La jouvencelle est prise en sandwich

jeudi 27 novembre 2008, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Rien à dire sur mes trois cours, sinon qu’on a décortiqué les premières minutes de Marie-Antoinette (de Sofia Coppola) et que ça serait presque plus un travail pictural que cinématographique. Mais bon, il y a quand même 24 images par seconde… Le premier plan-séquence, très court, en pré-générique, montre une aristo détendue, allongée, satinée dans la lumière, la tête sur la gauche tandis qu’à droite une servante dans l’ombre lui fait les pieds, sans piper. Énorme gâteau blanc et rose en premier plan en bas à gauche et au fond en écho, sur une console, cinq ou six autres gâteaux mêmement pastel et tentateurs. On dirait que la jouvencelle est prise en sandwich par les douceurs, aplatie. Cadrage impeccable, tout est dit d’avance, elle ne sortira pas de ce destin.
Après le générique, sur fond très anachronique de Gang of Four (Natural’s not in It, 1979), tout de même, c’est une image dans le sens inverse, toute en profondeur. Au premier plan, moitié basse de l’image, la même jeune femme se réveillant, la tête du côté droit, et dans la moitié haute de l’image le fond de la pièce, flou, soudain éclairé parce que quelqu’un a tiré les rideaux, voyez comme c’est grand chez moi. La pièce commence : c’est le jour où on lui annonce qu’elle part.

« […] No escape from society
Natural is not in it
Your relations are of power
We all have good intentions
But all with strings attached […] »
(Extrait des paroles de Natural’s not in It ; à noter une bonne reprise de 2005 sous le titre Ladytron Remodel)

Pour me changer les idées, voir autre chose que mes préparations de cours pour la semaine prochaine et les actualités Netvibes et Facebook, je sors un dévédé pas encore visionné. Ce sera The Hunger (Les Prédateurs, Tony Scott, 1983), avec Catherine Deneuve, David Bowie et Susan Sarandon. Une histoire de vampire égyptien, qui finit mal. Vous connaissez une histoire de vampire qui finit bien ? En tout cas, ça commence avec une bonne partie de l’inoubliable tube de Bauhaus, Bela Lugosi’s Dead (ici avec le bon son, ici en concert). Les amateurs de sonorités plus classiques trouveront aussi une très belle inclusion narrative de Lakmé (Léo Delibes, 1883) pendant que les deux dames s’attouchent.

Via Netvibes, tout de même, j’ai des nouvelles d’Agamben. Je ne lis qu’une infime partie de tout ce qu’il écrit mais suis surtout sensible au fil rouge de la biopolitique. Depuis des années.
Puis en dînant — pas de place pour la lecture, aujourd’hui — c’est le débat « assez obligatoire », comme dit Échenoz, sur la précarité dans Ce soir ou Jamais d’hier, où je m’indigne des indécents propos de Sabine Herold qui veut désaisir l’État et revenir à la charité publique. Heureusement, ça finit avec Jun Miyake.

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Giorgio Agamben : « Je travaille toujours dans l’urgence, mais très lentement »

« Giorgio Agamben est sans doute aujourd’hui l’un des penseurs les plus lus au monde. Son oeuvre foisonnante traite à la fois de linguistique et de philosophie politique. On le connaît surtout pour ses analyses subtiles et féroces de ce que Michel Foucault appelait le « biopouvoir », c’est-à-dire la manière dont le pouvoir s’insinue dans les corps pour s’emparer de la vie même de ceux qu’il gouverne. Agamben entend lui résister.
Où vit le philosophe ? Insaisissable, il habite un lieu qui n’est ni une tour d’ivoire ni un plateau de talk-show. Ce lieu d’entre-deux est aussi une durée, déstabilisant nos habitudes : « Je travaille toujours dans l’urgence, mais très lentement », confie-t-il. Pas question, pour Agamben, de jouer l’universitaire débordé, courant les colloques en une vie nomade qu’il juge surtout « clownesque ». Il oscille donc entre quelques lieux choisis, généralement deux (en ce moment Paris et Venise), et quiconque veut le rencontrer doit accepter l’incertitude d’un temps qu’il refuse d' »employer » – on y reviendra.
Au Quartier latin, le petit appartement dans lequel le philosophe reçoit est presque dépouillé de tout livre. Né en 1942, Agamben est un homme de bibliothèques, et la succession de celles-ci dessine un itinéraire intellectuel. Il y eut celle du séminaire de Heidegger au Thor, en Provence, qu’il fréquenta avec René Char et Jean Beaufret entre 1966 et 1968 ; il y eut la Bibliothèque nationale de Paris, où il travaillait voici vingt ans à l’édition des oeuvres de Walter Benjamin ; il y a, aujourd’hui, les rayons de théologie où il puise la matière de son prochain livre.
Affable, discret, Agamben accueille donc son visiteur dans un Paris qui n’existe plus. Un Paris de bohème, qui n’est que la réplique affaiblie de sa jeunesse romaine. Dans les années 1960, en effet, il fut, avec Pasolini, Moravia et Elsa Morante, de cette petite société littéraire qui, dit-il, « bougeait dans Rome » : ne surtout pas travailler, ne jamais rester inactifs. De cette vie antérieure, les écrans de cinéma conservent le fantôme : une apparition à 22 ans, dans L’Evangile selon saint Matthieu de Pasolini, sous les traits de l’apôtre Philippe.
Cette vie n’est plus car Rome, comme Paris, a accompli l’idéal de tout gouvernement : elle est la ville où rien, désormais, ne peut arriver. Aussi Agamben se vit-il comme le philosophe de l’extinction des villes, qui furent pour Walter Benjamin les lieux de tous les possibles. Et Venise ? Venise est morte depuis si longtemps qu’on ne peut même plus dire qu’elle est une cité embaumée : c’est la ville des spectres, qui surgissent à tout moment et se manifestent « par des bruits étranges ». Venise et Paris, donc, comme les deux polarités d’un champ d’opposition entre lesquelles il faut chercher un « seuil d’indistinction » : c’est ainsi que pense Agamben, et cette image du seuil, qui n’est pas une borne mais « le lieu où les charges des polarités contraires se neutralisent, centre vide qui pourtant fait marcher la machine », est l’une des plus insistantes chez lui.
Venise, Paris, mais pas New York : Giorgio Agamben ne répond plus aux invitations nombreuses des universités américaines, car il refuse de se soumettre aux contrôles biométriques. C’est qu’à certains moments, dit-il, « on a honte d’être un homme ». Lui qui ne se vit pas comme un intellectuel engagé et se prétend incapable d’établir une stratégie d’exposition publique écrit pourtant des tribunes dans les journaux — et encore récemment, dans Libération, pour dénoncer l’extension abusive de la notion de terrorisme dans l’affaire du sabotage des lignes de TGV.
Dans tous les cas, il s’agit pour lui de contrer cet « état d’exception » qui est toujours le paradigme de la souveraineté, c’est-à-dire l’essence même du pouvoir en tant que tel, et d’aller le traquer jusque dans les replis obscurs des pratiques démocratiques. Si bien qu’à ses yeux, il n’y a pas vraiment de différence fondamentale entre Auschwitz et Guantanamo.
Cette apparente indifférence à l’histoire des hommes a pu choquer : on accusa le philosophe heideggerien de se payer de mots et d’éloigner dangereusement la pensée du réel. Et de fait, lorsqu’il envisage l’intervention de l’intellectuel comme la profération d’« une parole vraie au moment juste », Agamben adopte la posture un peu hautaine d’un philosophe indifférent aux sciences sociales.
Reste qu’il délivre d’une autre manière, inattendue et biaisée, quelque chose comme une leçon d’histoire. « C’est l’urgence du présent qui m’oblige, note-t-il, et comme il n’y a pas d’autres voies d’accès au présent que l’archéologie, mes livres sont l’ombre portée que mon interrogation sur notre temps projette sur le passé. » Ainsi comprend-on la manière dont Agamben accepte de laisser dévier le cours de sa pensée, quand surgissent de nouveaux objets philosophiques, projetés par la brusquerie de l’événement.
Le philosophe ne dit rien de lui, et ne cesse pourtant de s’expliquer. Il le fait dans ses petits livres d’intervention, secs et élégants, qu’il égrène comme autant de jalons d’une conversation éclipsée, un peu à la manière dont Michel Foucault reliait entre eux des livres complexes et ambigus en une parole enveloppante, plus tard figée dans ses Dits et écrits. Le dernier opuscule d’Agamben traduit en français cette année, Qu’est-ce que le contemporain ? (Rivages poche/Petite bibliothèque, 64 p., 5 €), propose ainsi de définir la contemporanéité comme « cette singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances ».
En ce sens, l’homme qui se laisse aveugler par les lumières du siècle n’est pas plus contemporain que celui qui s’enferme dans une chambre obscure. Car il faut regarder en face les ténèbres d’aujourd’hui et reconnaître « dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas ». Ici se trouve sans doute le travail de l’histoire, puisqu’une autre manière de dire cet éclat paradoxal est de le décrire comme un froissement du temps, « et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain ».
Si le passé se dérobe, la méthode qu’utilise Agamben pour le mettre à jour avance elle-même masquée : dans Signatura rerum. Sur la méthode (Vrin, 138 p., 10 €), où il s’explique notamment sur les concepts de paradigme, d’archéologie et de signature, Agamben théorise après coup sa pratique philosophique en interprétant la méthode d’autres penseurs – à commencer par Foucault. Il le fait en s’arrêtant sur leurs ratés ou leurs non-dits qui sont, selon lui, « autant de places vides laissées par l’auteur dans son texte et qui permettent à son lecteur de s’y installer ». Et Carl Schmitt, philosophe de la théologie politique et juriste nazi, contre lequel Agamben adosse l’argumentation de tant de ses livres ? Lui est différent, car il cache ses non-dits : « C’est un adversaire qu’il s’agit de démasquer. »
Chez Agamben, ce dévoilement est l’une des clefs de la démarche archéologique, qui est aussi l’art de se ménager des surprises. Son dernier ouvrage, Le Règne et la gloire, entreprend de dévoiler le principe de notre temps, ce point obscur qui nous aveugle, et qui est le triomphe d’un ancien pouvoir d’acclamation dans l’actuelle société du spectacle. Ce texte l’a obligé à travailler une matière aride : la théologie. Telles sont les bifurcations inattendues de la recherche, qu’il faut accepter avec entrain, même si elles retardent l’accomplissement d’un projet intellectuel. « Car en même temps, c’est un bonheur ; écrire serait si triste si l’on ne déviait jamais de son plan », note le philosophe.
La gloire, telle qu’Agamben la définit, est le dispositif par lequel le pouvoir s’empare et capture la forme véritable de cette pratique humaine qu’est le « désoeuvrement » (inoperosità, que la langue italienne ne confond pas avec l’oisiveté). Et nous voici revenus au mode de vie si singulier d’un philosophe qui se rêve en écrivain, prête l’oreille aux spectres de Venise et aux fantômes pasoliniens, mais ne se console pas de la disparition des bohèmes. Car le désoeuvrement est une catégorie éminemment politique et, parce qu’elle est politique, indissociablement poétique : elle consiste à chercher ce qu’il peut encore y avoir d’ingouvernable dans notre temps afin de s’y installer temporairement. Non pas pour inventer un autre monde – il n’y en a pas d’autre que le nôtre – mais pour en expérimenter d’autres usages, à la manière des poètes qui ne cherchent pas à forger une nouvelle langue mais « désoeuvrent » la langue commune, pour en rendre inopérantes toutes les fonctions communicatives. Ce n’est pas à proprement parler un travail, mais une activité, et des plus difficiles. Toujours dans l’urgence. Mais très lentement.»
(Patrick Boucheron, in Le Monde du 27 novembre 2008)

Et ci-dessous, toujours pour archive, l’article d’Agamben (traduit par Martin Rueff) dans Libération le 19 novembre, intitulé :

Terrorisme ou tragi-comédie

« À l’aube du 11 novembre, 150 policiers, dont la plupart appartenaient aux brigades antiterroristes, ont encerclé un village de 350 habitants sur le plateau de Millevaches avant de pénétrer dans une ferme pour arrêter 9 jeunes gens (qui avaient repris l’épicerie et essayé de ranimer la vie culturelle du village). Quatre jours plus tard, les 9 personnes interpellées ont été déférées devant un juge antiterroriste et «accusées d’association de malfaiteurs à visée terroriste». Les journaux rapportent que le ministre de l’Intérieur et le chef de l’Etat «ont félicité la police et la gendarmerie pour leur diligence». Tout est en ordre en apparence. Mais essayons d’examiner de plus près les faits et de cerner les raisons et les résultats de cette «diligence».
Les raisons d’abord : les jeunes gens qui ont été interpellés «étaient suivis par la police en raison de leur appartenance à l’ultra-gauche et à la mouvance anarcho autonome». Comme le précise l’entourage de la ministre de l’Intérieur, «ils tiennent des discours très radicaux et ont des liens avec des groupes étrangers». Mais il y a plus : certains des interpellés «participaient de façon régulière à des manifestations politiques», et, par exemple, «aux cortèges contre le fichier Edvige et contre le renforcement des mesures sur l’immigration». Une appartenance politique (c’est le seul sens possible de monstruosités linguistiques comme «mouvance anarcho autonome»), l’exercice actif des libertés politiques, la tenue de discours radicaux suffisent donc pour mettre en marche la Sous direction antiterroriste de la police (Sdat) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Or, qui possède un minimum de conscience politique ne peut que partager l’inquiétude de ces jeunes gens face aux dégradations de la démocratie qu’entraînent le fichier Edvige, les dispositifs biométriques et le durcissement de règles sur l’immigration.
Quant aux résultats, on s’attendrait à ce que les enquêteurs aient retrouvé dans la ferme de Millevaches des armes, des explosifs, et des cocktails Molotov. Tant s’en faut. Les policiers de la Sdat sont tombés sur «des documents précisant les heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de départ et d’arrivée dans les gares». En bon français : un horaire de la SNCF. Mais ils ont aussi séquestré du «matériel d’escalade». En bon français : une échelle, comme celles qu’on trouve dans n’importe quelle maison de campagne.
Il est donc temps d’en venir aux personnes des interpellés et, surtout, au chef présumé de cette bande terroriste, «un leader de 33 ans issu d’un milieu aisé et parisien, vivant grâce aux subsides de ses parents». Il s’agit de Julien Coupat, un jeune philosophe qui a animé naguère, avec quelques-uns de ses amis, Tiqqun, une revue responsable d’analyses politiques sans doute discutables, mais qui compte aujourd’hui encore parmi les plus intelligentes de cette période. J’ai connu Julien Coupat à cette époque et je lui garde, d’un point de vue intellectuel, une estime durable.
Passons donc à l’examen du seul fait concret de toute cette histoire. L’activité des interpellés serait à mettre en liaison avec les actes de malveillance contre la SNCF qui ont causé le 8 novembre le retard de certains TGV sur la ligne Paris-Lille. Ces dispositifs, si l’on en croit les déclarations de la police et des agents de la SNCF eux-mêmes, ne peuvent en aucun cas provoquer des dommages aux personnes : ils peuvent tout au plus, en entravant l’alimentation des pantographes des trains, causer le retard de ces derniers. En Italie, les trains sont très souvent en retard, mais personne n’a encore songé à accuser de terrorisme la société nationale des chemins de fer. Il s’agit de délits mineurs même si personne n’entend les cautionner. Le 13 novembre, un communiqué de la police affirmait avec prudence qu’il y a peut-être «des auteurs des dégradations parmi les gardés a vue, mais qu’il n’est pas possible d’imputer une action à tel ou tel d’entre eux».
La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant) dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait cette accusation. Il faut avoir le courage de dire avec clarté qu’aujourd’hui, dans de nombreux pays européens (en particulier en France et en Italie), on a introduit des lois et des mesures de police qu’on aurait autrefois jugées barbares et antidémocratiques et qui n’ont rien à envier à celles qui étaient en vigueur en Italie pendant le fascisme. L’une de ces mesures est celle qui autorise la détention en garde à vue pour une durée de quatre-vingt-seize heures d’un groupe de jeunes imprudents peut-être, mais auxquels «il n’est pas possible d’imputer une action». Une autre tout aussi grave est l’adoption de lois qui introduisent des délits d’association dont la formulation est laissée intentionnellement dans le vague et qui permettent de classer comme «à visée» ou «à vocation terroriste» des actes politiques qu’on n’avait jamais considérés jusque-là comme destinés à produire la terreur.»

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Publié dans le JLR

3 réponses à “La jouvencelle est prise en sandwich”

  1. brigetoun dit :

    merveilleuse résistance de la pensée – et cette jolie chose qui appaise la timidité
    « écrire serait si triste si l’on ne déviait jamais de son plan”

  2. juliette dit :

    à lire aussi la pétition lancée par éric hazan et que j’ai trouvée sur le site de chloé delaume.

  3. Berlol dit :

    Merci de l’information. J’y vais de ce pas. Et cela me permets aussi de découvrir votre site !