On n’a pas cédé aux sirènes

samedi 20 décembre 2008, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Pas de cours trois samedis, j’en profite pour sortir chercher des croissants et du pain chez Kayser, qui ouvre à 8 heures. Après le petit déjeuner, j’écoute plus que je ne regarde Ce soir ou Jamais de mardi, une revue très moyenne des gens de presse, avec Paul Virilio en apothéose. Mais depuis longtemps, Virilio ne m’impressionne plus du tout. Il refuse le catastrophisme et sans doute ne l’est-il pas tant qu’il le voudrait. Coquetterie d’un Cassandre qui s’en défend. Voilà un homme qui se permet de publier sur l’accélération de l’information et la tyrannie des images mais qui n’a plus la télévision depuis plus de dix ans. Il vous dit ça tranquillement, avec le mépris de qui a tout compris, n’éprouve pas le besoin de se mettre à l’épreuve — mais n’a pas la célébrité qu’il voudrait, c’est son talon d’Achille. On l’écoute, il dit des choses intéressantes, croit-on d’abord. Quelques bons mots tombent bien, trop bien, la puce vient à l’oreille. Puis on s’aperçoit qu’il renfonce en fait les cinq ou six mêmes portes, les deux ou trois mêmes thèses, alimentées de nouveaux chiffres, toujours sans propositions — à la différence de Bernard Stiegler, par exemple, qui tente d’élaborer des stratégies, de définir des actions à mener, des combats.

« Croyez-vous, comme certains, que le capitalisme touche à sa fin ?
— Je pense plutôt que c’est la fin qui touche le capitalisme. Je suis urbaniste. Le krach montre que la terre est trop petite pour le progrès, pour la vitesse de l’Histoire. D’où les accidents à répétition. Nous vivions dans la conviction que nous avions un passé et un futur. Or le passé ne passe pas, il est devenu monstrueux, au point que nous n’y faisons plus référence. Quant au futur, il est limité par la question écologique, la fin programmée des ressources naturelles, comme le pétrole. Il reste donc le présent à habiter. Mais l’écrivain Octavio Paz disait : « L’instant est inhabitable, comme le futur. » Nous sommes en train de vivre cela, y compris les banquiers.
C’est ici et maintenant que cela se joue. Un nouveau relief se crée. Ce n’est pas triste la finitude, c’est la réalité. Il faut l’accepter. Ce krach nous apprend qu’il faut vivre dans sa grandeur propre, dans un monde achevé. Nous avons une obligation d’intelligence.» (Paul Virilio, extrait de « Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence », entretien avec Gérard Courtois et Michel Guérin, in Le Monde du 19/10/2008.)

Puis j’enregistre — il faut absolument écouter cela — deux Surpris par la nuit, de mercredi et de jeudi, intitulés Après la Dernière Bande, sur Beckett bien sûr.

Déjeuner au Saint-Martin avec Bill, Laurent et T., qui arrive en retard. En venant, j’avais déjà visualisé ce que je voulais manger, c’est rare, c’était du poulet en sauce aux champignons avec des tagliatelles. Et il y en a. J’explique à Laurent le principe de l’ellipse complexe (voir sur Lady Oscar, hier). Je compte sur sa grande connaissance cinématographique pour m’en trouver d’autres exemples, notamment dans le cinéma russe, qu’il fréquente beaucoup. De même que je recherche des plans-séquences avec foule dans laquelle la caméra cadre, suit, focalise et isole un individu — et ce au tournage et non au montage.

Grand jour pour T. Je l’accompagne à Ginza, chez Ars Nova, minuscule boutique de chaussures sur mesure, pour un dernier essai des bottes qu’elle y a commandées. C’est impeccable, ajusté, du kangourou, peau traitée en Italie, on fait un tour de bloc, pas plus pour le premier jour. Mais rien à y retoucher, on peut payer (c’est son cadeau), emporter, reprendre la promenade, d’abord dans la foule des rues commerçantes, puis vers les trottoirs tranquilles qui mènent à la gare de Tokyo, côté Yaesu, encore très en travaux. Dîner de sobas et tempuras dans une des deux nouvelles tours (on n’a pas cédé aux sirènes de Paul Bocuse qui propose un menu à 2600 yens — à ce prix-là, ça ne peut être que de l’industriel réchauffé). En redescendant par les escalators du grand magasin Daimaru, tombons sur une caverne d’Ali Baba du pyjama, un plus grand choix de modèles que partout ailleurs, et des soldes. Pour l’hiver c’est bien, et laisser passer les catastrophes, au lit, en lisant Réage, Robbe-Grillet, Sagan, et même Virilio.

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3 réponses à “On n’a pas cédé aux sirènes”

  1. benjamin dit :

    Bien d’accord, au sujet de Paul Virilio : pour ma part, je suis vacciné depuis la lecture de « L’art à perte de vue » — qui aura donc été mon premier et mon dernier Virilio… Je m’aperçois que je suis bien incapable d’en dire beaucoup plus, j’ai dû refouler apparemment cette lecture accablante, qui m’avait mis bien en colère. Il fait partie pour moi de ces gens dont on se demande s’ils méritent qu’on perde son temps à écrire des articles pour expliquer à quel point, sous le vernis des « mots qui semblent tomber juste », comme tu dis, il n’y a strictement rien, que piteux réflexes réactionnaires.

  2. brigetoun dit :

    a-t-on le droit de ne pas avoir de télévision quand on ne prétend pas à la célébrité ni à l’intelligence, juste à une façon de gérer le temps ?
    mes pieds rêvent des bottes

  3. Berlol dit :

    Je ne voudrais pas trop m’avancer, mais je crois bien que oui, on a le droit…
    En revanche, si on prétend ne serait-ce qu’un peu vouloir analyser la situation, être son contemporain, comme dit Agamben, faut quand même s’exposer un minimum aux périls de son temps.