Journal littéréticulaire
version non expurgée
 
Littéréticulaire : adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.
Février 2004
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Pour tout commentaire, on peut m'écrire à "berlol" chez "inter.net".

Dimanche 1er février

Mois extraordinaire, s'il en est. Février de 29 jours, année bissextile oblige, mais avec 5 dimanches ! 
Pas arrivé depuis... 1976 ! (et avant, 1948, 1920, selon le calendrier de mon téléphone portable). En fait, c'est tous les 28 ans. À bien y réfléchir, c'est logique... 

Été de sécheresse. Vacances en camping à Beaugency ? À Millau, déjà ? À St-Michel-chef-chef ? Je ne m'en souviens plus... Ma mère saurait peut-être le dire... 
Mais qu'est-ce qu'on a fait pendant ce février aux cinq dimanches de 1976 ? 

Le 1er février 1976, mourait le physicien Heisenberg. Sortait aussi le magazine Cinéma avec Depardieu en couverture... 
Certes, Roland Barthes commençait son séminaire au Collège de France, c'était l'année de publication de Disent les imbéciles de Nathalie Sarraute, de Topologie d'une cité fantôme de Robbe-Grillet (je ne les lirai que 10 ans plus tard), des Eaux étroites de Gracq, comme le rappelle François Bon ici, de Pseudo d'Émile Ajar, du premier roman de Maryse Condé, Heremakhonon, et on pourrait sans doute en citer beaucoup d'autres. Mais je n'ai rien lu de tout cela, en 1976. J'étais au collège Émile-Zola de Choisy-le-Roi... et je ne me souviens de rien. Voilà mon drame. 

preu
lance haute je m'avance vers ma mémoire à reconquérir
peur
je me jette dans l'infâme et narcotique présent perpétuel
déplacer l'R dans le peu qui me reste
d'avenir


 
Lundi 2 février

Oh ! M'en est arrivé une bonne, ce matin. J'ai reçu un message par fj.net d'un certain "marcsan", inscrit le 27 janvier, et qui fait ainsi une entrée fracassante dans notre petite communauté avec le superbe courage de qui se cache derrière un pseudo, sans aucune info dans son profil. 
Son message s'intitule : "Même au Japon si on prend racine on pourrit"

"Et toi tu ressembles à quoi!
certainement pas à une petite frappe, mais un vieux con, très vieux chnocke et répugnant en plus; ce qui contribue à faire baisser le nombre de japonais voulant apprendre le français, sans aucun doute."

Il fait sans doute allusion à ma page de journal du 12 janvier, jour de la Fête des vingt ans, quand je disais que les garçons avaient un look "petites frappes" et/ou "hostos"... 
On se dit que ça pourrait être un copain qui veut vous faire une bonne (?) blague, mais on n'y croit pas trop. Alors on voit plutôt se dessiner un pauvre gars (de 20 ans ?) qui poste avant de réfléchir, tire au clavier plus vite que son ombre. 
Voilà, après une telle carte de visite, "marcsan" va être bien accueilli dans les forums ! Je lui conseille de s'expliquer ou d'effacer son compte... Certes, il a le droit de penser que je suis un vieux "chnocke". Je recopie son orthographe car je n'ai jamais écrit ce mot-là... ça vient d'où d'ailleurs ? 

Voici ce que donne le TLF
SCHNOCK, adj. inv. et subst. 
Pop., fam. [En parlant d'une pers.] Imbécile, fou. Quelqu'une des trois femmes traita Coco Vatard de schnock (COLETTE, J. de Carneilhan, 1941, p. 17). Empl. subst. Quelle barbe (...) d'avoir à écouter (...) les plaintes et les doléances de ce vieux schnock de Dr Oswaldo Padroso (CENDRARS, Lotiss. ciel, 1949, p. 198). 
Prononc. et Orth.: ROB. 1985: schnock, schnoque, chnoque. Étymol. et Hist. 1863 subst. (Paris d'apr. ESN. 1966); 1872 adj. (ibid.). Orig. inc., peut-être de la chans. alsac. de Hans in Schnokeloch « Hans dans le coin à moustiques » (ESN. 1966). Bbg. BLOCHW.-RUNK. 1971, p. 345. 

Le plus étonnant, c'est que le même jour j'ai aussi reçu un message de quelqu'un que je n'ai pas vu depuis plus de vingt ans, avec qui j'ai été caissier à Auchan pendant les vacances universitaires, puis on a écouté de la New Wave et on est sortis en boîte, danser sur Soft Cell et draguer pendant des semaines, descendre en vacances jusqu'au Cap d'Agde... Et pas mal de trucs hauts en couleur qui me reviennent par bribes. 
Ça, c'était avant que je me chnockifie grave. "Youth has gone, I heard you say, it doesn't matter anyway..."


 
Mardi 3 février

   Si, vous promenant dans une ville du Japon, vous recevez une pluie de haricot de soja, ne prenez pas pour vous les cris contre les démons qui l'accompagne. C'est la fête de Setsubun qui, selon un ancien calendrier lunaire, marque le 3 février le retour du printemps. 

   Mais il faisait un peu frisquet pour qu'on puisse parler de printemps aujourd'hui... Malgré cela, nous avons croisé dans les rues des jeunes femmes en kimono, avec un maquillage très blanc. Comme des apparitions, glissant à petits pas... 

   Suis allé au Consulat ce matin, pour renouveler mon passeport. Grâce aux progrès de la numérisation et du fichage terroriste que les USA veulent nous faire prendre pour le dernier apanage sécuritaire, tous nos passeports sont maintenant fabriqués en France (et non plus sur place au Consulat), ce pourquoi il y aura un délai d'environ... 3 mois ! De plus, sous peu, une puce électronique contiendra des informations très précieuses, comme les empreintes digitales, des repères du visage numérisé, le régime végétarien, casher ou halal. 
   Je n'ai pas relevé la contradiction qu'il y avait entre le processus numérisé et l'allongement de l'attente, car la personne qui m'accueillait était très sympathique. Je lui ai tout de même conseillé france-japon.net et Agamben... Ensuite, je me suis rabattu sur les fromages. En effet, une des seules choses intéressantes près de Hiroo (station de métro près de laquelle se trouve l'Ambassade de France), est le supermarché National Azabu, où se fournissent notamment tous les expatriés du coin et dont un rayon regorge de fromages. Voici ceux que j'ai ramenés, au grand bonheur de T. : Port Salut (environ 300g pour 800 yens), Cantal (environ 200g pour 650 yens), Mimolette (vieille, 130g pour 520 yens), Cheddar (vintage, Australie, 150g, 480 yens) et du Chaumes (très cher habituellement, mais à moitié prix car il approche de la date limite de vente : 300 yens les 100g, et c'est vrai qu'il embaume...). 

   Que ce soit le matin, en regardant le journal d'hier soir de France 2 par internet, ou le soir en écoutant France Info FIPisé par la grève, je reste sidéré de constater le suspens que les médias ont réussi à provoquer pour savoir si Juppé quittera oui ou non la politique ! Et la pauvreté intellectuelle qui accompagne ce grand "débat" de société ! 
On peut toujours se souvenir d'époques où les Français pouvaient être fiers de leurs débats politiques. Pour l'instant, on est vraiment dans l'ersatz. Un peu comme ces Japonais qui croient goûter du camembert (sous-entendu "de Normandie") quand ils achètent du camembert "de Hokkaido"... 

Note : _______________________________________________ 
   Suite à une remarque d'un ami sur l'éventuelle impolitesse de ma dernière allégation, je donne ci-dessous la définition du camembert. Si l'on me prouve que le "camembert de Hokkaido" respecte cette définition, je présenterai des excuses...

Article 2 du décret du 26 décembre 1986 relatif à l'Appellation d'Origine "Camembert de Normandie"

   Le fromage bénéficiant de l'appellation d'origine "Camembert de Normandie" est un fromage à pâte molle, légèrement salée, de couleur blanche à jaune crème, à moisissures superficielles constituant un feutrage blanc pouvant laisser apparaître des tâches rouges, à caillé non divisé pouvant être légèrement tranché verticalement, à égouttage spontané. En forme de cylindre plat d'un diamètre de 10,5 à 11 cm, il est fabriqué exclusivement avec du lait de vache emprésuré et renferme au moins 45 grammes de matière grasse pour 100 grammes de fromage après complète dessiccation, le poids total de matière sèche ne devant pas être inférieur à 115 grammes par fromage. Son poids est de 250 grammes au minimum. 
   En outre, la production du lait, la fabrication, le halage et l'affinage des fromages bénéficiant de ladite appellation doivent répondre aux conditions suivantes : 
   a) le lait utilisé pour la fabrication doit être conforme aux prescriptions réglementaires : il doit notamment provenir d'un cheptel officiellement indemne de tuberculose et de brucellose ou d'un cheptel officiellement indemne de tuberculose et indemne de brucellose, il ne doit pas être additionné de lait concentré ou de lait en poudre, de protéines laitières ou de colorants ; 
   L'emploi du procédé d'ultrafiltration est interdit, ce lait ne peut être chauffé à une température supérieure à 37 °C ; 
   b) La coagulation du lait est obtenue uniquement au moyen de présure ; 
   c) Le caillé est moulé à l'aide d'une louche dont le diamètre correspond à celui du moule. L'opération est effectuée de façon discontinue avec un minimum de quatre remplissages successifs par moule ; 
   d) Le salage est effectué exclusivement au sel sec ; 
   e) Après salage, les fromages sont portés au hâloir, dont la température est comprise entre 10 °C et 14 °C ; les fromages sont ensuite conditionnés dans des boîtes en bois ; toutefois, avant le conditionnement, ils peuvent être placés sur des planches, en caves dont la température est de 8°C ou 9°C ; la durée de l'affinage, comptée à partir du jour de fabrication doit être au minimum de vingt et un jours, dont seize jours dans l'aire géographique délimitée ; 
   f) Le fractionnement n'est admis que sur le fromage prêt à la consommation.


 
Mercredi 4 février

   T. a rêvé qu'on lui recommandait de faire des photos avec son nouveau téléphone portable en le mettant sur un pied. 

   Entendu ce matin sur France 2 (d'hier soir) : "L'UMP a été bâti pour Juppé..." Ah bon, je croyais que c'était pour Chirac. 
   Par et pour serait peut-être plus juste. 
   Et les idées !? Les quoi ? Les idées, dans un parti, c'est important ! Mais de quoi qu'i'm cause, c'bouffon... 

   Le maire de Bordeaux devrait recevoir l'A.O.C. de l'année : the Best Langue de Bois 2004. Son tiède je-pars-mais-je-reste-en-attendant est le truc le plus creux qu'on ait entendu depuis longtemps. Allez, une tournée de conférences en Corée du Nord ! Paradoxe : c'est en prenant la porte qu'il devient "populaire" (... auprès de quelques dizaines de militants de son parti, mobilisés pour faire foule devant les caméras de télé). 

   Ce soir, comme annoncé dans un article de FJnet, il y avait à l'IFJT une "rencontre-passerelle" avec Jean-François Estienne au sujet d'une éventuelle convention sur les systèmes de retraite entre la France et le Japon. Je ne me lancerai pas dans un résumé pour un domaine dont je ne maîtrise ni le langage ni les mécanismes mais je peux livrer les quelques éléments simples que j'ai pu comprendre. 
   1. Une convention est bien en discussion, "très avancée" confirme le Consulat, surtout après la visite au Japon du ministre Fillon ; et le Japon semble être aussi désireux de la signer que la France, sinon plus, du fait que le nombre de Japonais travaillant en France est bien supérieur à celui des Français travaillant au Japon. 
   2. Cette convention devrait permettre aux salariés de cumuler leurs droits pour les années travaillées dans les deux pays, au prorata des années effectuées dans chacun des deux pays, à condition, pour ce qui concerne le Japon, d'y avoir travaillé durant au moins 25 ans (condition qui s'applique également à tous les Japonais). 
   3. On ne peut dire précisément quand elle sera signée ; au rythme où vont les discussions ce devrait être dans un délai de moins de cinq ans (il a fallu 20 ans pour une convention de cette sorte avec les USA et 15 ans avec l'Allemagne). 
   4. De ce fait, il est déconseillé aux Français envisageant de quitter le Japon de solder le capital-retraite auquel ils ont droit (d'ailleurs taxé à 20 %) car il est probable qu'ils auront mieux à gagner une fois la convention signée ; il leur suffit de partir et d'attendre que la convention soit signée pour déposer leur dossier de retraite auprès de l'administration compétente. 
   5. En tout état de cause et quelle que soit la confiance que l'on peut avoir dans les organismes administratifs, il faut toujours garder toutes ses fiches de paie, ainsi que tous les documents contractuels d'emploi ; il vaudrait même mieux en faire des photocopies et les mettre en lieux sûr. 

   Et si je me trompe, qu'on me corrige !


 
Jeudi 5 février

ANASTASIE ET LA SCHIZE 

Déjà que j'en avais marre de copier des codes html et que je faisais mon deuil de photos que je voulais insérer sous prétexte que l'interface communautaire est bridée pour éviter les hackers ; déjà que j'avais accepté de délocaliser l'article d'Agamben initialement inséré dans une page du journal pour éviter au webmestre d'hypothétiques problèmes de droits ; voilà que j'ai été contraint de faire disparaître un paragraphe de commentaire politique de la page d'hier sous prétexte que FJnet n'est "pas politisé". 

Le problème est le suivant : un site communautaire, en tant que site communautaire, proclame n'avoir pas de couleur politique et se désengage de toute responsabilité quant aux propos exprimés par les membres de la communauté qu'il accueille. 
Jusque-là rien d'anormal. Mais lorsqu'un membre de la communauté exprime une opinion politique en son nom propre, il se trouve contraint de le retirer ou de se retirer. 
Il y a assurément contradiction, et confusion entre neutralité du site en tant que tel et asepsie des propos individuels. Dit autrement : la neutralité politique du site contraint tous les participants à la neutralité individuelle. 
Alors que nous avons une nécessité chaque jour croissante de nous engager politiquement dans le fonctionnement démocratique et que les nouvelles technologies nous le permettent, il nous est imposé de nous dépolitiser au sein d'un lieu d'expression. 

Évidemment, je ne suis pas d'accord. je considère que, si le webmestre a ses raisons pour imposer une telle loi dans son domaine, il ne peut plus dès lors proposer à ses inscrits de jouir de la "liberté d'expression". La liberté d'expression, dans la courtoisie (notamment lors des échanges entre les membres), autorise au contraire tout un chacun à exprimer ses questionnements et ses opinions, par exemple de nature politique, ainsi qu'à commenter librement les faits d'actualité. 
Sinon, nous sommes comme dans un parc pour enfants. 
Sinon, nous sommes dans un monde de surveillance et punition permanentes, jusqu'à l'autocensure permanente, l'auto-décervelage. 
Sinon, le terrorisme soft, comme dit mon ami David, nous impose l'horizon concentrationnaire que décrit Agamben. 

Alors que l'administrateur de FJnet veut et recommande cet apolitisme, il est en tant qu'homme de ceux qui n'ont pas peur de dire leur opinion. La schize nouvelle qu'imposent les nouvelles technologies, l'e-schize, passe entre l'homme et l'administrateur, et les rend différents, voire opposés. 
De la même façon, elle s'impose à moi en tant qu'homme et qu'enseignant, en tant qu'homme et que modérateur de Litor. 
Mais pourquoi s'imposerait-elle à moi en tant qu'homme... et qu'homme ? Car dans ce site, je m'exprime en tant que moi-même, et non en tant qu'enseignant ou que modérateur. À moins de considérer que nous sommes pleinement nous-mêmes dans toutes nos activités humaines et sociales, à la maison comme au bureau, avec des amis d'enfance comme avec des supérieurs hiérarchiques ; le chirurgien l'est encore quand il achète son pain ou lorsqu'il fait pipi, le PDG l'est toujours lorsqu'il sort grimé dans une soirée légère ou s'il passe le balai, l'ouvrier le reste durant ses vacances au bord de l'eau ou quand il gagne au loto... C'est un grand ressort du comique de situation parce que nous savons intimement que ce n'est pas notre vérité ontologique ; c'est aussi un topos de la tragédie individuelle (Louis XVI qui aurait préféré être serrurier, Martin Eden qui refuse son succès tardif) et de la criminologie (pulsions consécutives aux frustrations accumulées). 
Si j'accepte que l'e-schize passe entre mon moi social et mon moi profond, convaincu que je suis d'une différence entre les deux (elle passait donc déjà depuis toujours), je n'accepte pas qu'elle passe dans mon for intérieur. 
Il en va de même pour tous les membres (de FJnet ou de n'importe quelle communauté), en tant qu'hommes et que membres. Mais quid du for intérieur de chacun ? 
On aura compris qu'ici "homme" est le terme générique de l'espèce humaine (incluant individus féminins et masculins).

Ayant pris moi-même des mains d'Anastasie les ciseaux pour couper mon texte, je la subjugue en l'allant publier ailleurs. Qui le souhaite peut suivre le lien et lire la version expurgée de ce journal (lien à venir)... tant que l'administrateur acceptera par principe que je m'exprime (parce qu'il a le pouvoir de tout effacer d'un clic...) 
On peut alors raisonnablement me demander pourquoi je continue et souhaite continuer ce journal au sein de FJnet. La raison en est que la communauté est à mon avis le milieu naturel de l'homme, à condition qu'il en obtienne un espace privatif. La programmation du site communautaire permet en effet ce journal, les commentaires et les messages persos, alors que son thème et sa notoriété assurent un passage d'utilisateurs potentiellement intéressés par ce que je veux essayer de littéréticulairement dire. Resterait à éviter, tant pour le webmestre que pour moi, les conséquences néfastes de cette phrase de Jack London : "Affluence est synonyme d'influence"... Et que, de fréquenter ses semblables, chacun soit plus libre, plutôt que de passer sous la coupe de tel ou tel. 

Voilà, je pense qu'il y a là matière à méditer plutôt qu'a censurer. Ce n'est pas la première ni la dernière fois que la question se pose, mais c'est ici avec l'acuité désagréable d'une atteinte à notre liberté "individuelle", c'est-à-dire à la liberté de chaque individu qui souhaite le rester (libre et in-divis).


 
Vendredi 6 février

   Comme souvent le vendredi matin, j'ai vu mon professeur de japonais, qui est un collègue français. Il est assez content de moi parce que je commence à maîtriser la forme en "-te", ce qui donne, par exemple (on en est là), la possibilité d'associer successivement plusieurs verbes ou adjectifs ; c'est la porte ouverte à la syntaxe ! 

   Mais je n'en parle pas pour cela... Il m'a raconté une histoire qui paraît être une preuve de la banalisation de la biométrie dans le grand camp de concentration que devient notre monde. Il s'est fait voler son vélo devant chez lui ; au Japon, on n'enchaîne pas encore les vélos aux grilles... Il est allé faire une déclaration à la police et on lui a demandé d'apposer son sceau, qu'il n'avait pas pensé à prendre. Qu'à cela ne tienne, vous pouvez mettre votre empreinte digitale, lui dit-on. Hein ? mon... mais..., bredouilla-t-il (je traduis à la volée). 
   La suite s'imagine : il pense que la prise d'empreintes digitales correspond culturellement à la position de l'accusé ; le policier déclare placidement que c'est normal aussi pour le plaignant, juste un moyen de l'identifier... Bien sûr, mon ami a fait l'aller-retour pour apposer finalement son sceau ! 
   Si la banalisation de la surveillance est normale dans l'État policier, on peut de plus s'inquiéter du devenir de cette traçabilité (il y a toujours un moment où "on" pourra faire quelque chose de tous ces listings... 

   "Des libertés neuves se découvrent qui prennent la forme du rire, du cauchemar, de la pensée elle-même ; elles font sauter calmement les bases de la fausse liberté sur laquelle repose le contrôle humain." (Yannick Haenel, Évoluer parmi les avalanches, p. 114). C'est beau, idéalement beau, mais fumeux aussi. 

Chaque jour, entre ces paragraphes 
différents 
un fil court 
qui le voudra 
le verra 
le tirera 
jusqu'à soi


 
Samedi 7 février

Cours à l'Institut. Colomba, chapitre 5, enfin Colomba arrive, vue par Lydia, décidément très proche de Mérimée lui-même, qui joue serré : Colomba doit avoir l'air farouche sans faire province, être folklorique et avoir de la classe... L'action du chapitre consiste à présenter les armes : don d'un fusil anglais (Manton à deux coups) à Orso qui le mérite (dont il saura faire usage plus tard, c'est l'aspect proleptique), étonnement de Lydia devant le précieux stylet de Colomba... 

Moins violent mais tout aussi aventureux. Suite à proposition de rencontre sur le forum de FJnet, suis allé au rendez-vous à 14h, à la sortie Ouest du JR Iidabashi. J'y ai trouvé Caillou, et lui seul. Après 20 minutes d'attente, sans plus de succès, on est allés au café dans Kagurazaka. Bonne discussion sympa et bien partagée, je ne donne pas de détails (fallait venir !). 
Petite ouverture, donc, du virtuel sur le réel, mais ouverture tout de même. Au bout de tous ces messages, il y a quelqu'un à rencontrer, heureusement bien différent de soi et de ceux qu'on fréquente d'habitude. 
Je recommencerai volontiers, en espérant qu'il y aura un peu plus de personnes disposées à sortir de leur confort virtuel... 

"Ceux qui lisent vraiment Lautréamont modifient leur existence ; et il est logique qu'à leur tour les énoncés dont ils se rendent capables modifient le monde.
Ne croyez pas quelqu'un qui vous dit qu'une phrase ne pourra jamais transformer quoi que ce soit. C'est un flic." (Y. Haenel, Évoluer parmi les avalanches, p. 118 – ça continue : alternativement Haenel m'énerve et me plaît, sans doute la marque d'un champ de forces qui nous traverse). 

Réversible noyade : 
1. Mottaïnaï et Shoganaï sont dans un bateau. Mottaïnaï tombe à l'eau, qui reste-t-il ? 
Shoganaï ! (c'est la faute à pas-de-chance !, ou on n'y peut rien !, voire : Non, pas du gingembre !)
2. Mottaïnaï et Shoganaï sont dans un bateau. Shoganaï tombe à l'eau, qui reste-t-il ? 
Mottaïnaï ! (trop précieux pour qu'on y touche !, ou quel gâchis !)


 
Dimanche 8 février

Courriel du 8 février 2003, un an déjà ! : 
Ce matin, lisant les textes sur la vente du premier avril, m'apparaît
soudain l'anagramme suivant, dans le nom d'André Breton : "TE BRADER, NON"
(Didier Daeninckx) 
Notre engagement de l'an dernier n'a donc servi à rien. La collection Breton a été dispersée, l'État a été forcé de s'engager au-delà de ses intentions (dilapidant l'impôt des Français alors qu'il aurait pu préempter, etc.) 

Centenaire... à fêter ? : 
"L'expansion russe en Mandchourie contrariait les projets du Japon, en proie à une vigoureuse croissance démographique (vingt millions d'habitants supplémentaires entre 1860 et 1905) et dépourvu de matières premières industrielles. Après huit mois d'infructueuses négociations avec les Russes sur une délimitation des zones d'influence en Mandchourie, les Japonais, excédés, ouvrent les hostilités sans déclaration de guerre, en torpillant trois navires russes en rade de Port-Arthur, le 8 février 1904. La guerre russo-japonaise tourne vite à l'avantage des Japonais, dont la flotte, dirigée par l'amiral Togo, domine la mer Jaune." (Source : Orculture

Je fêterai plutôt ma victoire au ping-pong ! Manu s'est bien défendu. Deux sets à deux, les derniers points du dernier set, Manu fait un retour appuyé que je vois sortir mais de rage je lance un dernier smash désespéré et... gagnant. 
Le plus important était quand même les présences féminines ! De nombreuses lycéennes, venues par quatre ou cinq (le club a dû avoir un reportage dans une revue...), et qui poussent des cris à la limite du supportable. Nous en avions un groupe à gauche, puis un autre à droite, et pendant une demi-heure un de chaque côté. Largement de quoi nous abasourdir ; ce qui nous a déterminés à faire zazen pour nous concentrer... D'où ma victoire. 

Nous avons rejoint N. à Hachiko Square, point de rendez-vous de Shibuya d'ailleurs en travaux en ce moment. Je l'ai bombardée de photos parce que ça fait plus du 8 mois que je ne l'ai pas vue. N. a, dans la banlieue de Tokyo, des parents célèbres par leurs roses. Mais elle en est la plus belle et cela n'a pas échappé à l'oeil de Bikun qui a mis le grappin dessus depuis plus de quatre ans déjà. Je tente ma chance tout de même et cela ne lui est pas indifférent... Assis à côté d'elle au Celadon, restaurant vietnamien du sous-sol de Seibu, je lui montre un diaporama directement sur l'écran de mon appareil-photo. L'écran est tout petit, on est obligés de se rapprocher... On a déjà bien parlé du PIB des pays pauvres, de l'indécence du FMI et de l'inutilité de la dette... On déguste du thé au lotus dans des dés à coudre... (Là, j'imagine mon Bikun dressé sur son fauteuil parisien... Mais débraye ! C'est pour rire ! D'ailleurs Manu est là pour témoigner...)
Oui, il y a parfois un côté potache dans ce journal. On ne peut pas parler tous les jours de Juppé ou du Pen. 

"Quand me suis-je avisé que Tokyo était belle ? Cette question lancinante, je ne cesserai jamais de me la poser. À quelle heure "H", dans quelles circonstances précises ? Étais-je à jeun ou pris de boisson ? dans le ciel ou sur terre ? À peine arrivé ou depuis longtemps reparti ? Sa beauté, en tout cas, fut une évidence et non le résultat d'une accoutumance." (Jean Pinquié, Le Kimono décousu (suivi de Michel Butor, Découpures japonaises), Éditions Kailash, 2003, p. 195 ; j'en profite pour te saluer, Jean, et te remercier de ce beau livre).


 
Lundi 9 février 2004

Semaine George Sand bien lancée sur France Culture. Dans "Tout arrive" d'aujourd'hui, belle attaque de Martine Reid contre tous ceux qui ont enterré son oeuvre dès après sa mort, contre tous les clichés sépias. C'est l'Assemblée nationale qui a ouvert le bal du Bicentenaire la semaine dernière, le 3 février, soirée plutôt gauchisante sous la houlette de Jean-Louis Debré... Regardez mon journal du 3 ! Pourquoi on n'en a pas entendu parler (radio, télé, etc.)? Parce que la France était en plein suspens Juppé ! 

Deux siècles plus tard, le machisme a évolué : maintenant on enterre l'oeuvre avec l'auteure vivante ! J'en veux pour preuve le silence prudent qui entoure HélèneCixous. Le GRAAL de ce soir était consacré pour la seconde semaine à Manhattan, Lettres de la préhistoire. Mais je n'ai pas encore le courage d'en parler ce soir. Qu'on lise plutôt Hélène elle-même... car j'espère qu'elle m'aime, malgré ses Obstétriques cruelles (dans la belle revue Autodafé). 
Certes j'apprécie souvent les présentations de Flote de Zazieweb, cependant celle de Manhattan est tout à fait ratée et ne donne pas envie de le lire. J'ai déjà mis deux fois le mot "certes" dans mes journaux des derniers jours pour essayer de démarrer (on comprendra plus tard...), mais ça ne vient pas. 
Parce que ce n'est pas le moment. 
Mais je sais que ça viendra... 

Et c'est ainsi, de rage, d'impuissant piétinement de la pensée, que ça sort, comme hier, le dernier point au ping-pong. "Certes" est un mot extraordinaire. Quand vous dites "certes", après avoir écouté quelqu'un, cela veut dire que vous acceptez ce qu'il dit, que vous lui reconnaissez une certaine pertinence, légitimité, que vous laissez entrer en vous ses mots et ses arguments. MAIS cette concession est une ruse pour articuler votre réponse et votre différence : comme la pelota entrant dans le gran chistera et certes un instant immobile, point déjà gagné pour l'autre, mais qui en ressort plus rapide que jamais, précise, cinglante, après un merveilleux mouvement du bras - ssssèèèrrrttt!!! 
Non seulement elle me paraît négligée alors qu'elle est l'un des plus grands auteurs vivants, mais sa mère aussi est donnée pour morte dans certains documents (L'Humanité ou Texte & Voix) alors qu'elle vit à Paris, qu'elle a payé les notes de téléphone de sa lamentable fille éperdue d'amour pour un beau gars de New York dans les années 60, et qu'elle a pu lire et commenter Osnabrück, premier livre dans lequel Hélène parlait d'elle. 
Oui, le rapport avec "certes" ? C'est le mot de passe, donné au premier chapitre, quand elle va à Certes (près d'Arcachon) alors qu'elle ne voulait pas y aller et qu'ainsi s'entame le livre qu'elle n'arrivait pas à commencer depuis 35 ans, dans lequel elle voulait revenir sur ce jour où elle pleura, certes pas de tristesse mais parce qu'une poussière était entrée sous sa lentille, chose alors en verre et plutôt dangereuse... La suite chez votre libraire.


 
Mardi 10 février

De temps en temps, Jean Pinquié tombe dans le travers des moralistes rusés : il prend un exemple qu'il feint de tenir pour cas unique et s'appuie sur l'avis d'autochtones éclairés pour revenir à des généralités immuables. Peut-être n'a-t-il pas tort et suis-je encore naïf et optimiste, mais il me semble qu'en ce cas précis, il aurait aussi pu faire usage de son autorité pour tenter de rectifier cette erreur de casting (au lieu de se contenter de la noter) : 
"Mon assistant culturel ne parlait jamais culture, et je n'ai rien pu apprendre de lui sur le Japon en deux ans. Inversement, il n'a jamais témoigné d'aucune curiosité sur la culture française. Il se contentait d'être englué dans les détails jusqu'à l'obsession. [...] Simplement, nous n'avons pas eu ce que l'on appelle dans la plupart des pays où j'ai vécu, une relation humaine.
Quand je raconte cela à certains amis japonais, avec qui j'ai de vraies conversations, ils me répondent : "Mais au Japon, la plupart des gens sont comme ça. Les Japonais sont formés à ne pas parler, à ne pas réfléchir à ce qui les dépasse." " (Jean Pinquié, Le Kimono décousu, p. 180). 
Il enchaîne sur la différence entre tatemae (littéralement : "devant le mur", en fait la langue utilitaire et sociale, cadrée par les codes de politesse) et honné ("le vrai son", c'est-à-dire la pensée qui est en soi). 

Ce soir, avec quelques collègues japonais et français, nous sommes allés dîner dans un restaurant libanais de Shinjuku, le Sindbad (dans le sous-sol d'I-Land Tower). La conversation roule tantôt sur de stupides mesures prises par telle direction universitaire, tantôt sur les différences entre la bonite et le thon. Dans l'ensemble, ces gens-là sont plutôt critiques et savent jusqu'où aller trop loin dans leurs eaux territoriales. Ils pensent aussi que la plupart des Japonais ne sont pas comme eux, l'université étant un des derniers bastions de la contestation, une contestation d'ailleurs de plus en plus molle, presque éteinte si l'on en juge par l'absence totale de réaction devant le démantellement des universités nationales ou devant le scandale de l'Université municipale de Tokyo broyée par le gant commercial de M. Ishihara. 
Mais est-ce bien différent en France ? Il se pourrait même que ce soit pire et que l'esprit frondeur dont les Français se targuent ne soit qu'un costume mité auquel ils continuent seuls d'attribuer l'apparat des temps héroïques. 

À la maison, je retrouve T. qui vient de commencer la lecture de la traduction japonaise (1993 chez Miraïsha) de L'Espèce humaine de Robert Antelme, cet homme presque mort, qui n'était déjà plus homme pour ainsi dire, qui ne pesait plus que 37 kilos et que François Mitterrand retrouva par une sorte de suite de miracles dans les premières heures de l'ouverture du camp d'extermination de Dachau après le départ des Nazis. Mitterrand téléphona à Paris à MargueriteDuras, dont Antelme était le mari, pour la prévenir qu'il avait peu de chances de survivre, d'autant qu'il y avait 800 km à parcourir à travers deux pays dévastés... Il survécut. Il écrivit. 
Je souhaite bonne chance à T. pour sa lecture comme il faut souhaiter bonne chance à toute personne qui entre dans cette lecture, l'une de celles qui nous redonnent pleinement et intérieurement la dignité humaine encore et toujours partout bafouée.


 
Mercredi 11 février 2004

Jour férié, en plein milieu des concours d'entrée aux universités. C'est l'anniversaire de la fondation de l'État japonais (Kenkoku Kinen no Hi), censément par l'Empereur Jimmu en 660 avant notre ère. Le 125ème empereur du Japon n'a publiquement rien fait, aujourd'hui. Par contre, le Premier Ministre Koizumi a déclaré qu'il irait régulièrement en visite au sanctuaire de Yasukuni, lieu de reconnaissance des criminels de guerre... 
Si l'on en juge par le monde aperçu à Shibuya en début d'après-midi, la situation politique concerne beaucoup moins les Japonais que les restes des soldes d'hiver. Certains avancent que tant que le Japon n'aura pas retrouvé une situation de véritable souveraineté nationale (i.e. militaire), ses habitants resteront, consciemment ou non, des assistés des USA, sans réel besoin de conscience politique. D'autres vont droit dans le veau d'or apocalyptique et considèrent la narcose consumériste des Japonais comme irréversible (et plus ou moins notre avenir à tous). 

Cherchant un mot dans le web, je suis tombé sur le site Crieur.com. Sorte d'immense canular potachique où n'importe qui s'en vient définir n'importe quoi n'importe comment (ou presque). La parodie dictionnairique est flagrante, assumée et souvent comique, quand elle n'est pas affligeante. L'A.N.P.E. s'y définit "Avec Nous, Peu d'Espoir", le démagogique le dispute au politique ; voir aussi "galanterie", "naze du port", ou "canicule". 
Bien qu'à prendre avec des pincettes, ce genre de site est un témoignage de créativité défoulante au début du XXIe siècle et une leçon de tolérance pour tous les enseignants surnormatifs (ceux qui forcent leurs étudiants à parler la langue du XVIe arrondissement). 

Amateur de contrastes, je finis plus tranquillement la journée en lisant en ligne un numéro entier de la Quinzaine littéraire. Qu'un numéro soit en ligne, comme ça, gratuitement, je me demande si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle... Quoi qu'il en soit, j'y découvre que mon journal littéréticulaire est une sorte de Zibaldone après Leopardi (et bien d'autres) : mélange de pensées de différentes sortes, à dominante historique, politique et littéraire.


 
Jeudi 12 février 2004

Soldes au magasin Patagonia de Harajuku. Petite ruelle à l'écart de Meiji-dori ; quartier investi depuis 5 ou 6 ans par de petites boutiques chics et jeunes. Presque personne dans ce quartier à 11 heures du matin (mais c'est pas pareil après 16 heures). Arrivant près de Patagonia avec T., nous avons la surprise de voir un attroupement. Des sportifs urbains, des randonneurs occasionnels (comme nous), des alpinistes du dimanche, une cycliste à casque et gaine moulante, etc., et des employés du magasin... qui distribuent des numéros. 
Pour éviter la presse à l'intérieur, l'énervement et les empoignades qui accompagnent souvent les ouvertures de soldes (les hystéries dans les grands magasins, pour les fukubukuro de début d'année, passent régulièrement à la télé ou dans le journal), Patagonia préfère organiser la queue et temporiser à l'entrée, ce qui est en accord avec l'éthique écologiste que revendiquent maintenant quelques chaînes de magasins de ce genre (Patagonia, Aigle, North Face, pour ne citer que ceux-là). 
En trente minutes, on a fait le tour et ramassé cinq ou six articles. Caisse sans sac, écologie encore, mais on est venus exprès avec le nôtre (T. était au courant). 

Du Pizza Express où l'on déjeune, surplombant le mythique carrefour Meiji-dori / Omote-sando, on observe les entrées et sorties de Laforêt (rien à voir avec Marie), immeuble abritant au moins cent cinquante boutiques branchées. Certaines personnes passent plusieurs fois, en attendent d'autres, semblent chez elles dans ces quelques rues. J'apprends que ces jeunes filles en longs vêtements noirs, avec dentelles noires, maquillage très sombre, hauts talons compensés et bijoux métalliques et argentés s'appellent des gosuloli, abbréviation de "gothic lolita". 
Ça me rappelle qu'arpentant le pavé j'étais chez moi boulevard Saint-Michel, descendant et montant de la place de la Sorbonne à la fontaine Saint-Michel, et inversement, à deux, à trois, à cinq, avant et après les cours, entre les cafés et les librairies. Et que quand je m'y retrouve, quelques heures chaque année, c'est toujours pareil, ce sentiment de calme absolu de se sentir chez soi. Je dis cela à T.: que je n'ai aucune nostalgie de Paris, que ça ne me manque pas du tout, parce qu'en un sens j'y suis tout le temps. Qu'étant au Japon, en quelque sorte je cumule : en moi toujours un peu à Paris, en profondeur, et en surface, pragmatiquement, à Tokyo, à Nagoya ou ailleurs. 
Je repense aussi aux Faux-Monnayeurs, à relire décidément si je veux, l'ayant mis dans ma liste prévisionnelle, faire un cours dessus un jour. Il y aurait une opposition à élaborer entre romans positifs et romans négatifs de la ville, ceux de la ville bonne et ceux de la ville mauvaise ; ce qui ne dépendrait à peu près en rien de la ville elle-même, mais de son traitement romanesque, du vécu des personnages, des circonstances historiques, des couleurs versées par l'auteur. Le Paris de Gide serait ainsi contraire à celui de Barrès (Les Déracinés). Il doit déjà y avoir des études là-dessus. Mais que dire du Pékin de Segalen dans René Leys ?


 
Vendredi 13 février 2004

Surveillance de concours d'entrée à l'université. Passant entre les candidats pour éviter la tricherie, je remarque qu'une écrasante majorité d'entre eux a posé devant soi une montre à aiguille, d'un modèle parfois fort ancien... Serait-ce que ces adolescents succomberaient à une mode rétro ? Qu'outre leur téléphone portable éteint dans leur sac, et presqu'à contresens, ils auraient besoin de cadran analogique ? Je me demande quel mystère se cache là.
Ce soir, je pose la question à T., qui n'y a pas spécialement réfléchi. Elle trouve l'explication dans des documents d'universités japonaises relatifs aux concours : les montres électroniques digitales sont déconseillées car pouvant contenir, selon les modèles, des fonctions de calcul, de mémoire, voire de traduction. Le cas échéant, elles peuvent être retirées par les surveillants. Un étudiant interrogé par mail téléphonique lui répond de suite et de même, ajoutant que le cadran à aiguille permet mieux de connaître le temps qui reste avant la fin de l'épreuve.
Les lycéens sont très bien préparés, entraînés, soignés. A fortiori un vendredi 13, tout le monde serre un peu les fesses. Les parents sont très impliqués et prêtent volontiers une montre ancienne, vaguement talismanique. Certains, ou plutôt certaines, ont aussi avec elles un hokaron, sorte de chaufferette en sachet papier indéchirable qui est un produit courant des pharmacies et supermarchés. Que ce soit contre le froid l'hiver, pour se réchauffer dans les temps morts au ski ou à un arrêt de bus, pour soulager certains rhumatismes ou pour aider la digestion, etc., il est fait au Japon une consommation phénoménale de hokarons. Au point qu'il est incroyable que les autres pays que j'ai pu connaître en soient dépourvus, la France en premier. Pourtant, en France aussi, ce ne sont pas les frileux et frileuses qui manquent !

Parfois, je ne comprends pas pourquoi un produit n'a pas passé la barrière entre deux pays ; tels les hokarons en France, tels les artichauts au Japon. Les artichauts, c'est extraordinairement bon, et ça pousse n'importe où, ou presque. Pourtant, les Japonais ne semblent pas s'y intéresser outre mesure (on en trouve un peu, dans l'huile, au rayon italien de certains supermarchés, ou cru chez Kinokuniya pour 400 yens, le prix d'une douzaine en Bretagne... Kinokuniya, dans le quartier d'Aoyama, est le seul supermarché valable selon le personnage de Haruki Murakami dans Danse, danse, danse...).
Je devrais me reconvertir dans l'import-export mono-produit : importation d'artichauts dans l'archipel nippon et exportation de hokarons vers l'hexagone. Et si ça ne marche pas, je pourrais toujours essayer de faire cuire mes artichauts avec les stocks de hokarons.

"Les artichauts eschauffent le sang et incitent nature… ils sont bons à l’estomach et donnent appétit" (La Framboisière, médecin de Louis XII).


 
Samedi 14 février 2004

Cours à l'IFJT sur le chapitre 9 de Colomba.
Après l'échange symbolique qui scelle un premier pacte d'amitié (couteau contre fusil, ce qui donne à Orso un réel moyen de défense), le frère et la soeur chevauchent (à poney) vers leur village, par les quelques kilomètres de sentiers qui séparent Bastia de Pietranera. Colomba voit déjà le mariage de son frère avec Lydia ; les bergers rencontrés sont hauts en couleur ; tout est mis en relief par Mérimée, sauf Orso, plutôt en creux, pas d'accord, pas content, refusant l'escorte et toute la couleur locale. Déçue par l'attitude de son frère, Colomba jubile soudain car le voilà-t-il pas qui traverse la place du mauvais côté pour s'éviter un détour !
Au centre de la place de Pietranera (pierre noire), la fontaine de la discorde, en pierre noire (granit). Entre les pierres à fusil, la première pierre que le préfet doit aller poser (inaugurative d'on ne sait quoi), la pierre de taille dont rêve Colomba, les pierres du mur qui protégera Orso, et les pierres... tombales qu'il faudra bien poser, c'est à l'échelle du livre entier tout un système des objets qu'il faut se représenter dynamiquement (pierre, fusil, couteau, lettre) pour apprécier l'épaisseur littéraire, en sus du conte étique.

Pierre, couteau, lettre, ou gou-choki-paa, en japonais. J'ai un peu ripé parce qu'on devrait avoir ciseaux au lieu de couteau, et papier au lieu de lettre, mais c'est presque pareil... Jeu connu pour choisir, départager, élire celui qui... Je ne me souvenais plus du tout de ce jeu, ni de son nom en français, quand je l'ai vu pratiqué ici, sous le nom de jankenpoï, et pas seulement par des enfants.

Finalement abandonné
le puits est tombé
au fond du puits.

À Shinjuku pour un lecteur multicarte, parce qu'entre la carte mémoire de l'appareil-photo, celle du téléphone portable qui fait aussi appareil-photo, et une ou deux autres cartes des anciens appareils-photo, T. et moi, on ne s'en sort plus (et avec un lecteur USB2, c'est plus rapide qu'en branchement direct sur l'appareil avec sa carte). Déjà, quand j'étais gosse, ce mot de multicarte, appliqué à VRP, me paraissait harrassant, je pouvais le voir avec plein de cartes, débordé par des cartes de clients... Et s'envoler dans un tourbillon de papiers gras, comme de Niro dans Brasil...

On progresse difficilement dans la foule dense d'un samedi, un fort vent nous pousse les sacs en arrière, nous jette des poussières dans les yeux, dégage encore plus le ciel déjà vide et éblouissant. Mais tout le monde en est heureux quand même et l'on entend les exclamations : c'est le haru ichiban !, premier vent du printemps. À ne pas confondre avec le kogarashi qui ne fait sourire personne, c'est le vent d'hiver. On préfère l'oublier, celui-là.


 
Dimanche 15 février 2004

Je regardais un peu distraitement le journal de France 2 d'hier soir, plus occupé à tartiner la confiture de lait argentine trouvée en promo au supermarché Seijo Ishii il y a quelques jours (sinon, c'est trop cher), quand T. m'a fait remarquer qu'il y avait peut-être une signification involontaire (?) dans la consécution des sujets. Et que ça n'allait pas dans le sens de l'intelligence... D'abord, on voit de Villepin chez les Sikhs, qui leur dit we understand you perfectly, traduction : cause toujours, tu m'intéresses, parce qu'il sait très bien que la loi française en cours de discussion interdira les turbans. Ensuite, on voit une manifestation parisienne de musulmanes voilées et les journalistes se focalisent, on ne sait pourquoi, sur deux jeunes manifestantes en fauteuil roulant ; avec risque de malentendu imbécile : porter le voile, c'est comme être handicapée... (ce qui n'est pas mon avis, je le précise). Bel enchaînement : la complainte du Pen après le refus des documents administratifs nécessaires à sa candidature ; seul sur une scène dans un grand show de comique où bien des gens se retrouveront car les déboires administratifs font partie des choses les mieux partagées. Et on finit sur bel effort et transpiration : les résultats de rugby et de foot.
Pour des gens qui écoutent bien et réfléchissent, pas de problème : les choses sont bien séparables et séparées. Mais pour ceux qui font autre chose en même temps, ou qui ont déjà quelques verres dans le nez, ou quelques années de chomage au compteur ou quelque trouble du raisonnement, le signal s'appauvrit et les sujets ne se distinguent plus les uns des autres, il se forme une bouillie que je n'aimerais pas qu'on me serve aux prochaines élections. Les responsables de la programmation des infos en sont-ils conscients ? Cela peut-il être évité ? L'absence de Pujadas et de son directeur y est-elle pour quelque chose ? On nous cache tout, on nous dit rien...

Matinée ping-pong à Shibuya. On a la bonne table, plein de place autour pour faire des figures. On joue à balle neuve et point de hurlements stridents autour de nous. Je gagne une première partie, mais Manu reprend le dessus et malgré des services assez pourraves, m'aligne aux trois parties suivantes. Je gagne encore la dernière. Mais globalement je sais que j'ai perdu parce que je n'ai pas été assez agressif, trop défensif. 
En plus, il m'a distrait ! Si, si ! Il a fait plein de commentaires sur mon journal de la semaine et ça m'a enflé les chevilles...

Qui ignore ses lecteurs,
Protège sa candeur

Pour les hurlements, on a été servis un peu plus tard. Allant au Tower Records pour les dernières nouveautés musicales, on s'arrête au RecoFan où certains CD neufs sont moins chers, sans parler des occasions dont c'est la spécialité. Il y a déjà une bonne dose de rock dans l'air du magasin, mais couverte par les appels de deux crieurs à porte-voix qui, sur le trottoir, juchés sur un placard électrique, haranguent la foule pour l'attirer dans un minuscule restaurant de yakitoris en sous-sol. Il se marrent comme des bananes et hurlent de plus belle. Et c'est à ce moment-là que T. m'appelle au portable ! Je suis obligé de courir dehors et de m'éloigner de vingt mètres pour trouver un refuge audible : elle me rejoindra dans une petite heure...
Tower Records est un paradis de la musique : à chaque étage, il y a des dizaines de disques en écoute libre avec des casques de bonne qualité. Manu cherche sans succès des références de Radio Nova. Lorsqu'il me dit qu'il va rentrer chez lui, je suis en train d'écouter la réédition des deux premiers albums d'ACR, excellent groupe du début des années 80 dont j'ai suivi la carrière quand j'étais new wave post punk... Franchement, le son d'A Certain Ratio, ça tient encore la route ! (Nota Bene : le titre "Do the Du" est un hommage à Isidore Ducasse).


 
Lundi 16 février 2004

Certains jours, surtout quand il ne se passe rien de notable, je me demande à quoi peut servir ce journal. À ma carrière littéraire ? Bon, j'en ris moi-même... À l'avancée des connaissances dans le domaine des effets de sens réticulaires ? On doit être des dizaines de milliers sur le coup, alors... À une douzaine de lecteurs que j'arrive à distraire ou à interroger dans le cours de leurs activités peut-être pas toujours drôles ? Ça me ferait déjà bien plaisir... Au webmestre de FJnet qui voit le traffic passer de rien à pas grand-chose sur le site ? On ne se paiera pas une Porsche avec ça !... Aux futurs archéo-médiologues qui essairont de comprendre ces temps chaotiques du Net, quand il y avait encore de la vie biologique dans l'univers ? Je les salue et les prie à une minute de silence en notre mémoire.

Peu après avoir écrit cela, je découvre le commentaire 5 au journal d'avant-hier, de "Shotoku", pour Shoutoku Taishi, je suppose, qui a donc maintenant 1457 ans... Le lien web qu'il propose, ce dont je le remercie, m'a mené, de page en page, à ce distrayant site de jankenpon around the world.

Vous connaissez Jules Janin ? Non ? Aujourd'hui, c'est son bicentenaire ! Connaissait-il le jankenpon ? On n'en saura rien car dans un duel il écrit : "Quand on eut décidé à qui tirerait le premier...", sans nous dire comment, l'idiot !

Ce qui nous le rend plus sympathique, et recommandable à la lecture, c'est que "lui aussi il avait bien compris que la vie était une amère plaisanterie" (Le Duel en pleine mer, 1828).
La lecture du Manhattan de Cixous, pour préparer le Graal de ce soir, me l'avait également bien fait sentir, cette amertume. Du coup, on a parlé d'autre chose et je reviendrai sur Manhattan un autre jour (sauf pour confirmer ce que j'avançai lundi dernier : que la mère d'Hélène Cixous est bel et bien vivante ; merci à mon ami OAM de Louvain qui m'indique que ce malentendu macabre viendrait d'une mauvaise lecture des Rêveries de la femme sauvage, 2000).


 
Mardi 17 février 2004

Prise de tête au petit déjeuner, pour voir le journal de 20 heures de France 2 par le site web. La semaine dernière, on avait constaté un décalage jusqu'à 15 secondes entre l'image (en avance) et le son. Ça ne nous empêchait pas de tartiner la confiture de lait. Depuis trois jours, c'était à nouveau synchrone mais l'image se bloquait après vingt minutes et le son s'arrêtait quelques secondes après. Ce matin, ça s'est produit peu après le commencement. On a eu que les titres. Dans ce genre de situation, on pense d'abord à un problème chez soi. On recommence une ou deux fois. On regarde les options de son RealOnePlayer, on évite l'option plein écran, on se demande si on ne devrait pas augmenter ou baisser le temps des buffers. Bref, on bidouille en aveugle. Sauf qu'avec France 3, le problème n'existe pas, ça marche très bien. On finit par se dire que ça doit venir d'eux, là-bas, à France 2, et on regarde la 3, qu'est pas plus mal...
L'utilisateur final est à la merci des anomalies de toute la chaîne. Malgré cela, il se croit souvent responsable des problèmes. C'est qu'au fond, être responsable est plus sécurisant : si on cerne le problème, on peut essayer d'intervenir et de résoudre. En revanche, si le problème est à 10.000 km, ou n'importe où entre ici et là-bas, c'est l'impuissance totale, des courriers qui vont droit dans des poubelles, des collègues qu'on va solliciter et qui nous prennent de haut...

Au bureau, c'est différent. J'arrive à avoir toutes les radios de la terre en direct par l'internet, sauf France Culture ! Ça bloque dans le chargement du tampon... Pour David, à l'étage au-dessous et avec un Mac, c'est France-Info qui ne marche pas (il précisera peut-être en commentaire, s'il en a le temps...). Mais là, on a une catharsis possible... en allant "exiger" des ingénieurs réseau de la fac une solution, et fissa ! À tous les coups, c'est à cause des paramètres de sécurité de l'intranet !

"Vous confiez votre existence au vide, alors tout vient à vous, et tout vous abandonne en même temps. On avance en sachant qu'on ne fera pas demi-tour, on s'interroge et on dérive. Si l'on a vraiment douté, si l'on a douté de tout, et si, au même moment, on a vraiment vécu ce qu'on vivait, le chemin parcouru s'enchante de lui-même." (Y. Haenel, Évoluer parmi les avalanches, p. 129).

 
Mercredi 18 février 2004

Cum grano salis, un détail que j'avais passé sous silence le 3 février, quand je suis allé à l'ambassade pour faire refaire mon passeport : les photos d'identité que nous devons fournir doivent maintenant impérativement être sur fond blanc ou gris. Avec David, qui a aussi besoin de photos d'identité (à l'étranger, on doit renouveler régulièrement certains documents qui cadrent notre insertion), nous sommes allés voir tout à l'heure le photomaton qui se trouve dans notre campus, près des restaurants des étudiants et des installations sportives. On imaginait qu'il y aurait un rideau permettant, selon les besoins, d'avoir un fond blanc, gris ou bleu.
Mais il n'y avait qu'une sorte de courbe plaque bleue et pas de rideau. En regardant de plus près, nous avons constaté que la plaque murale de la cabine était initialement blanche et qu'elle avait été peinte en bleu à la bombe, ce qui se remarquait à l'irrégularité de la couleur, surtout sur les bords et dans les coins, où l'on n'avait pas voulu déborder. Compte tenu de l'emplacement de ce photomaton, ce travail ne pouvait provenir que de l'administration elle-même, et non d'un quelconque groupe d'étudiants qui auraient pris cette initiative. Il s'agit par conséquent d'une adaptation aux contraintes administratives qui s'appliquent aux étudiants, mais qui ne convient pas aux nouvelles dispositions internationales en matière d'identité. D'ailleurs, c'est ici même, dans ce photomaton à fond bleu de Klein que j'ai fait les photos que j'ai dû refaire le 3 février...

"Mais, se demande-t-elle en cet instant, n'était-ce pas plutôt une illusion de malheur, une illusion suggérée par la façon dont tout le monde perçoit un émigré ? Ne lisait-elle pas sa propre vie d'après un mode d'emploi que les autres lui avaient glissé entre les mains ?" (Milan Kundera, L'Ignorance, Gallimard, 2003, p. 27).

Ça commence par les cale-pieds à serrer et le réglage de la hauteur du siège, puis entrer mon âge, mon poids, enfin choisir le degré de difficulté et le temps. Après quoi, il n'y a plus qu'à pédaler tranquillement en lisant L'Ignorance de Kundera. J'appelle ça de la biométrie intelligente. Le centre de sport m'a aussi fourni une carte à puce qui permet d'enregistrer régulièrement les performances, les variations de poids et la mesure de la tension artérielle, mais je ne l'utilise pas parce qu'il me semble qu'alors l'attention portée aux paramètres biométriques modifierait mon comportement selon certaines attentes ou certains risques, m'enfermant inutilement (tant que je ne suis pas malade) dans mes paramètres. Ce serait de la biométrie compulsive, voire névrotique (j'en vois, des gens comme ça). En plus, lorsqu'on fait inscrire des données personnelles sur la carte à puce en utilisant un terminal spécialement destiné à cet usage, on ne sait si le centre de sport ne les récupère pas, même à titre anonyme, pour des statistiques sur sa clientèle ! Que ce soit anodin et bassement commercial, ou au contraire dans un noble souci de santé publique, c'est justement là que commence la biopolitique, dans la collecte de données qui ouvre la porte à de possibles croisements avec d'autres informations, via des réseaux, et jusqu', jusqu'à quoi ?

 
Jeudi 19 février 2004

Réchauffement soudain. Les programmes de télévision se synchronisent avec les bourgeons. Chaque jour une région, du Sud vers le Nord. Malheureusement, cette progression est aussi celle des allergies. La carte du Japon se couvre progressivement de pictogrammes et les petites fleurs sont vite accompagnées de petits masques en tissus.

D'une fleur l'autre. Ce matin, A. vient me voir pour préparer des cours. On va déjeuner avec David à l'Albente, petit restaurant italien qu'elle ne connaît pas encore. Il est souvent question des cours de lecture que l'on prépare pour les étudiants de première et deuxième années. L'idée est de prendre au pied de la lettre le mot "lecture" : savoir lire, à commencer par le déchiffrement de base que les enseignants font souvent semblant de considérer comme acquis. Nous plaignant de la platitude des exemples des manuels, nous devrions piocher dans nos conversations courantes. Ainsi, rétive à rire d'une répartie amusante, A. s'exclame : "Aie pitié, j'ai mal aux dents !"
Superbe impératif. À croire que les dents de sagesse poussent avec les pruniers.
"Je connais un bon dentiste", dit-elle plus tard. Là, je suis moins sûr...

À la télé ce soir, j'avais le choix entre l'immonde Tora-san (série de 45 films entre 1969 et 1992) et un nouveau feuilleton pour teenagers amateurs de tennis, "Ace wo nerae". Bien sûr, j'ai choisi le feuilleton : psychologie à 3 francs, gros plans et voix off pour entendre la mémoire des personnages et pause de pub toutes les dix minutes. Une fois de temps en temps, il faut faire ça pour écouter les langages et voir quelle mode est lourdement recommandée aux télespectateurs. La base, à ce que j'ai compris, c'est une sélection pour des entraînements de tennis au top niveau, section jeunes filles en fleurs. Crises de sève, éruptions de boutons, crêpages d'oignons et baume de moniteur, parce que, bien sûr, les meneurs sont des hommes.
Interrogée, T. me dit que c'était une bande dessinée très célèbre il y a quelques années (1973, 18 vol., 15 millions de volumes vendus, suivie de plusieurs dessins animés).
Parmi celles et ceux qui l'ont lue en temps réel, il y a maintenant des producteurs, des vedettes, des "talento", comme on dit, et ils vont imposer cette bonne bouillie à la génération suivante. 

 
Vendredi 20 février 2004

Mon journal a trois mois. Ça se fête, non ?

Entendu ce matin, sur France Inter, je crois, un air nouveau avec ces réjouissantes paroles (mais je ne sais pas encore de qui) :
Où sont les bandits
Au Palais Brongniart
En costume Armani
Où sont les bandits
certainement pas dans ma téci


Lues ce matin, dans le rapport d'une association japonaise de professeurs de français, ces quelques phrases amusantes que je cite très exactement (sauf le nom propre) :
"La 17e Journée Pédagogique de D. a eu lieu à
Athénée Français le 16 novembre 2003, et proposait 25
ateliers. Il y avait 156 participants: 98 Japonais et 56
Francophones. Il y avait moins de francophones que
prévus, car cela tombait le même jour que le DELF."


Peut-on mettre sur le même plan grammatical "Japonais" et "Francophones" ? Depuis quand les "Francophones" sont-ils d'une nation comme les Japonais le sont du Japon ? Et qui étaient les deux non-Japonais et non-"Francophones" ?
On comprend bien qu'on n'a pas pu mettre "Français" parce qu'il devait y avoir quelques ressortissants d'autres pays francophones, voire même des enseignants francophones de pays non francophones. On n'a pas non plus voulu écrire qu'il s'agissait de non-Japonais. La négation, ça pourrait froisser. Mais le plus drôle, c'est que ça ressemble à un lapsus qui dévoilerait une vérité : que les Japonais enseignants de français ne sont pas francophones... Ce qui est tout à fait faux, bien entendu.

 
Samedi 21 février 2004

Le chapitre 11 de Colomba offre une suite d'épisodes qui mûrissent Orso en accéléré (jusqu'ici, il était un peu vert). Après les chocs qu'en fine stratège sa soeur lui fait subir (recueillement au calvaire de son père, ostension de sa chemise ensanglantée, avec exhortation à le venger), il court les bois pour se calmer, faire le point sur le dilemme qui se présente à lui : venger et perdre son honneur ou ne pas venger et décevoir soeur et ancêtres... Il ne trouve pas de solution mais un "expédient" donjuanesque : provoquer un duel sous un prétexte quelconque pour éviter de trancher le dilemme.

Belle journée encore. Laurent nous rejoint et avec T. nous allons essayer de déjeuner légèrement (en effet, on est un peu patraques depuis deux ou trois jours...). Dans une rue adjacente à Kagurazaka, on avait repéré une belle réfection de maison ancienne. Juste après le restaurant Carosello, étroit et en sous-sol, cette façade en bois modernisée de baies vitrées offre de suite un aspect agréable, à la fois branché et traditionnel. Saryou, qu'il s'appelle, c'est-à-dire "café ou salon de thé" plus chic que kissaten... Tubes des années 70 en sourdine, mélangeant Abba et Elton John, plateau laqué et poteries de terroir, petits plats, "healthy" selon T. qui en a besoin. On discute de l'absence de consistance glaireuse dans la cuisine française, dans laquelle les aliments doivent presque toujours être solides ou "pris" (le dégoût de certaines personnes pour les huîtres crues pourrait venir en partie de là). Par contre dans la cuisine japonaise, on ne peut dénombrer les plats qui ont une consistance intermédiaire : onsen tamago (oeuf mi-cuit et parfumé à la sauce de soja), ae-mono, aliments coupés assez finement, cuits ou crus, et liés, harmonisés par une sauce épaisse, parfois à base de tofu, de miso ou de yama-imo (tubercule de montagne) rapée qui devient comme de la glue moussue, ou encore le natto, haricots de soja fermentés que l'on doit mélanger avec les baguettes jusqu'à ce que les fils glaireux produits par le mélange enveloppent les grains eux-mêmes.

Bon, léger, raisonnable
un peu plus tard
tartines de confiture

 
Dimanche 22 février 2004

Consistance et texture des aliments au Japon - Le glaireux (suite) :

"La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l'oeuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition." (Roland Barthes, "Le bifteck et les frites", Mythologies, Éditions du Seuil, 1951).

Dans la plupart des ae-monos de la cuisine japonaise, les aliments sont liés par le ae, le liant ; ils peuvent être vus distincts bien que tenus ensemble. Au point que mis dans une passoire, même à gros trous, ils ne se sépareraient pas avant quelques heures. La viscosité jouerait entre les aliments et avec les parois des bords des trous de la passoire. Qu'elle soit en matière plastique ou métallique, la tension superficielle aux bords des trous retiendrait tout, au moins quelques heures, jusqu'à ce que l'eau commence à se séparer. Rien à voir avec une vinaigrette de salade, donc, mais qui pourrait être comparé à une émulsion forte, alors que ce n'en est pas une.

Ce journal, zibaldone ou littéréticulaire, fonctionne d'ailleurs de la même façon. Sauf que l'internet n'est pas une passoire. Je laisse mes exégètes se casser les dents là-dessus...

Cela me rappelle que dans nos sorties à trois, avec Manu et Bikun, et plus particulièrement quand nous allions au Bldy de Kagurazaka, j'avais seul le privilège de leur faire "un ménisque", ce qui consistait à remplir leur verre d'eau jusqu'à ras bord et au-delà pendant qu'ils mataient les filles, l'eau montant par tension superficielle bien au-dessus du niveau du bord, ce qui avait pour effet de les obliger à se pencher jusqu'au verre en maugréant pour boire l'excédent d'eau avant de pouvoir le prendre. Ils me passaient ce caprice car ils savaient qu'un jour je l'écrirai dans ce journal.

Je devais bien à Manu ce petit éclat de mémoire que son fils lira plus tard car je lui ai fait faux-bond au ping-pong ce matin, ayant accepté, pour une fois, d'accompagner T. à son centre de sport. Bénéficiant de coupons de réduction par je ne sais quelle combine, je pouvais y entrer pour 1000 yens. Luxueux centre de sport dont je tairai le nom pour qu'on n'aille pas y déranger T., où les salles de cours sont plus petites qu'à celui que je fréquente régulièrement mais où les machines de musculation sont beaucoup plus nombreuses, permettant des entraînements spécifiques, des frappes chirurgicales presque. Le chauffage y est réglé trop fort de sorte que l'on transpire gros en moins de deux, même pour se balader trente minutes à la cool sur un vélo immobile en entamant les Dernières Nouvelles des choses...
Les douches y sont plus spacieuses, les savons liquides de meilleure qualité, le bain y est plus chaud, de même que le sauna. Mais le must, c'est le mist. Le mist-sauna, une pièce carrelée et vitrée où il fait une cinquantaine de degrés brumeux et aux senteurs boisées. On se demande si l'on doit en sortir. On voudrait s'y perdre comme Molloy dans la forêt. D'ailleurs, ce soir Tokyo tempétueux est un grand mist-sauna tant le vent chaud et violent convoie d'eau pulvérisée.

"Cheminer droit à l'écart, si possible. Observer les choses, les fixer, les scruter obstinément. Ne pas s'interdire pour autant d'en sortir, pour les regarder à distance, les comparer. Se tenir aimanté par cet entre-deux. Y avancer joyeux parce que c'est impossible." (Roger-Pol Droit, Dernières Nouvelles des choses, Éditions Odile Jacob, 2003, p. 20, idem ci-dessous).

se dire que les choses sont des discours pliés

 
Lundi 23 février 2004

C’est peut-être un détail pour vous. Mais pour moi, ça veut dire beaucoup. Ça veut dire que je suis libre et heureux d’être là malgré tout. Pour la première fois, tout seul, comme un grand, je me suis plaint en japonais.
J’étais tout nu, avec une petite serviette blanche vaguement tenue devant ma pudeur (ça, c’est moi tout craché, comme dirait Jean-Philippe), et je me suis adressé à l’homme qui fait le ménage dans les salles de bain de mon centre de sport, pour lui dire que décidément la télé, dans le sauna, c’était trop fort : "Sumimasen... ano... sauna no terebi wa ne, tchotto urusaï...", et je n’ai pas eu le temps d’aller plus loin. "A !... oto ne...", qu’il m’a répondu. Du style : "Ah oui ! le bruit..." Voyez, c’est vraiment pas sorcier. Mais il ne m’a pas regardé comme un étranger (à qui on fait tout répéter tellement on est étonné qu’il parle japonais), il a tout de suite compris ce que je voulais dire (et pas seulement ce que je disais) et s’en est allé, pour baisser le son peut-être.
Oui, il y a une télé dans le sauna. C’est-à-dire pas vraiment dans le sauna, mais derrière une vitre, dans une pièce attenante au sauna, et un haut-parleur a été mis dans le mur du sauna, qui est un sauna sec, hein, pas un mist-sauna comme celui dont je parlais hier. Il y a deux hauts-parleurs d’ailleurs, parce qu’on entend aussi de la musique, le programme de musique que l’on entend partout dans les vestiaires et qui, dans le sauna, s’ajoute à la télé. Et parfois, s'ajoutent encore des messages de l’accueil du centre de sport qui annonce qu’un cours va commencer ou qu’il faut faire attention si on se sent fatigué, etc. Le centre de sport de T. était plus calme, sans télé dans le sauna. C’est peut-être à ça que l’on reconnaît le luxe : là où il n’y a pas de télé...
En tout cas, c’est un jour à marquer d’une pierre blanche. C’est la première fois qu’un acte de langage que j’exécute en japonais, de mon propre chef et sans aucune aide ni assistance, est totalement adapté et performatif, nonobstant que j’étais dans le plus simple appareil.
C’est ce que je me disais en m’essuyant quelques secondes plus tard, en regardant un garçon qui s’essuyait aussi. Et tandis que je levais la jambe pour l’essuyer pliée, lui, il gardait ses deux jambes au sol pour s’essuyer en pliant le dos sous l’horizontale. Là, j’ai pensé qu’il y avait définitivement deux sortes d’hommes : ceux qui plient la jambe pour l’essuyer et ceux qui s’essuient les jambes droites en pliant le dos. Mais je ne sais pas encore ce que cela veut dire. Je vais le garder pour étudier plus tard.

Sinon, j’ai lu Kundera en faisant du vélo, comme on peut s’en douter. Et sans vouloir déplaire à Finkielkraut (qui a très bien parlé de L’Ignorance de Kundera dans l’émission Tire ta langue, sur France culture, 24 juin 2003, je l'ai réécouté ce week-end exprès), je sais ce qui ne va pas, pour moi. C’est que Kundera décrit des personnes et leur vie mais de l’extérieur, en désignant de loin les choses qui leur sont arrivées, et même en les résumant, tout le temps, comme du Voltaire sans l'humour, avec des moments de focalisation qui dramatisent et plombent le rythme, et puis il reprend son résumé moraliste, psychologue et politologue de l’après 89, tout ce que Finkielkraut aime.
Mais ça, pour moi, c’est pas de la littérature, c’est de l’habillage littéraire d’un conte moral qui serait aussi bien sinon mieux en film. Alors bien sûr quand, de retour à la maison, j’écoute enfin Meschonnic enregistré la semaine dernière à l’émission Tout arrive, avec Erri de Luca, parlant des Noms, sa traduction de L’Exode, j’entends l’antithèse de Kundera, j’entends le rythme et la force du texte, en même temps dans sa polysémie. Et ça, c’est merveilleux. Et c’est bien plus performativement politique.

 
Mardi 24 février 2004

Trois cents ans que Charpentier est mort, ça doit être pour ça que le ciel est monotone, aujourd'hui.
Il ne fit pas que des messes... Pour preuve cet air coquin : "Auprès du feu l'on fait l'amour / Aussi bien que sur la fougère / N'attendez pas, belle bergère / Que le printemps soit de retour, / Pour choisir un amour sincère".
Le site que le Ministère de la culture lui consacre est beau, très graphique et bien documenté, comme d'habitude. Mais les extraits musicaux sont très chiches (un peu comme le site Mérimée qui n'a pas de textes...). Et les mesquines vignettes aident peu à se représenter cette époque (vision et audition pleines sont-elles réservées à l'élite qui paie, M. le Ministre ?). Pas moyen de contacter un responsable du site (le "contact" avec le public n'est peut-être pas souhaité ?). Il y a bien une page "Aide" mais ce n'est pas moi qui ait besoin d'aide, c'est eux, car, à la page de "1688", un père Boudaloue (sic) est du plus comique effet (pauvre Bourdaloue qui mourra 48 jours après Charpentier).
Pour améliorer ses sites web, M. Aillagon pourra peut-être demander quelques euros à son voisin de la recherche qui vient de recevoir la promesse de quelques 300 millions d'euros (à lire dans vos quotidiens habituels).

"Julie Bertucelli, émouvante lauréate du César de la meilleure première oeuvre pour "Depuis qu'Otar est parti", s'est distinguée par un geste sobre et élégant. Après avoir précisé qu'elle était elle-même intermittente du spectacle et enceinte, elle a noué un ruban noir autour de son César et l'a laissé sur le pupitre en quittant l'estrade." ("Les intermittents en vedette à la cérémonie des Césars", dans Le Monde daté d'hier.)
"Le crédit cinéma, c'est moi ; les fonds régionaux, c'est moi ; les subventions pour les festivals qui ont été perturbés cet été pour qu'ils ne disparaissent pas, c'est moi." (J.-J. Aillagon, sortie des Césars).
Et pourquoi qu'ils ont été perturbés, les festivals ? Et le roi des c... C'est qui ? Serions-nous revenus au temps de Lully et Charpentier ?

Dans l'après-midi, j'ai trouvé un peu de temps pour lire les journaux en ligne. Entre Le Monde et Le Figaro, il ne semble pas qu'on ait assisté à la même soirée des Césars... Libération du 21 aide à comprendre pourquoi il y a eu tant d'écho dans les médias : "Comme exigence, les intermittents ont demandé [à la direction de Canal+] que la soirée ne soit pas en léger différé, comme ce fut le cas pour les Victoires de la musique classique il y a dix jours : les contestations du nouveau protocole avaient été soigneusement coupées."

Ce soir, en préparant le dîner, j'aperçois Catherine de Médicis, dans une reconstitution-jeu-reportage, un truc que la télé japonaise aime beaucoup faire. Elle se tient derrière un rideau, près d'une fenêtre, et regarde le massacre de la Saint-Barthélémy. Quelques feux dans les rues de Paris et à l'horizon, bien visible, la basilique du Sacré-Coeur...

 
Mercredi 25 février 2004

Hier, il était question de "l'état, c'est moi" et à l'instant même, marchant dans une rue de Nagoya après le déjeuner, avec les écouteurs du I-River sur les oreilles, j'entends : "l'état, c'est tout le monde". C'est Jean-Jacques Glassner (archéologue) qui répond à Nathalie Kosciusko Morizet (députée UMP de l'Essone) qui disait que l'on demandait trop d'État, sous-entendu que les contestataires demandent toujours une administration publique plus volumineuse qu'elle n'est déjà, propos-épouvantail que l'actuel gouvernement aime agiter devant les Français, surtout avant les élections. Cela se disait le 18 février, dans l'émission "Tout arrive" de France culture, consacrée à la pétition lancée par le magazine "Les Inrockuptibles" intitulée "Appel contre la guerre à l'intelligence". L'émission s'ouvrait par une communication téléphonique avec Jacques Derrida. Ne sachant si ses paroles sont ou seront publiées quelque part, je les restitue ci-dessous. L'ensemble de ce mouvement (avec cette autre pétition de la recherche) permet de comprendre un peu mieux la promesse des 300 millions, hier.

"Je tiens à saluer l'initiative des Inrockuptibles et le rassemblement qu'elle rend possible autour du texte proposé à la signature de nombre d'entre nous. C'est un texte juste, convaincant, bien argumenté et bien inspiré dans sa mise en scène. Et naturellement, j'y souscris dès le départ sans réserve. D'abord parce que, si nous connaissons bien dans le détail, sans doute, les défaillances, les fautes, les manquements, le terrible gâchis accumulés dans tant de domaines, la santé, la justice, le droit, l'éducation, surtout, surtout l'éducation, et la recherche, les arts, etc., accumulés par un gouvernement, un des gouvernements les plus caricaturalement réactionnaires que la France ait connus depuis longtemps et qui détourne d'ailleurs le sens d'un mandat clair qui avait été donné au chef de l'État par une majorité qui n'était pas seulement la sienne... Éh bien, si nous savons bien tout cela, il faut reconnaître que la mise en configuration par votre texte, le texte des Inrockuptibles, de toute cette politique, de ces errements, de leur caractère menaçant, offensif, parfois jusqu'à l'obscénité, cette mise en configuration dans un texte court, clair, incontestable fait apparaître à la fois, je dirais, un visage et un système. Un visage qui n'est pas seulement celui du premier ministre, bien qu'il lui ressemble parfois de façon troublante, et un système terriblement cohérent. Alors le surnom que lui donne ce texte, "nouvel anti-intellectualisme d'État" ou "guerre contre l'intelligence", ce surnom risque de simplifier un peu les choses mais il désigne clairement une politique inspirée par la méconnaissance, l'aveuglement, le ressentiment même, devant tout ce qui est jugé, à tort d'ailleurs et suivant un mauvais calcul, tout ce qui est jugé improductif voire nuisible pour les intérêts immédiats d'un certain marché libéral : la recherche fondamentale, l'éducation, les arts, le savoir désintéressé, la littérature, la poésie ou la philosophie. Sous sa forme caricaturale, ce qui est dénoncé, c'est un économisme à courte vue. D'ailleurs, le texte rappelle bien que, les dégâts effroyables et parfois irréversibles d'une telle politique, ceux qui en souffrent, ce ne sont pas seulement les intellectuels, les universitaires, les chercheurs, les artistes, les médecins, les psychanalystes, tous ceux aussi qui tiennent à une justice indépendante, non les victimes qui en souffrent ce sont tous les citoyens, la société civile, la nation, l'État et même les politiciens... J'ajouterai seulement, si vous le permettez, que si c'était là, comme on peut le craindre, une tendance européenne et non seulement française, éh bien, il faudrait combattre non pas l'idée européenne en elle-même, bien sûr, mais cette figure déterminée de l'Europe, qui nous guette. Car bien entendu la politique dénoncée par le texte des Inrockuptibles n'est pas seulement française, même si la France force en ce moment le trait, mais, en tant que française, cette politique tend à anéantir ce qui faisait la différence, justement, entre notre pays et l'Angleterre tatcherienne, néo-tatcherienne, ou l'Italie d'aujourd'hui. Enfin, pour ne pas être injuste, je soulignerais ce qui est suggéré au passage par votre texte, à savoir que ce qu'il y a ici d'alarmant n'a pas simplement commencé avec ce deuxième mandat présidentiel et avec ce gouvernement. Aucun parti politique, de droite comme de gauche, à l'exception de quelques hommes politiques, peu nombreux, à gauche, aucun parti politique de droite comme de gauche n'a identifié et dénoncé comme tel, je dis bien comme tel, dans la configuration sinistre de son système, dans sa cohérence perverse, ce qu'on nomme ici, pour faire vite, anti-intellectualisme borné et acharné..." (Jacques Derrida, au téléphone, à "Tout arrive", France Culture, le 18 février 2004 ; transcription d'après enregistrement audio).

Sur France-Japon.net, le webmestre a coupé la transcription de Derrida et a mis le message suivant :

(Note du webmestre: France-Japon.net s'adresse à l'ensemble de la communauté francophone et souhaite rester en dehors de tout débat politique. Nous remercions les auteurs des journaux de respecter cette orientation)

Après la note du webmestre [, j'ai ajouté] :
Merci au webmestre de sa petite note et de son intervention anastasienne. Dans ce cas, ce n'est pas la peine d'inscrire dans le site "Le contenu des journaux n'engage que leurs auteurs. France-Japon.net ne peut en être tenu pour responsable."
La suite, coupée, se trouve ici. [ci-dessus]
Afin d'éviter que des gens tiennent "leur" journal, c'est-à-dire comme bon "leur" semble, il serait plus judicieux de supprimer cette fonction du site. [du site France-Japon.net]
Pour ma part, j'arrête ici et je continue là. Et sans rancune, car France-Japon.net doit continuer son oeuvre communautaire. Que l'on n'accable pas le webmestre, il est déjà tout triste de mon départ.

 
Jeudi 26 février 2004

"Non, il n'y a aucune allusion politique dans le journal. [...]", se dit Josef, déçu.

Josef, c'est le Josef de L'Ignorance de Kundera. Revenu en Bohême après 20 ans d'exil, il retrouve un journal qu'il tenait adolescent. Et il est déçu de voir qu'adolescent il ne s'occupait guère de politique.
Je lisais cela hier, au sport, sur mon petit vélo, m'amusant de la coïncidence puisque mon propre journal, parce que trop politique, devait cesser sur France-Japon.net. Sans dispute avec le webmestre. Simplement, nous n'avons pas les mêmes objectifs de vie. Pour moi, la neutralité n'est pas une chose envisageable. Dès que j'ai la parole, elle est politique. Même si elle ne l'est pas.
Il aurait dû le savoir, le webmestre, car il avait bien suivi l'inséparabilité du politique, du poétique et de l'éthique, au moins chez Hugo et chez Meschonnic, puisqu'il était présent au colloque "Fortunes de Victor Hugo" que j'ai co-organisé à Tokyo en novembre 2002 et que France-Japon.net proposait des liens de téléchargement des interventions à écouter...

Ce soir, à l'Institut franco-japonais de Tokyo, conférence de Nobutaka Miura (Université Chuo) : "Le renouveau de la philosophie politique en France : la République contre l'Empire de la démocratie". En fait ce n'est pas vraiment une conférence, c'est une présentation de l'ouvrage "La démocratie à venir : la pensée politique française face à la mondialisation" que M. Miura a dirigé et qui est publié chez Fujiwara Shoten. Une présentation très bien faite, synthétique, qui fait un tableau comparatif rapide des systèmes de pensée politique et de leur évolution en France, aux États-Unis, avec quelques considérations sur le Japon et l'Angleterre. La salle est presque pleine, des enseignants, des chercheurs et pas mal d'étudiants. C'est rassurant, ça veut dire que la politique intéresse un certain nombre de Japonais, contrairement à un cliché qui serait que les Japonais ne s'intéressent pas à la politique.
Mais le cliché n'est pas faux non plus et ce que dit M. Miura aide à penser pourquoi beaucoup de Japonais ne s'intéressent pas à la politique : parce qu'ils n'ont pas l'impression d'avoir le droit ou le pouvoir d'en faire... Je suis d'accord avec lui pour penser que la Constitution imposée au Japon par les Américains en 1946, préservant l'existence de l'Empereur en en faisant un symbole sans pouvoir (tout en le metttant en premier dans le texte !), installant des structures administratives de type démocratique mais dirigées par une caste de politiciens professionnels, cette Constitution ne fait pas des Japonais des citoyens pleinement conscients de leurs droits et devoirs.
Mais aujourd'hui, quelle démocratie a réellement des citoyens pleinement conscients de leurs droits et devoirs ?

La réponse sera pour un autre jour. Qu'il y ait encore des lecteurs ou non.
Car j'ai l'impression que ce qui amuse bon nombre d'utilisateurs de sites communautaires, quand ils vont lire des journaux persos (ou weblogs), n'est pas le journal lui-même, son contenu, son auteur, mais plutôt la réactivité possible, le sentiment d'implication et d'auto-valorisation qu'ils ressentent en pensant qu'ils peuvent répondre, tout de suite, même n'importe quoi. Et même s'ils ne le font pas, ou pas souvent, la possibilité de le faire participe de leur entrain à lire. Du coup, là où il n'y a pas l'environnement logiciel contributif, on se projette moins dans la lecture (en tant qu'interlocuteur possible) et par conséquent c'est comme si c'était le texte lui-même qui était moins "bon".

 
Vendredi 27 février 2004

Que d'événements, aujourd'hui. Nul doute que la condamnation à mort de Shoko Asahara, leader de la secte Aum et responsable des attentats au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, d'une part, et d'autre part, l'ouverture du procès de Marc Dutroux et de ses complices en Belgique auront beaucoup plus d'importance que mes considérations sur la réticularité et l'interactivité de mon journal.

Suite aux changements intervenus dans la publication de ce journal, et suite à ce que j'écrivais hier, quels conseils la nuit a-t-elle apportés ? Insensiblement tout d'abord, puis plus clairement ce soir, j'ai compris qu'entre la connivence entre celui qui écrit et celui qui lit (déjà postulée de longue date par l'écriture elle-même), connivence dont il avait été question le 9 janvier, et la crainte d'un détournement voire d'un tarissement du propos du fait de vouloir "coller" aux attentes de lecteurs imaginaires, sujet traité le 19 janvier, il y a place pour bien d'autres postures, réelles ou fantasmatiques.
Autrement dit : connivence n'est pas complaisance.
Ou encore : tout clin d'oeil n'est pas nécessairement d'un cabotin.

Du coup, l'interactivité, et par exemple la possibilité de publication de commentaires à la suite d'un extrait de journal, n'est pas (toujours) un frein à  la créativité ou une ouverture à la complaisance vulgaire, mais devient au contraire le moyen idéal, s'il est employé intelligemment, pour donner vie et sens à la connivence entre auteur et lecteur, leurs rôles étant dès lors permutables puisque rien ne m'interdit d'aller commenter à mon tour les textes de quelqu'un d'autre.
Pour preuve, certains des commentaires insérés par mes lecteurs durant ces trois mois de publication dans le site France-Japon.net (voir par exemple les 25 et 29 janvier, les 14 et 16 février).
Donc finalement, il importe que ce journal littéréticulaire, s'il veut le rester, soit publié sur un site permettant structurellement la réactivité éventuelle des lecteurs. CQFD.

Mais alors !... la galère pour trouver un site convenable ! Combien j'ai visité de pages d'accueil de blogs ou weblog dont je tairai les noms parce que je ne voudrais pas leur faire de tort : les uns trop anglicisés (ou trop mal traduits en français), les autres trop mal foutus (explications inexistantes ou incompréhensibles), sans parler de ceux qui ne fonctionnent pas bien. J'ai dû m'inscrire plusieurs fois pour avoir accès aux informations légales et là aussi, comme dénoncé sur Litor la semaine dernière, va y avoir du grabuge dans l'avenir : des concepteurs se sont arrogés, souvent en mauvais langage juridique, des droits exorbitants sur le dos des auteurs, à qui il ne restera que les yeux pour pleurer le jour où leurs "oeuvres" seront mises en vente sur un support quelconque pour le seul bénéfice des maîtres-bloggeurs.
Bah, ça fera les choux gras des médias traditionnels !

Finalement j'ai opté pour le site U-Blog en y postant d'abord le texte ci-haut si on y est et ci-bas si l'on est dans les compilations mensuelles.
Je me sens comme un poussin qui a cassé sa coquille. Il s'y trouvait bien et ne voulait pas en sortir. Puis le voilà dans l'herbe et sous le vaste ciel, cherchant des protections, un abri. Mais à moins d'être un calimero qui en a encore un bout sur la tête, il n'y a rien à gagner à se plaindre de la coquille quittée...
D'ailleurs n'ai-je pas l'obligation, professionnelle en quelque sorte, de connaître tout cela, d'explorer ces vastes contrées du blog et de m'initier aux blogaisons multiples ?

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Texte un peu niais posté en test dans le site U-Blog :
"Commencement
Encore un essai de création...
Pas facile de démarrer, surtout sans aller lire les aides...
Ai visité au moins dix sites de blog...
Pas tous clairs, pas toujours en français compréhensible, souvent bordéliques même.
On entre là-dedans en se demandant si on va réussir à s'y sentir bien un jour. Et on se demande même pourquoi on fait tout ça..."


commentaires
Je serais donc le premier à t'écrire...
si tu veux un jour ton "propre" blog, fais moi signe!
2004-02-27 19h59 de  Bikun -

bouhouhouhou... que je suis triste! :-(
2004-02-28 13h20 de  webmestre -

 
Samedi 28 février 2004

compteurs pas neufs Ce matin, à l'Institut franco-japonais, étude du chapitre 15 de Colomba, l'acmé tant attendu(e). Tout le monde est assis, sauf Colomba, pour écouter le consensuel préfet. Ça ronronne langue de bois jusqu'à ce que la belle à l'antique se transforme en procédurière à la Balzac (on comprend alors pourquoi elle n'a pas dormi de la nuit), sortant un contrat qui met à bas le système de défense des Barricini ; le vieil avocat en bégaie ; Orso s'aligne enfin sur sa soeur. Puis elle fait entrer les cerises de son gâteau, si je puis dire, les bandits qui attendaient dans la cuisine. Là, contraste maximum, les assis du début partent dans tous les sens mais... les portes sont fermées ! Obligés d'écouter le témoignage... Évidemment, ça finit presque en pugilat, mais Colomba a gagné : son frère a la haine.

En début d'après-midi, je vais à Aoyama, Omotesando. Selon mon souvenir, je devrais pouvoir trouver un cadeau pour un collègue qui va partir à la retraite dans le marché d'antiquités en sous-sol du bâtiment Hanae Mori. Mais pas de gravure du XIXe siècle. Quelques beaux petits objets, dont une miniature de dame de fer très réaliste (à 48.000 yens, quand même !). Passage rapide à l'Oriental Bazar, toujours aussi peu intéressant... À la boulangerie Andersen, dégustation d'huile d'olive avec un très bon pain. L'homme bavard qui veut m'en faire acheter se tait soudain lorsque très souriant je lui décoche, autre acte de langage performatif, "tchotto takai ne...", soit : "un peu chère, ton huile !..." (500 cl. à 1500 yens). Le Spiral Building ne propose qu'une expo d'école de bijouterie, je zappe. Enfin, au supermarché Kinokuniya, l'artichaut le plus cher de la Terre : UN artichaut, et pas un gros de Bretagne, emballé dans une barquette, vaut 1500 yens (j'en prends pas mais j'achète des stroopwafels de marque Kanjers, 500 yens, T. adore, pour ceux qui ne le sauraient pas).

Un c mal placé Ça fait du bien, une journée passée ailleurs que devant un écran !
Fait beau dehors. Légère démangeaison aux yeux à cause des pollens gazés, si j'en crois le commentaire de Tokugawa le 19 février (merci à lui, s'il vient jusqu'ici). Quelques photos dont celle des compteurs dans une rue près de l'Institut et celle de Aoyama avec la banderole Fcuk. Si l'on suit cette rue et qu'on tourne à gauche au fond, on arrive à la crêperie le Bretagne, hautement recommandée si l'on passe par Tokyo...

Le soir, T. prépare un nabe aux boulettes de poulet, avec un maximum de renkon et un peu de shiitake. Résultat doux, léger, d'une texture exquise. Notre nounours JP prétend avoir acheté un gramme de plutonium à la Corée du Nord, avec ma carte de crédit de surcroît, pour faire des boulettes explosives et les lancer sur Monsieur Kineko. De son côté, le roi du Maroc va inaugurer en Haïti le Salon de l'agriculture... T. me dit incidemment que le renkon donne parfois des hallucinations. Je n'en crois rien.

commentaires
C'est très bien l'Oriental Bazar! N'en dégoutez pas les autres!
Votre journal est bien mieux ici: les photos, le calendrier...
Tokugawa (qui vous a suivi)
2004-02-29 00h32 de tokugawa

 
Dimanche 29 février 2004

Y'a écrit : "Menu"... Le voilà donc, ce jour si rare : le cinquième dimanche de février, celui qui n'arrive que tous les 28 ans.
Dans toute sa banalité.
Pour Gérard Darmon, ce n'est que la deuxième fois de sa vie que son anniversaire tombe un dimanche.

En plus, j'ai perdu au ping-pong...
Objectivement, je joue beaucoup mieux que Manu ! Mais il est constant et appliqué alors que mes coups fusent et mes gestes partent en tous sens, par pur goût du défoulement, par vice de l'attaque et de l'amortie, ramassant des balles au ras du sol ou vol planant pour un contrepied. C'est pour ça qu'on prend la table 12, celle qui a le plus de place autour... Et il ne fait pas bon passer près de nous !
Quatre parties perdues sur cinq, mais égalité au nombre de points. Je ne cours pas après la carotte, moi...
Bon, allez, faut que je me refasse avec quelques trucs drôles.

Un mot assez dur du Général sur le Japon : sur le point de recevoir le Premier ministre japonais, il se retourne vers son chef du gouvernement : "Allons Pompidou, allons voir le représentant en transistors..." Blague que les Japonais nous ont retournée en 88, lors de la visite de Rocard : "Allons Nakasoné, allons voir le marchand de vin..." (Jean Pinquié, Le Kimono décousu, Éditions Kailash, 2003, p. 182-183).

La journée se continue sur une note revigorante et propice à entrer en mars tout armé de bonnes résolutions : j'entends à la radio Le Mouv' la parodie de My Sharona (The Knack, 1979) par le groupe des Conards de Michaël Youn, intitulée "Comme des connards". Oui, j'ai lu que c'était déjà dans le top 50, mais moi, c'est la première fois que je l'entends.

Puis ça finit un cran au-dessus par l'écoute de la pièce de Roland Dubillard sur France Culture, Bain de vapeur, avec un autre Michaël, Lonsdale, particulièrement fin. Ça s'écoute sans fin...

commentaires
>Je ne cours pas après la carotte, moi...
C'est comme cela que tu me remercies pour t'avoir corrigé ? ;)
Quoi qu’il en soit, il semblerait que j’avais raison... ;)
2004-03-01 06h13 de  Manu -

©Berlol, 2004