancer. Chez d’autres, on ne faisait que banqueter, parfois jusqu’à l’orgie rabelaisienne. L’importance de la nourriture et de la valeur marchande de l’invitation ou de la participation domine d’ailleurs au XIXe siècle, lorsque les Salons deviennent essentiellement un lieu d’accession sociale.

Dans ce cadre de vie où, faut-il le rappeler, qu’il s’agisse du XVIIe ou du XIXe siècle, il n’y a pas de radio, de télévision, d’éclairage public et de téléphone, recevoir dans ses salons est une des rares occasions socialisées de s’occuper et d’éviter l’ennui, même pour les hommes qui ont, pour la majorité d’entre eux, cessé de guerroyer. Cela suppose, on n’en parle guère, d’en avoir les moyens : domestiques, chandeliers, bougies, cheminées et glacières garnies, fermes, voitures, etc. Le Salon devient d’ailleurs artificiel et surfait lorsqu’il ne sert plus qu’à montrer qu’on en a les moyens. Le bouquet de ce feu d’artifice sera tiré dans le chassé-croisé des castes, c’est-à-dire entre le premier et le second Empire.

Ce petit tour de salon qui mêle les époques et les lieux fait apparaître avant tout l’emplacement identique d’une sociabilité intellectuelle qui sera meublée et décorée diversement selon les époques, les lieux, les positions politiques, religieuses ou sociales. Car, que l’on reçût chez soi ou que l’on fût reçu, il s’agissait toujours de ce que Littré appelle une « compagnie ». Et Fumaroli d’ajouter qu’elle est « privée », ce qui semble la différencier d’une Académie, d’un café ou d’une galerie d’exposition de peinture. Cela n’empêchera pourtant pas que la compagnie se retrouve dans une salle de restaurant, un bar ou un café10, voire une librairie, une université ou une abbaye. L’association des concepts de conversation et de compagnie qui semble être à l’origine de celui de salon peut aussi, lorsque c’est nécessaire, lorsque les conversations sont trop bien arrosées, qu’elles abordent des sujets trop salaces ou trop subversifs, entraîner la compagnie vers les cafés, plus ouverts, ou plus tard ouverts. Un des jeux de la politique, au XVIIIe (café Procope) comme au XXe siècle (Montparnasse puis St-Germain-des-Prés), sera d’ailleurs d’essayer de tenir à la fois les salons et les cafés, noyauter les uns et fermer les autres lorsqu’il y aura péril en la demeure.

Qu’importe le salon, pourvu qu’on ait l’aisance

Malgré les phénomènes isolés que sont la République des Lettres ou le bureau d’esprit de Louise Labé, au XVIe siècle, malgré le salon de Mme des Loges dans les années 1620 et quelques autres, Jean Goulemot et Daniel Oster soulignent qu’on « aurait tort d’imaginer des réunions, un milieu littéraire » avant 1650, avant « que la paix civile [ne] règne dans le royaume, paix qu’interrompront momentanément les affrontements sanglants de la Fronde », et que « s’imposent certaines formes de raffinement et de sociabilité, que se développent salons et cercles mondains » pour « que Mme de Rambouillet, femme de cour, ouvre peu à peu son salon aux hommes de lettres […] dans un ensemble plus mondain que vraiment littéraire. »11

Prenons garde tout de même à ce que signifient aujourd’hui les mots « raffinement », « sociabilité », ou d’autres mots que l’on emploie au sujet des salons des XVIIe et XVIIIe siècles, comme « galanterie », « courtoisie », « commerce ». Non que ce soit faux, bien entendu, mais leur sens est un peu compassé pour nous, voilé, hélas, d’une connotation vieillotte ou bcbg. Il convient chaque fois de faire effort pour se souvenir que l’on utilise un mot en se référant à un contexte culturel où il avait un certain sens et qu’on l’emploie aujourd’hui dans des situations où son sens a évolué. Cette historicité du langage bien signalée, je peux maintenant employer ces mots dans leur sens de l’époque – pour ce que je peux en savoir.

Le phénomène des salons est donc décrit avant tout comme un réseau conjonctif, un « milieu » dans lequel différentes relations s’établissent et évoluent, de sorte que c’est en tant que réseau dans lequel des personnes se déplacent, mettant en concurrence les différents salons, qu’une phénoménalité, dite « des salons », est prise en compte par les historiens de la littérature. Pour chaque époque décrite, on dit qu’il y avait des salons et l’on décrit plus précisément celui qui dominait son époque, les personnes qui y venaient et qui l’on rendu célèbre. On insiste assez peu sur la multiplicité des autres salons, sur les nombreux salons des nombreuses villes de province qui ont eu le tort de ne pas laisser de trace et l’on n’évoque que très rarement les ramifications familiales, religieuses, politiques, voire rhétoriques ou philosophiques qui les unissent en un réseau virtuel et en même temps les différencient ou les opposent.

La multiplicité et la diversité des salons constituent la première raison de les opposer à « la » cour, unique par principe. Cette différence essentielle entre pluriel et singulier est très peu interrogée par les historiens12 ; lorsqu’elle est prise en compte, c’est en tant qu’opposition entre privé et public. Or, cette opposition privé/public n’avait sans doute pas le sens fort qu’on lui donne aujourd’hui : ce qui était « public » ne l’était que pour un très petit nombre de personnes, que l’on appelait « la cour », précisément, et se déroulait dans des lieux royaux d’habitation et d’apparat : appartements, salons, cours et jardins. La contrainte y était alors très forte pour tous, y compris pour le souverain…

« Et pour l’avoir oublié, les successeurs du Roi-soleil au XVIIIe siècle, Louis XV ou Marie-Antoinette, paieront cher l’audace d’avoir tenté de se ménager un espace privé où vivre hors du regard collectif. Tout doit se voir et donc tout peut se voir, du lever au coucher, le travail, le jeu et les amours et, pour finir, l’agonie. »13

En revanche, lorsque le roi se rendait quelque part pour un événement réellement public, il était accompagné d’un nombre de gens très variable que l’on appelait aussi « la cour » mais qui n’était généralement pas composé des mêmes personnes ni ne respectait le même cérémonial. Dans un cas comme dans l’autre, les personnes se comportaient de façon très formelle, très obséquieuse, très diplomatique, dans un groupe où la parole était toujours fortement hiérarchisée, toujours politisée dans ce mauvais sens de courtisanerie qui a toujours cours.

Ces individus qui étaient à la cour du roi, qu’ils soient de la famille royale, des grandes familles alliées (à l’échelle européenne), ministres, gens de robe, simples courtisans, tous lettrés même quand ils n’étaient pas poètes ou dramaturges et presque tous nobles, allaient aussi dans des salons. On les considérait selon leur importance, bien sûr, mais la parole, quoique toujours hiérarchisée, au moins en apparence, était tout de même beaucoup plus libre et, pour peu que l’on sache bien s’exprimer, en y mettant les formes euphémiques ou ironiques ou métaphoriques qui convenaient, il était possible et même parfois fort bien vu de formuler des conseils, d’émettre des avis contraires, voire de faire des reproches à plus haut placé que soi. Cela s’apprenait dans des ouvrages comme L’Esprit de cour, où l’auteur déclare en préambule : « j’ay essayé de découvrir avec quelles gentillesses l’on peut défendre une opinion, avec quelle galanterie l’on peut combattre un sentiment. »14

Les salons du XVIIe siècle s’appelaient d’abord des « académies » :

« En 1652, Jean de La Fontaine achète une charge de maître particulier des eaux et forêts. […] Mademoiselle de La Fontaine […] se pique de littérature et fréquente à Château-Thierry une Académie de beaux esprits, ou salon littéraire, comme cela était fréquent à l’époque. On ne sait exactement où se tenaient les réunions, peut-être dans la maison même des La Fontaine, mais rien n’est sûr. Une lettre de Jean Racine à La Fontaine, du 4 juillet 1661 évoque cette académie : « …Je fais la même prière à votre Académie de Château-Thierry, surtout à Mlle de La Fontaine. Je ne lui demande aucune grâce pour mes ouvrages… » »15

C’était bien après que le salon Conrart avait donné naissance à l’Académie française (1635) ; il est donc possible qu’à l’emploi du mot déjà vieux d’un siècle se soit mêlé un effet de mode. Il faut imaginer qu’il y avait partout, dans Paris, dans les villes de province, dans les fiefs, des petites académies qui allaient leur train de discussion et même si « la volonté royale d’unification et de contrôle n’a pas réussi à tout régenter »16, il est certain qu’elle l’a souhaité, c’est-à-dire que ces salons, ou académies, étaient vus comme quelque chose de dangereux, de séditieux, avant même que d’être une cause de jalousie intellectuelle royale. Et ce danger potentiel résidait en partie dans la pluralité, dans la diversité qui fait qu’on ne peut savoir, qu’on ne peut contrôler tout ce qui se dit et se pense en même temps – malgré les espions que le roi et ses ministres soudoyaient partout. La création de l’Institut de France, avec ses Académies thématiques est une opération en réalité plus politique que culturelle. On le sait pour l’uniformisation de la langue mais on le sait moins en ce qui concerne la régulation des mœurs par la domination symbolique.

D’ailleurs, à l’autre bout de cette période, à la fin du XVIIIe siècle, c’est encore cette opposition entre le singulier de « l’étatisme culturel » et le pluriel réticulaire des salons et Académies (que le pouvoir royal ne dominait plus qu’en théorie) que l’on retrouve comme une des causes fondamentales des Lumières (mot lui aussi au pluriel), puis de la révolution :

« Très vite cependant, dès les dernières années du règne de Louis XIV, cet étatisme culturel quelque peu routinier apparaît à certains comme une insupportable contrainte, une brimade pour l’individu. Prenant leur pleine mesure sous Louis XV et Louis XVI, les idées des philosophes des Lumières en viennent à ébranler insensiblement les assises mêmes de la royauté : une sorte de révolution de contre-culture. Versailles et la cour ne sont plus au centre de la France. C’est Paris, ses salons littéraires, ses cercles d’artistes, ses séances d’Académie. La presse, les comptes-rendus scientifiques, les explorations, les nouvelles découvertes vivifient la vie culturelle. »17

Est-ce à dire que les salons ont gagné la partie politique contre la cour ? Rien n’est moins sûr car le centralisme politique et administratif a toujours été très puissant. En revanche, on peut avancer que le réseau dense des échanges de parole et de leur circulation, notamment grâce aux salons, est partiellement responsable d’une forme d’éducation intellectuelle dont les Lumières, puis la Révolution, puis l’aspiration démocratique sont les conséquences.

Une autre différence importante entre cour et salon est l’aisance des convives. Être à l’aise n’est pas toujours chose aisée, c’est cependant une condition nécessaire à la conversation : pour que les mots et les idées viennent, pour être disposé à écouter, parler à son tour sans abuser de l’oreille des autres, etc. La cour n’est pas toujours le meilleur endroit pour cela : un mot de travers et vous voilà raillé, rabroué, exilé.

« La confiance fournit plus à la conversation que l’esprit »
(La Rochefoucault)

Cette aisance au salon est le résultat d’une confiance dont la maîtresse du salon est le plus souvent responsable, par l’affabilité de son invitation à venir et de ses invites à prendre langue, par la douceur de ses manières qui n’exclut pas qu’elle énonce fermement des règles, qu’elle distribue les compliments et les tours de parole.

L’acceptation de cette douce domination d’une femme – car le salon était bien plus souvent tenu par une femme que par un homme – déplace le principe de domination qui devient alors plus proche d’un jeu, l’amalgame à la galanterie, et diffère de la hiérarchisation de la parole de cour, quand bien même la maîtresse du salon est aussi une femme de cour. Tel est justement le cas de Mme de Rambouillet, remarquablement douée pour composer son salon (lire Voiture) où elle accueillait la plus haute noblesse et les meilleurs lettrés.

Mieux que la domination consentie, c’est en fait l’acceptation préalable d’un protocole, d’un jeu de salon, d’un modus vivendi qui crée l’ambiance et la tenue d’une compagnie. Or cette acceptation est elle-même précédée par le choix des membres de la compagnie effectué par celle, plus rarement celui, qui tient salon, avec, en arrière-plan, tout une cuisine de quartiers de noblesse, d’alliances anciennes des familles, de cooptations et de recommandations écrites et orales. Cette double détermination, bien souvent implicite, est la clé de l’aisance, tout à fait atteinte lorsque le sentiment d’être entre soi est atteint.

L’assouplissement hiérarchique de la parole et l’aisance des comportements sont en relation directe avec l’importance des principaux animateurs du salon et la distance qui les sépare du pouvoir absolu. Ainsi, dans un roman libertin où il n’est guère question de politique, le salon est un lieu auquel on ne fait même pas attention :

« Un jour qu’il y avait beaucoup de monde chez Madame de Meilcour, et qu’elle [Madame de Lursay] et moi avions refusé de jouer, nous nous trouvâmes assis l’un auprès de l’autre […] Quoique je ne fusse pas seul avec elle, je n’en fus pas plus rassuré : l’endroit du salon que nous occupions était désert, tout le monde était occupé, point de tiers par conséquent à portée de me secourir. »18

Les dimensions des salons étaient souvent cause qu’on y pouvait tenir congrès d’un côté, jouer ou danser d’un autre et faire sa cour près d’une alcôve. Différentes heures de la journée voyaient la physionomie du lieu changer du tout au tout par la volonté de la maîtresse de maison et le travail de la domesticité.

De même si l’on se trouve à plusieurs dizaines de lieues de Paris (quelques quarantaines de kilomètres). Ces salons de province, de campagne ou de maisons point trop éclairées par les hautes fonctions sont avant tout des lieux de convivialité familiale pour une parentèle aristocratique beaucoup plus large que ce qui est aujourd’hui considéré comme la famille – et s’il y a des voyageurs, même cousins par alliance, ils sont généralement là pour plusieurs semaines ou plusieurs mois.

La vie d’une compagnie assemblée près de la cheminée le soir ou l’hiver, se modifiait au rythme des saisons, passait au salon de verdure ou au salon de treillage (expressions du XVIIe siècle). Les lieux de vie dont on cerne ici le principe correspondaient à des groupes de gens homogènes qui avaient tous reçu une éducation plus ou moins identique. Ces trois paramètres (lieux, gens, éducation) définissent un milieu où le salon existe naturellement, un milieu à l’échelle du pays (et au-delà) et d’au moins une dizaine de générations, un milieu duquel certains salons émergeront pour se constituer en élite, sorte de réseau dans le réseau. Or, seuls ces salons d’élite sont réellement pris en considération par les historiens de la littérature qui, victimes en quelque sorte de leur fascination pour les élites et les mondanités, tributaires aussi de la limitation des documents disponibles aux archives conservées et aux œuvres publiées (romans, pièces, mémoires, correspondances, etc.), oublient de mesurer l’amplitude du phénomène d’un point de vue éthologique19.

Comment comprendre l’importance de la marquise de Rambouillet ? Est-ce, comme l’affirme Marc Fumaroli et malgré la moquerie des Précieuses ridicules, parce qu’elle :

« […] contribua, au XVIIe siècle, à introduire à Paris ce que j’ai appelé cette « forme littéraire orale », la marquise de Rambouillet, née Savelli, était issue d’une grande famille romaine. De plus, elle appartenait par son mariage au monde de la diplomatie, à cette époque fortement marquée par le modèle italien. »20

Comment comprendre que la reine Christine de Suède, que Louis XIV ou que Molière se soient enquis de l’avis de Ninon de Lenclos qui tenait salon journalier de cinq à neuf ? Parce que :

« C’était dans cette modeste retraite que se construisait en silence l’exquise et élégante politesse qui a fait autant la gloire du XVIIe siècle que la perfection de ses orateurs et de ses poètes. Sous le brillant despotisme de Louis XIV, au milieu de l’admiration muette qui entourait la demeure du grand roi, une femme qui n’était que jeune et jolie entreprit d’avoir une cour au delà de cette cour, et parvint à être un pouvoir indépendant de ce pouvoir si jaloux de tous ses droits. »21

Tout simplement parce qu’on y était sur la plus haute crête de la pensée partageable, ou ce que l’on considérait comme tel. Des penseurs, des philosophes, des savants poussaient plus loin, vers des nuages d’intellection où ils étaient solitaires. Il leur arrivait de communiquer entre eux sur un mode sérieux et plutôt à huis-clos car il pouvait s’y formuler des thèses choquantes pour les mœurs ou pour l’Église. Mais lorsqu’ils pénétraient dans les salons, ils en disaient beaucoup moins, reprenaient au mieux les disputes sur un mode classique et piquant, au pire les propos badins d’une galanterie vaguement philosophante qui allait bientôt s’appeler « marivaudage » – la drague d’alors.

Emmanuel Kant ne s’y est pas trompé :

« le français est communicatif, non par intérêt, mais par une exigence immédiate de son goût. Puisque le goût concerne le commerce avec les femmes du grand monde, la conversation des dames est devenue le langage commun des gens de ce milieu ; et une pareille tendance, il n’y a pas à le contester, doit avoir son effet sur la complaisance à rendre service, sur la bonne volonté à venir en aide, et peu à peu sur une philanthropie universelle fondée sur des principes : elle rend un tel peuple aimable dans son ensemble. »22

Les Lumières reposent sur une ouverture de l’esprit, scientifique et discursive, indissociable des activités de diffusion et de discussion – diffusion et discussion réalisées par les Académies, les ouvrages imprimés bon marché et les conversations de salon. Les codes de comportement, l’aisance et la politesse progressivement acquis du XVIe au XVIIIe siècle sont devenus un mode de vie donné à la naissance (surtout à ceux qui l’ont bonne) et pour certains un système à exploiter pour le progrès des idées et de l’humanité, voire un système à divertir (libertinage) ou à pervertir (questionnements de Diderot, idées révolutionnaires, philosophie sadienne).

Tous les propos relatifs aux salons du milieu du XVIIIe siècle rapportent que la conversation philosophique y est importante, déterminante et qu’elle joue avec les limites du protocole. Mme Joffrin arrêtait les encyclopédistes d’un « voilà qui est bien ! » lorsqu’ils dépassaient les bornes – et ils allaient tout échauffés continuer leur conversation sous les arbres du Palais-Royal. Les salons masculins, plus nombreux qu’avant, comme celui d’Holbach ou d’Helvétius repoussaient plus loin les convenances et envisageaient sérieusement la liberté, la démocratie, l’athéisme ou la République… Tout naturellement, ils contribuèrent à la naissance des Clubs. De même, la salle du Jeu de Paume, l’Assemblée nationale, les assemblées des Sections et bien d’autres lieux où se préparèrent, se décidèrent et se déroulèrent les principaux événements de la Révolution, à Paris comme en province, reproduisaient à une autre échelle les règles du salon et de la conversation – règles quelque peu… élargies. Dire alors que les salons littéraires et l’art de la conversation porté à son comble seraient responsables de la Révolution française serait inexact mais il est certain qu’ils y contribuèrent dans une large mesure.

Après 1789, quelques salons continuèrent, comme celui de Mme Necker et de Mme de Beauharnais, mais le seul qui survécut au 10 août 1792 fut celui de Mme Roland – jusqu’à la Terreur, c’est-à-dire lorsque, par la « raison d’État » et pour un prétendu « salut public », la parole cessa d’être libre23. Le Directoire, puis le Consulat et l’Empire virent reparaître les salons, mais quelque chose était cassé qui ne se recollerait pas. À l’étranger, les salonnards émigrés tenaient salon chez leurs hôtes mais les sujets de conversation étaient plutôt de conservation et manquaient d’enjouement…

Les Clubs ne sortirent pas que des salons. Ils naquirent vers 1788 d’une fusion-mutation de plusieurs phénomènes ayant tous la conversation en commun : les salons, donc, lieux éclairés, les académies scientifiques et les sociétés de lecture, lieux plus réservés, et les organisations maçonniques, fermées ou secrètes. Comme une réaction chimique se produit à une certaine température entre des éléments jusque-là inertes et distincts, les Clubs firent monter le ton des discussions jusqu’au passage à l’acte. Que faire de toutes ces belles idées des philosophes des Lumières, sinon les réaliser ! Oui, mais comment ? La frénésie des débats fit croire que la puissance humaine pouvait être raisonnable (plus que celle de dieu ou celle du roi…). Les utopies et l’idéalisme d’un grand nombre, les pathologies de quelques-uns, le goût du pouvoir, les vengeances et les bas règlements de comptes soufflèrent les bougies.

Malaise au salon, peuple au balcon

« La louange officielle a fait plus de mal à Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles. On était las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des courtisans. On s’en vengeait en rabaissant l’idole dans l’impunité des causeries intimes, et les salons récalcitrants étaient des officines de délations, de propos d’antichambre, de petites calomnies, de petites anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse, sous la Restauration. Quelle vie ! » (George Sand, Histoire de ma vie)

Tout le monde vous le dira : la fin de Napoléon pouvait être prédite. Le ver était dans le fruit. Sand ou Hugo vous le confirmeront, l’Être suprême et l’Empire ont détruit l’idéal révolutionnaire en pensant le sublimer. On pourrait ajouter que la noblesse d’Empire est venue s’insérer entre l’ancienne aristocratie et la bourgeoisie montante.

Si elle n’avait fait que s’insérer, ce serait un moindre mal !

Après 1815, on ne pouvait plus constater simplement, comme « en 1789 encore », que « dans ces salons, on raillait beaucoup les bourgeois parvenus, auxquels on ne pardonnait pas d’avoir pris de hautes positions politiques »24. A fortiori après 1830 et 1848…

En fait ces trois groupes sociaux se sont opposés, chevauchés, haïs et recherchés au gré des intérêts, des impératifs moraux et religieux, des places à prendre et des secrets partagés sur les crimes commis…

Le Colonel Chabert a de la tenue et de la nostalgie. Rescapé miraculeux du champ de bataille, il n’ira pas se mêler au nouveau monde des Salons de la Restauration. Par le génie de Balzac, il est comme l’œil d’une conscience revenue de la tombe avant même que Hugo ne l’écrive… Et son jugement sera sans appel : le détachement du monde. Dans un autre texte25, il rédige sans le savoir l’épitaphe de l’âge d’or des salons et souligne déjà l’indisponibilité d’esprit qui succède à la « générosité dans les idées ».

Mais la scène qui ouvre le Colonel Chabert est aussi très révélatrice : le clerc de notaire fait écrire en toutes lettres « Sa Majesté Louis Dix-Huit » et l’appelle « ce gros farceur-là » en aparté. On flatte le roi qui a réparé « les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs […] tous leurs biens non vendus » et l’on s’apprête, quelques jours plus tard, à défendre la cause de Chabert pour la gloire. Ceux qui ont pour métier d’écrire, symboliquement et matériellement détenteurs du savoir historique, ne sont pas dupes de ce qui est restitué de ce qui a été destitué ; journalistes et écrivains entrent dans la comédie de l’impossible voyage dans le passé et, fors ceux qui sont ou se veulent de l’Ancien Régime et qui n’ont qu’à se recoller leur faux-nez naturel, doivent connaître la musique, aller dans les salons et sourire, danser avec les majuscules qu’ils avaient un temps tutoyées et décapitées.

Si l’on ajoute que dès la fin du XVIIIe siècle, la foule se presse dans les salons, au point que Germaine de Staël évoque la « grande force physique [qu’il faut] pour traverser les salons sans être étouffé, et pour remonter dans sa voiture sans accident »26, on est sûr d’obtenir un cocktail socio-politique qui n’aura jamais le goût de paix sociale. Après avoir médité « sur le rôle civilisateur du snobisme, sans doute aussi important que celui de l’instruction »27, il me semble que le snobisme est l’une des attitudes induites par le morcellement des identités sociales et par la lassitude des doubles ou triples jeux qu’il fallait accepter pour survivre – sans que ce soit avec l’enthousiasme que certains mirent en République ou sous l’Empire.

La redéfinition du monde parisien, toujours selon Anne Martin-Fugier28, consacre le luxe (payer suffit), le loisir (s’amuser suffit), la notoriété (être connu suffit) en s’attribuant une mission culturelle. La nouvelle fonction des salons littéraires et de la conversation est alors de mettre en scène ces éléments, de rendre premier ce qui était secondaire quand les aristocrates avaient toute leur tête. Cette mise en valeur, qui marque aussi la fin d’une retenue et d’une mauvaise conscience que résumerait la condamnation du divertissement par Pascal, est aussi une mise en spectacle. La mondanité devient le théâtre du beau monde et la conversation, ou la musique ou le cheval, deviennent principalement des moyens de s’illustrer, de se faire remarquer et d’augmenter sa notoriété – dès lors, rien ne changera jusqu’à Point de vue – Images du monde et Gala, sauf le tirage29.

C’est que ce type de divertissement n’est plus, comme pour Pascal, une perte de temps et un fourvoiement de l’âme : il a en effet une fonction sociale, celle de mêler les milieux dirigeants (industrie, argent, magistrature, politique) et conséquemment de susciter affaires, alliances, projets, etc. La littérature, la musique, l’art en général sont utilisés comme paravent des consciences, comme liant entre les apartés, comme recours durant les temps morts ou les disputes. Je ne crois pas faire d’anachronisme en disant que la bonne société parisienne des années 1830-1848 lance les bases, déjà, d’une spectacularisation du capitalisme et envoie aux oubliettes l’intimité, la finesse et le désintéressement qui caractérisaient les salons d’antan – même si d’autres personnes sont déjà entrées en résistance…

La mission culturelle que Disney, Nike et Loft Story prolongent brillamment de nos jours est un postiche qui ne trompe personne. Il suffit de relire Marx, Vallès, Bloy ou Jules Renard30. Le petit Marcel est cependant bien complaisant, diront certains… C’est que Proust a choisi le terrain de la nostalgie ; ses portraits n’en sont pas moins cruels pour les gens du monde.

Mais ceci n’est que la face visible du monde : le spectacle des salons théâtralisés et l’ouverture des Salons (de peinture, de l’Industrie, sans oublier les Expositions universelles, les Académies, les grands-magasins, etc.) empêche souvent de voir (et même de penser) le développement d’autres formes de conversation, liées au besoin de contester cet ordre établi par ceux qui n’y sont pas en bonne place. Ainsi : « Tous les ennemis de la dynastie d’Orléans ne se montraient pas à visage découvert ; les plus nombreux et les plus dangereux travaillaient activement dans l’ombre à son renversement. Qui pourrait signaler, énumérer toutes ces sociétés secrètes qui tenaient leurs conciliabules dans des salons, des caves, des greniers, chez des marchands de comestibles de bas étage… »31

D’où naîtront (je résume quelques décennies) les syndicats, les partis politiques, les mouvements internationaux, reproduisant à plus grande échelle les harangues, pamphlets et journaux séditieux de la Fronde et de la Révolution. Tous ces groupements contestataires ne lutteraient-ils que contre la bonne société des salons ? Non, cette opposition ici dégagée, et dont Paris est l’un des points stratégiques, doit être vue de plus loin, sous un angle déjà plus mondialisé.

Car dans le même temps (qui est le prolongement direct des guerres d’Empire napoléoniennes), et, pour partie, avec les mêmes acteurs que ceux des salons mondains, des loges d’opéras, des estrades d’hippodromes, se met en place un autre spectacle dont les figurants et les décors seront tirés du premier réseau mondial planifié et rentabilisé que construit le colonialisme capitaliste des trois ou quatre grandes puissances de l’époque. La population parisienne ou française saura peu ou mal ce qui se passe dans les lointaines guerres africaines ou indochinoises, les journaux ne faisant que monter en épingle les laconiques bulletins militaires et les chiffres de prisonniers et de kilomètres-carrés de la mission civilisatrice. Plus encore qu’aujourd’hui, la désinformation était l’état naturel de l’information.

Dans ce mensonge doctrinaire, la littérature populaire jouera d’ailleurs brillamment son rôle, comme le montre avec humour (?) ce superbe démarrage d’un roman de 1899 :

« Nous nous figurons, nous, en France, Brazzaville une ville. Ce devrait en être une ; ce n’est qu’une bicoque. Quelques factoreries, quelques maisons de fonctionnaires, quelques huttes de sauvages et c’est tout. Et ce sera tout, tant que les capitaux de la France ne viendront pas en aide à nos colons. »32

En revanche, les dames de la haute société, les gros bureaux bouffis, selon l’expression de Rimbaud33, les familles ouvrières et nombreuses, tous iront admirer les « sauvages », cannibales et polygames, dans les nombreux « zoos humains »34, alors même que l’abolition de l’esclavage est décrétée et progressivement étendue – sans doute parce que l’esclavage aboli fait apparaître une égalité humaine, aussi moralement insupportable que matériellement dangereuse et qu’il faut à tout prix empêcher par des théories et des spectacles. Au mépris de toute vérité ethnologique, les Blancs, riches ou pauvres artificiellement confondus dans leur couleur par le spectacles des Noirs (ou des Indiens ou des Touaregs, etc.), resserreront leurs rangs et oublieront leurs différences de classe. Même dénoncée, la spectacularité est à l’œuvre, comme dans cette citation d’Alfred Glatigny :

« Il a vu sans rougir écrire sur l’affiche : « Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais. » Il est prêt à rentrer dans l’aigle boulonnais, mimodrame du grand Persigny, mis en scène par l’auteur, remonté récemment par Arsène Goubert, de l’alcazar, avec danses ! Sénat ! Feux célestes ! Combat à l’hache ! Assassinat ! L’aigle a, pour l’attacher, un cordon de saucisses. On continuera par les brillants exercices du jeune enfant Louis, âgé de quatorze ans ; un prodige, messieurs, des plus intéressants, qui fait le saut de carpe, et jongle avec des balles ! le cousin d’Auteuil ou les corses cannibales, farce avec revolvers et haute cour ! Enfin, ascension sur un câble de fer très-fin, par la vieille et célèbre acrobate Eugénie ! à trente pieds de haut ! »35

Et les extrêmes s’égalisent dans l’horreur, avec un étonnement devant la barbarie du civilisé qui se continue jusqu’à nos jours (où la désagréable surprise d’une guerre en Yougoslavie fut plus grande que celle d’une guerre au Koweït) :

« Dans quel monde nous allons entrer ! Paganisme, christianisme, muflisme : voilà les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est triste de se trouver au début de la troisième. […] Je ne me croyais pas progressiste et humanitaire, cependant. N’importe ! J’avais des illusions ! Quelle barbarie ! Quelle reculade ! J’en veux à mes contemporains de m’avoir donné les sentiments d’une brute du XIIe siècle. Le fiel m’étouffe. Ces officiers qui cassent des glaces en gants blancs, qui savent le sanscrit et qui se ruent sur le champagne, qui vous volent votre montre et vous envoient ensuite leur carte de visite, cette guerre pour de l’argent, ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales. Et tout le monde va les imiter, va être soldat ! La Russie en a maintenant quatre millions. Toute l’Europe portera l’uniforme. »36

Au spectacle, on est spectateur. Il faut attendre que la représentation se termine, sortir, réfléchir ou se remémorer quelque chose, après quoi s’élaborent des pensées qui s’articulent en paroles, éventuellement.

Tant que dure le spectacle et sauf cas extrême, les spectateurs restent tranquilles. Ils attendent la fin. Pour peu qu’ils soient suffisamment nourris et vêtus, l’illusion mobile du théâtre parlé et chanté, puis celles du cinéma et de la télévision les comble. Il arrive parfois, après coup, qu’un spectateur insatisfait, déçu ou révolté, proteste contre le spectacle lui-même et le temps qu’on lui a fait perdre, mais dans la plupart des cas il proteste contre des éléments de la fiction (ou de la réalité) que contient le spectacle. Pour éviter ces problèmes, on aura soin de bien choisir les composants du spectacle, et de laisser le moins de temps possible entre deux spectacles. En cas de récidive contestataire, diffuser une image caricaturale qui dit exactement ce que dit le contestataire mais sous forme d’image ; la spectacularisation de l’illuminé est assurée et la contestation est inhibée, personne d’autre ne voulant se donner ce ridicule. Certaines substances comme l’alcool, le tabac, le chocolat, les objets de luxe et les voyages peuvent permettre de parvenir au même résultat à grande échelle, surtout avec les nouveaux riches. Ceux qui se seront illustrés contre le spectacle pour en sortir par l’absinthe, l’opium ou l’exil pourront redevenir quelques années plus tard les héros d’une mise en scène de leur époque et faire l’admiration des chercheurs fin XXe.

Si l’on s’arrange progressivement, sur quelques siècles, pour avoir une offre permanente de spectacles afin que tous les goûts soient satisfaits, voire une offre de spectacle permanent qui illusionne le spectateur de la naissance à la mort, on obtient la société actuelle. Le film Matrix (plus connu que les œuvres de Guy Debord…) illustre parfaitement cette idée en mettant en scène la situation actuelle, à peine fictionnalisée, pour qu’en montrant à tous dans quel spectacle ils vivent aucun ne pense qu’il s’agit exactement de sa situation. Mais de ce film, on glose surtout l’évitement des balles d’armes automatiques filmé avec un procédé d’enchaînement numérique de photographies circulaires simultanées (time slice).

Ce résumé parodique de l’histoire laisse sans doute sceptique. On me rétorquera notamment que nos institutions (dans les pays qui en ont les moyens) sont de plus en plus démocratiques, que la médecine et la technologie offrent les meilleures conditions de vie qu’aucune population ait connues sur cette planète, que l’alimentation est plus riche, mieux contrôlée, à des coûts accessibles pour le plus grand nombre, que les libertés d’expression, d’association et d’entreprise sont imprescriptibles à l’échelle de l’Europe, que l’éducation est obligatoire pour tous et l’alphabétisation presque complète (si l’on oublie l’illettrisme qui gangrène les écoles par la télévision et le chômage des parents), que les chercheurs de tous les domaines publient, partagent et améliorent leurs découvertes en temps réel. Etc.

On ajoutera ensuite que nos philosophes, de Heidegger à Derrida, en passant par Benjamin et Deleuze, ont bien mis en évidence ces phénomènes et installé des contre-feux conceptuels, que nos littérateurs, de Mallarmé à Claude Simon, en passant par Bataille et Artaud, ont donné des œuvres immortelles susceptibles d’ouvrir bien des yeux, que nos dramaturges, de Pirandello à Koltès, en passant par Ionesco et Beckett, ont amené les spectateurs à s’interroger sur la spectacularité du monde, que nos peintres, de Picasso à Soulages, en passant par Mirò et Rauschenberg, ont changé les lignes de force de nos vieilles représentations. Et Stravinsky, et Duchamp, et Lacan, Godard, Christo, etc. (Bien d’autres seraient à citer, chacun complètera selon ses goûts.)

Certes. Et j’en suis fort aise car c’est grâce à cela, grâce à eux, que j’en puis disputer ici. Car, comme le disait Virginie Despentes à Philippe Sollers : « À Versailles, vous étiez très très peu ; la plupart d’entre nous, on gardait les cochons »37. L’alphabétisation est indéniablement passée par ici.

Mais que me propose-t-on de comparer ? D’un côté, des groupes de dizaines de millions de personnes, dont le nombre ne cesse d’augmenter à mesure que d’autres pays sortent (heureusement) du sous-développement et de la pauvreté (mais) pour tomber sans défense dans le mirage qu’ils sont employés à produire ; et de l’autre côté, quelques dizaines de milliers d’avertis, instruits, des à-qui-on-ne-la-fait-pas, privilégiés parfois installés à des postes stratégiques mais dont l’orgueil, l’amour-propre et l’esprit de chapelle interdisent toute coordination efficace – voyez les guérillas permanentes dans l’intelligentsia française. L’internet a encore fourni une belle preuve de ce qui se passe contrairement dans ces deux groupements durant les dix dernières années du millénaire : les uns se ruent dans l’investissement boursier du nasdaq, surfent sur la pornographie tarifée et se saoulent au mp3 en attendant la vidéo haut-débit ; les autres refusent tout d’abord avec morgue d’y participer, puis y viennent du bout des doigts en protestant qu’ils n’y trouvent pas ce qu’ils veulent – alors qu’eux seuls auraient pu, auraient dû l’y apporter.

C’est que, même s’il en reste, il y a de moins en moins d’intellectuels, comme on dit, qui soient réellement désintéressés, de moins en moins de personnes honnêtement disposées à la conversation (parler, écouter, répondre, argumenter, etc.). Au fond, la plupart d’entre eux, universitaires compris, sont prêts à prostituer leurs idées pour publier un livre ou pour passer à la télévision. S’ils subissent le même discrédit populaire que le personnel politique, c’est sans doute parce qu’ils sont de la même famille ou qu’ils en ont partiellement adopté les défauts : langue de bois, retournement de veste, fourvoiements médiatiques, manque d’humilité et de dignité. D’autres se terrent dans leur discipline et évitent de se faire remarquer, érudits pour érudits, ils maintiennent la tradition élitiste et s’en félicitent. Ce ne sont pas toujours les pires.

Inversement, l’attachement populaire à un abbé Pierre, à un Pierre Bourdieu ou, dernièrement, à un José Bové sont révélateurs d’un parler vrai qu’accompagne un engagement entier de la personne (qui ne se limite pas aux moments où elle est sous les feux de la rampe). C’est peut-être avec ceux-là et tous ceux qui leur ressemblent qu’une conversation est encore possible aujourd’hui. D’où les mouvements de citoyenneté et, par exemple, les forums civiques (c’est-à-dire de conversation sur le civisme et la citoyenneté) des Amis de Monde diplomatique ou de Marianne38.

Mais revenons au salon, fin XIXe, au milieu du développement industriel, des organisations ouvrières, des diverses contestations politiques, de la naissance du communisme et de la psychanalyse, de la construction des réseaux de transports qui rapprochent des riches oisifs les provinces, les montagnes et les bords de mer. Ces riches oisifs, comme l’on dit, enfants mêlés des fortunes anciennes et nouvelles, cherchent des raisons de vivre : qui dans les sciences et les industries, qui dans la politique et l’administration, qui dans les arts et les lettres – et les y trouvent, pour beaucoup d’entre eux, avec intelligence et dévouement. Leur oisiveté est parfois mélancolique, fruit d’une dégénérescence ou d’un mépris post-romantique, parfois hautaine et pleine de morgue nobiliaire, parfois innocente jusqu’au jour du choc révélateur qui n’arrive peut-être pas39. Du côté du manche, cette oisiveté des riches est souvent reçue comme une insulte faite aux plus pauvres, aux moins instruits et à tous ceux qui n’admettent pas que les richesses ne soient pas réellement partagées.

La notion de lutte des classes apparaît et se théorise en même temps que les sports et le tourisme s’emparent de la bonne société : fuir cette ville salie, ces cohortes d’affamés, ces dangereuses idées républicaines. La côte normande, la côte d’Azur (dénomination créée en 1887) et de nombreuses stations thermales rompent progressivement les rythmes des salons de la Monarchie de Juillet. Ce dérèglement rythmique s’accompagne d’une mode du salon qui descend l’échelle sociale et le banalise. Selon Anne Martin-Fugier, « l’unité de base de la sociabilité mondaine est le salon »40. Elle précise :

« La sociabilité de salon n’était pas l’apanage du grand monde, elle servait de modèle à toute la classe moyenne. L’accès à la petite bourgeoisie se marquait d’ailleurs de deux manières : on engageait une bonne et l’on prenait un jour où l’on tenait salon » (ibid., p.94)

Loi du nombre bien connue : les salons tendent à perdre en valeur ce qu’ils gagnent en quantité. Les personnes sont moins instruites, moins exigeantes sur les bonnes manières, moins regardantes sur les idées. La bonne conscience de façade n’empêche pas le malaise d’apparaître, comme la littérature réaliste, naturaliste puis symboliste en témoignent, comme Rimbaud et Lautréamont, pour ne citer qu’eux, le stigmatisent. Les causes en sont nombreuses et bien intriquées : la responsabilité bourgeoise dans la situation calamiteuse de la classe ouvrière (non assumée par tous, même si des lois améliorent la situation au gré des grèves et des révoltes), la lâcheté de la non-dénonciation de la violence du colonialisme (perçue au contraire comme naturelle, que ce soit dans les pays conquis ou dans les zoos humains des grandes villes éclairées), l’indignité des magouilles politiques qui touchent parfois l’ensemble de la classe politique (scandale du Panama en 1892)41. Le paroxysme de ces dérèglements sera atteint, après la honte bue et ravalée à Sedan (1870), après la Commune et son écrasement (1871), dans le paradoxe d’illégitimité de l’affaire Dreyfus : tout le monde se prendra les pieds dans le tapis et c’est en grande partie grâce au J’accuse (1898) d’un écrivain jugé obscène par ses disciples mêmes42 que l’on devra le lent retournement d’une grande partie de la classe politique – retournement auquel jamais l’opinion publique ne parviendra tout à fait, si tant est que la classe politique y parvînt sincèrement, ce dont on peut raisonnablement douter : patriotisme, xénophobie et antisémitisme forment alors une souche endémique aux inoculations toujours contagieuses si l’on s’en réfère au zèle de notre administration collaborationniste, aux nettoyages ethniques qui succèdent aux ratonnades et font écho aux apartheid, etc.).

Si la IIIe république n’est pas la panacée, feu l’Ancien Régime ne peut être regretté, sauf par ses descendants directs. Dans cette extraordinaire mutation de la société qui occupe toute la seconde moitié du XIXe siècle, il n’est pourtant pas certain que l’esprit des salons ait disparu dans le lent naufrage mondain et spectaculaire des salons eux-mêmes. S’arrangeant comme ils le peuvent avec le sens du vent et du profit, les résidus sociaux et mondains forment ce célèbre kaléidoscope à travers lequel Proust regarde son temps :

« Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés.
Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place.
Le salon le plus brillant de Paris fut celui d’un prince autrichien et ultra-catholique. Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens.
Les juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien.
Cela n’empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane. »43

Rhizosphère de la modernité

Rhizosphère : partie du sol pénétrée par les racines des plantes, très riche en micro-organismes et en substances biologiques. (Grand Robert)

Le salon mondain est mort ; vive l’esprit de conversation ! Si l’on admet que cet espritpuisse, à l’instar de la littérature, se définir par la liberté de parole alliée à l’écoute attentive de l’autre pour le profit intellectuel et esthétique d’une compagnie momentanément désintéressée, on peut fort bien rechercher d’autres lieux, au sens large, susceptibles d’accueillir des séances et des assemblées qui possèdent cet esprit ou quelque chose du même ordre. On peut imaginer en même temps que cette compagnie ne soit plus formée de personnes toutes issues, plus ou moins, du même groupe social44 :

« Nous étions alors dans les salons de la princesse Palatine, ouverts, comme l’on sait, à des visiteurs de tous les rangs et de toutes les positions. »45

L’ascension bourgeoise, l’alphabétisation ouvrière et le désenclavement rural entraînent des mélanges de population (relire Balzac et Zola), certes lents et prudents mais qui ont lieu tout de même, favorisés autant par les réseaux de transport que par la conscience démocratique qu’inculquent l’école laïque et la littérature (relire Hugo). L’esprit des salons, nécrosé sous les lambris46 (relire Huysmans et Proust), s’émancipe et se propage – pour avoir un panorama rapide – dans d’autres lieux. Cette émancipation et cette propagation nourrissent la modernité.

Une rapide recension des lieux, pour la plupart déjà connus, ne sera pas inutile pour donner un panorama et faire apparaître cette idée de terreau, de rhizosphère dans laquelle nous plantons aujourd’hui nos racines cybernétiques.

Des lieux plus ouverts que les salons, conviviaux : les cafés, qui existaient déjà (on se souvient du café Procope) mais qui se multiplient de la IIIe à la Ve République : du Chat Noir47 des Hydropathes aux terrasses philosophantes de Saint-Germain-des-Prés, sans parler de tous ces petits bars d’où sont parties révoltes et projets artistiques, avortés pour bon nombre. Plus récemment, quelques cafés littéraires et philosophiques se sont fait connaître par les médias, des cafés-psycho sont apparus, bref, toute une mode de cafés thématiques liée au besoin d’animation des quartiers et au maillage associatif48.

Des lieux de spectacle : le théâtre, le café-concert, le cabaret, le festival (des Ambassadeurs d’Aristide Bruant au Festival d’Avignon en passant par le tnp). Les lieux de formation théâtrale (écoles, cours privés) et certains plateaux de cinéma ont aussi été signalés comme des lieux de conversation.

Des lieux thématisés : la librairie49, la bibliothèque, l’école, l’université, les ateliers d’écriture, les vernissages des expositions, les salons particuliers des restaurants et des hôtels, les villégiatures thermales50.

Des lieux populaires : salles de congrès, meetings politiques et fêtes de partis, manifestations de rues et usines en grève.

Des lieux virtuels, déjà anciens : les mouvements littéraires, les journaux et les revues, puis la radio et la télévision pour en arriver à l’internet.

En un siècle et demi, chacun de ces lieux est soit totalement repensé – café, librairie, revue, théâtre ou université n’ont plus rien de commun avec ce qu’ils étaient précédemment – soit tout à fait nouveau. Ils forment une diversité conversationnelle, orale ou écrite, que la somme des Salons des XVIIe et XVIIIe siècles ne saurait égaler, n’en déplaise aux contempteurs de la Modernité…

Recensons encore.

Certains éditeurs sélectionnent des auteurs, orientent la production littéraire de leur époque et fidélisent d’immenses groupes de lecteurs : les éditions Lemerre à la fin du XIXe siècle, la maison Gallimard au début du XXe siècle ou les éditions de Minuit, dans la seconde moitié du XXe siècle. Les collections éditoriales et leurs directeurs sont, dans ce domaine, l’une des dernières métamorphoses de la figure du rusé prescripteur, invisible et nécessaire quoique parfois machiavélique et mégalomane. Jusqu’aux collections de poche, réputées modiques et industrielles, qui se transforment aujourd’hui en lieux de rencontre d’auteurs, en foisonnement documentaire.$$

Certain(e)s libraires, certaines revues oeuvrent aux mêmes fins et organisent des rencontres, de la Revue Blanche à Tel Quel, en passant par Charles Péguy, Jean Cayrol, Adrienne Monnier et Sylvia Beach – jusqu’à l’actuelle multiplication des rencontres de librairies à Paris (Cahiers de Colette, Tschann) et dans de nombreuses villes (Ombres blanches à Toulouse, Sauramps à Montpellier, etc.) ; jusqu’au foisonnement actuel de revues papier et web51.

Certains mouvements intellectuels, enfin, par leurs manifestes (Dada et Surréalisme, Unanimisme, Futurisme, Nouveau Roman, etc.) et par leurs actions, façonnent des générations de jeunes talents qui entrent dans la carrière ou dans la presse d’où ils instilleront leur fiel aux classes « aisées et désabusées »52 de la société.

Des lieux hybrides apparaissent aussi, opérant à la fois sur le plan réel et sur le plan virtuel, ou croisant les lieux déjà cités. Les associations (loi 1901), littéraires ou autres, se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers et sont à la fois listes virtuelles et séances plénières, réseaux quasi-invisibles qui parfois sous-tendent et contrôlent les institutions ; elles sont héritières souvent de la Franc-Maçonnerie53, spéculative ou opérative (compagnonnage), qui les précéde de plusieurs siècles, voire de sectes, d’autres sociétés et compagnies fermées qui constituaient depuis toujours des foyers de réflexion et des vecteurs de communication des idées, parfois fort gênantes pour les pouvoirs en place, parfois alliées.

Les prix littéraires forment également des lieux hybrides, à la fois virtuelle mise en commun de lectures et réelles agapes faisant suite à de réelles empoignades54, constituant des assemblées critiquées et produisant de substantielles ventes.

Des institutions, bien sûr, à la fois hydres administratives, promotrices d’événements et mères nourricières d’intellectuels et d’artistes : des ministères, le cnrs, la sgdl, l’imec, de nombreuses Fondations, tout le réseau malrucien des Maisons de la Culture que prolonge le réseau international des Instituts et des Alliances. D’autres institutions internationales sont nées dans les cinquante dernières années : l’onu, l’unicef, l’Union Européenne, la Francophonie et de nombreuses ong qui promeuvent, peu ou prou, débats, créations et manifestations.

On pourrait encore citer les couloirs de métro, les places de marché, les veillées de conteurs polyglottes, les galeries commerciales, les Foires à la brocante, les puces, les stades et, pourquoi pas les wagons-restaurants, les bibliobus, les préaux d’école…

Ou, dans un autre genre, les Fêtes et Journées décrétées et encadrées par les pouvoirs publics (Fête de la musique, Lire en fête, Journées du patrimoine, Printemps des poètes, etc.) et certains Salons et grandes expositions qui accueillent des débats, des émissions de radio ou de télévision… Même si certains de ces lieux ou certaines de ces manifestations restent très discutables dans le détail des programmes ou pour les raisons politiques ou commerciales qui les sous-tendent, il n’en reste pas moins que la possibilité de rencontre et de conversation y est plus grande que dans bien d’autres lieux. Les loisirs dont nous bénéficions aujourd’hui et qui nous permettent de profiter de cette immense quantité d’occasions de rencontre et de culture ne sont néfastes que pour ceux qui stigmatisent le consumérisme sans construire les contre-feux intellectuels et pédagogiques qui sont pourtant de leur devoir.

Tous lieux, donc, où les amateurs d’un même objet – et les amis néophytes qui les accompagnent – peuvent se rencontrer, discuter, envisager de se revoir… et plus si affinité. Surtout, faut-il le répéter ?, ces lieux ne s’excluent pas les uns les autres, ceci ne tuera pas cela. Ils se font concurrence, certes, mais en élargissant l’offre à la fois en quantité et en variété. Rien n’empêche l’amateur de palabres – sauf le temps et la santé, peut-être… – d’être à la fois auditeur de radio, websurfeur de premiers chapitres, convive de vernissages, crieur de slogans, co-listier actif de Litor, questionneur d’écrivain en rencontre de librairie et lecteur-commentateur de revues électroniques. Je ne vois pas pourquoi l’internet irait tuer le papier ou le café-concert55 ! Mais, différemment, tout se réorganisera.

Avec un peu plus d’argent et de technologie, j’enrôle donc aussi la radio, la télévision et l’internet. Le but est de toucher un public toujours plus large. Mais c’est partout le même besoin intellectuel sans quoi le lieu n’est qu’un stand commercial : celui de femmes et d’hommes qui « possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation. »56 Ces profils, ces qualités peuvent se trouver chez des animateurs de rues et chez des ministres de la culture, chez des directeurs de revues comme chez des présentateurs d’émissions télévisées culturelles.

En revanche, ceux qui occupent ces postes indûment, qui n’ont pas la culture, qui n’ont pas le minimum de raffinement et de désintéressement, la gentillesse d’écouter et de débattre, et ils sont nombreux, regardez-les !, ce sont des VRP culturels, ils font pitié. Et quelque chose dans leur regard nous dit qu’ils le savent.

L’élargissement médiatique nuit cependant à la conversation. Là où la fréquentation régulière, les bonnes manières et les propos mesurés d’une compagnie intime invitaient à la considération sincère de sujets graves, imagine-t-on, l’organisation planifiée d’un plateau de télévision où chacun se demande combien il touche pour jouer une comédie réglée à des téléspectateurs indifférents appartient à l’ère industrielle des productions en série. Cet emballement de la consommation culturelle ne satisfait pas tout le monde et malgré la multiplication des chaînes de télévision par les mal nommés bouquets satellitaires, il est de plus en plus difficile de trouver une émission où deux ou trois personnes débattent sans se jouer la comédie entre deux plages de publicités. La radio reste encore un lieu de conversation privilégié.

Autre nuisance à la conversation : la normalisation de la hiérarchisation des paroles. La hiérarchie de la parole s’est imposée sur le modèle du prêtre sermonnant les fidèles, du chef d’armée exhortant ses troupes, du professeur édifiant ses élèves, puis de l’auteur écrivant pour la postérité muette, du journal informant le passant pressé. Cette hiérarchie est à la fois celle du père et de la loi, c’est-à-dire, par la famille comme par la société, celle de l’autorité. C’est l’autorité qui produit le discours autorisé, la parole légitime, et tout dérogeant sera châtié. La technologie éditoriale traditionnelle fonctionne depuis des siècles en parfaite symbiose avec ce principe d’autorité (puisqu’elle est faite par lui, pour lui). Ainsi, même dans un système laxiste où les parents n’exercent plus guère d’autorité, la hiérarchisation du droit de parole et l’indécision quand à la légitimité de la prise de parole restent inhibantes ; peut-être même plus encore, paradoxalement, dans un système de parentèle laxiste, voire indifférente à l’éducation de sa progéniture, puisque alors cette dernière est livrée à la hiérarchie diffuse et paralysante, stupéfiante, des médias et des institutions.

Mais un outillage qui aurait d’autres propriétés, comme l’ordinateur relié à l’internet, permet techniquement la réciprocité instantanée et une totale déhiérarchisation technique des prises de parole. Si blocage ou résistance il y a, il est dans les têtes et non dans les machines. Dans les têtes de ceux qui ont trop à perdre et dans les têtes de ceux qui ont encore peur de ce qu’ils peuvent y gagner. Dans le cassandresque ceci tuera cela des éditeurs et aussi dans la touchante timidité des co-listiers de litor.

Conditions pour tenir salon virtuel

« Les cercles, comme leur nom l’indique, sont des lieux fermés » (Joséphin Péladan)

Alors que les intimes de Mme Lemaire, soigneusement sélectionnés, faisaient salon rien que par leur présence immédiate dans le lieu, nous sommes aujourd’hui devant l’idée d’une médiation qui doit se médiatiser par réseau pour simuler sans jamais l’égaler l’immédiateté de la co-présence. Par définition, le milieu virtuel en construction n’aura pas les mêmes propriétés que le milieu réel. Pour cette raison, il n’y aura pas de renaissance des salons littéraires (sauf éventuellement sous forme de vrais salons littéraires), mais il y aura, comme nous le disions plus haut, du salon littéraire quelque(s) part(s). Ce qui fut salon littéraire n’est plus ? et l’Huis clos de Sartre est un exemple contemporain de l’impasse infernale des Salons57. Ce qui sera, ce qui vient déjà, timidement, par certains sites et dans certaines listes de discussion, tiendra des salons littéraires. Sans plus ?…

L’évolution conceptuelle, que résume la polysémie ou le flou sémantique d’un « tenir (du) salon littéraire » nous propose bien un quelque chose à tenir avec des personnes motivées pour le faire, par des moyens techniques qui ne sont pas indifférents, à la fois libérateurs et limitatifs, et ce qui sera tenu aura suffisamment de points communs avec ce que furent intrinsèquement les salons littéraires pour que l’on puisse lui accorder le même nom. Ce ne sera que la énième recatégorisation lexicale du mot salon

Listes. Il pourra s’agir d’un véritable compagnonnage littéraire et conversationnel par liste de discussion, accueillant écrivains, universitaires, journalistes, érudits et amateurs. Non seulement « la grande majorité des critiques, des professeurs, des étudiants, ignore les services que peuvent leur rendre les machines qui, par ailleurs, ont pénétré leur univers contemporain »58 mais ils ignorent aussi le bénéfice psychologique qu’ils peuvent tirer d’un tel communautarisme virtuel : l’assurance que donne ce recours à une compagnie spirituelle sans les contraintes matérielles des heures, des dépenses, des voyages et des rendez-vous – ce qui n’empêche pas, parallèlement, de temps en temps, de continuer les rencontres réelles. Ainsi certaines listes proposent une ou deux fois par an de se réunir pour une bouffe, alors que d’autres se mettent d’accord pour organiser un colloque ou une journée d’étude et de rencontre dans un site universitaire ; bien d’autres possibilités restent à imaginer. Il n’y a que 20 ou 30 personnes qui peuvent y participer, sur des effectifs de listes qui sont parfois de plusieurs milliers de membres, mais tout le monde sait que cela a eu lieu, que cela aura encore lieu, que cela est possible, c’est-à-dire que la virtualité de la liste de discussion induite par la technique n’est pas fermée. Le cercle électronique n’enferme pas les membres réels qui y participent.

Sites web. Il pourra s’agir, il s’agit déjà du sincère dévouement d’un ou plusieurs auteur(s), rédacteur(s), animateur(s) gérant un site web suffisamment impliqué et interactif pour que discussions générales, apartés et polémiques soient réelles et s’y simulent à s’y méprendre. Impliqué et interactif sont deux conditions fort différentes et toutes deux nécessaires, elles paramètrent l’identité du site et conditionnent le rôle du (ou des) « maître(s) de céans ». Nous y reviendrons. En effet, le site dont les pages ne font qu’obéir à une volonté d’information, dans quelque discipline que ce soit, qu’elle soit mercantile ou non, s’inscrit dans la « communication » de notre temps. À ce titre, il a son utilité mais il n’est pas impliqué. L’implication d’un site est dans l’affichage de ses choix politiques, moraux, esthétiques et philosophiques, ainsi que dans la cohérence intellectuelle qui doit se dégager de la diversité de ses contenus et de ses participants. Cohésion des connexions, émulation dans l’émulsion, sans coercition. Le meilleur exemple actuel en est le site de François Bon. Le paradoxe apparent des polémiques réelles qui « s’y simulent » n’en est pas un : la simulation est ici un moyen technique qui montre, met en scène virtuellement la diversité des points de vue afin que de tout lieu de connexion la réalité intellectuelle de la polémique soit visible.

Revues et autres lieux. Il pourra s’agir, toujours dans l’univers virtuel accessible de tous les points du globe, de la marge non timbrée d’une revue, de la cour d’une académie, du café jouxtant une université, du forum d’une fédération de sites dédiés à des auteurs ou des mouvements, d’un bouillant amphithéâtre d’étudiants révolutionnaires, d’une plate-forme d’assistance aux poètes-pigistes avides de gloire e-ditoriale, d’un thé-dansant ou d’un wagon-salon dans un coin duquel on jouerait aux charades en gif animés

Bref, les activités, les formes, les contenus, les participants sont des variables que notre ingéniosité combinera pour notre agrément. Laissons-les venir. Mais cela tiendra toujours du salon littéraire.

Pour une mor@le réticulaire

Pourtant, il y a une conditionnalité humaine, un ensemble de conditions intellectuelles et morales qui sous-tend cette diversité en gestation, proche des conditions du dialogue socratique, bien au-delà de la netiquette59 – qui est à la morale ce que le mousseux est au champagne… Plutôt que des moyens techniques dont il est beaucoup question dans la littérature grise, les manuels d’apprentissage, les formations, encore que pas toujours très compréhensiblement (savoir si le PHP aura plus d’avenir qu’un autre langage, etc.), l’attention doit se porter sur cette conditionnalité humaine. Elle peut se définir par des mots qu’il faut à nouveau prendre avec précaution, certains d’entre eux étant dévalorisés en clichés ou captés par des obédiences politiques et religieuses. Par ailleurs, malgré la mode, tout le monde n’est pas familiarisé avec la philosophie morale, longtemps (toujours ?) perçue comme une discipline caduque et aujourd’hui élevée, encore à tort, au rang de thérapie.

Je proposerai à la discussion qui doit venir sur la philosophie morale dans l’internet quatre séries de termes conditionnels : les conditions impératives (pour tous), les conditions souhaitables (pour une majorité), les conditions invalidantes (pour peu) et les conditions rédhibitoires (pour aucun).

Quoique indiquées ici de façon générale, ces conditions se vérifient en permanence dans le fonctionnement des listes de discussion et, dans une moindre mesure, dans les pages web. Le lecteur qui est déjà inscrit à une ou plusieurs listes comprendra vite à quoi je fais allusion.

Conditions impératives : le désintéressement, la courtoisie et la tolérance. désintéressement : conceptualisé par les avocats (d’Aguesseau, 1693), il visait le bien (du) public en se détournant du commerce et du pouvoir politique60. Aujourd’hui, fait de s’investir dans la parole ou l’action au nom de principes étrangers aux intérêts matériels ; différent du dévouement ou de l’abnégation. Ne pas vouloir de l’idée que chaque clic puisse vous rapporter de l’argent ou de la notoriété. Le cyber-désintéressement correspond au bénévol@t des sites web (Cf. p. 128). courtoisie : « je promets d’être cérémonieux » (Segalen). Maîtrise du langage et respect des sensibilités, sans empêcher l’humour et la spontanéité – exploiter le dissensus sans insulter ni ignorer l’adversaire, sans vouloir phagocyter la contestation. tolérance : acceptation intime de la diversité des points de vue afin de pouvoir en traiter ; la tolérance est d’autant plus déterminante qu’il y a de plus en plus de pays, de cultures, de religions représentés dans les communautés virtuelles.

Conditions souhaitables : la compétence, l’intelligence, l’érudition, l’écoute, la modestie, l’esprit et le sens de l’humour – conditions qui ne sont pas impératives en vertu de la tolérance admise comme condition impérative. compétence : connaissance due à l’expérience et inversement ; permet de donner des indications précises sur les méthodes opératoires et d’éviter les affirmations hasardeuses. intelligence : capacité à comprendre ; « équilibre subtil entre un mode de traitement rapide des informations et un mode lent d’analyse de ces données »61. érudition : savoir approfondi fondé sur l’étude des documents ; lire les livres et voir les films dont on veut parler ; les journalistes du web en manquent. écoute : fait de prêter attention aux messages et aux gestes des autres et de tenter de leur donner tout leur sens ; suppose de laisser s’exprimer l’autre. modestie : qualité profonde de relativisation de l’importance de soi – quoiqu’en dise la doctrine catholique qui en fait une vertu extérieure (il doit s’agir de la fausse modestie) ; conditionne l’intelligence et l’humour ; « la modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief » (La Rochefoucault). esprit : avoir la présence de l’avoir bon et d’en faire ; insaisissable sinon – à la différence de l’humour, peut s’exercer dans le plus grand sérieux. humour : expression plaisante, insolite ou absurde qui manifeste le détachement de ses humeurs et la pondération de ses jugements – à user avec modération car il est souvent mal compris du fait de la diversité des cultures.

Conditions invalidantes : la prétention, la cuistrerie, la précipitation, la bêtise et la graphomanie sont des défauts à éviter, mais non rédhibitoires à petite dose. prétention : penchant à se mettre en valeur inutilement, voire à s’attribuer des qualités et des compétences non encore établies ou acquises. cuistrerie : vulgarité ou mépris, injustement attribuée aux seuls universitaires, qui consiste à employer inconsidérément des termes compliqués ou des notions complexes – la cuistrerie filée devient « imposture intellectuelle » (voir malhonnêteté, ci-dessous) ou avoisine la bêtise. précipitation : incapacité d’attendre avant de dire une connerie… bêtise : difficile à définir, sinon Flaubert l’aurait fait. Prend mille formes, par toutes sortes de défauts d’intelligence et de jugement. Mène à la dispute ou fait pitié. graphomanie : maladie de ceux qui écrivent dix pages quand dix mots suffiraient – en occupant le terrain et la bande passante, les graphomanes desservent la collectivité. Un bon graphom@ne est un graphomane qui ne publie ses logorrhées que sur son site perso.

Conditions rédhibitoires : la malhonnêteté intellectuelle, la méchanceté, la vulgarité, le racisme et le prosélytisme pourraient bien être de ces défauts qui nuisent gravement à la confiance, remettent en cause l’anonym@t et le bénévol@t pour promouvoir la sélection et l’élitisme, ce qui est toujours dommage. malhonnêteté intellectuelle : fait de tromper sciemment les autres par un discours apparemment cohérent à l’aide de documents falsifiés ou soustraits à la vérification – sa vitesse de découverte augmente avec la diversité des publics et l’accessibilité mondialisée de toutes sortes de documentation. vulgarité : absence de jugement, de retenue ou de délicatesse qui se remarque à l’emploi d’un langage ou d’un ton irrespectueux des autres, ou au recours à des méthodes et des arguments expéditifs. méchanceté : volonté de mépriser, d’insulter, de blesser ou pire. Peut être involontaire par bêtise. racisme : pensée ou sentiment de méfiance, de détestation ou de haine à l’égard des personnes appartenant à d’autres cultures, nations ou religions – mieux vaut éviter tout ce qui est collectif et ouvert dans l’internet, voire carrément l’internet lui-même si l’on en souffre ou s’en réclame. prosélytisme : propension à vanter son appartenance confessionnelle ou politique pour y faire adhérer les autres – dans l’internet : fait de répéter inconsidérément les mêmes thèmes ou arguments dans un débat qui se veut ouvert.

Tout cela est, je le répète, à discuter. On pourrait ouvrir un site web ou une liste discussion avec les personnes qui le souhaiteraient…

La présence de telle ou telle qualité ou défaut dans l’une ou l’autre catégorie peut être modifiée. D’autres peuvent être ajouté(e)s. Les définitions doivent être revues. Il est même probable que le dosage de ces différents paramètres humains, s’il parvient à rester à peu près constant à l’intérieur d’un groupe, contribue fortement à son identité, à son ton et au sentiment d’appartenance que certains membres manifestent. Car, à la façon des réglages d’un moteur de voiture, des harmonies de couleurs d’un intérieur ou des positions des potentiomètres d’un équaliseur, certaines qualités partagées créent une ambiance, une intimité qui convient à des personnes pourtant fort différentes. De plus, il n’est pas nécessaire (ni souhaitable) que toutes les personnes d’un groupe se mettent à un quelconque diapason.

Ce qui se produit le plus souvent, dans l’internet comme ailleurs, c’est que quelques intervenants réguliers ou marquants sculptent et scellent dans l’espace de communication un équilibre qualitatif que d’autres personnes apprécient à leur tour. L’histoire de cet espace de communication créera un champ référentiel implicite de plus en plus important pour ceux qui l’auront vécue depuis le début. La participation d’autres personnes se fait alors en référence implicite à cet équilibre qu’elles essaient aussi de tenir, à cette histoire qu’elles essaient de continuer. Même le fait de s’en écarter, de vouloir changer est souvent une forme de reconnaissance de cet espace-temps conversationnel virtuel. Le nouvel inscrit qui s’exprimerait dans un style tout différent sans rapport implicite à l’historique de la liste (ou du forum ou du site) sera guidé ou repris, voire incendié par les réponses des plus anciens. Ceux qui sont inscrits, ou lecteurs réguliers mais qui ne participent pas, ne s’expriment pas, ou très rarement sont également dépositaires de cette histoire et co-responsables de l’équilibre des thèmes et des qualités conversationnelles – qui ne dit mot consent, qui désapprouve se retire.

Cela n’empêche pas le changement de se produire et d’être accepté comme une évolution ou rejeté comme une dégradation ; remettant en cause l’identité du groupe ; chacun pouvant à tout moment s’interroger sur son intime appartenance au groupe. Les psychologues comme les linguistes et les sociologues doivent déjà se pencher sur ce qui se passe dans l’internet. J’espère qu’il pourront établir plus sérieusement que dans ces lignes des moyens de compréhension des processus mis en jeu et débattre des avantages et inconvénients de ces nouveaux médias.

Notons encore quelques changements qui affectent les attitudes : la communication est dématérialisée (pour l’instant, dans l’internet – mais le son et l’image arrivent à grands pas et… tout ceci sera à reprendre !) ; les différences physiques et culturelles ne sont pas directement visibles ; les rencontres ne sont pas synchrones. Donc pas de vision du corps de l’autre, de ses attitudes et de ses gestes qui en disent parfois long sur le sens des mots, de sa posture ou de son vêtements qui aident toujours à situer d’où l’autre parle, quel type d’autre est l’autre qui parle, socialement, ethniquement et culturellement parlant ; pas de réaction instantanée comme lorsque l’émotion produite et vue simultanément par des personnes co-présentes entraîne parfois une réponse inévitable puisque déjà ressentie – au contraire, à moins de faire preuve de bêtise ou de précipitation, toute réponse peut être reportée, mesurée, ajustée.

Est-ce pour autant la mort du naturel ? Non, car nous avons toujours une vie extérieure à l’internet (en tout cas, je l’espère, même pour les accros…), dans laquelle notre naturel peut s’exprimer à son aise. Même par le mél ou le web, à fleuret moucheté, c’est-à-dire avec tolérance et humour, il est possible de répondre du tac au tac. Selon le plus ou moins de confiance qui règne au sein d’un groupe, dans l’internet ou ailleurs, le naturel trouve plus facilement à s’exprimer.

D’ailleurs ce défaut de contact ou de synchronie peut être interprété a contrario : on ne s’occupe, au moins momentanément, que des mots, de l’organisation des mots et du sens, pas des différences de couleurs de cravate ou de peau – le vouloir dire prime sur les conditions du dire. Comme je l’ai observé sur plusieurs listes, les prises de bec – un ou deux messages vivement envoyés – se règlent à l’amiable après quelques messages d’ajustement et de justification, parfois d’explicitation du quiproquo et de participation d’autres personnes qui relativisent la question et rappellent à la courtoisie et à l’intelligence (souvent sans intervention du modérateur, lorsqu’il y en a un…)

Le s@lon littéraire ne sera pas le Salon du livre, ou ne sera pas

« Si l’on ose afficher une telle adoration pour l’argent dans l’un des salons les mieux composés de France, et où chacun ne peut ouvrir l’histoire sans retrouver un héros de son nom, que sera-ce parmi de malheureux marchands millionnaires aujourd’hui, mais dont hier encore le père portait la balle ? Dieu ! que les hommes sont vils ! » (Stendhal, Armance)

Peut-on encore réagir comme Stendhal, aujourd’hui ?

Reprenons au désintéressement. Par exemple, il existe une confusion très courante – et commercialement utile – entre « salon du livre » et « salon littéraire », dont voici un exemple :

« Salon littéraire en ligne
Le deuxième salon du livre sur Internet a ouvert ses portes virtuelles ce 11 juin. Sur leurs stands virtuels, une centaine de maisons d’édition, de sites Internet et d’associations vous feront découvrir leur activité et vous présentent leurs nouveautés, leurs auteurs, leur ligne éditoriale, etc. »62

Alors que « salon du livre » renvoie à l’objet livre, souvent avec le sous-entendu qu’il est un produit commercial (voire de consommation), « salon littéraire » renvoie au sens vague d’un lieu de conversation mondaine d’un autre siècle. La différence de sens, évidente, entre « livre » et « littéraire », ne doit pas faire oublier que l’on fait appel à deux sens différents du mot « salon », mot polysémique s’il en est. Le premier est le sens contemporain du lieu d’exposition, de la foire, à caractère professionnel ou public, qui s’écrit le plus souvent avec une majuscule. Il est lui-même dérivé du lieu d’exposition périodique d’œuvres artistiques (initialement, le Salon carré du Louvre), tel que nous le connaissons par les textes qui s’appellent eux-aussi Salons de Diderot, Baudelaire et bien d’autres. Le second sens est celui qui désigne ce qui avait cours du XVIIe siècle au début du XXe siècle, c’est-à-dire une pièce où l’on reçoit la compagnie dans une maisonnée, donc un lieu privé, d’apparat ou de mondanité.

Pour les promoteurs des Salons actuels, le bénéfice qu’il y a à entretenir la confusion est comparable à l’usage d’un cosmétique : la prosaïque activité commerciale est recouverte d’un voile embellisseur de sens désintéressé et d’une patine aristocratique auxquels l’art publicitaire nous a depuis longtemps habitués. C’est comme une métaphore qui enjolive la pragmatique nécessité de vendre des livres pour que la littérature existe…

Cependant, la question « faut-il nécessairement vendre des livres pour que la littérature existe ? » est bien le cœur du problème. Sans avoir rien contre les commerçants et les publicitaires dont on doit reconnaître la nécessité dans de très nombreux secteurs de la société, le fait que l’existence de la littérature dépende de considérations commerciales et de stratégies de marché est une gêne pour la plupart de ceux qui ont de cette même littérature une idée… plus abstraite – j’allais dire plus noble (ce en quoi ils ont peut-être tort).

On peut postuler pourtant qu’il n’y a pas d’antinomie entre littérature et commerce. Au contraire, à condition de rester dans un certain respect mutuel, littérature et commerce peuvent faire bon ménage. Ce respect mutuel s’établit par constat pragmatique et définition d’objectif. Si l’on s’accorde sur le constat à faire et si chacun définit ses objectifs dans le respect de l’autre, une certaine viabilité est acquise. Le constat, c’est celui de ce qu’est la littérature dans le monde, pratiquement et prosaïquement : le livre, la lecture, c’est-à-dire l’objet matériel et son utilisation optimale. Le livre comme objet implique une industrie, une administration, un commerce intimement liés aux conditions sociales et techniques. Oublier cette matérialité et cette socialité du livre pour je ne sais quel idéalisme de l’absolu littéraire reviendrait à desservir la littérature. On pourrait, dans tous ces paragraphes, remplacer littérature par arts plastiques, musique, et quelques autres arts, moyennant quelques adaptations… La lecture, à son tour, renvoie au système éducatif, à la transmissibilité du savoir entre les générations, etc.

Aussi, ce qu’il peut rester aujourd’hui du salon littéraire n’a rien à voir avec l’image que nous avons de ce que c’était. La conversation sur des sujets littéraires, qui est bien souvent philosophique et politique dans un même mouvement de pensée, ne peut faire l’impasse sur la matérialité du livre et toutes les conséquences de cette matérialité. Au contraire, elle doit avoir lieu entre des personnes de différentes branches, dont les apports sont déterminants pour faire signifier pleinement la littérature : simples amateurs (comme certains se disent eux-mêmes), enseignants, libraires, bibliothécaires, éditeurs, journalistes, revuistes, imprimeurs, historiens, linguistes, etc. Procurer les ouvrages, les prescrire, les analyser et les conserver sont autant d’actions en relation directe avec la lecture et la discussion. Comme on l’a déjà vu, les séances de lectures de nouvelles parutions par leurs auteurs en librairie, les expositions de manuscrits en bibliothèque, les cours et conférences publiques, les tables-rondes dans les Salons du Livre, les émissions de radio et bien d’autres lieux de conversation remplissent les fonctions des salons littéraires classiques bien au-delà de ce que ces derniers faisaient, surtout en terme de démocratie de l’accès.

Ce qui a déjà lieu dans l’internet ou qui peut s’organiser dans un lieu précis grâce à l’internet a des chances d’augmenter encore le pouvoir de pénétration de la littérature dans les vies, à condition, justement, qu’un équilibre soit respecté et que les lecteurs-internautes ne se sentent pas pris pour des vaches à lait.

Le s@lon littéraire, quelque forme qu’il prenne, ne sera pas le Salon du Livre. Cela signifie que les activités proposées et les informations données en ligne ne doivent pas ravaler l’internaute à son simple rang de consommateur (de livres ou de quoi que ce soit). Tandis que des actions réticulaires comme celles de l’éditeur pol, qui envoie le dernier livre de Martin Winckler en feuilletons par courriel journalier avant de le publier en livre courant 2002, ou de l’éditeur en ligne 00h00.com qui propose un livre gratuit à télécharger chaque mois, ont un impact très positif et suscitent réellement la lecture de toutes sortes d’internautes en des endroits très différents de la planète. Ces opérations font de la publicité à ces éditeurs et génèrent du trafic sur leur site internet, ce qu’ils ont bien mérité du fait de ce qu’ils donnent. Par ces moyens, les éditeurs peuvent s’adresser à une clientèle mondiale pour un coût modique, sans modifier leur stratégie locale.

Par contre, les liens vicieux de certains sites soit disant « amateur » qui mènent tous à la même librairie en ligne, les encarts publicitaires qui s’ouvrent multiplement dans de petites fenêtres (que l’on ferme et qui se rouvrent à chaque clic) sont des intrusions ou des abus très mal accueillis par la plupart des internautes. Sachez-le, vous qui créez ou acceptez ces liens, bandeaux et autres pop-up windows, les internautes hésitent ensuite à y revenir. « Quel besoin a-t-on de favoriser telle ou telle librairie en ligne ? », se disent ces internautes (qui peuvent aller par eux-mêmes dans la librairie en ligne de leur choix). On en conclut que quelqu’un a quelque chose à y gagner et que ce n’est pas l’internaute, même s’il n’a rien à y perdre (que du temps et du dérangement). Est-ce cela, promouvoir la littérature ou n’est-ce qu’une façon de pousser à l’achat et d’abuser la confiance des néophytes qui penseraient que ces ouvrages ne sont disponibles que dans cette seule librairie ?

J’ai reçu par mél des dizaines de propositions de sites commerçants qui me proposaient d’échanger des liens, de mettre leur bandeau publicitaire dans mes pages web en me promettant une augmentation des connexions sur mon site, voire un gain de quelques centimes pour chaque clic de visiteurs. J’ai toujours refusé, par principe. Ce procédé amiable, au demeurant et qui peut avoir un intérêt entre sites marchands, n’a que peu de valeur lorsqu’il s’agit de sites amateurs, de sites d’associations ou de sites communautaires non marchands ; dans ces cas, il représente même une forme d’inféodation stupide à une entreprise pour laquelle on ne travaille pas en même temps qu’un abus de confiance à l’égard des visiteurs.

Tout, dans ce domaine, est laissé à l’intelligence des dizaines de milliers d’amateurs qui se partagent un territoire virtuel (et dont le nombre va croissant). Cependant, il y a un « plus » qui n’a pas encore trouvé sa pleine mesure, c’est que dans tous les cas de doute, d’erreur, de litige, de malveillance ou de nuisance liés à la confiance, à la critique et à la prescription, il est possible de protester publiquement. Les protestations ou demandes d’explications peuvent être publiées sous forme de page web ou de méls dans des forums. Elles peuvent entraîner un mouvement d’adhésion à la protestation qui, du fait de son caractère permanent sur le réseau, est très nuisible pour l’image de marque ou l’activité des personnes ou des entreprises visées. Inversement, une protestation peut être à son tour contestée, certains internautes apportant des arguments de défense qui n’avaient pas été évoqués. Et ainsi de suite. Les internautes d’aujourd’hui, encore sous l’emprise des hiérarchies (intériorisées) et de l’autocensure préalable (pour éviter la censure officielle), discutent et protestent assez peu. Mais certains des forums et des sites présentés en annexe (et bien d’autres que je ne connais pas encore) ont déjà ouvert l’ère de l’égalité à la parole dont sauront, je l’espère, profiter pleinement les internautes de demain.

Masques vénitiens

« Hélas, il n’y avait pas de magnétophone pour enregistrer les entretiens de l’hôtel de Rambouillet où ceux du salon de Mme de Lambert. Y en eût-il eu que les conversants auraient refusé que l’on gardât une trace de cette jouissance partagée. » (Pierre Lepape, L’ Île des bienheureux, Le Monde du 28 novembre 1997)

Ces bienheureux, outre le fait qu’il savaient finalement peu de choses du monde que nous connaissons aujourd’hui et que leur culture était auto-centrée (pour ne pas dire égoïste, nationaliste ou xénophobe, même involontairement), étaient bienheureux parce qu’ils jouissaient, dans un cadre collectif restreint et sélectif, de la discrétion et de la confiance de l’entre-soi. Les cloisons sociales et géographiques ayant sauté les unes après les autres (restent quelques solides cloisons mentales), ce bonheur-là n’est plus accessible, ou seulement au prix d’une mauvaise foi qui fait pitié.

Il me semble cependant, encore une fois, que quelque chose comme un mélange de discrétion, de confiance et de quelques autres conditions énumérées plus haut nous permet, aujourd’hui aussi, sur un mode virtuel que l’internet inaugure depuis moins de dix ans (il faut être indulgent), de prétendre à un certain bonheur de la convivialité.

L’existence, la nature et le statut du lieu virtuel ainsi que de l’identité de ceux qui s’y réunissent sont sans doute des éléments cruciaux, sur lesquels il y a encore assez peu de réflexion et de travaux.

S’agissant du lieu virtuel où ont lieu ces discussions (par courrier électronique) ou ces échanges de pages web, ou d’autres moyens d’échanges intellectuels que la technologie pourra nous proposer à l’avenir, on s’est déjà demandé, sans trop y insister jusqu’ici, ce qu’est ce lieu, de quelle nature, de quelle matière il est composé, si matière il y a…

Pierre Lepape nous renvoie à « l’hôtel » et au « salon », assortis de noms de lieux (Rambouillet) et de personne (Lambert), ce qui est l’usage. Si je parle de « liste » ou de « site internet », ajoutant des toponymes et des patronymes, est-ce que je fais quelque chose de différent ? Par exemple : « dans une discussion de litor » ou « sur le site de François Bon »… Je ne fais qu’employer la fonction référentielle du langage – seul le référent change, comme toute personne qui dit « moi » renvoie à soi et non à une autre… Pour se réunir, d’autres se donnent rendez-vous dans une clairière de la forêt de Sherwood, la ville étant aux mains du félon, ou s’attendent au paradis, enclos de béatitude éternelle dont Saint-Pierre est le modérateur. La nature du lieu d’un rassemblement n’est donc pas définie par la ville, bien que celle-ci limite fortement nos horizons intellectuels ces derniers siècles.

La nature du lieu d’un rassemblement est dans la propriété abstraite d’un lieu quelconque d’accueillir une pluralité d’individus – pluralité d’individus (différents les uns des autres, bien sûr, et non pas des clones mentaux) étant l’oxymore fondateur d’un quelque-chose-à-dire ou d’un quelque-chose-à-faire ensemble. Or tout lieu, par le fait qu’il est un lieu, matériel ou imaginaire, possède la propriété d’accueillir une pluralité d’individus ; seules des contraintes matérielles, pour les lieux matériels, et des contraintes mentales, pour les lieux imaginaires, limitent cette propriété d’accueil. Que le lieu soit matériel, comme un hôtel, ou immatériel, comme la figure géométrique qui rassemble les étoiles d’une constellation, voire seulement vraisemblable, comme le banc du Neveu de Rameau, ou carrément fictif, comme le salon bourgeois de Huis clos, cela ne change rien à sa propriété d’accueil, qui n’est autre que sa nature de lieu.

C’est alors logiquement que le « non-lieu » signifie la non-comparution dans un lieu de jugement. Si tout lieu possède ainsi cette propriété d’accueil, on peut se demander si tous les lieux la réalisent (ou inversement si des lieux vides d’accueil sont possibles, si ce ne sont pas alors automatiquement des lieux vides, c’est-à-dire des non-lieux…)

Ces arguties d’une pensée du lieu, qui n’est cependant pas notre objet premier, doivent nous servir à penser l’indifférence du lieu dans le cas d’une assemblée virtuelle utilisant des outils électroniques. Le plus important est que cette indifférence du lieu n’est justement pas un nouveau lieu de l’indifférence au monde. Cette indifférence au monde, que l’on peut constater dans les enfermements individualistes et hédonistes, dans l’inconscience des acteurs de la spirale des profits (boursiers ou autres), dans le cynisme politique du refus de la responsabilité environnementale, donc si répandue autour de nous, dans le monde véritable, analogique, repose sur une certaine indifférence à la socialité ou à l’humanité des personnes qui le composent : il faut être, d’une façon ou d’une autre, dans la négation des droits élémentaires de certains ou de tous pour être indifférent au monde.

Malheureusement, un grand nombre d’individus sont des clones mentaux, métaphoriquement parlant, soit qu’ils aient été opprimés dès la naissance et contenus dans des cadres sociaux où leur force de travail est juste utile à la machinerie sociale, soit qu’ils aient été drogués par les médias (tombés dedans quand ils étaient petits) et qu’ils suivent les impulsions hertziennes, tous orientés dans le même sens comme des particules magnétiques, ne pouvant donc jamais se faire face, se regarder en face, se parler face-à-face. Combien de nos étudiants ou de nos collègues vont ainsi leurs solitudes parallèles, leurs soliloques sponsorisés, incapables de suivre ou de mener une conversation, prenant sans cesse la mouche ou la porte.

Un journaliste de 1835 dit « qu’en province, où les différences d’opinion produisent des haines si virulentes et si destructives de toute relation sociale, on s’étonnerait bien si l’on voyait dans les salons de Paris les hommes des partis les plus opposés deviser entre eux avec bienveillance et bonhomie »63. L’opposition de ces deux lieux ou entités géographiques, qui structure encore nos mentalités françaises du fait de sa reprise par un bon nombre de politiciens, d’écrivains et de cinéastes du XXe siècle, réside entre la haine que produit un attachement à la propriété et aux racines identitaires (lire Barrès) et la bienveillance d’un détachement temporaire de ce qui fonde l’identité cependant imprescriptible d’une personne. Donc entre l’attachement excessif qui interdit le jeu entre les pièces sociales que sont les individus et le détachement qui permet justement à ce jeu d’être à la fois une distraction (détente, humour, etc.) et une réflexion (prendre conscience de soi et des autres par les effets de miroir que propose la conversation). Ce détachement, ce désintéressement, qui étaient des conditions de base de la conversation de salon, pourrait bien être en relation directe avec l’indifférence du lieu telle qu’elle apparaît dans le fonctionnement actuel du courrier électronique et des sites internet.

Si le lieu de la conversation est essentiellement un lieu où l’on se donne de la marge, un lieu de recouvrement des marges individuelles dans la parole, un lieu de mouvement des consciences par transvasement des idées, force est de reconnaître que dans notre société réglée par des lois, des codes, des normes de toutes sortes et dans laquelle les individus sont pressés d’être utiles et utilisés à tout moment, ce lieu n’existe tout simplement plus. Il n’est même pas illégal, puisqu’il n’est pas jugé : il est devenu un non-lieu.

Pourtant, nécessaire à certains, il est revenu dans un lieu hors-lieu. Ou plutôt dans un lieu virtuel (et non pas imaginaire) où les réunis sont hors d’eux-mêmes. Ce lieu virtuel basé dans l’internet (et qui n’est pas tout l’internet, qui n’est pas le réseau lui-même) est donc un lieu du recouvrement des marges des co-présents hors d’eux-mêmes. Il y a là, semble-t-il, de la nouveauté et de l’impensé dont on ne dira pas le tout de sitôt.

Dans un espace où l’on se voit, s’entend et se ressent par les sens de nos corps, qui est un lieu habité par notre corporéité-même, les processus de reconnaissance de l’autre (et des autres) et d’échange avec lui (eux) sont bien connus, quoique fort complexes. Mais dans un espace virtuel où nos sens ne « marchent pas », où notre corporéité n’est qu’extérieure (derrière l’ordinateur d’où l’on écrit, lit, écoute, regarde et pense), la reconnaissance et l’échange ne peuvent être considérés comme une réduction ou une limitation ou une projection des processus in corpore et in praesentia. Il n’y a aucune espèce d’homothétie entre eux. On se raccroche à cette idée de l’analogie en réduction, limitation, projection par défaut de pouvoir penser autrement. Et l’on se demande bien comment changer de paradigme !

La nature de l’identité me paraît propre à ouvrir la réflexion. Quelle est l’identité de l’internaute qui « fait » sa page web ou qui poste des messages dans le cadre des listes et des communautés ? Écartons les cas d’utilisation illégale de l’internet car la police informatique et la force publique, puis l’autorité judiciaire ont pouvoir d’appréhender la personne physique qui commet ces crimes (racisme, pédophilie, terrorisme, enchères humaines, trafics divers…) et dont l’identité peut être brusquement ramenée à sa plus simple expression. Dans le cadre de la légalité, la liberté d’action réticulaire est tout de même très importante : création de documents mondialement accessibles, participation à des débats mondialement lisibles, découverte et communication instantanée de documents mis en ligne en des endroits où l’on n’aurait jamais pu aller les chercher physiquement soi-même, recomposition d’arbre généalogique et prise de contact avec des personnes de branches lointaines d’une même famille, recherche de collaborateurs distants pour une entreprise impossible à mener seul, etc. Or, toutes ces activités affectent l’identité, que ce soit l’identité de celui qui entame une action par l’internet dans un état psychologique où il n’est pas celui qu’il est dans la rue ou avec sa famille ou ses collègues, ou l’identité de celui qui termine l’action commencée après avoir été en contact avec le lointain virtuellement transporté chez lui.

On a pu constater que certaines personnes communiquent par courriel d’une manière qui ne leur est pas habituelle dans la vie courante. Dans les forums et les pages web, beaucoup n’hésitent pas à utiliser un pseudonyme afin de parler sans craindre pour leur identité véritable. Sans entrer dans le détail de toutes les situations, il semble que l’on puisse comparer cette attitude de relativisation de son identité propre pour la projeter dans le réseau. Une sorte de masque de soi est proposé, plus ou moins proche de l’identité véritable. Le concept du masque doit même s’élargir puisqu’une même personne peut revêtir des identités virtuelles différentes selon les activités qu’il se propose de mener – à l’instar de ce qui se passe dans les jeux de rôles, d’ailleurs très prisés par l’internet.

Ce masque protéiforme, que j’ai déjà nommé anonym@t (Cf. p.10), permet à tout un chacun d’agir dans certains cas sous son identité réelle (liste de diffusion où l’on affiche ses nom et affiliation), dans d’autres cas sous une identité réduite mais véritable (des initiales dont quelqu’un demande parfois l’explicitation), ou encore sous une ou plusieurs fausse(s) identité(s) parce qu’on ne souhaite pas être reconnu (si l’on est connu) ou parce qu’un contrôle, un interdit, une honte ou un tabou affecte certaines activités (sites et discussions politiques extrémistes, forums pornographiques, etc.). Loin d’être atteint de schizophrénie, un individu peut ainsi gérer une constellation d’images de soi adaptées selon lui aux activités et aux interlocuteurs sis en divers lieux de l’internet. Par le jeu, par le flou, par le masque de l’identité une et irrévocable que l’on nous a inculquée, il est possible au contraire d’élargir sa psyché et d’améliorer sa façon d’être au monde. Beaucoup n’ont pas encore conscience ou expérience de ces possibilités, certains les considèrent même comme immorales et dangereuses, tant pour la communauté que pour l’équilibre mental de chacun. Mais que ne disait-on du train, lorsqu’il apparut, au XIXe siècle ! Qu’il devait faire tourner le lait de vaches !… Et du téléphone ! Et de l’avion !

En revanche, il existe des personnes qui ont plaisir ou qui travaillent à ramasser des informations identitaires. Là où le flou se développe, le besoin de fixer l’information grandit, quelle qu’en soit la raison. En tant que modérateur, je me méfie de toute personne qui demande à recevoir la liste des membres de litor. L’anonym@t qu’Hubert de Phalèse garantit aux co-listiers suppose de la part de chacun des membres une sorte d’indifférence à l’ensemble communautaire auquel il participe. Non une indifférence aux personnes auxquelles il s’adresse, mais une absence de rigueur dans le principe d’adressage d’une parole.

Évidemment, je ne refuse pas de communiquer cette liste à celui ou celle qui m’en adresse la demande. D’ailleurs, c’est inscrit dans le protocole de litor. Cependant, j’en garde trace et je reste en veille, par divers moyens, afin d’éviter que cette liste ne soit utilisée à d’autres fins que l’usage individuel. Si l’on cherche à mieux comprendre ce qui fait l’esprit de la liste ou si l’on veut mieux calibrer ses propres messages selon les compétences attribuées aux quelques noms que l’on reconnaît, la liste des membres s’avèrera d’une grande utilité. C’est même là une vraie prise en compte de cet espace communautaire, une requête, une implication qui donnera de l’aisance pour prendre la parole.

Entregent réticulaire

« Je parle ici désintéressément »
(Restif de la Bretonne)

Certes les web mestres, les modérateurs de liste, les amateurs-rédacteurs de pages web et les techniciens de réseau travaillent plus à faire l’internet que les internautes qui se baguenaudent dans le réticule à la recherche de leur pas si virtuelle pitance ou que les co-listiers qui reçoivent les messages sans piper mot. Les uns précèdent les autres, puis ils repassent derrière, pour faire le ménage ou actualiser. Néanmoins, les actifs et les passifs sont nécessaires les uns aux autres. Le passage de l’un à l’autre est d’ailleurs facile et permanent. La convivialité trouvée selon ses goûts et l’intuitivité des logiciels, sans compter les offres gratuites de sites d’accueil (qui y trouveront leur compte par l’affichage de publicités), font qu’il est possible d’ouvrir un site web ou de proposer une liste de discussion sans trop de difficulté. À une moindre échelle, la participation à un débat par liste ou par forum constitue aussi un « faire quelque chose » dont la trace sera conservée par le réseau.

Cette relativité générale de l’actif/passif dans l’internet étant posée, il faut admettre que parler « des internautes » sans les contextualiser revient à parler « des oiseaux » pour essayer de comprendre leur langage. Il faut se mettre en situation et séparer les espèces, les arbres et les saisons.

Dans notre domaine réduit de l’internet francophone (si grand qu’il soit) et de la conversation à dominante littéraire (plutôt que sportive ou informatique), les espèces de communautés virtuelles qui se forment en des lieux immatériels où des individus de tous horizons apparaissent hors d’eux-mêmes présentent sans doute des particularités que nous ne pouvons pas encore complètement connaître. Tous n’ayant pas la « science de l’entregent » dont parlait Montaigne64, les échanges n’ont sans doute pas partout la même fluidité. Entre ceux qui respectent à la lettre le « politically correct », finissant par ne plus pouvoir parler de rien, et ceux qui s’envoient des noms d’oiseaux avec d’anthologiques raisonnements vaseux enfilés comme des perles, on se demande quels points communs pourront trouver nos sociolinguistiques du réticule.

S’il n’y avait que ces attitudes extrêmes, on pourrait d’ailleurs douter de l’utilité et de la viabilité de toute cyber-entreprise. Fort heureusement, entre les deux bouts de la courbe de Gauss, il y a un gros milieu où ça fonctionne : entre ceux qui se contrôlent trop et ceux qui ne contrôlent rien du tout, il y a une majorité d’internautes qui réfléchissent avant d’écrire et de cliquer sur « envoi ». Lorsque cette conscience auto-modératrice appartient à l’un de ces actifs de l’internet, il y a fort à parier qu’il se pose plus ou moins les questions que je me pose dans cet ouvrage : « comment faire pour que cela intéresse ? » et « comment faire pour susciter des réactions sans être ridicule ou démagogique ? » ou « à quelles conditions obéissent les clics de ceux qui fréquentent mes pages ? », « comment expliquer le silence et la passivité des co-listiers ? », voire « qui deviens-je dans ces espaces immatériels ? », « virtuel, dans quel état j’erre ? »…

Forcément, ce que l’on fera après s’être posé ces questions inscrira tout acte et tout texte sous le régime de l’auto-modération, diffusant d’autant plus vite ces types de questionnement et les influences qu’ils ont sur les contenus et les formulations des cyber-autres, ici et là, partout, pour finir.

En même temps que ces interrogations, dont certaines paraissent proches d’une complaisance quasi-commerciale, celui qui donne de son temps, parfois de son argent et qui se plonge dans les affres de la création textuelle et graphique pour essayer d’exprimer ce qu’il sent avoir en lui à exploiter, au mépris des circuits éditoriaux traditionnels qui le lui auraient sans doute bien rendu, celui-là déploie sa passion et son orgueil sans vergogne à une échelle démesurée. Qu’il essaie de calibrer et de rendre service au passage ne change rien à ce mouvement premier et profond qui est de faire ou de dire « enfin ce qu’il veut ». Plus tard, il prend conscience de la régularité qu’il se doit à lui-même en actualisant ses documents en ligne. Il est flatté ou surpris par certaines réactions de lecteurs anonymes qui le marquent plus que celles de ses proches, et en intègre une dimension auto-correctrice supplémentaire, même s’il s’en défend. L’immédiatisation de ses « œuvres » en parasite la nature, quand ça n’en devient pas le centre.

Écartelé bienheureux entre sa passion et son don, il atteint l’état déjà évoqué de bénévol@t. Presque automatiquement, je crois, théoriquement du moins, se constitue une communauté informelle de personnes susceptibles d’apprécier ses pages web, de prendre contact avec lui (ou elle, ou eux). Au point d’être moins informelle, dans certains cas seulement, car la conjonction directe des amateurs d’un site web n’est pas le destin naturel des sites (si tout le monde peut entrer dans une « homepage », tout le monde n’y est pas chez soi et ce n’est pas toujours un chez-soi). Jusqu’à ce que germe l’idée, dans des cas encore plus rares, chez l’un ou l’autre, de passer à une structure web coopérative. Cette compagnie ainsi née d’un bénévol@t généralement thématisé est faite à la fois de gens qui se connaissent préalablement et d’internautes rencontrés sur le réseau du fait de fortes affinités.

La volonté et l’acte de diffusion permanente de ces productions à la fois virtuelles et artistiques définit le bénévol@t. Mais le sens de ce mot peut s’étendre ensuite à la décision et au travail collectifs car ils restent de la même nature. Quelque chose à dire et à faire et pas n’importe comment, avec un souci de la forme qui n’est rien d’autre qu’un effort au style, une dose d’orgueil assez stupéfiante pour oser balancer ça dans l’internet (inconscience, témérité ?), un calibrage tel qu’au passage ça puisse servir à quelqu’un quelque part (qu’on ne connaît même pas et qu’on ne souhaite pas particulièrement connaître), un peu de technique ramassée en temps utile sur des sites d’inconnus et quelques logiciels gratuits, voilà l’état brut du bénévol@t ! Poli par l’usage, les passages et repassages d’internautes (de partout, à la vitesse de la lumière), cela forme-t-il une communauté ? Pourquoi pas ? Mais au début, c’est tout et n’importe quoi. Puis ça vit, ça prend forme, ça coopère, ça se fait remarquer. Sans modèle préalable, même si cela peut paraître étrange…

« Figurez-vous, dans une salle haute et voutée, un large bassin au milieu duquel apparaissent une foule de têtes de tout âge et de tout sexe, les unes coquettement coiffées, les autres en bonnet de nuit. J’entrai dans l’eau en saluant à la ronde, comme si j’avais posé le pied sur le tapis d’un salon. Et en effet, à part l’élégance, c’était un salon véritable. Il y avait cercle. Dans les coins, des groupes d’hommes parlaient politique, gravement et avec de l’eau jusqu’au menton. Les femmes babillaient ; quelques-unes, qui avaient devant elles de petites tables flottantes, s’occupaient à de délicats ouvrages de broderie ; d’autres lisaient sur un pupitre de liège. »65

Attention ! Lorsque ça s’officialise, lorsque ça devient référenciable dans les sites ministériels, il est déjà presque trop tard…

Pour qu’à l’internet, un jour (demain), du salon littéraire advienne, il faudra qu’il passe par le courrier électronique, le forum, le web ou ce que l’on inventera d’autre… Mais à chaque fois, une ou deux personnes, ou un petit groupe qui propose, met à disposition, régule, fait advenir, suscite… Ce n’est pas une direction, une administration. Si ça le devient, tant pis, c’est alors une réification institutionnelle (de site ou de liste ou de forum). Cela n’est plus dans l’internet, mais à ranger dans le musée de l’internet ou dans la galerie des spectacles fabriqués pour l’internet.

Qu’il s’agisse d’un site web qui devient trop sérieux, trop conscient de sa nécessité, de son devoir envers ses cybernautes (comme on le voit de plus en plus souvent), ou de listes de discussion dont les règles interdisent l’apostrophe un peu vive et le débat contradictoire sous l’œil flic de l’administrateur, que la mondanité d’en être surpasse la courtoise honnêteté d’intervenir à bon escient, la mise en spectacle de l’anonym@t et du bénévol@t aura pétrifié la vie dans ce coin du réseau, qui ne sera plus qu’une toile d’araignée (web) où s’engluent les cybergogos.

Alors, repartir sur le réseau,

migrer,

changer de décor, de site, de liste,

toujours continuer la veille

culturelle et intellectuelle

pour être où ça vit,

où une vraie intimité s’invente,

où une vraie humanité (se) réfléchit,

où une vraie conversation s’anime – et user

une fois encore

de mon pouvoir de prescription pour le faire savoir.

1 Site internet « Les salons littéraires à Lausanne au XVIIIe siècle », de l’Association culturelle pour le Voyage en Suisse (ACVS)

Voir http://www.unil.ch/acvs/F/prom_98_4.html.

2 Dictionnaire de l’Histoire de France, dir. par Jean-François Sirinelli et Daniel Courty, Editions Armand Cloin, 1999, vol. 2 (à l’article « salon »).

3 Marc Fumaroli, op. cit., p. 148.

4 Cf. http://xavier.lequere.net/lesalon/decouver.htm ; c’est nous qui soulignons.

5 Voir les adresses web de ces sites dans les documents annexes.

6 Voir dans les pages web de l’Académie Goncourt : http://www.academie-goncourt.fr/cr_testament.htm

7 « […] c’est-à-dire les lignes de force intérieures de la forme qui gouvernait ces réunions privées, en d’autres termes, leur éthique et leur rhétorique. » (Marc Fumaroli, préface à L’Art de la conversation, anthologie établie par Jacqueline Hellegouarc’h, Garnier, 1997, p.II.)

8Ibid., p.I.

9 On pouvait avoir « la salle à manger entre deux salons » (Joséphin Péladan, Le Vice suprême, p. 51, Cf. Gallica.). Ou même avoir trois salons : « On y jouait la bouillotte dans un salon, on causait dans un autre ; quelquefois dans le plus grand, dans un troisième salon, elle donnait des concerts, toujours courts et aucquels (sic) elle n’admettait que les plus éminents artistes. » (Balzac, Un Prince de la bohème, p.26).

10 Au risque de la confusion : « Les plus grandes dames [de Venise] recevaient toutes leurs visites dans les cafés de la place Saint-Marc, et cette confusion bizarre empêchait que les salons ne devinssent trop sérieusement une arêne pour les prétentions de l’amour-propre » (Mme de Staël, Corinne, XV, 8 ; cité par Littré à l’article « salon »).

11 Jean M. Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes, op. cit., p. 16-17.

12 Il arrive même qu’elle soit rhétoriquement écartée, « faute de pouvoir évoquer toutes les conversations françaises », pour mieux « concentrer l’attention sur la conversation, parisienne et de bonne compagnie » (Marc Fumaroli, « La Conversation » in Trois Institutions littéraires, p. 125).

13 Jacques Revel, « La Cour », in Les Lieux de mémoire (vol. III. Les France ; 2. Traditions), p. 162).

14 René Bary, L’Esprit de cour, ou les Conversations galantes, Paris, 1662, « Advis au lecteur », p. II-III.

15 Cf. La Fontaine à Château-Thierry, http://lettresbacpro.free.fr/poesie1.htm

16 Jean Goulemot et Daniel Oster, op. cit., p. 38.

17 Voir « La monarchie absolue et son déclin », http://www.bnf.fr/loc/bnf0005.htm

18 Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de la raison, in Romanciers du XVIIIe siècle, Gallimard (coll. Pléiade), tome 2, p. 20.

19 Certains ouvrages échappent à cette critique : Gens de Lettres de Goulemot et Oster (op. cit.), Lieux de mémoire (1984-1993) dirigé par Pierre Nora et Trois Institutions littéraires de Marc Fumaroli en sont d’importants exemples.

20 Marc Fumaroli, Entretien sur les Lieux de mémoire. Cf. :

www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/IDEES/memoire/memoire.html

21 Jules Janin, Mme de Maintenon et Ninon de L’Enclos

http://www.miscellanees.com/j/janin01.htm

22 Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1964, p. 155.

23 Les derniers mots attribués à Mme Roland montant à la guillotine furent : « Liberté, que de crimes$$ on commet en ton nom. »

24 Augustin Challamel, op. cit., p. 555.

25 Cf. H. de Balzac, en 1842 : Comme un témoignage de bonne confraternité (extrait), p. 198.

26 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française / éd. par le duc de Broglie et le Baron de Staël, reprod. de l’éd. de Paris : Charpentier, 1862, p. 364 (Cf. Gallica).

27 Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, Seuil, 1993, p. 95.

28 Ibid., p. 393.

29 Retrouvez-les, sur Internet, comme on dit, mais juste les couvertures :

www.pointdevue.fr/ et www.prisma-presse.com/html/magazine/gala/index.html

30 Liste à compléter jusqu’à nos jours…

31 Camille Gaillard, L’Aurore de la république, n° 1, [Paris], [27 février 1848]. Il s’agit d’un journal de 4 pages, faisant partie du corpus des journaux et pamphlets de la révolution de 1848 mis en ligne à l’universite de Chicago (ARTFL) :

Cf. fac simile à http://humanities.uchicago.edu/ARTFL/projects/CRL/

La Révolution de 1789 avait déjà connu ce phénomène, politiquement inversé, bien sûr. Voir Augustin Challamel, Les clubs contre-révolutionnaires : cercles, comités, sociétés, salons, réunions, cafés, restaurants et librairies, Paris, 1895. Cf. Gallica :

http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=N040105

32 Louis Noir, La Mission Marchand au Congo, Fayard Frères, 1899 (Cf. Gallica). Cet extrait commence la préface de six pages où il n’est question que de la concurrence entre la France, la Belgique et l’Angleterre, sans accorder aucune importance (existence ?) aux autochtones, outre le mot de « sauvages » qui, pour tout le monde, doit suffire. Le terme roman est abusif de ma part car il s’agit d’une version romancée de faits prétendus vrais…

33 Arthur Rimbaud, À la musique.

34 Voir l’excellent dossier du Monde diplomatique, juillet-août 2001 (Manière de voir ; 58) : Polémiques sur l’histoire coloniale.

Cf. http://www.monde-diplomatique.fr/2000/08/BANCEL/14145.html

Ainsi que, sur le site de l’association Jeunes Contre le Racisme en Europe,  Le crédo de l’homme blanc (http://w1.neuronnexion.fr/jre/j_ete_alia.html), et 11 photographies de Noirs d’Afrique prises au Jardin d’acclimatation en 1892 sur le site Gallica :

http://gallica.bnf.fr/scripts/ConsultationTout.exe?E=0&O=07702498

35 Alfred Glatigny (1839-1873), Le Fer rouge : nouveaux châtiments, 1870, p. 26-27 (Cf. Gallica).

36 Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 11 mars 1871 (Cf. Correspondance, 1869-1872, Gallica, p. 202-203. C’est nous qui soulignons en petites capitales, les caractères italiques sont dans le texte.

37 Émission Bouillon de culture sur France 2, le 9 octobre 1998. Despentes présentait Les jolies Choses, Sollers Casanova l’admirable et Houellebecq Les Particules élementaires

38 Cf. www.amis.monde-diplomatique.fr/ et www.marianne-en-ligne.fr/

39 « – Les salons tièdes et fleuris, où, à cinq heures, nous causons finement avec trois dames et un monsieur, qui sourient et se regardent et nous admirent, tandis qu’avec aisance nous buvons une tasse de thé, et que, sans crainte, nous allongeons la jambe, ayant des chaussettes de soie très soignées » (Maurice Barrès, Sous l’œil des barbares, p. 206, Cf. Gallica).

40 Anne Martin-Fugier, op. cit., p. 92.

41 La même année, Ravachol a été exécuté (dans la lutte politique contre les anarchistes), les syndicats ouvriers imposent le principe de la grève générale (dans la lutte sociale), le Bénin, alors Dahomey, devient un protectorat (dans la lutte coloniale) et Drumont crée la France libre (dans la lutte raciale)… Cette synchronie d’événements doit être pensée par chacun et pensée comme une synchronie qui n’était pas pensée, ou si mal, par ceux qui la vivaient. Il en est de même de nous aujourd’hui, d’ailleurs.

42 Émile Zola sera taxé d’obscénité dans le Manifeste des cinq, en 1887.

43 Marcel Proust, À l’Ombre des jeunes filles en fleur, 1, Paris : NRF, 1918, p.84.

44 « L’Ancien Régime français n’avait rien de démocratique. Mais justement, en marge de la cour et des institutions du régime, la conversation pratiquée à Paris par des cercles privés et relativement nombreux prend elle-même les proportions d’une contre-institution […] : elle est égalitaire dans la mesure où, à ce jeu-là, le rang et les titres, la fortune et le pouvoir comptent pour peu. […] L’homme de lettres sans naissance, ni rang, ni fortune, tel un Voiture, peut frayer dans ce cercle d’élus avec un prince de Condé d’égal à égal […] » (M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, p. 127-128). Cet argument n’est pas recevable car l’on n’est pas dupe, comme l’est M. Fumaroli, semble-t-il, du fait qu’accepter, de temps en temps, un prodige, poète, musicien, peintre, etc., a toujours été une façon de se parer d’une charité, d’une tolérance, d’une intelligence de bon aloi qui sous-entendent tout de même clairement que la roture reste globalement à sa place, inférieure.

45 Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale (1843), p. 302 (Cf. Gallica). Même si l’œuvre est pleine de facéties, de nombreux détails sont authentiques et l’insertion d’un « comme l’on sait » semble indiquer la notorité publique de l’information.

46 Ou exploité seulement pour le pouvoir et la manipulation politique, comme le montre ce roman dont est tirée la citation suivante : « Il y faudra de la tenue, de la respectabilité, cette culture intellectuelle sans laquelle ni l’homme ni la femme ne peuvent rien de grand. Seule, la comédienne qui aura en main ces armes pourra relever la vraie citadelle française, le salon dictatorial où tout se prépare, où tout se consomme. » (Eugène de Vogüe, Les Morts qui parlent, p. 170, Cf. Gallica). Le vicomte de Vogüe, élu à l’Académie française en 1901, est surtout connu comme traducteur de Gorki et introducteur de la littérature russe en France, ce que ne dit pas sa courte biographie dans les pages web des Immortels (Cf. www.academie-francaise.fr).

47 Cf. www.lechatnoir.free.fr/historique/chatnoir/hydropathes.htm

48 Par l’interrogation du moteur de recherche Google, on découvre qu’il y a des centaines de cafés philosophiques à travers le monde. Certains utilisent des pages web pour résumer des séances, proposer des sujets et donner des informations utiles.

49 L’importance que prend l’éditeur et la séparation des métiers de libraire et d’éditeur au XIXe siècle ne doit pas faire oublier que la librairie était déjà depuis longtemps un lieu de rencontre et de réunion. Ainsi, un exemple entre mille : « chez girardin / Son établissement était situé à la Rotonde, dans le jardin du Palais-Royal. Ce libraire, en 1790, était connu pour son club littéraire. Beaucoup de clients le fréquentaient ; mais nous ne voyons pas qu’il servit particulièrement les intérêts d’une cause politique quelconque. » (Augustin Challamel, op. cit., p. 601).

50 Certains groupes de réflexion religieuse pourraient s’y ajouter, tandis que les lieux de culte et les Églises, comprises comme institutions et réseau de croyants, ne sont guère des lieux de conversation – alors qu’ils sont des lieux réels et virtuels de parole.

51 N’en déplaise à ceux qui claironnent la mort des revues comme signe des temps : elles foisonnent partout, s’impriment avec Pagemaker ou se lancent dans l’internet si peu couteux. Le problème des revues papier, c’est leur diffusion, et ça, c’est le problème des éditeurs et des distributeurs, pas des créateurs de revues !

52 Expression employée à propos de Françoise Sagan dans le Grand Larousse (édition 1987).

53 Cf. http://www.glnf.asso.fr/

54 « C’est une occasion de voir des écrivains, de parler littérature, on est tous un peu isolés, il n’y a plus de salons ni de cafés littéraires » (Michel Tournier, parlant des réunions de l’Académie Goncourt, entretien avec Marianne Payot, Lire, oct. 1996).

55 Bien sûr, pour prendre un exemple connu, l’électricité n’a pas enrichi les marchands de bougies. Il y a eu restructuration. Mais les bougies n’ont pas disparu : elles sont maintenant fabriquées par des machines électriques et servent plutôt en des occasions festives.

56 Proust, Du Côté de chez Swann, 1ère partie, Ch. 2 : « Combray », Paris : NRF, 1919, p.66.

57 Beckett jouerait, à son tour, au-delà des murs ou dans les murs d’Huis clos avec les restes de la sociabilité, les bribes de conversations, les décombres des salons….

58 Henri Béhar, La Littérature et son golem, Champion, 1996, p. 11.

59 Encore un mot employé à tort et à travers ! La netiquette, comme étiquette du Network, désigne donc un protocole, un ensemble de règles. Écrire « règles de la netiquette » comme on le voit très souvent est donc un pléonasme. Voir la netiquette :

http://usenet-fr.news.eu.org/fr-chartes/rfc1855.html

60 Voir Lucien Karpik, « L’invention du désintéressement », p. 296-301, in Les Lieux de mémoire (vol. III. Les France ; 2. Traditions), Gallimard, 1993.

61 Jean-Pol Tassin, « Qu’est-ce que l’intelligence ? », Pour la science, n°254, déc. 1998.

http://www.pourlascience.com/numeros/pls-254/art-1.htm

62 C’est nous qui soulignons. Cf. http://www.netbusinessnews.com/

63 Mercure de France, 15 avril 1835 (cité par Anne Martin-Fugier, op. cit., p.186).

64 Montaigne, Essais, I, XIV.

65 Le Siècle, 10 juillet 1840, cité par Anne Martin-Fugier, op. cit., p. 122.

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