Jugements hâtifs des badauds

samedi 28 novembre 2009, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Couché à une heure et levé à six pour finir les notes que je ne regarderai même pas… Est-ce seulement pour les beaux yeux de Frédéric ?… Non ! Ce matin, dans ma petite salle bien pleine — on entend même les déplacements des tables à l’arrivée des retardataires — il faut aborder la partie la plus difficile du cycle de cours sur L’Éducation sentimentale : les journées de février 1848 dans le 1er chapitre de la 3e partie. Difficile parce qu’il faut sélectionner ce qui vaut d’être commenté en deux heures, sans tomber dans l’excès de commentaire historique — puisque Flaubert ne nous propose pas une histoire de la Révolution — mais sans omettre les principales balises qu’il dispose pour que la fiction entre strictement dans le cadre des événements tel qu’il est admis par les témoins et les historiens (de son temps et/ou du nôtre). Je vais donc chercher des détails et des ambiances du côté de Léonard Gallois (Histoire de la Révolution de 1848, écrite en 49 et publiée en 51, dans Gallica), d’Alexandre Dumas et de son Chant des Girondins (tiré du Chevalier de Maison-Rouge, roman de 1846, pièce en 47, vue et commentée par Hussonnet) et de la correspondance de Flaubert (de et sur 1848).
Et même pas le temps d’aller fouiller dans les Choses vues de Victor Hugo… Mais insister sur la fracture entre 2e et 3e partie du roman, précisément posée sur la fusillade du Boulevard des Capucines, dans la nuit du 23 au 24 février, celle que Frédéric passe avec Rosanette dans l’appartement préparé pour Marie Arnoux… Celle durant laquelle il se réforme, passant d’un système vertical d’admiration hérité de l’amour courtois et des conventions aristocratiques (système dans lequel il était comme un peuple aux pieds d’une Mme Arnoux puissante comme une reine), à un système horizontal d’égalité de principe entre les individus (et qui s’étend jusqu’à l’horizontalité des corps au lit).
Par les rues, Frédéric ne voit d’abord qu’une sorte de carnaval, juge peu, se grise petit à petit ; ce n’est qu’après avoir retrouvé Hussonnet qu’un rapport dialectique permet à Flaubert d’émettre les jugements hâtifs des badauds de tous les conflits de la terre. Ce n’est que lorsqu’ils retrouvent Dussardier que nous pouvons comprendre les intentions de Flaubert. Rejouant la scène de leur première rencontre (1-IV), qui était donc aussi une mise en abyme proleptique, chacun montre son visage inaltérable : Frédéric le naïf enthousiaste, Hussonnet le cynique vaniteux et Dussardier l’engagé entier, peut-être le seul sincère démocrate de la bande (et qui en mourra).

Aujourd’hui, l’aventure d’un mot est celle de « peuple » (ci-dessous), dont les 46 occurrences n’ont pas toutes le même intérêt (21 de ces occurrences étant dans ce seul chapitre). J’en présente donc un certain nombre (pour ce cas, on peut négliger les autres mots de la famille) qui me paraissent illustrer le sens du mot variant flaubertiblement selon chaque personnage, ce qui souligne la dimension lexicographique du travail stylistique.

« Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l’atelier… » (1-V, Pellerin)

« Il se voyait […] puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime » (1-V, Frédéric)

« Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent… » (2-I, Deslauriers)

« Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l’agriculture, si tout n’était pas livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire, laissez passer » ! Voilà comment se constituait la féodalité de l’argent, pire que l’autre ! Mais qu’on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels. » (2-II, Sénécal)

« En résumé, je vois trois partis…, non ! trois groupes, — et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui ont, ceux qui n’ont plus et ceux qui tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie imbécile de l’Autorité ! […] Louis Blanc incline à une religion d’Etat, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant n’est légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n’en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L’un et l’autre sont deux fictions ! » (2-III, Deslauriers)

« la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! » (2-IV, Martinon)

« La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant qu’aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d’en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l’empêcher de s’en servir, l’insurrection, comme dirigée par un seul bras, s’organisait formidablement. » (3-I, narrateur)

« Frédéric sentit sous son pied quelque chose de mou ; c’était la main d’un sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple arrivaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade devenait plus pressée. » (3-I)

« Par les baies des portes, on n’apercevait dans l’enfilade des appartements que la sombre masse du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. » (3-I)

« un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. » (3-I)

« N’importe !  » dit Frédéric,  » moi, je trouve le peuple sublime. » (3-I)

« Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois, pouvait envahir la Chambre ; et, à ce propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai, sans le dévouement d’un garde national. » (3-I, Dambreuse)

« Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende ! » (3-III, Frédéric)

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Publié dans le JLR

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