La quatrième magie

mardi 17 décembre 2013, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Ce matin, dans le métro qui m’emmenait à la station centrale de Tokyo, je me suis surpris à regarder soudain les gens avec une intensité heureuse. Ils étaient nombreux, calmes, ils allaient au travail et ne faisaient aucunement attention à moi. J’avais un peu l’impression de les voir en rêve.
Par les oreilles, j’étais alors dans une réalité bien plus absorbante et en quelque sorte concrète, avec Hoffmann, Kafka et Gogol. Je les écoutais. Ils s’étaient retrouvés dans un café de Prague, ne se connaissaient que par leurs œuvres et débattaient de l’étendue de la vérité littéraire, des critiques et de la postérité. En fait, c’est Hoffmann, attendant l’arrivée de Gogol, qui avait abordé Kafka.
Ce récit avait été imaginé par Anna Seghers, sur un autre continent, il y a déjà quarante ans. Mais par la triple magie de la radio, de l’internet et du baladeur, la rencontre insolite avait lieu à nouveau au beau milieu de cette rame nippone. On n’était plus à un anachronisme près. La quatrième magie, la plus noble, celle de l’arrangement des voix et des musiques, créait l’ambiance cosy du café, l’étoffe et les mouvements des trois écrivains légendaires, la bonhomie d’Hoffmann, la hâte maladive de Kafka et l’empressement d’un Gogol que ses lecteurs ne reconnaissaient déjà plus et qui s’apprêtait à repartir.
Après la station Kanda, le métro redémarre. En majorité, les passagers sont descendus et se pressent maintenant dans l’escalier. Une jeune femme se lève de la banquette et vient vers moi sans hésitation, espiègle : « Bonjour, je suis Anna ! » 

(Écrit dans le shinkansen. Référence : Atelier Fiction de France Culture du 24 octobre 2012 ; « La rencontre insolite », nouvelle d’Anna Seghers de 1972-1973 constitue la troisième partie de l’émission.)

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Publié dans le JLR

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