Où règnerait l’arbitraire

samedi 9 janvier 2010, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Reprendre les bonnes habitudes… Comme celle de se lever à six heures. Pour finir mes notes sur les premières pages d’Alto solo.
Ça prolifère ; comment canaliser ?

À l’Institut franco-japonais à dix heures moins dix, les listes d’inscrits ne sont pas prêtes, pas distribuées ; je ne peux donc pas savoir combien d’inscrits j’ai… Surprise en entrant dans la salle de cours : sept présents, et deux autres personnes arrivent peu après. Pour la première séance, c’est presque inespéré.
Après une entame sur le parcours éditorial atypique du polyonyme post-exotique, je passe à notre objet d’étude.
L’alto étant un instrument à cordes ou une voix de femme, on est dans le domaine musical. Le solo n’est pas une interprétation solitaire mais — et c’est important — une partie musicale jouée par un seul instrument au sein d’un orchestre : il est l’expression d’une personne faisant partie d’un groupe, indissociablement, groupe lui-même distinct du public.
Ouvrir le livre. Ça commence par un échec : je n’ai pas été capable de trouver une pertinence extra-diégétique à la date du 27 mai. J’ai raclé le web dans plusieurs directions et n’ai pas trouvé d’événements en rapport avec Alto solo qui soit arrivé à une telle date : la flotte russe battue à Tsushima en 1905, attentat contre Heydrich en 42, réunion du conseil de la Résistance en 43, signature des accords de Grenelle et manifestation monstre au stade Charléty en 68, la sortie du Cinémonde avec Romy en 69, la GP crapahute sur la tour de Jussieu en 70, ou que sais-je…
Qu’à cela ne tienne, tournons la page : « C’est l’histoire d’un homme.» (p. 9)
La nomination d’une histoire, qui sera forcément à raconter, puis le bégaiement progressif du nombre de personnages (un, puis deux, puis trois) ouvrent une forme écrite d’oralité, comme s’il y avait quelqu’un qui parle. Plusieurs fois, à quelques pages d’intervalles, une autre histoire — on nous balade — va commencer, celle d’un oiseau, celle des musiciens, celle du voleur de chevaux, celle de l’écrivain, et des relations se tissent entre elles : on infère que c’est dans la même ville, on apprend qu’un oiseau malade était un militant et qu’un autre homme était autrefois du même groupe d’oiseaux, etc. Mais aux premières lignes, on est de plain-pied avec les trois qui sortent de prison, une prison dont les portes et les murs semblent aussi efficaces et signifiants de l’extérieur que de l’intérieur. Finalement, être relâché du fait de la surpopulation carcérale et sans préparation aucune ne fait qu’étendre la prison au reste du monde, au moins du monde de Chamrouche où règnerait l’arbitraire.
Leurs noms en disent long, si on veut bien les écouter et les pister : Aram, fait penser à Araméen, au fils de Sem lui-même fis de Noé, ça vient de la Syrie ou tout près, ça évoque aussi Aram Khatchaturian, un compositeur géorgien soviétique qui était musicien officiel du régime mais qui fut quand même accusé de formalisme en même temps que Chostakovitch et Prokofiev ; Matko, c’est plutôt d’origine croate, un prénom courant, semble-t-il ; enfin, Will MacGrodno, dont le nom associé deux éléments anglo-américains et un nom polonais de ville biélorusse, comme un William fils du château, parce que grod veut dire château en polonais… Au point où j’en suis, autant dire que je me soucie comme d’une guigne de savoir si oui ou non l’auteur s’est soucié de tous ces éléments ; de toute façon, même s’il travaille à l’oreille, c’est le résultat de beaucoup d’autres bouches et oreilles qui ont travaillé avant lui. Et s’il les prend au hasard, ces noms, ce qu’il veut d’abord, c’est montrer leur diversité comme un reflet de la diversité des hommes qui se trouvent dans un même endroit — à la différence par exemple de l’homogénéité de la population japonaise (exemple pertinent pour mon auditoire).
Pour le reste, il vaudrait mieux écouter le cours, je ne vais pas tout recopier non plus…

« Hélas, depuis quelques années, c’est avec amertume que je constate que dans notre pays, tout comme ailleurs, règne l’arbitraire. ON craint alors la vérité et l’on arrête au nom de l’ordre et de la fermeté ceux qui ont le courage de le crier.» (la mère de Jean-Pierre Le Dantec dans La Cause du Peuple, 2 juin 1970, image ci-contre)

Déjeunons au Saint-Martin où je retrouve avec plaisir le poulet-frites… Puis sieste et lectures sur le web avec, ci-dessous, cet article dont je ne sais ce qu’il faut penser. Sinon qu’il convient d’abord de lire le livre !
Un détail me gêne toutefois. C’est l’a-priori de Darrieussecq : « Le plagiat ne m’intéresse pas. Mon problème, c’est la calomnie.»
Je comprends qu’il soit injuste et pénible d’être calomnié si l’on n’est pas plagiaire. Cependant, l’existence du plagiat dans la société ne faisant pas de doute (je ne parle pas des cas qui concernent Marie Darrieussecq), il convient de traiter aussi des moyens d’en être innocenté le cas échéant.
Pour autant, l’innocent calomnié reste à jamais taché et blessé… L’antériorité de la calomnie sur la preuve de l’innocence est en effet ce qui pose problème… Mais si le plagiat est prouvé, il n’y a plus de calomnie.
Bref, je suis très intrigué par ce livre.


Pour mémoire :

Marie Darrieussecq, « L’accusation de plagiat est une mise à mort » / entretien avec Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 9 janvier 2010.

On ne sort jamais indemne de deux accusations de plagiat. Deux fois, ce serait donc vrai ? Marie Darrieussecq serait une copieuse ? En 1998, à la parution de Naissances des fantômes, deuxième roman de l’auteur de Truismes, Marie NDiaye lui reprochait de la “singer”. Plus grave et plus irrecevable : l’accusation de “plagiat psychique” proférée par Camille Laurens à la sortie de Tom est mort, en 2007. Laurens reprochait à Darrieussecq de lui “voler”, de “copier” sa douleur d’avoir perdu un enfant, elle qui en avait témoigné dans le récit Philippe – alors qu’avec Tom est mort, il s’agissait d’un roman, d’une fiction. Laurens ne voyait même pas qu’en attaquant un écrivain sur cet argument, c’est toute la littérature, toute la fiction et l’imagination qu’elle bafouait.

Une accusation de plagiat aussi calomnieuse équivaut à la mise à mort symbolique d’un écrivain, à une injonction au silence, à une réduction à l’impuissance d’écrire. Pour y répondre, Marie Darrieussecq aurait pu choisir de se placer sur le même terrain (très bas et terriblement glissant) que Camille Laurens, le règle­ment de comptes, et signer comme le fait aujourd’hui Laurens une autofiction. Mais Darrieussecq est trop fine pour se livrer au crêpage de chignon par livres interposés. C’est en prenant de la hauteur qu’elle répond non pas tant à ses détractrices qu’aux accusations de plagiat en général dont nombre d’écrivains (de Zola à Celan, de Daphné Du Maurier à Danilo Kis) ont eu à souffrir, tentatives d’élimination d’un auteur devenu gênant.

Rapport de police est la seule et la meilleure des réponses possibles : une petite bombe théorique qui pose la question au cœur du problème : d’où vient la littérature ? Et si elle venait aussi de la lecture ? Il n’y a pas de littérature pure, nous dit ce char d’assaut intellectuel, passionnant, qui fera référence et aidera de futurs accusés à ne pas se laisser broyer.

Entretien > Qu’avez-vous ressenti devant ces accusations de plagiat à des années d’intervalle et comment les expliquez-vous ?

Marie Darrieussecq – Je pense qu’on n’écrit pas impunément, à 27 ans, totalement inconnue, un premier roman, Truismes, traduit dans une quarantaine de pays et vendu à un million d’exemplaires. De la première accusation par Marie NDiaye en 1998, Philippe Sollers m’avait dit : “C’est une tentative ­d’assassinat.” A partir de là, je suis désignée comme plagiaire et Camille Laurens n’a plus qu’à inventer le “plagiat psychique” en me reprochant de faire de la fiction sur un sujet douloureux, comme si le roman n’était jamais qu’un plagiat du document vécu. Il s’agit toujours d’essayer d’interdire à l’autre d’écrire, en plantant sa propriété littéraire de piquets et en tentant de s’y inscrire comme le Seul Ecrivain. Un écrivain, c’est fait de mots. On m’a attaquée dans mon corps, dans mon être. Le suicide de Paul Celan a été déclenché par des accusations répétées de plagiat. Pour Maïakovski, ce fut la même chose : un épuisement. Daphné Du Maurier, harcelée pendant dix années par deux romancières, a aussi envisagé le suicide. J’ai voulu écrire Rapport de police à la mémoire de ces écrivains calomniés. J’espère qu’à l’avenir d’autres écrivains injustement accusés pourront s’y référer.

Avez-vous conçu cet essai comme une réponse à ces accusations ?

Le plagiat ne m’intéresse pas. Mon problème, c’est la calomnie. J’ai passé deux ans de ma vie à étudier la vie, l’œuvre et les réponses d’écrivains qui ont eu, comme moi, à la subir. Je ne dis pas que le plagiat n’existe pas. Il y a des cas, pathologiques ou crapuleux, dont je parle dans ce livre. Je dis que ce qui existe surtout dans le champ littéraire, c’est la “plagiomnie”, mot-valise que je propose pour désigner l’accusation calomnieuse de plagiat. Elle date au moins d’Epicure et de Martial. En poli­tique, on se débarrasse du concurrent en l’accusant de malversation ; en littérature, on l’accuse de plagiat.

Qu’est-ce qui est à l’œuvre chez celui qui attaque un autre auteur pour plagiat ?

Il y a une rage à vouloir être plagié. Et beaucoup de bénéfices à en tirer : le manque de reconnaissance y trouve une certaine consolation ; on certifie soi-même son authenticité puisque, bon plagié, on se place hors des méchants plagiaires ; on affirme être un auteur qui compte ; on se rêve fondateur. Il est normal de se reconnaître dans un livre, de s’identifier. Freud définissait l’inquiétante étrangeté – qu’il vaudrait mieux traduire par “l’inquiétante familiarité” – comme la projection du moi hors du moi : d’où les phénomènes de déjà-vu, de double, de retours et de revenants, qui hantent toute la littérature fantastique. Mais quand le déjà-vu se mue en déjà-lu, en déjà-écrit-par-moi, quand un écrivain se persuade qu’il est au centre du livre d’un autre, c’est comme une maladie de la lecture. Il y a des effets d’inquiétante étrangeté dans toutes ces affaires. Une fois la projection plagiomniaque installée, tout se met à ressembler, tout miroite, tout résonne. Edmond de Goncourt se persuade ainsi que Zola a plagié sa Germinie avec Gervaise (personnage de L’As­som­moir – ndlr). Prenez deux livres sur les mêmes thèmes, aussi vastes par exemple que les fantômes, le voyage ou le monde ouvrier, il y aura inévitablement des phrases et des idées en écho, qui vont nourrir la fixation. Il y a sans doute aussi des effets de “maison”. P.O.L a la particularité d’être une maison d’édition de petite taille dirigée par son fondateur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui génère de forts effets de transferts et de jalousies. Comme moi, Camille Laurens et Marie NDiaye ont été publiées chez P.O.L, ainsi que le mari de cette dernière. Les conflits de personnes servent de déclencheurs aux plagiomnies.

Vous avez choisi plusieurs cas d’auteurs qui ont été accusés de plagiat, de Celan à Daphné Du Maurier. Pourquoi ceux-là ?

Il suffit de taper le mot “plagiat” sur un moteur de recherche, suivi du nom d’un auteur qu’on aime, pour mesurer l’étendue de la fureur accusatoire. Je me suis limitée à une dizaine de cas.

Beaucoup ont à voir avec le régime soviétique. Pourquoi ?Par ailleurs, vous intitulez votre livre Rapport de police : qu’y a-t-il de l’ordre de la surveillance, de la censure, de l’interdiction dans l’accusation de plagiat ?

Cette accusation calomnieuse est faite pour empêcher un écrivain d’écrire. Dans un régime autoritaire, où l’on peut physiquement se débarrasser de l’adversaire, elle devient redoutable. La persécution de Mandelstam, qui meurt au goulag, commence avec une plagiomnie. Accusé de plagiat, un écrivain soviétique ne pouvait plus ni se loger ni se nourrir. C’était une condamnation à mort à plus ou moins long terme. Après cette calomnie, Mandelstam se radicalise, s’exclut de facto du milieu littéraire. Plagiomnie extraordinaire : celle montée de toutes pièces par le Guépéou contre Maïakovski, rival de Gorki, alors protégé par Staline. Le fait que la censure soit activée aussi et d’abord par les écrivains est un phénomène bien connu, malheureusement…

Quel est, parmi tous ces cas, celui qui vous touche le plus ?

Danilo Kis, peut-être. Cet écrivain serbe a très bien décrypté, sous la plagiomnie qui le frappait, la haine de l’Autre et la crispation sur le territoire identitaire fantasmé. Sa ­Leçon d’anatomie en réponse à ses accusateurs annonce aussi l’explosion de la Yougoslavie et les massacres à venir. Ça commence en réclamant pour soi le territoire de la langue. En refusant l’échange, en barrant de frontières la non-appartenance fondamentale des mots. En écrivant replié sur soi, avec hantise d’invasion et fantasme de dépossession. J’écris parce que j’ai lu, parce que je suis faite d’influences et d’apports, c’est une évidence. Rapport de police est d’abord un hommage à la lecture.

L’accusation de plagiat relèverait-elle souvent, au fond, d’une totale incompréhension de la fiction, voire de la littérature ?

Il y a une dimension kitsch dans ces accusations. Tous les pamphlets plagiomniaques reprennent les mêmes lieux communs antimodernes : rabaissement de l’autre pour mieux le rejeter, crispation identitaire sur une propriété privée rabattue sur le domaine des idées, mythe de l’authenticité. Parler d’authenticité, c’est toujours faire référence à un territoire. Parler d’originalité, c’est toujours faire référence à l’origine. Ce vocabulaire-là rend de mauvais échos. Léon Bloy ou Edmond de Goncourt étaient des obsédés du plagiat et leur rhétorique pue. Authenticité, originalité et indicible sont trois concepts hérités du XIXe siècle qui empêchent de penser le fait littéraire : ce sont les armes mêmes de la censure, sous tous les régimes.

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2 réponses à “Où règnerait l’arbitraire”

  1. PhA dit :

    Le plagiat ne m’intéresse pas non plus, mais tout de même, en lisant ceci

    « N. O. – Peut-on parler de propriété en littérature ?

    M. Darrieussecq. – C’est très compliqué. La littérature n’est pas un territoire qu’on peut séparer avec des frontières, des piquets et des douaniers qui demandent : « Poètes, vos papiers ! » Quand on écrit, on est constamment sous influence. Je suis sous celle de Duras, Joyce, Faulkner, Perec. J’écris parce que j’ai lu, non parce que j’ai ressenti des choses dans mes tripes. Je n’aurais pas réussi à penser ma vie si des mots n’étaient pas venus m’éclairer. Je me suis appropriée par le style des mots qui, au départ, n’étaient pas les miens. »
    ( http://bibliobs.nouvelobs.com/20100107/16834/darrieussecq-plagiaires-vos-papiers )

    … je m’étonne de cette si facile acceptation d’écrire « sous influence » ; bien sûr on n’y échappe pas, ce n’est pas une raison pour ne rien y faire, bon sang ; bref sans avoir trop envie d’argumenter mais quand même, ça pose la question de la littérature – si elle y est ; non ?
    (Et puis bon, « j’écris parce que j’ai lu » ; la motivation est bien faible (et en même temps je trouve bien crétin aussi l’argument du « droit-à-écrire-parce-qu’on-a-vécu »).)

  2. juliette dit :

    je garde un souvenir fort et vivace de ce livre, alto solo, surtout la première partie (plus originale, plus « volodienne » me semble-t-il), dès que j’ai un moment j’écoute le cours, merci.