Carnet à spirale et à boutades

samedi 23 janvier 2010, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Matinales notes, après relectures d’hier, pour le troisième cours sur Alto solo — à écouter ici.
Nous devons aujourd’hui, avant d’entrer dans « ce cirque » (p.54) du soir du 27 mai, cerner la forme du pouvoir de Chamrouche et la (re)présentation textuelle de celui qui l’exerce, Balynt Zagoebel. Son prénom hongrois et son nom proche de celui d’un ministre de la propagande nazi, son origine dans les années quarante et sa carrière politique ou d’homme de pouvoir dans les années soixante à quatre-vingt-dix (d’un siècle non précisé), sa silhouette à manteau de cuir beige, son carnet à spirale et à boutades (p.38) ou encore le salut avec « le bras en oblique » (p.41) qu’il échange avec ses frondistes ne doivent pas faire oublier qu’il est, selon ce que le texte nous propose, un représentant et un envoyé du peuple, dont il émane et qu’il incarne.
Mais — poison littéraire que je vous instille — dans quelle mesure peut-on faire confiance au texte lui-même ? S’il ne dit pas de quelle société ni de quel siècle il émane, s’il n’inscrit jamais les fonctions exactes de Zagoebel, s’il m’égare sur l’individu en disant qu’ils sont deux ou des millions (p.35), comment pourrais-je ne pas, à mon tour, me sentir mal à l’aise ? Par exemple quand, ayant nommé certains hommes des oiseaux et tenté de nous faire croire qu’ils ont réellement (perdu) des plumes, il tente de redéfinir par soustraction d’espèces le mot oiseau ? « […] mais les rapaces de ce genre ne sont pas des oiseaux » (p.50); « Mais les alouettes ne sont pas des oiseaux » (p.56); « Mais les manchots ne sont pas des oiseaux » (p.61, avant-dernière phrase de la première partie)…
Ceux qui ont décidé du nouveau sens d’un mot vont ainsi le répéter sur tous les tons, en jouer dans diverses situations où ils imposent leur autorité — et je pense ici directement (j’en donnerai les références la semaine prochaine dans le cours) à la LTI, la langue du Troisième Reich, telle que l’étudiait Victor Klemperer, ainsi qu’à la récente LQR d’Éric Hazan dont j’ai déjà traité.
Bien sûr, je ne confonds pas le discours du narrateur et les discours directs ou indirects des frondistes. Mais c’est un peu comme si ceux-ci s’accordaient à celui-là sur au moins un point, tandis qu’ils s’entrelacent dans le texte : l’intention de brouiller le sens des mots pour déstabiliser le lecteur, rendre autant que possible et avec une ironie malsaine leur sens double, voire triple comme c’est le cas du pauvre piaf dans le panneau du café-restaurant : « LA MAISON NE SERT PAS LES NÈGUES ET ENCORE MOINS LES PIAFS » (p.42), où piaf peut signifier oiseau réel (on serait dans un conte féérique), métaphore d’une catégorie d’hommes stigmatisée (ce serait une fable politique) ou allusion historique aux Juifs (comme dans un document à clés) à laquelle je serais amené à penser par le fait que c’est aussi un mot de quatre lettres finissant par la lettre « f », hypothèse corroborée par le mot d’ordre tagué sur une affiche de concert : « LES PIAFS À LA RÔTISSOIRE » (p.46).
Beaucoup d’autres choses à écouter dans le cours mais c’est ce qu’il m’importait d’inscrire ici.

Le souvenir impérissable que beaucoup de lecteurs gardent d’Alto solo vient aussi du fait, j’en suis sûr, que le livre a exercé sur eux un pouvoir de malsain brouillage du sens de quelques mots. J’en ai encore eu la preuve avant-hier soir en entendant ce que Frédéric Junqua disait de ce livre en toute fin de l’Atelier littéraire du 4 octobre dernier auquel il était invité pour parler de Kart, que je lirai bientôt.

Dès qu’elle porte sur l’éthique ou l’ontologique, l’indécidabilité du double sens provoque des perturbations psychologiques chez le récepteur de l’information — tout comme, lorsqu’une large partie de la population s’appauvrit, le double salaire ou la double fonction d’un grand patron…1

Patrick Rambaud, bien intentionné sur le dire son temps. Pas sans intérêt mais on peut dire que, justement, c’est ce que ne voulait pas faire Khadjbakiro :

« S’il procédait ainsi, il se dégoûterait vite, il se lasserait. Il composerait seulement de petits tableaux anecdotiques, il étofferait médiocrement la médiocre réalité. Il n’éprouverait aucun plaisir à son art et vite cesserait d’écrire. Au lieu de cela…» (Antoine Volodine, Alto solo, p.31)

L’incommunicabilité dont on parle au sujet des Japonais est une vaste fumisterie. Je viens encore d’en faire l’expérience en écoutant Éric Marty et Raphaël Enthoven au sujet du, dixit Enthoven, « très beau » et « magnifique » Empire des signes de Barthes, dont ils parlaient jeudi 21 dans les Nouveaux chemins de la connaissance — adjectifs dits comme on ferait des courbettes de courtisan. Quant à la qualité intellectuelle du livre de Barthes, eh bien, j’en dirai ce que j’écrivais à un correspondant il y a quelques jours : « c’est bien écrit » — en ajoutant maintenant qu’il révèle beaucoup plus sur Barthes lui-même que sur le Japon. Et ce n’est pas l’autre invitée de l’émission, Meiko Takizawa, tant elle parle peu, qui parviendra à me faire changer d’avis (on aurait mieux aimé qu’elle parlât de ses propres recherches…).
D’ailleurs, à propos de temps de parole dans son émission, Enthoven en occupe, je pense, un bon 70 % — les invités (prestige ou caution) sont tolérés.
Ce que je n’ai pas encore bien démêlé, c’est pourquoi des Occidentaux, et particulièrement des Français, ont un tel intérêt à cette spécificité de l’incommunicabilité avec « les » Japonais. Ils n’ont qu’à se tourner vers les Chinois, les Vietnamiens, les Malais, les Géorgiens, ou même les Basques, si l’on veut rester dans l’idée d’une langue profondément différente, pour constater que l’incommunicabilité est à peu près du même tonneau — le reste est infatuation.
(Et je ne dis pas cela par supériorité de celui qui parlerait couramment japonais puisque, précisément, je ne le parle pas.)

Notes ________________
  1. Pour Henri Proglio, il s’agit donc d’un double problème indécidable puisqu’on ne sait, du double salaire ou de la double fonction, ce qui était pour l’opinion le plus gênant… Quand un gus va bosser comme manutentionnaire de nuit après sa journée d’usine, histoire d’arriver à dépasser d’un poil le smic pour une famille de cinq, il y a toujours un cadre zélé pour fayoter et l’obliger à choisir son camp fissa. []

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Publié dans le JLR

6 réponses à “Carnet à spirale et à boutades”

  1. Caroline dit :

    Les adjectifs « magnifiques » etc. sont courants dans la bouche d’Enthoven, mais aussi de beaucoup de journalistes de France Cul. C’est agaçant, je le reconnais, mais c’est tellement pire sur d’autres ondes.

  2. brigetoun dit :

    pour les chinois m’est avis qu’ils ne s’en sont pas privés – les vietnamiens ils ont pensé leur avoir donné un vernis tout en s’énervant un peu des petits rires, les autres sont de proches sauvages sur lesquels on ne s’attarde pas

  3. Lionel Dersot dit :

    Mais cette « incommunicabilité » que je sache n’est pas liée à une question de « langue » qui elle n’est pas infranchissable.

  4. Berlol dit :

    À écouter l’émission, c’est surtout la langue qui ferait barrière… Ou première barrière. Ce qui est sûr, pour un court séjour. Mais pas plus ici que partout ailleurs où l’écriture n’est pas en lettres romaines…

  5. Frédérique dit :

    J’ai pris un plaisir mauvais à te lire, Patrick. Je reviendrai demain t’entendre évoquer les courtisans.
    Bel article.

  6. Berlol dit :

    Mauvais, mauvais… Tout plaisir est bon, non ?
    En ce qui concerne les courtisans, je n’en parle pas dans le cours. C’est mon commentaire sur une certaine façon de parler de Barthes.
    Il y a un paragraphe qui sert de transition, sur Junqua, après quoi ce n’est plus le cours. Mais que cela ne t’empêche pas de l’écouter…