Journal LittéRéticulaire de Berlol
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Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.







Janvier 2009

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Jeudi 1er janvier 2009. Si ça pouvait servir, ça se saurait.

Petit déjeuner traditionnel : ozoni avec mochis et kamabokos. Avec un petit bol pour les ancêtres.

Le beau temps est une condition nécessaire à notre longue marche.

À prendre au sens phylogénétique, si l'on veut bien. (Un peu comme un taureau dans un neuf, la volonté par la preuve...)
Mais aussi, très prosaïquement, reprendre l'habitude dans le sens nord-sud de notre promenade du début de l'an, de chez nous à l'hôtel Impérial, devant le parc Hibiya. On bulle un bon moment au lounge, quelques pages d'Histoire d'O, excellente tartelette aux myrtilles. Très peu de monde dans les étages de boutiques où les soldes sont pourtant monstres — un effet de la crise. Au magasin de poteries, la petite théière exclusive est surmontée d'un taureau, raison suffisante pour en acheter une puisque c'est mon signe dans l'astrologie chinoise.

Après notre retour en métro, par Ginza-itchome, et la rencontre impromptue de Christine et Thomas revenus à Tokyo hier, nous épluchons la quarantaine de cartes de vœux reçue. Aucune calligraphie manuelle, deux réalisations graphiques originales par l'auteur, trois montages photos avec cadre préétabli, toutes les autres été achetées imprimées ou ont été imprimées à la maison. Je suis donc, avec étonnement, le seul de mon entourage à avoir calligraphié mes cartes. Je comprends mieux pourquoi T. souhaite que je m'en occupe...
Ce soir, après la compilation des sélections des Flux Litor, c'est le tour des vœux électroniques. Avant de les envoyer, il faut réaliser quelque chose. Parti de la calligraphie brute photographiée, j'arrive à ceci, que j'adresse donc à tous mes lecteurs, pour qu'ils soient heureux, riches et en bonne santé — si ça pouvait servir, ça se saurait, c'est comme Dieu...

On commence Manderlay (Lars von Trier, 2005) mais c'est trop long pour le temps libre ce soir. De plus, il faut se concentrer pour suivre (l'anglais, l'histoire américaine, la distanciation, la parabole politique, etc.). D'ailleurs, on s'aperçoit qu'il faut commencer par Dogville. Bon, ça sera pour une autre fois. Vient l'heure des coups de téléphone familiaux. Les grippés vont un peu mieux, la voix paternelle est audible, pas comme l'an dernier.
Si on ne sort pas du cercle familial et amical, 2009 commence bien.


Vendredi 2 janvier 2009. Des tribus de bouseux arriérés.

Au travail, dès 7 heures. Il y a tellement de retard que je me demande comment je vais faire. Je ne sais pas par quoi commencer. Commençons — ou continuons — par les vœux électroniques : écrire, répondre... D'ailleurs, il faut aussi qu'on rachète des cartes vierges et que j'en calligraphie à nouveau une vingtaine.
Déjeunons avec un téléfilm de pandémie, Virus au paradis (Olivier Langlois, 2003). Pas du grand cinéma, d'ailleurs pas beaucoup d'échos dans la presse ou le web, mais plutôt bien fait, mi-poétique mi-pédagogique, ce qui change du traitement du même thème dans le cinéma américain (déploiements policiers, déballages technoïdes, surcharges musicales, etc.). Ici, l'imaginaire et vraisemblable « grippe de Dakar » révèle l'attitude frileuse des politiques, le carriérisme des scientifiques, les aléas de l'épidémie, puis la douleur de perdre des collaborateurs devenus proches, l'élargissement des recherches de l'espace au temps, enfin la nécessité des actions internationales concertées.
Amusant que l'on voie cela le jour même du départ du Dakar, ce rallye insupportable qui, après avoir pourri l'Afrique s'en va pourrir l'Amérique du Sud... Avec toujours, à la télé comme à la radio, le même discours enthousiaste (et Ô combien intéressé) des organisateurs — dans lequel j'entends toujours celui des colonisateurs qui apportèrent la civilisation et la richesse à des tribus de bouseux arriérés.

« René qui s’était approché des deux femmes dit à O : « Regarde.» Et à Jeanne : « Relève ta robe.» À deux mains elle releva la soie craquante et le linon qui la doublait découvrant un ventre doré, des cuisses et des genoux polis, et un noir triangle clos. René y porta la main et le fouilla lentement, de l’autre main faisant saillir la pointe d’un sein. « C’est pour que tu voies », dit-il à O. O voyait. Elle voyait son visage ironique mais attentif, ses yeux qui guettaient la bouche entrouverte de Jeanne et le cou renversé que serrait le collier de cuir. Quel plaisir lui donnait-elle, elle, que celle-ci, ou une autre, ne lui donnât aussi ? « Tu n’y avais pas pensé ? » dit-il encore. Non, elle n’y avait pas pensé. Elle s’était affaissée contre le mur entre les deux portes, toute droite, les bras abandonnés. Il n’y avait plus besoin de lui ordonner de se taire. Comment aurait-elle parlé ? Peut-être fut-il touché de son désespoir. Il quitta Jeanne pour la prendre dans ses bras, l’appelant son amour et sa vie, répétant qu’il l’aimait. La main dont il lui caressait la gorge et le cou était moite de l’odeur de Jeanne. Et après ? Le désespoir qui l’avait noyée reflua : il l’aimait, ah ! il l’aimait. Il était bien maître de prendre plaisir à Jeanne, ou à d’autres, il l’aimait. « Je t’aime, disait-elle à son oreille, je t’aime », si bas qu’il entendait à peine. « Je t’aime.» Il ne partit que lorsqu’il la vit douce et les yeux clairs, heureuse.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 55 — livre dont il ne vaut mieux pas voir le film qui en a été tiré, si je puis dire...)

Le problème — d'une tentative de critique littéraire — avec le texte à contenu érotique (qu'il s'agisse d'action réaliste à tendance pornographique ou de fantasme où le flou et l'indécis dominent, ceci dit pour ratisser large), c'est qu'une partie du sens textuel s'adresse directement, par la façon de ressentir ce que le texte nomme, montre ou décrit, à l'inconscient et au désir de jouissance du lecteur (ou de la lectrice), par dessus l'épaule du (ou de la) critique tandis que ce dernier (ou cette dernière) prétend le plus souvent rester objectif et ne traiter que de la littérarité du texte. Cette sorte de méprise, ou d'hypocrisie, volontaire ou non, consciente ou non, entraîne le (ou la) critique à tresser des couronnes de laurier aux auteurs dont les goûts et les fantasmes s'accordent aux siens, valorisant le cas échéant des procédés littéraires qui sont en effet pertinents, efficaces et parfois beaux, tandis qu'elle le poussera vers l'éreintement et le mépris, vouant derechef les mêmes procédés aux gémonies du style.
Deux critiques dont les tempéraments divergent, s'invectivant d'une tribune ou d'un micro à l'autre, semblent ainsi jouer une pièce pour onanistes sourds...
Si l'on a bien suivi mon raisonnement, on ne s'étonnera pas que je veuille l'étendre à tout le champ littéraire — et non au seul champ de l'érotisme qui s'offrait ici tendrement en exemple.
Cependant il faut, même si ma conception de l'amour ou du sexe n'est pas celle d'O. ou de René (ce qui est en effet le cas), que je puisse observer objectivement ce texte en tant qu'ensemble de relations entre des mots, des sons et des effets de sens (dont certains ne rencontrent pas mes goûts, donc) pour éventuellement pouvoir en jouir littérairement.

Bien sûr, avec tout texte dont on se croit le critique détaché, on est à la fois objet et sujet. On objecte, on fait le fier et le malin avec sa science et son expérience pendant que le texte nous assujettit aux règles secrètes que l'auteur a élaborées et dont il n'était d'ailleurs pas toujours bien conscient. Et plus on le suit en croyant le mener, moins on est objectif en croyant sincèrement le dominer. La critique littéraire, qui peut être si belle et éclairante, dans certains cas, peut aussi se transformer en clownerie publique et triste, ou en auto-analyse d'un puissant comique involontaire.

On ne sort qu'à la nuit tombée, pour quelques courses et emprunter un dévédé. Ce sera le moyen Suspect Zero (E. Elias Mehrige, 2004).


Samedi 3 janvier 2009. Sang d'encre pour mes derniers taureaux.

Au travail dès 6h30. Toujours autant de mal à m'y mettre. Et puis les étudiants ne m'aident pas toujours. Parfois, même en quatrième année, ce qui est écrit reste totalement incompréhensible. Je vois bien des mots français pris dans le dictionnaire et mis bout à bout mais ça ne veut rien dire. Que faire ?

Sortons vite pour une séance de cinéma à 10h30 à Shibuya : Le deuxième Souffle (A. Corneau, 2007). Ouah, les caïds ! La (fausse) blonde ! L'ambiance 1960 reconstituée sur fond de guerre de génération, aussi bien chez les truands que dans la police... Nous, ça nous a plu (même si ce n'est pas le cas pour tout le monde).
Déjeuner moyen, des spaghettis à l'Oli de la Cerulean Tower. Quelques olives chez Yamaya, juste de l'autre côté de la passerelle. Et puis retour.

Je me fais un sang d'encre pour mes derniers taureaux — et les vêle tout cornus en une heure.
Et puis qu'est-ce qu'on rigole sur Facebook, avec les veilleurs meuhs...

À suivre...


Dimanche 4 janvier 2009. Une orientation à l'infini.

Jean-Luc Nancy aux premiers Vendredis de la philosophie de l'année. Toujours rafraîchissant.

« [...] Quand nous faisons de la musique, de la peinture, quand nous dansons, je veux dire dans la mesure où ces pratiques peuvent être un peu les pratiques de tout le monde, ou bien quand nous participons aux pratiques des artistes parce que nous écoutons leur musique, nous regardons leurs œuvres, et aussi donc quand nous pensons, qu'est-ce que nous faisons d'autre que de nous rapporter à... disons, à un infini ? Sinon, mais nous ne le ferions même pas ! Et les hommes n'auraient jamais commencé à faire de la musique ni à danser, s'ils ne se mettaient pas par là, s'ils ne s'orientaient pas par là vers l'infini. Évidemment, c'est une drôle d'orientation, une orientation à l'infini !... » (Jean-Luc Nancy, durant l'émission)

Déjeuner Aux Bacchanales de Ginza avec Christine, Thomas et le petit Hippolyte qui va bientôt marcher, hésite entre les biberons monochromes et grands plats colorés de ses parents... Eux ont beaucoup voyagé ; nous, pas du tout ; ça fait des choses à se raconter.
Puis marcher ensemble dans Ginza ensoleillé et surpeuplé. Impossible de se faufiler dans un grand magasin pour acquérir une galette des rois... On se quitte devant Matsuya.
T. et moi marchons jusqu'à la gare de Tokyo, pour trouver, finalement, ayant presque déjà renoncé, une superbe galette au comptoir Pierre Hermé du grand magasin Daimaru. Un peu plus chère qu'ailleurs mais... on ne le regrettera pas ! (C'est T. qui, mangeant toute sa part, le dira, elle qui, d'habitude, cale à la troisième bouchée parce que la frangipane est trop grasse, épaisse, sucrée ou lourde, selon les années.)
Enfin, dans les magasins du Shin Marunouchi Building, là encore, après trois semaines de recherches infructueuses, presque par hasard, mais plutôt parce qu'il y a toujours chez un taureau quelque chose de buté — on dit aussi opiniâtre, persévérant — qui continue son chemin, je trouve, à un prix très raisonnable, LA poignée de cuir que j'avais imaginée pour mon téléphone portable (ayant estimé qu'il fallait que je puisse la passer au poignet et refusé jusqu'ici toutes les mini-poignées décoratives et inenfilables, même chères et de grande marques). Avec cela, s'achève la période des achats dits de la période des fêtes.


Lundi 5 janvier 2009. L'aveuglement tient de la pandémie.

Jeux d'épreuves de samedi, où l'on parle du Patrick Deville à paraître dans quelques jours, Equatoria. Enregistrement aussi de deux Fictions du même jour : une lecture de La Place d'Annie Ernaux par Emmanuelle Devos, et une pièce radiophonique d'après Jacques Serena, Situations irrégulières (extraits d'Isabelle de dos). Enfin, la deuxième partie du Carnet nomade avec Le Clézio à l'Île Maurice, diffusée hier.
Pas d'avis sur ces émissions puisque je ne fais que les enregistrer sans les écouter, ayant autre chose à faire : préparations de cours, courriers de vœux, annotation des brouillons d'étudiants...

Dans Facebook, j'ai découvert une certaine Sonia Talkaczs dont la page MySpace est assez volodinesque... et sacrément intéressante. De même que celle d'Amiel Balester. Outre le groupe Autour d'Antoine Volodine dont j'étais déjà membre depuis novembre, je crois, j'ai découvert un petit groupe Ceux qui lisent Lutz Bassmann où Christine vient aussi d'arriver. Christine, si tu comprends à quoi ça sert, tu me le diras, hein ! Bon, en attendant on y est et on verra bien...

Suis allé travailler deux heures en bibliothèque, à l'Institut. Dans toutes mes notes, ceci
, que j'ai dû écrire maintes fois — avec mes mots — à propos de ce journal-ci :

« Rien de plus déprimant que d'imaginer le Texte comme un objet intellectuel (de réflexion, d'analyse, de comparaison, de reflet, etc.). Le Texte est un objet de plaisir. La jouissance du Texte n'est souvent que stylistique : il y a des bonheurs d'expression, et ni Sade ni Fourier n'en manquent. Parfois, pourtant, le plaisir du Texte s'accomplit d'une façon plus profonde (et c'est alors que l'on peut vraiment dire qu'il y a Texte) : lorsque le texte « littéraire » (le Livre) transmigre dans notre vie, lorsqu'une autre écriture (l'écriture de l'Autre) parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref quand il se produit une co-existence (Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris : Éditions du Seuil, 1970, p.12)

Je constate qu'on est toujours Eyeless in Gaza... Ce groupe, ce duo plutôt, avait choisi ce nom dans les années 80, quand c'était déjà pertinent. J'ai toujours trouvé leur travail passionnant sans jamais connaître le rapport entre eux et Gaza... Aujourd'hui, pour revenir à la réalité(qu'est-ce qu'on en connaît, hein, de la réalité ?), l'aveuglement tient de la pandémie. Les journaux télévisés parlent de 500 morts côté palestinien et ne montrent que pleurs et cris du côté israélien où l'on annonce 5 morts — disant qu'on n'aurait aucune image de ce qui se passe dans la Bande de Gaza ; je ne comprends pas bien cette stratégie médiatique. Le risque de clivage généralisé— mondialisé — grandit chaque jour ; et il s'aggravera inévitablement de ce rapport 1 à 100 exploité à contresens — sciemment ? (Je ne fais que poser la question. Et je ne prends pas parti.)
Parlant du programme de Sarkozy, France 24 annonce les déplacements et les personnes qu'il va rencontrer. Au futur ; mais chaque membre de phrase accompagné d'images vidéo où l'on voit Sarkozy avec la personne en question. Il faut comprendre que ce sont des images d'archives qui illustrent, décorent le propos mais n'en rendent pas compte (puisqu'il n'a pas encore eu lieu). Cependant, je crois que c'est là aussi une mauvaise stratégie d'information. On finit ainsi par penser que l'image est inutile. Ce qui est peut-être vrai ; et la télé ne devrait pas trop aimer que ça se sache... Comptons sur la bêtise ambiante et sur le fait que les spectateurs inattentifs, pour la plupart, prendront ces images pour une sorte de style indirect libre de l'actualité.


Mardi 6 janvier 2009. Goûte un peu de guimauve littéraire.

Toujours autant de travail. Plus je me lève tôt, plus je m'y mets, et plus j'en exhume en même temps que j'en abats. Sans compter les brouillons d'étudiants qui continuent à arriver par courrier électronique... Même si je ne suis pas au bureau à la fac, je fais bien mes dix heures par jour.
En même temps, je récupère des émissions : le Tout arrive d'hier, avec Tanguy Viel et Leslie Kaplan, mais où il est aussi question du nouveau livre — enfin — de Frédérique Clémençon, Traques, passée de Minuit à L'Olivier. Je pense sincèrement que Minuit a déconné sur ce coup-là ; laisser partir — ou faire partir — une écriture comme celle de Clémençon est une grave erreur éditoriale (voir épisodes précédents dans l'index).
Puis je goûte un peu de guimauve littéraire récupérée hier, ça s'étire dans ses sucres et poisse aux oreilles, sans que je sache si c'est à cause de l'invité, Le Clézio, sa bonhommie distinguée quoi qu'il dise, ou à cause de Colette Fellous, l'animatrice, toujours tellement nomade qu'on ne sait plus bien où est la littérature. Un quart d'heure m'ensuque.

On sort dans l'après-midi, pour une marche de santé, de Kagurazaka à Ichigaya, la librairie, un café, la papeterie et retour comme la nuit tombe.
En dînant, The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), épisode certes un peu long des dernières (?) aventures cinématographiques de Batman, mais dont la seconde moitié est très supérieure aux précédents épisodes, que je n'avais goûté que du bout des yeux.

Pour répondre à une question sur les débuts de mon site (informations à paraître je ne sais quand), je ne vois pas d'autre façon que de prendre le temps de remettre en ligne mes chroniques « Le Mot de Jason », parues dans le magazine franco-japonais Les Voix entre 2006 et 2001, si je ne me trompe pas (il faut que je vérifie). Quelques-unes étaient en ligne sur le site de la revue, mais il a disparu depuis plusieurs années et les liens de ma page d'accueil étaient morts. Voilà donc, dans la préhistoire du JLR et pour ceux que ça intéresse, comment s'est construite une démarche proto-littéréticulaire à une époque où aucun média ne parlait volontiers du web.


Mercredi 7 janvier 2009. Regarde dans de grandes boules de verre.

Du rangement dans mes disques durs. Puis dans mes affaires pour un aller-retour à Nagoya. Je mets ma petite valise dans une grande que T. veut remiser là-bas. On range également les provisions de secours en cas de tremblement de terre dans la grande Rimowa — le cas échéant, ce sera facilement accessible, transportable et résistant.
Comme c'est un peu la fin des vacances, on va déjeuner au Loisir, dans la montée de Kagurazaka. Il y a maintenant un menu de déjeuner à 1050 yens, avec entrée, plat et café, le tout servi généreusement, sauf le café qui est plutôt serré dans le fond de la tasse — à l'italienne.
Nous nous quittons à la gare d'Iidabashi et je vais prendre le shinkansen de 14 heures. C'est un horaire auquel voyagent pas mal d'enfants avec leur mère. Il y a des tranches comme ça, avec des populations ciblées. Ça ne m'empêche ni de lire ni de dormir.

« O s'avança près de la console, Monique et Jeanne restèrent debout de chaque côté de la cheminée. À ce moment-là deux hommes entrèrent, et le premier valet sortit à son tour. O crut reconnaître, à sa voix, l'un de ceux qui l'avait forcée la veille, et qui avait demandé qu'on rendît plus facile l'accès de ses reins. Elle le regardait à la dérobée, tout en versant le café dans les petites tasses noir et or, que Monique offrit, avec du sucre. Ce serait donc ce garçon mince, si jeune, blond, qui avait l'air d'un Anglais. Il parla encore, elle n'eut plus de doute. L'autre était blond aussi, trapu, avec une figure épaisse. Tous deux assis dans les grands fauteuils de cuir, les pieds au feu, fumèrent tranquillement, en lisant leurs journaux, sans plus s'inquiéter des femmes que si elles n'avaient pas été là.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 60)

Même dans la scène de pénétration qui suit, ainsi que dans les autres scènes proposant des ébats sexuels, l'activité sexuelle, le mouvement coïtal ou les détails gymnastiques ne sont jamais le centre ni la visée de l'écriture. C'est souvent expédié en trois mots. Est-ce par gêne ? Par décence, comme le dit Jean Paulhan dans sa célèbre préface intitulée Le Bonheur dans l'esclavage ? Non, je crois plutôt que, contrairement à la pornographie qui a effectivement cela pour objet, et pour objet unique, l'érotisme réagien, qui n'est en effet ni sadique ni masochiste, conçoit le sexe, les scènes de sexe, comme une péripétie certes nécessaire mais qui n'est qu'un accident dans une marche vers autre chose. La veille n'est ici remémorée que pour répéter la demande de rendre « plus facile l'accès de ses reins » et la scène qui suit, sexuelle, sera expédiée en dix lignes pour rouvrir le sujet par un : « Jacques a raison [...] elle est trop étroite, il faut l'élargir » (p. 61), que suivront plusieurs pages sur l'élargisseur — « une tige d'ébonite faite à l'imitation d'un sexe dressé » (p. 62) — et l'élargissement d'O pendant « huit jours » (p. 63). Enfin, O — élargie, c'est-à-dire libérée — ressent que « les parties de son corps les plus constamment offensées, devenues plus sensibles, lui paraissaient en même temps devenues plus belles, et comme ennoblies » (p. 64), c'est-à-dire « qu'à être prostituée elle dût gagner en dignité » (id.)...
Ce ne sont que les fantasmes d'Anne Desclos mais ils recèlent l'essence d'O, et une motivation d'écriture qui n'est à chercher ni chez Sade, ni chez Sacher-Masoch, ni chez Bataille.

L'appartement n'a pas souffert de mon absence. Peu de choses au courrier, sinon les superbes calendriers réalisés par notre ami Bikun, alias Olivier Gascoin, avec une sélection ses propres photos, et dont je dois donner un exemplaire à Manu et à Katsunori.

Dans l'après-midi, France Info annonçait qu'hier « [le journal ] Le Monde avait prévu cette annonce ». Il s'agit de Sarkozy voulant supprimer les juges d'instruction. Il faut imaginer des journalistes du Monde, l'un regarde dans de grandes boules de verre, un autre ausculte des marcs de café, des vols d'oiseaux, les entrailles des tortues sacrifiées, puis ils font une conférence de rédaction pour prévoir ce que Sarkozy va dire.
Si personne ne croit plus à la fable du secret de l'instruction, en revanche on croit encore tous à celle du professionnalisme des journalistes...


Jeudi 8 janvier 2009. Serais-je sourd à gauche, en plus ?

Grâce à Laure qui y faisait allusion sur Facebook, j'ai toute la journée dans la tête la chanson Bahia de Véronique Sanson. Ce midi, tandis qu'entre deux cours je veux voir le Soir 3d'hier soir, je tombe dans une émission consacrée à Alain Souchon, dont une ou deux anciennes chansons s'incrustent à leur tour et dansent la sarabande dans ma pauvre tête. C'est beaucoup mieux que les infos, et tant mieux pour mon moral. Parce que pour une reprise des jeudis à trois cours, c'est une belle reprise ! Et fatigante, avec des étudiants très attentifs, les programmes à finir sous peu. Et une sale douleur de la hanche gauche — de celles qui gênent pour marcher, s'asseoir, monter des marches, et qui disparaissent après trois jours aussi soudainement qu'elles sont apparues.
Au séminaire de cinéma, j'essaie d'expliquer ce que Jean Renoir voulait montrer d'essentiel dans La Marseillaise, à part l'histoire du chant révolutionnaire, à savoir que Louis XVI n'était pas pour laisser publier le Manifeste de Brunswick, qu'il trouvait de mauvais goût, mais qu'il l'aurait autorisé pour ne pas peiner sa femme... Et que ça serait le point de départ d'une radicalisation regrettable des événements : la Terreur. La scène est goûteuse.
Dans le train qui me ramène à Tokyo, la douceur des airs entrés dans ma tête m'aide à somnoler en compagnie des fantasmes d'O, surtout quand je n'ouvre pas mon livre...

À moins que j'aie mal à ma gauche parce qu'elle ne fait rien.
En France, c'est la fronde dans l'UMP qui fait reculer le gouvernement, pas la gauche.
Au Proche-Orient, des terroristes utilisent assurément des populations civiles comme bouclier.
C'est qu'ils n'ont que de faibles armes.
Mais un État qui décide de tirer dans les boucliers, à l'arme lourde, pour être sûr d'atteindre les terroristes, qu'est-ce que c'est ?
C'est un État terroriste.
Vu que son grand frère protecteur a fait aussi bien sinon pire (comment mesurer ça ?) en Irak, à Guantanamo ou à Abu Ghraib, Israël se sent les coudées franches.
Et je n'entends pas ma gauche protester — alors que j'entends très bien la droite...
Serais-je sourd à gauche, en plus ?

Pour la suite, on verra demain, j'en peux plus...


Vendredi 9 janvier 2009. Quand j'en remonterai la pente.

Dans le réservoir d'eau de notre immeuble, au-dessus de nos têtes, il y avait un moineau et un corbeau, morts, on ne sait pas depuis combien de temps, a-t-on appris ce matin d'une voisine. La chose n'a pas été publiée lors de la dernière réunion du syndic. A-t-on bu de cette eau ? Notre filtre en a-t-il bien écarté les miasmes ? Même enfermé chez soi, on n'est pas à l'abri...

La hanche souffre et fatigue mais il faut sortir, au moins cinq longues heures avec plusieurs courses obligatoires dans le quartier de Shinjuku — et pas de risque de chute dans la neige, ici. Le pire, c'est monter des marches. J'ai pris une canne de randonnée. Sur le quai du métro, quelqu'un m'a spontanément cédé sa place, ça m'a surpris — eh oui, c'était bien pour moi, l'Européen grisonnant, boitillant, à côté d'une superbe Japonaise tout en cuir, T., qui a sorti son manteau à capuche d'Orléans.

Retour et torture pour celui qui essaie de se reposer dans un lit où aucune position ne soulage... T. prépare une soupe revigorante, réparatrice, au poulet et au gingembre ; j'en prends deux grands bols ; je transpirerai toute la nuit. Ça, plus un antalgique léger.

Préparation du cours sur Histoire d'O. Le plus difficile est de déterminer les passages à étudier. L'incipit, bien sûr. Mais après ?... Avec l'objectif d'expliquer de courts extraits, je parviens vers 22 heures à fixer mon choix pour demain et la semaine prochaine (de façon à pouvoir indiquer les pages à préparer).
Encore une bonne heure à déblayer quelques notions des premières pages, réviser une présentation de Dominique Aury, les péripéties qui mènent du défi amoureux entre deux personnes (Aury et Paulhan, vers 1950-51) à la publication chez Pauvert (1954), puis au film (1975), aux entretiens avec Régine Deforges (1976), au dévoilement de 1994.

Je m'étais promis de déambuler tranquillement dans la blogosphère mais ce ne sera pas encore pour aujourd'hui... Je vois s'accumuller les titres des billets de blogs et me demande bien quand j'en remonterai la pente.


Samedi 10 janvier 2009. L'irrépressible attraction du fumet...

Lever à six heures, ayant quand même dormi quelques heures, je traîne ma jambe jusqu'au fauteuil pour finir la préparation du cours pour les pages 48 à 53 (d'Histoire d'O en Livre de poche 14766) : O ayant déjà été copieusement fouettée et maltraitée, puis enchaînée une bonne partie de la nuit, tente de prendre son petit déjeuner quand son amant déboule avec un acolyte pour la faire mettre par ce dernier, puis — enfin — lui expliquer :

«Que c’est de lui, et de lui seul qu’elle dépendait, même si elle recevait des ordres d’autres que lui, qu’il fût présent ou absent, car il participait par principe à n’importe quoi qu’on pût exiger d’elle ou lui infliger, et que c’était lui qui la possédait et jouissait d’elle à travers ceux aux mains de qui elle était remise, du seul fait qu’il la leur avait remise. Elle devait leur être soumise et les accueillir avec le même respect avec lequel elle l’accueillait, comme autant d’images de lui. II la posséderait ainsi comme un dieu possède ses créatures, dont il s’empare sous le masque d’un monstre ou d’un oiseau, de l’esprit invisible ou de l’extase.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 52, on peut également utiliser cette édition pdf dont la pagination diffère — genre d'explication où l'on sent qu'il y a du solide anthropologique et théologique derrière...)

Je claudique jusqu'à l'Institut et ne m'assois pas durant deux heures (puisque pas sûr de me relever). Deux fois plus de présents que pour Gracq ou Modiano... J'y déroule le programme prévu hier soir et pas les pages préparées ce matin (qui seront pour la semaine prochaine). Accueil jovial et studieux des participants ; orfraies, biches effarouchées et grenouilles de bénitier ont eu la bonne idée de garder le lit. Je m'aperçois que je n'ai pas préparé de liste d'adresses web intéressantes, que je propose de mettre ici et de rapporter la semaine prochaine, et que j'ai oublié mon enregistreur — pas de mp3 de ce cours, off the record...

Livraison des calendriers réalisés par Bikun à Katsunori, au cours, puis à Manu qui fait un bref passage au Saint-Martin, sa famille étant attablée au French Dining, à deux rues de là. T. et moi déjeunons avec Laurent et Bill après que j'ai réussi à me traîner jusqu'au restaurant pour un poulet-frites — l'irrépressible attraction du fumet...
Mais promis, après, je vais me coucher.

Beaucoup plus tard.
Enregistrement des entretiens À Voix nue avec Hélène Cixous, cette semaine. Sa voix, ce qu'elle dit, tout est à la fois reposant, intelligent, et souvent spirituel. Elle me soulage au moins autant que l'antalgique. Ce qui me rappelle... que je le retrouve... lu il y a quelques jours... Ah oui, le voici : Phil !

« Et je remarque que dans ce domaine aussi, celui de la maladie et de la médecine, internet joue un grand rôle de contre-pouvoir en permettant l'accès et le partage d'informations essentielles, je n'avais pas besoin de cet exemple pour m'en convaincre, mais je le trouve très probant. Rétrospectivement je ne peux m'empêcher de me demander comment faisions-nous pour nous informer autrefois ?, je veux dire, il y dix ou quinze ans ? Je préfère ne pas y penser.» (Philippe De Jonckheere, Bloc-Notes du désordre, le 29 décembre 2008)

« Issue de germain, cette cousine estime cependant nécessaire de me présenter son gros médecin de mari, lequel tout de suite veut savoir si ça se vend, mes petites histoires, laissant entendre que les gens ont de l’argent à perdre, à quoi je réplique qu’ils ont sans doute envie de s’offrir parfois autre chose qu’un ictère ou une gastrite avec leur paye du mois, puis nous nous séparons, bien résolus à nous éloigner encore de germain, définitivement et sans retour.» (Éric Chevillard, L'Auto-fictif 438, 5 janvier 2009)


Dimanche 11 janvier 2009. La pointe sud d'un triangle.

Reçu ce matin, d'Henri Béhar :
La municipalité de Paris inaugure la place située à l’angle des rues de Douai et Pierre Fontaine et dévoile une plaque apposée à la mémoire de l’écrivain [André Breton], sur la façade du 42 rue Fontaine, dont il fit le centre du Mouvement Surréaliste de 1922 à 1966. Vendredi 16 janvier à 10h45 à l’angle des rues de Douai et Pierre Fontaine.
J'ajoute qu'elle fera ainsi la pointe sud d'un triangle avec les places Blanche et Pigalle.

Vu ce matin, avec délectation, après avoir repris les Remarques de Chloé Delaume, l'émission Au Field de la nuit du 6 janvier (la première moitié). Outre Chloé, qui se débrouille très bien (je te rassure), on a plaisir à écouter Olivier Adam, Jean Teulé et Francis Huster, pour leur actualité respective, et le vibrant hommage à Jean-Paul Belmondo. C'est la première fois que je regarde cette émission et j'en ai trouvé le ton plutôt bien ajusté, bien posé, assez rythmé sans casser la parole, dirigée par Michel Field sans aucun autoritarisme ni sarcasme. Si c'est toujours comme ça, c'est vraiment, pour l'actualité culturelle, un sérieux concurrent complément à Frédéric Taddeï (à la différence qu'il s'agit de promo, qu'il y a des scolaires et que ce n'est pas diffusé en direct — d'où la notion de complémentarité).

Je reste à la maison pour laisser la hanche au repos. Il y a assez de mémoires d'étudiants à lire pour une semaine complète. Petit tour dehors avec T., tout de même, en début d'après-midi, pendant qu'il y a encore du soleil, pour aller chercher du pain et des viennoiseries chez Kayser, pantalons et chemises à la teinturerie, des dévédés chez le loueur.
Enregistrement de deux Du Jour au lendemain : du 6 avec Pascale Casanova, mmouais... et du 9 avec Christophe Fiat, Ouiiii ! Et repérage pour enregistrer demain, deux émissions de la Radio Suisse Romande sur Gracq intime, déjà signalées dans la sélection des Flux Litor. Il va bientôt y avoir Claro, cette semaine.


Lundi 12 janvier 2009. Demoiselles en kimono dans Kagurazaka.

Convalescence en bonne voie ; périmètre marche limité.
Sortie pour des hokarons à envoyer, ai croisé Thomas.
Enregistrement Gracq RSR, puis Le Clézio CN3, le pire.
Noyé dans les corrections...

T. rentre de courses avec d'excellents gâteaux à se partager à l'heure du café. Moi, j'ai préparé une soupe, un velouté de pommes de terre au poireau et au cumin, rehaussé de quelques feuilles de menthe (du balcon) hachées et macérées dans l'huile d'olive. De quoi fêter dignement ce jour férié, dit de la majorité — et en effet j'ai croisée des demoiselles en kimono dans Kagurazaka, je m'en souviens, maintenant. Bikun en avait très bien photographié, il y a quelques années, j'en parlais en 2004...
Pour les retrouver, j'ai remonté le temps et suis aussi passé par le 13 janvier 2005 — faut croire que j'avais encore des choses à dire, à l'époque. Ou des illusions. Ou du temps. Maintenant, il y a tellement à lire en ligne (de tous ceux qui écrivent et qui ne le faisaient pas en 2005), que j'ai moins le temps d'écrire... Surtout, je crois qu'en 2005, je n'avais pas encore de mémoires de séminaire à corriger à cette époque de l'année.

Finissons ce soir le film Est / Ouest (Régis Wargnier, 1999) commencé hier, moyen au début, puis seconde moitié tout de même assez poignante. L'intérêt repose sur le contraste, en régime totalitaire, entre les tentatives directes d'oppositions et de fuite de la Française (Sandrine Bonnaire) et l'action invisible de son mari russe qui passe, même aux yeux des spectateurs, pour un salaud alors qu'il construit patiemment une fuite plus sûre. C'est bien que ce soit Marie Tudor (Catherine Deneuve joue le rôle d'une actrice du TNP en tournée), une pièce de Victor Hugo, qui permette une fin heureuse...


Mardi 13 janvier 2009. Bac +30 dans l'année.

Allez, ça va hanchement mieux, je reprends le train (vers les derniers cours du semestre), en compagnie d'Histoire d'O, où ça progresse dans la soumission amoureuse...

« O était fixée sur le sofa comme un papillon par une épingle, une longue épingle faite de paroles et de regards qui transperçaient le milieu de son corps et appuyait ses reins nus et attentifs sur la soie tiède. Elle ne savait où étaient ses seins, ni sa nuque, ni ses mains. Mais que les habitudes et les rites dont on lui parlait dussent avoir pour objet la possession, entre autres parties de son corps, de ses longues cuisses cachées sous la jupe noire, et d'avance entrouvertes, elle n'en doutait pas.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 88-89)

Mon dernier moment de repos... Avant d'arriver à la fac où je devrais lire et corriger en détail six ou sept mémoires de 10 à 15 pages d'ici jeudi après-midi. (J'ai le seul séminaire dans lequel les étudiants peuvent doivent écrire en français et j'ai proposé chaque année de corriger les mémoires avant qu'ils ne soient déposés ; les étudiants en profitent ; c'est réglo.)

Vous saviez que le tube Heart of Glass avait trente ans ? Des effluves de moles de molécules, des calculs de rayons lumineux et des chuintements de cloches à vide me sont revenus en mémoire avec les premières mesures... Parce que c'était l'année de mon bac. En juillet, au lycée Pasteur. Voilà, je serai Bac +30 dans l'année.
Pas forcément un atout, pour trouver un boulot, aujourd'hui.

Excellent numéro d'impro chez Taddeï d'hier. D'abord avec Benoît Poelvoorde, puis quand son invité, Marc-Édouard Nabe est arrivé. J'ai enregistré mais pas le temps de copier...


Mercredi 14 janvier 2009. Cette promesse que je m'étais faite.

Enfin ! C'est seulement samedi après-midi que je me mets à boucler ces trois derniers jours, écrits au fur et à mesure mais qui n'avaient pas encore reçu mon bon à tirer virtuel. Ça m'a fait du bien, de n'avoir rien à poster trois soirs de suite — de laisser tomber. Mais en même temps, chaque jour, je vois et je sens le poids de ce qui s'accumule. À moins d'accepter de vraiment abandonner ces jours à leur sort, pas spécialement triste, et qui n'est rien d'autre que l'oubli total. Certes, je saurais par recoupement qu'il y a eu les derniers cours, mercredi et jeudi, que je suis revenu à Tokyo, que j'ai préparé le cours sur Histoire d'O. Mais n'aurais-je pas perdu tout à fait la mémoire de la réplique à Andreas, ci-dessous, ou l'amusement d'avoir projeté un court-métrage de Godard, Une Histoire d'eau, aux étudiants du séminaire, ou le plaisir de détailler les offres d'appartements à louer reçues jeudi soir ? Et franchement, à choisir, je sais bien que ce sont ces derniers petits faits qui sont les plus importants de ces deux jours...

Un cours, mon préféré, qui s'achève lui aussi.
Ce matin, Andreas est allé visiter une maison (nous sommes sommés de quitter à même date les appartements de la fac, qui vont être détruits). Assez emballé, il me propose de l'habiter avec lui, pour partager le loyer. L'idée est bonne, d'autant que l'un comme l'autre, on ne passe pas le week-end ici. Le hic, c'est qu'elle est en bois, toute en bois, traditionnelle, et qu'après la mort d'un ami et collègue dans sa maison en bois bien pliée par terre dans le tremblement de terre de Kobe, je me suis juré de ne jamais habiter une maison en bois. J'avais un peu oublié cette promesse que je m'étais faite il y a plus de dix ans, en janvier d'ailleurs, mais à l'écoute d'Andreas, elle s'est à nouveau dressée devant moi, indiscutable — je n'habiterai pas une maison en bois. Et j'ai déconseillé à Andreas de le faire...

Je suis heureux et fier : j'ai eu l'occasion de mettre en relation deux écrivains que j'apprécie beaucoup, sur la demande d'un des deux, lisant que je parlais parfois de l'autre. Après, c'est à eux de jouer. Mais leur connexion est passée par le Japon !... Je ne dis pas qui ; on verra.


Jeudi 15 janvier 2009. L'eau partout dans l'image.

Encore deux mémoires à lire, avec le petit déjeuner, avec le déjeuner, entre les cours, bref, tout le temps. Rien d'autre, sinon un peu de France Info.

Au dernier séminaire, j'ai rendu les mémoires corrigés. En petit cadeau de fin d'année, je leur ai passé Une Histoire d'eau, 1958, collaboration de Truffaut et Godard, le premier sorti filmer pendant une inondation, le second remontant les rushes à sa façon. À l'eau partout dans l'image, répond le débit saccadé des musiques, le flot de paroles en voix off, flux de conscience de la narratrice commentant sa rencontre fortuite avec le mignon Jean-Claude Brialy en Ford Tonus ; comme les langues d'eau de la Seine, les digressions envahissantes d'une menée en bateau, et ravie de l'être.
Le rapport à l'O de Réage est inexistant, mais les jeunes et turbulents cinéastes pouvaient bien profiter de la notoriété sulfureuse du livre...

Et puis j'ai repris le train. Parce que T. m'a promis de bons gâteaux du Coin Vert, nouvelle pâtisserie de l'hôtel Agnès, à deux pas de chez nous. Elle a dîné au Loisir avec un ami, de la pintade, pendant que je dînais d'un ekiben en compagnie de Réage... On fait du thé pour trois quand j'arrive. Maintenant, je me mêle un peu à la conversation en japonais, à mon niveau, mais tout de même...

Réception d'un mail de notre agent immobilier de Nagoya avec une dizaine d'annonces d'appartements à louer, bien dans le périmètre et les conditions demandées. Le projet d'acheter une maison est remis à plus tard, quand la situation sera plus stable, ou les prix plus bas, ou le crédit plus facile...

22 heures, après l'écoute des infos.
Mais jusqu'à quand laissera-t-on Israël faire n'importe quoi ? Comment cette nation-là, et spécialement elle, compte tenu de la barbarie dont elle est issue, peut-elle se comporter de la sorte ? — et l'opinion publique israélienne chargeant elle-même les canons ?
Ah, si un Dieu existait !... Ne serait-ce qu'un seul... (Ça se saurait.)


Vendredi 16 janvier 2009. On lit tellement d'horreurs.

Paquet posté — des hokarons — pour une amie en France. L'acheminement coûte plus cher que le contenu ici banal. Mais ce qui n'existe pas là-bas n'a pas de prix...

Chez le dentiste avec T. pour un nettoyage — de ce qu'il reste de nos dents et qui, ma foi, se porte plutôt bien. Juste avant, j'ai profité qu'on était venu jusqu'à Marunouchi, près de la gare centrale de Tokyo, pour passer au Seijo Ishii acheter des chocolats et des pâtes de fruits — bonheur des caries...
Comme si mon bon plaisir était de donner du travail au dentiste.

On file à Ginza pour profiter des dernières soldes sur les sous-vêtements, renouveler le stock des dessous à vil prix. Au passage, on cherche toujours des draps et une horloge murale pour remplacer la nôtre qui vibre ou cliquète, je ne sais pas comment dire, souvent la nuit... Mais rien de tout cela ici, les draps ne sont pas à la bonne taille et la pendule n'est pas une Mondaine, ou quelque chose d'un peu chic — au moins dix fois par jour, on regarde l'heure, alors autant que ce soit agréable.

Dînons avec Syriana (Gaghan, 2008), que j'avais vu à Orléans à sa sortie, mais pas T. La précision de la mise en scène, façon puzzle, que j'apprécie plus aujourd'hui que le 25 février 2006, ne laisse aucun doute sur l'implication du pouvoir nord-américain dans l'ensemble des problèmes actuels de la planète. Ça paraît exagéré à dire, mais quand on y pense...

Et puis lecture, encore et toujours, de ce livre qui, dans son ensemble, est loin d'être le brûlot porno qui pour certains méritait d'être jeté au feu — en réalité souvent plus proche d'une série Harlequin... Ce passage, par exemple, qui me rappelle aussi, hors contexte, mes propres craintes imaginaires dès que quelqu'un est en retard, particulièrement quand il s'agit de T.
On lit tellement d'horreurs que l'on croit toujours qu'il ne peut que nous en arriver aussi ; et l'on se persuade que si l'on relâche son attention par conscience du ridicule, c'est précisément alors que cela arrivera...

« Chaque fois que René reculait le moment de la voir, comme il avait fait ce jour-là, et tardait — car six heures étaient passées, et six heures et demie — O était ainsi cernée par la folie et par le désespoir, vainement. La folie pour rien, le désespoir pour rien, rien n'était vrai. René arrivait, il était là, il n'avait pas changé, il l'aimait, mais un conseil d'administration l'avait retenu ou un travail supplémentaire, il n'avait pas eu le temps de prévenir.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 110)


Samedi 17 janvier 2009. Phrase superbement clitoridienne.

On écoutera ici le cours de ce matin (28 Mo). Je pense avoir trouvé le bon ton, et même le bouton — de mon enregistreur. Tout a été préparé mais rien n'est écrit à l'avance. (Faut-il le dire ?) Instantané extrait, après 66 minutes, avec l'explication de cette phrase superbement clitoridienne, dont la pointe est gonflée au déictique, suivie d'une autre, dans laquelle les points-virgules permettent de surfer sur la vague orgasmique :

« Cette caresse qu’elle n’acceptait jamais sans se débattre et sans être comblée de honte, et à laquelle elle se dérobait aussi vite qu’elle pouvait, si vite qu’elle avait à peine le temps d’en être atteinte, et qui lui semblait sacrilège, parce qu’il lui semblait sacrilège que son amant fût à ses genoux, alors qu’elle devait être aux siens, elle sentit soudain qu’elle n’y échapperait pas, et se vit perdue. Car elle gémit quand les lèvres étrangères, qui appuyaient sur le renflement de chair d’où part la corolle intérieure, l’enflammèrent brusquement, le quittèrent pour laisser la pointe chaude de la langue l’enflammer davantage ; elle gémit plus fort quand les lèvres la reprirent ; elle sentit durcir et se dresser la pointe cachée, qu’entre les dents et les lèvres une longue morsure aspirait et ne lâchait plus, une longue et douce morsure, sous laquelle elle haletait ; le pied lui manqua, elle se retrouva étendue sur le dos, la bouche de René sur sa bouche ; ses deux mains lui plaquaient les épaules sur le lit, cependant que deux autres mains sous ses jarrets lui ouvraient et lui relevaient les jambes.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 50-51)

Hier soir, je lisais ce qui suit, et qui ne me plaît guère : évoquer la vie dissolue est inutile dans le propos, associer érotisme et copulation est scientifiquement passé de mode (il vaudrait mieux parler d'excitation sexuelle, et je ne me résous pas à identifier l'érotisme à l'excitation sexuelle), et dissoudre la partie féminine parce qu'elle serait passive est une vision carrément machiste. Mais bon, faut historiciser pour accepter... (J'attends au moins une réaction courroucée de Vinteix.)

« Toute la mise en œuvre de l'érotisme a pour fin d'atteindre l'être au plus intime, au point où le cœur manque. Le passage de l'état normal à celui de désir érotique suppose en nous la dissolution relative de l'être constitué dans l'ordre discontinu. Ce terme de dissolution répond à l'expression familière de vie dissolue, liée à l'activité érotique. Dans le mouvement de dissolution des êtres, le partenaire masculin a en principe un rôle actif, la partie féminine est passive. C'est essentiellement la partie passive, féminine, qui est dissoute en tant qu'être constitué. Mais pour un partenaire masculin la dissolution de la partie passive n'a qu'un sens : elle prépare une fusion où se mêlent deux êtres à la fin parvenant ensemble au même point de dissolution. Toute la mise en œuvre érotique a pour principe une destruction de la structure de l'être fermé qu'est à l'état normal un partenaire du jeu.» (Georges Bataille, L'Érotisme, p. 23)

Déjeuner au Saint-Martin, où T. et moi retrouvons avec plaisir Laurent et Bill, qui n'ont pas prévenu et nous attendaient patiemment. Il est beaucoup question du niveau désolant de nos étudiants, de leurs piètres excuses pour leurs mauvais travaux, de notre propre dévaluation (bien dans le ton de la destruction culturelle, alors que je ne lirai Pierre Jourde que quelques heures plus tard...).
Pour nous consoler, passons ensuite chez K. Vincent, au bout de la rue, pour notre seconde galette des rois, très différente, comme nous le verrons ce soir, de celle de Pierre Hermé, mais elle aussi excellente dans son genre.

Plus tard, enregistrement de la Chute de Fukuyama, de Camille de Toledo et Grégoire Hetzel, Atelier de création radiophonique de dimanche dernier, puis du Procès Bovary, de Sylvie Péju, feuilleton de France Culture de cette semaine. Les deux premiers épisodes.


Dimanche 18 janvier 2009. En rajouter dans la guimauve.

Enregistrement du Procès Bovary, les trois derniers épisodes.

Des nuages gris, peut-être de la pluie cet après-midi. De toute façon, il faut le faire. Sortons pour aller nettoyer un peu la concession au cimetière d'Aoyama. C'est vite expédié, depuis la dernière fois, il n'y a eu que des épines de pins déposées par le vent, plus de feuilles. Après, nous déjeunons rapidement tout près d'un bon tonkatsu, récemment ouvert — c'est bien, parce qu'il n'y avait pas grand-chose dans cette rue entre le métro Gaien-mae et le cimetière.
L'intention d'aller au centre de sport avait mûri jusqu'à prendre nos affaires, mais comme il ne pleut pas et qu'il y a souvent du monde le dimanche au centre de sport, nous préférons marcher, larges avenues et petites rues, entrer dans des magasins, des dates de soldes ont été prolongées, monter les marches plutôt que prendre les ascenseurs ou les escalators, en descendre aussi, faire la pause dans la Maison de Takagi, où de succulents gâteaux nous faisaient de grands signes, acheter des draps (finalement) chez Maruhati, un petit sac dont T. avait besoin chez Kipling, quelques bricoles design à offrir au magasin du MoMa dans le bâtiment Gyre d'Omote Sando, enfin rentrer à pied jusque chez nous. Soit près de six heures de marche, environ 20.000 pas, largement plus de sport que ce que nous aurions consenti à faire au centre en une petite heure...

Dîner tard en regardant Fauteuils d'orchestre (Danièle Thompson, 2006), film que j'apprécie encore plus la deuxième fois. On reproche parfois au cinéma d'être gratuitement émouvant, d'en rajouter dans la guimauve alors que les vrais problèmes (sous-entendus politiques) ne sont pas abordés. Ici, c'est délibéré, rester dans l'émouvant des vies croisées, dans le rapport des artistes à leur art (théâtre ou piano, Valérie Lemercier et Albert Dupontel), dans la passion jusqu'au temps de tirer sa révérence (Claude Brasseur), dans le passage de témoin entre la grand-mère qui radote un peu et la jeune provinciale qui y va au culot (Suzanne Flon et Cécile De France). D'ailleurs, on ne dit pas que du bien de ce quartier (l'avenue Montaigne), où parvenir à s'implanter tient du miracle — et pour une réussite, combien de centaines d'échecs, à devenir quoi ?


Lundi 19 janvier 2009. Chacun boucle fièrement son truc.

On se lève tôt, on travaille beaucoup, on se couche très tard. Comme souvent en janvier, on a à la fois une année à finir avec les étudiants, une autre à commencer avec l'administration, à quoi s'ajoutent parfois des épreuves d'articles à corriger, des courriers de vœux en retard (donc délicats). Mais chacun boucle fièrement son truc du jour. Pour moi, ça part par mail. Pour T., on postera demain.
Si on est sorti ? Oui, pour des bricoles, je suppose.

Donc, débrayage du JLR, le temps pour moi de finir les mémoires d'étudiants. D'ailleurs, des jours comme ça, il n'y a même rien à en dire : pas de littérature (sinon relire quelques pages d'Histoire d'O), à peine une heure de lecture de blogs (voir dans les sélections des flux Litor), un peu d'infos mais sans réfléchir. Et dehors, grisaille.

Sur TV5 Monde, j'ai quand même revu (tard) L'Aile ou la Cuisse (Claude Zidi, 1976). Se laisse voir, pour la prémonition sur la malbouffe et pour le kitsch patiné seventies. Et de beaux numéros d'acteurs.

« Elle songeait que le mot s'ouvrir à quelqu'un, qui veut dire se confier, n'avait pour elle qu'un seul sens, littéral, physique, et d'ailleurs absolu, car elle s'ouvrait en effet de toutes les parts de son corps qui pouvaient l'être.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 148 — ah, les fantasmes, tout de même, c'est tellement simple !...)


Mardi 20 janvier 2009. Pas avec la brosse et la crème !

Sortons tôt, je dépose T. à Shinjuku et je reviens pour des courses, passer à la poste avant de la rejoindre. Je n'insiste pas sur notre quotidien.

Relecture globale d'Histoire d'O, la dernière, pour mieux saisir l'ensemble, la construction (dont Aurora parlait déjà très bien en 2004, pour ce qui concerne les blogs). J'aurai des pages à relire pour préparer mon cours, mais j'en ai bien fait le tour. Pour la conclusion, il faudra que je signale certaines analogies avec Trois Filles de leur mère (1926), de Pierre Louÿs (récit bien plus scabreux que celui de Réage), L'Anglais décrit dans le château fermé, de Mandiargues (1953), L'Image de Jean de Berg (1956), alias Catherine Robbe-Grillet, pour l'aspect cérémoniel, et que je revienne sur ces fameux masques de Leonor Fini, dont celui de chouette.

En dînant, Ce soir ou Jamais d'hier, assez peu intéressant. Que ce soit Guillaume Canet, sans intérêt culturel, ou Michel Legrand, un peu soupe au lait. Suis pas sûr que Taddeï gagne quoi que ce soit à faire du Drucker. Qu'il se dise bien que cirer les pompes ne commence pas avec la brosse et la crème ! Ça commence bien avant, par les positions et les emplacements prévus, c'est-à-dire le format d'interview et le dispositif spatial choisi. Aussi, l'exercice suppose une grande intelligence du partenaire, comme avec Catherine Deneuve il y a quelques semaines, ou avec Benoît Poelvoorde plus récemment. Mais Canet et Legrand ont montré, malgré leur différence d'âge et de carrière, qu'ils manquaient singulièrement de souplesse intellectuelle.


Mercredi 21 janvier 2009. Immobilière, la bavette.

Une bonne partie de la matinée avec T. puis je vais prendre le shinkansen, dans lequel je me remets à écouter des émissions de radio, celles que j'ai enregistrées depuis trois semaines (notamment les propos sur Patrick Deville et sur Jean-Pierre Martinet dans Jeux d'épreuves du 3 janvier). Ça faisait plusieurs mois, sans que je sache pourquoi, que je ne mettais plus le casque sur mes oreilles, comme si j'avais eu besoin d'isolement, de silence, de concentration, que ce soit pour dormir ou laisser mes yeux vaguer sur la campagne japonaise. De même que j'avais aussi renoncé à prendre l'ordinateur portable pour travailler dans le train.
Il se peut donc qu'une nouvelle phase commence, toujours sans que je sache pourquoi. Je ne vois pas ce qu'il y a de nouveau ou de changé. Ou bien est-ce sans raison, juste une question de niveau atteint, d'inertie, d'étiage ? Le mascaret remonte ainsi le courant, jusqu'au moment où il s'épuise, et l'eau reprend son cours vers l'embouchure.

À la fac pour une réunion, puis recevoir officiellement les mémoires du séminaire de cinéma, tailler une bavette avec David et Andreas. Immobilière, la bavette, avec chacun ses critères ; étonnant de voir comme les priorités divergent. Mais au moment où je veux aller en maraude dans le quartier pour repérer les deux appartements à louer dont les descriptions m'intéressent, il fait déjà nuit et il pleut. On verra demain matin. Rentrer dîner sera plus sage.

J'avais inversé des dates, je vois le Ce soir ou Jamais du 15, assez captivant. Au vu des noms de certains des invités, cela tient de l'exploit (de Taddeï, en grande partie) : Frédéric Lefebvre et Charles Pasqua pour parler de la politique d'immigration du gouvernement, rien que ça, mais avec Yamina Benguigui, Fatou Diome et Emmanuel Todd pour leur répondre...

« Au reste, il arrive aux personnages d'ajouter des détails vrais à la réalité. [...] Avez-vous vu le film Rashomon ? La réalité ne peut pas apparaître dans une histoire unique, mais dans une juxtaposition d'histoires incertaines.» (Alain Robbe-Grillet, « Alain Robbe-Grillet géomètre du temps », par Jacques Brenner, Arts, 20-26 mars 1953, repris dans Dossier de presse Les Gommes et Le Voyeur, 1953-1956 / textes réunis et présentés par Emmanuelle Lambert, co-édition de l'IMEC et 10/18, 2005, p. 49)


Jeudi 22 janvier 2009. Un pachinko nommé Sagan.

T. m'appelle à 7h15, une fine pluie brumise Tokyo, comme ici. Je sors à 8h15 pour voir les immeubles qui m'intéressent, et leurs abords ; un seul méritera une visite des deux appartements disponibles (la semaine prochaine). Au bureau à 9 heures et en salle d'examen à 9h10. Mes étudiants ont le droit au dictionnaire, exceptionnellement, parce que j'ai trouvé leur niveau assez bon — assez pour que son usage leur soit bénéfique (ce qui n'est pas le cas avec des étudiants débutants ou peu motivés, contrairement à ce qu'on pourrait croire).

Retour en shinkansen, en écoutant bout à bout les cinq épisodes du Procès Bovary de Sylvie Péju, qui était au feuilleton France Culture la semaine dernière. C'est tout simplement excellent ! Mieux encore qu'auparavant, je réalise qu'au-delà du roman à juger, les audiences et la décision à prendre concernaient la société du Second Empire elle-même, dans son système — comme si, à la façon d'un énorme ectoplasme couvrant des milliers de kilomètres-carrés, elle, cette société qui se voulait d'ordre et de religion, avait instantanément senti et identifié le danger de la piqûre qu'un microscopique parasite venait de lui infliger. La lutte entre les deux orateurs, Ernest Pinard pour l'accusation impériale et Jules Sénard pour la défense de Flaubert, est un combat de géants qui s'envoient des blocs de civilisation à la figure.

Directement à Shinjuku pour rejoindre Laurent, un peu enrhumé, puis T., en pleine forme. Dîner à deux au Saint-Martin en prenant, raisonnablement, le poisson du jour — du bar.

Près de la gare de Shin-Yokohama, j'ai aperçu un pachinko nommé Sagan. Est-ce que ce mot veut dire quelque chose en japonais ? Dans une autre langue ? Est-ce que le patron de l'endroit connaissait l'addiction de notre romancière ? D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi Françoise Quoirez avait choisi ce pseudonyme... Ou si je l'ai su, je ne m'en souviens plus.


Vendredi 23 janvier 2009. Que la signature fût gommée.

Derrière les masses de nuages grumeleux qui plombent Shinjuku, entre les tours qui n'ont plus de sommet, le soleil essaie de nous vendre quelques rayons, torves et diffractés... Pas encore de quoi nous éblouir, même s'il y a de l'espoir. Grâce aux gâteaux Wittamer, une mousse au caramel et un fraisier, on accepte toutefois qu'après dix-sept heures le soir tombe.
Toujours avec les rapports et mémoires des étudiants — mon tonneau, mes Danaïdes. Et Histoire d'O pour les allées et venues.
Mais aussi, pour changer :

« Temps, mais non pas destin.
Rien, en effet, n'était jeté d'avance. Et ce temps, qui forme un si grand personnage innommé, est aux êtres qui n'en  mesurent point du dedans les courbures ce que le cocon est à la chrysalide. Ils y sont enfermés en s'y enfermant, par fonction et déroulement de leur propre histoire. Cette longue soie spirale est sécrétée par chacun, car chaque acte, et le plus gratuit, vaut un serment objectif qui nous contraindrait pour toujours. Le temps, c'est l'âme mécanicienne et la vraie matière des Gommes.
[...]
« Gomme symbole ? — Certes pas ! — Objet exemplaire. Et, à notre connaissance, Robbe-Grillet est le premier romancier qui ait tenté de si près l'approche des objets sans user des moyens usuels de qualification. Il fait désirer la chose, le contact avec le cœur du réel. Ceci est la grande nouveauté que l'on trouvera exprimée tout au long du livre.» ([anonyme], [sans titre] in Liens, n° 69, 1er février 1953, réédité dans Dossier de presse Les Gommes et Le Voyeur, 1953-1956, op. cit., p. 46-47)

L'article dont ces deux extraits révèle l'étonnante perspicacité figure en tête de la sélection du Dossier... et semble être le premier paru sur Les Gommes (avant la sortie du livre le 15 mars). Mais il n'est pas signé. Je ne connais pas non plus cette revue, d'ailleurs. Le site de Minuit la liste pour un article de Jean Blanzat mais dont l'extrait donné en ligne n'est pas dans l'article du Dossier... Le catalogue BnF référence une revue Liens, parmi beaucoup d'autres, dont la thématique, les numéros et années correspondent. Elle a pour titre, apparemment variable depuis 1947, Liens des lettres et des arts. Cahiers mensuels, et elle est éditée par le Club français du Livre, éditeur dont l'histoire est assez intéressante et qui réalise à deux jours près l'édition originale des Gommes (n° 137 de la collection romans), dans une typographie reprise telle quelle par Minuit, selon le Dossier... (p. 13) qui sous-entend que l'article pourrait être l'œuvre de Jérôme Lindon ou de Robbe-Grillet lui-même — quelqu'un dont il valait mieux que la signature fût gommée.
Le mystère reste, surtout si Christian Milat n'en sait pas plus...


Samedi 24 janvier 2009. La courbe des fantasmes.

Lever à 5 heures, comme Alain. Hier soir je n'y arrivais plus, avec mes notes... La nuit a porté conseil, faut croire. J'ordonne sans difficulté l'explication de texte de la première scène chez Sir Stephen, celle où René lui donne O, son baiser d'adieu symbolique, profond et excitant, et son pendant, après le départ de René : la fellation de Sir Stephen, également profonde et excitante ; et, entre les deux, le protocole de l'aveu, expliqué par Sir Stephen, accepté d'avance par O, puis formulé comme un serment, serment de se donner complètement, de se prêter à toutes les demandes des initiés sans qu'il soit plus besoin de chaînes — tout cela par amour, mais avec une inquiétude, presque une prémonition... Comme si la courbe des fantasmes apparemment érotiques intégrait sa limite, textuelle et humaine, révélée par — malgré l'amour — l'absence permanente de satisfaction sexuelle d'O, alors qu'hontes et dégoûts s'amoncellent.

« Elle se sentait là-bas [à Roissy] comme on est dans la nuit, au cœur un rêve que l'on reconnaît, et qui recommence : sûre qu'il existe, et sûre qu'il va prendre fin, et on voudrait qu'il prît fin parce qu'on craint de ne le pouvoir soutenir, et qu'il continuât pour en connaître le dénouement. Eh bien, le dénouement était là, quand elle ne l'attendait plus, et sous la dernière forme qu'elle eût attendue (en admettant, ce qu'elle se disait maintenant, que ce fût bien le dénouement, et qu'un autre ne se cachât point derrière celui-là, et peut-être un autre encore derrière le suivant). Ce dénouement-ci, c'est qu'elle basculait du souvenir dans le présent, c'est aussi que ce qui n'avait de réalité que dans un cercle fermé, dans un univers clos, allait soudain contaminer tous les hasards et toutes les habitudes de sa vie quotidienne, et sur elle, et en elle, ne plus se contenter de signes — les reins nus, les corsages qui se dégrafent, la bague de fer — mais exiger un accomplissement.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 91)

Le cours se passe très bien, les étudiants sont attentifs et, malgré le retard pris sur les explications de texte prévues, ne souhaitent pas aller plus vite.
Par ailleurs, ma proposition d'étudier Le Chercheur d'or de Le Clézio au prochain trimestre a été acceptée.
Déjeuner tard à 4 à la brasserie Checkers du Hilton, avec notre couple d'amis sportifs, Yasuko et Taï. Excellent gâteau aux noisettes, d'ailleurs.

Après notre retour à la maison et après avoir encore une fois effacé les quelques 200 spams commerciaux (principalement Viagra, Cialis et Tramadol, voyez le genre), je me décide à installer un captcha. Trois heures après, toujours pas un spam n'est passé. Faut dire que toutes ces saloperies chaque jour — pour seulement deux ou trois vrais commentaires par semaine — ça devenait franchement insupportable...
Et ça ne prend pas longtemps.
Crème d'asperges à la pomme de terre.
Enregistrement du Procès des Fleurs du mal, fiction radio d'Hervé Prudon, diffusée samedi dernier (merci, Brigetoun, de me l'avoir signalée).

Regardons en dévédé Une Aventure (Xavier Giannoli, 2005), enfin disons... un bon tiers, pour après survoler la suite. Malgré de bons acteurs, le film n'arrive pas du tout à retenir notre attention. La pseudo-narration off est superflue. Un glacis, une retenue dans l'image nous laisse à distance. Les personnages nous indiffèrent.
Nous nous couchons plus tôt que d'habitude, c'est au moins ça.


Dimanche 25 janvier 2009. Trois fois rien avec des airs.

Lessives dominicales et tout qui sèche très vite.
(Pas comme au Vatican, où l'on s'apprête à recycler le linge sale, fétide et entaché de négationnisme).

Courses au supermarché Kitchen Court, pour ensuite prendre notre pain en face chez Kayser. T. fait remarquer que, bien que la présence de Kayser fasse de l'ombre à la boulangerie du supermarché (dont ce qui s'appelle pain est tout à fait quelconque, carré et vaguement britannique), ce dernier récupère quand même une clientèle qui souhaite acheter du bon vrai pain sans courir après jusqu'à Kimuraya ou Yoshiya pour le reste des courses — clientèle qui, à l'évidence, dépense beaucoup plus dans le supermarché qu'elle n'aurait dépensé dans sa boulangerie quelconque, à supposer qu'elle vînt jusque là en l'absence de Kayser. Je me comprends. En même temps, la boulangerie du supermarché n'a pas l'air de chômer, ce qui veut dire que sa clientèle ne s'est pas détournée pour aller en face chez Kayser, soit parce que c'est plus cher, soit parce qu'elle ne voit pas la différence, soit les deux. Et tout est pour le mieux. Sauf que notre budget pain a littéralement explosé depuis trois mois. Ceci dit, on mange moins de viande, alors...
Et puis je retourne à mes copies.

« Le lendemain, je suis "convoqué" à l'Elysée par Jean-Louis Bianco, qui, bien qu'étant un "copain d'avant", me "remonte les bretelles" en me rappelant que la France a un projet concurrent qui est un enjeu industriel important (par exemple pour Thomson), et que mon rapport constitue une trahison des intérêts de la France. Je découvre une contradiction profonde de la situation du groupe dans lequel je travaille et décide de mettre mon mouchoir par dessus. Quelques temps plus tard le fameux projet TDF1 de super satellite Français sera un flop retentissant [...] »

La biographie de Léo Scheer continue de me surprendre. Plus il avance, plus je comprends pourquoi il a tant d'ennemis dans et hors du monde littéraire. Pas vous ? Et qui, de sa stature, raconte frontalement ce dont il a été le témoin ? Je dis frontalement parce que c'est ce qu'il fait, je pense aussi que c'est sincère et que s'il racontait des craques, certains des témoins feraient publier des démentis... Raphaël Sorin le ferait bien, en tout cas il aurait des choses à dire. Mais ses Lettres ouvertes font dans la dentelle, Sorin, côté bio, il minaude. Il y a des bribes qui semblent lui échapper quelquefois, jusque dans des commentaires sur Ramon Fernandez. Mais tout cela est très contrôlé, je crois. Un côté à se faire prier pour montrer trois fois rien avec des airs profonds. Et pourtant, je suis sûr que s'il s'en donnait la peine, il pourrait nous faire un des meilleurs blogs littéraires. (Parce que franchement, ce n'est pas avec le top de Wikio que je vais me nourrir...)


Lundi 26 janvier 2009. Se flinguer à tous les repas.

Je viens d'apprendre d'une de mes alertes Google qu'un (petit) livre de Claude Simon sortait chez Minuit (Archipel et Nord, deux textes parus en Finlande en 1974). Bonne nouvelle, encore que ce n'est plus de ce côté là que j'attends de la nouveauté. Les premières pages laissent entrevoir une forme proche de celle de Femmes (repris en Chevelure de Bérénice sans les toiles de Miró), courts paragraphes descriptifs, ici de géographies colorées, entrecoupées de fulgurances analogiques.
Et ce, le jour-même où je suis en train, avec un retard impardonnable, de revoir mon intervention de mai dernier pour publication très prochaine. Relecture et réduction de 10 % achevée aujourd'hui ; la suite demain.

Chez Minuit encore, dans moins d'un mois, un nouveau titre de Robbe-Grillet, La Forteresse, sous-titré Scénario pour Michelangelo Antonioni, avec également les premières pages.
Je les ai commandés tous les deux, ainsi que le Bayard et le Viel, bien sûr, et pas mal d'autres. J'espère avoir un peu plus de temps pour les lire...

À part aller déjeuner au Saint-Martin et prolonger la rue pour les gâteaux du thé de quatre heures chez K. Vincent, nous passons la journée chacun devant son ordinateur.

La nouvelle grille de TV5 Monde, horaire Japon, est encore plus moche qu'avant. Plus belle la vie, dont je m'amusais pour la bien-pensance et la ringardise, et Rumeurs, peut-être la meilleure série que j'aie connue, sont renvoyées à des heures impossibles (en milieu de journée). Du coup, entre 20h30 et 21h30, il n'y a plus que des magazines d'information, Arte Reportages et Géopolitis. Du sérieux. De quoi se flinguer à tous les repas.
Je vais voir à me procurer Rumeurs en passant à Ottawa...

Chez Léo Scheer encore, cette bonne phrase de Marc-Édouard Nabe, même si je ne suis pas d'accord avec le reste de son brulôt :

« La France tout entière est imbibée de racisme comme une éponge de vinaigre.»

Ai découvert le twiller Croisade de Thierry Crouzet aussi. Pas le temps de lire aujourd'hui, juste une vingtaine de lignes, déjà le principe m'intéresse...


Mardi 27 janvier 2009. Beaucoup de vibrations grammaticales.


Train, soleil et peu de brume (rare) offrent un Fuji bien dégagé. À la vitesse où l'on passe, la composition des photos est chaque fois une surprise...

J'écoute les deux derniers Jeux d'épreuves, de nouvelles envies de lecture comme Fabienne Juhel, À l'Angle du renard (les commentaires me font un peu penser à Pinget), ou Allison L. Kennedy, Day (dont le sujet semble assez simonien)...
J'aimerais copier une partie des commentaires sur le Paris-Brest de Tanguy Viel, mais je n'en ai pas le temps. Dommage... Un autre jour, peut-être.

Examen à quatre avec tous les étudiants de 1ère année, fous rires pour la dictée.
Quand Florian arrive en fin de phrase, je m'essaie à — y arrive une fois ou deux — glisser un « chan » avant qu'il dise « point ». (C'était sa dernière prestation chez nous, son contrat expire avec son visa working holiday, il reviendra peut-être...)

Une enveloppe à bulles dans ma boîte (merci, Frédérique !). J'ouvre et je lis les premières lignes, leur trouvant déjà beaucoup d'accroches sémantiques, beaucoup de vibrations grammaticales. Ça va être un régal...

« C'est alors que, libéré des tourbillons et des chuchotements, mon corps renaissait sous les assauts du vent. J'étais encore une enfant. La mer grondait, rugissait en contrebas, apparaissant et disparaissant entre les troncs noueux des pins qui formaient au-dessus de ma tête une voûte noire, interrompue de loin en loin par des amoncellements rocheux auxquels la nuit prêtait une seconde vie. Ainsi parlait grand-père [...] » (Frédérique Clémençon, Traques, Paris : Éditions de l'Olivier, 2009, p. 7)

Suite du moulinage sur Claude Simon politique...
Excellente heure passée avec Jeanne Moreau, Anna Karina, Bernadette Lafont, Claude Chabrol, et André S. Labarthe ! Merci Frédéric d'avoir dignement fêté ces 50 ans de la Nouvelle Vague !


Mercredi 28 janvier 2009. Un rond rouge quand quelque chose ne va pas.

Agréable (étrange et — d'abord — un peu inquiétant) contact d'une N. qui serait une amie pas vue depuis plus de vingt-cinq ans. À moins, me dis-je, méfiant, qu'en ramassant des informations... dans le JLR !, quelqu'un essaie de me mystifier... Ça vient par Facebook et en commentaire du blog (non mis en ligne). Comment répondre, sans blesser l'éventuelle — et probable, tout de même — véritable N. pour qui je garde une réelle affection ? Bon, une histoire d'heures, qu'un ou deux détails confirment l'identité. Et pas de parano...
C'est grave, docteur, d'avoir cette réaction ?... Faut que je me soigne ? Que je me déconnecte ?...
J'avais travaillé sur l'usurpation d'identité au séminaire de cinéma, notamment avec La Sirène du Mississipi. Faut croire que ça aura laissé des traces.

Dernier examen avec mes étudiants. RAS.
Puis visite d'un appartement, comme prévu : plutôt bien (65 m², rue calme, bonne exposition, balcon large, pièces bien distribuées, chauffe-eau, bain et sanitaires très bon état, pas mal de placards, béton épais, fenêtres sérieuses, avec moustiquaires). Faut juste que le propriétaire m'autorise à percer un mur en béton pour installer l'air conditionné dans la chambre (pas moi-même, je précise) et à faire monter (ou descendre) la fibre optique...
On en visite un autre mais je sais d'avance qu'il ne convient pas, donc pas de déception. L'agent immobilier comprend l'axe de ma détermination, et que ce n'est pas la peine d'en dévier.

Retour au bureau et livre au courrier : Dans ma Maison sous terre. Merci, Chloé ! Bonne chance, pour l'autofiction... et attention aux mauvais conseilleurs. Je suis convaincu que chacun de ceux qui s'évertuent à critiquer l'autofiction y a un intérêt personnel caché... Pascale Casanova, je ne t'en parle même pas, une bourdieusienne, ça ne peut être que contre (ses idées reçues dans les 8 premières minutes sont effarantes) ; mais Busnel, lui, il ne sait même pas ce que c'est.
Comme hier, quoique très différemment, premières lignes — autofictives — envoûtantes :

« Ce que je fais ici, c'est rester sur cette tombe, B5 touchée coulée. Assise. Parfois debout, devant ou à côté. Dedans il y a ma mère, et le grand-père dessus. Par-dessus. Je pense au bois, souvent. Au bois du vieux cercueil, juin 1983, il doit s'être fendu sous le poids de l'obèse, de l'obèse alcoolique, mars 1992.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, Paris : Éditions du Seuil, 2009, p. 7 — avec une B.O. !)

Je l'emmène dans ma valise, même si dans le train, je lis Frédérique. Faut de l'ordre. Tiens, son passage dans Du jour au lendemain est prévu pour le 24 février ; on y sera !

« Sur la grille de soins accrochée dans les toilettes, une croix indique, jour après jour, que j'ai chié seule je veux dire déféqué, restons polis, que j'ai uriné seule, qu'on m'a coupé les ongles des pieds, des mains, lavé les fesses, les cheveux, ou le visage, seule, ou non, donné des comprimés. Ou un rond rouge quand quelque chose ne va pas. J'ai vu qu'ils augmentaient, mes ronds. Ce n'est pas de la mauvaise volonté de ma part, c'est juste que je m'en vais par petits morceaux. j'ai demandé qu'on enlève cette grille. Dit qu'il ne fallait pas pousser. Que je n'avais pas besoin d'avoir cette feuille sous le nez quand je vais aux toilettes. Refusé. Pas pratique pour l'organisation des soins. Que je n'avais qu'à ne pas la regarder. Cet acharnement à nous humilier. Rêve de leur barbouiller le cul devant tout le monde. « Hein, qu'on est bien, là ?» » (Frédérique Clémençon, Traques, op. cit., p. 31)


Jeudi 29 janvier 2009. Certaine distance, non sans ironie.

Courses à l'Odakyu de Shinjuku et au Miuraya d'Iidabashi (on avait oublié de passer la commande de notre livraison hebdomadaire). Déjeuner dans un des nouveaux restaurants de Kagurazaka, où nous avions toujours vu trop de monde, et beaucoup de fumeurs le soir. Apparemment c'est non-fumeur le midi, et le teishoku est très bon. Un peu rustique mais très bon.

Enfin, après deux dernières heures de travail et de relecture, tout est calé, citations de Claude Simon, extraits des tableaux annexes. Et j'envoie à Pascal Mougin qui dirige le volume.
Enfin, je peux regarder la deuxième époque du Napoléon de Sacha Guitry, et je vais pouvoir rendre le coffret. Mais quel excellent film ! Même si j'aimais beaucoup Daniel Gélin dans la première partie, j'ai trouvé la suite encore meilleure. Ou alors c'est parce que je l'attendais depuis plusieurs semaines...
Enfin, je décide de n'être pas victime d'une mystification, de faire confiance à N., qui met d'ailleurs, peu après, sa photo en ligne. Des souvenirs remontent... Version humaine de la longue traîne.

« Voilà, Anatole, ce que j'aimerais que vous vous représentiez : mon esprit courant se réfugier puis s'apaisant au bord des falaises, dans les dunes, les landes tapissées de bruyère où il devenait une contrée fade et tranquille ou plutôt non : là-bas, pris dans l'étau des rafales venues de l'océan, mon esprit se réveillait, s'ouvrait, s'émerveillait, laissait le vent pénétrer jusqu'à ses replis les plus discrets, les plus secrets, et c'est alors que, oui, c'est alors que, lui emboîtant le pas, mon corps renaissait.
Il fallait accepter de mourir pour vivre dans notre maison et je ne voulais pas de cette vie de presque morte. C'est sur les falaises, le corps vacillant sous le vent, l'esprit empli des histoires que me racontait grand-père de retour de ses promenades, que j'ai décidé un jour de partir, pour de bon. Je ne leur dirais rien. Je ne laisserais rien paraître du tour que je m'apprêterais à leur jouer. Je prendrais sous mon lit ma valise déjà prête. Ils trouveraient au matin ma chambre vide.» (Frédérique Clémençon, Traques, p. 43)

À la FNAC, le livre s'appelle Traqués. Sans commentaires.

À propos de la grève, les médias montraient dès hier beaucoup de gens qui étaient prêts à s'en arranger (transport, enfants, etc.).
Pas sûr qu'il y a six mois ou un an les journalistes auraient choisi cet angle. De même les commentaires sur les déclarations gouvernementales et umpesques, avec une certaine distance, non sans ironie (que ce soit France 3 ou France Info).


Vendredi 30 janvier 2009. Comme de petites griffures beiges.

Ai reçu un carton d'invitation pour une présentation qui m'aurait beaucoup intéressé, dont François Bon a déjà parlé en décembre. Mais plus de 11000 km m'en séparent... En revanche, certains de mes lecteurs peuvent toujours essayer d'y aller. Il y a peut-être encore moyen de s'inscrire. À moins que la Sorbonne ne soit fermée le 3 février, suite à la grève du 2... À suivre. Peut-être quelqu'un me tiendra-t-il au courant.

Les Triptyques de Claude Simon
ou l'art du montage
Sous la dir. de Mireille Calle-Gruber
Présentation de l'ouvrage et du DVD-rom
— En présence de Réa Simon
avec la participation de Pascal Quignard —

Mardi 3 février à 17 heures
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3
17, rue de la Sorbonne
Salle Bourjac - Galerie Rollin

Présentation suivie d'un cocktail
R.S.V.P. avant le 29 janvier
Boutique des Cahiers, 8 rue de la Sorbonne
01.40.46.48.02
psn@univ-paris3.fr

Ici, il a plu salement toute la journée. T. est passée chez son médecin traitant dans la matinée, moi j'ai continué mes activités de correcteur de copies pénibles, voire mes activités pénibles de correcteur de copies, ou peut-être même mes activités de pénible correcteur de copies, penseront certains des étudiants mal notés.
Nous avons déjeuné dans un restaurant du quartier, Kagaya, dit T., un plateau avec des fritures d'huîtres, ou devrait-on dire huîtres panées, ainsi qu'une soupe, du riz, etc. Excellentes, les huîtres ! Nous avons pensé que tant que nous restons et travaillons comme ça à la maison, il vaut mieux sortir déjeuner, et dîner léger à la maison.

Achat d'une pendule (on en a vu beaucoup sur le web) dans la boutique à l'angle des rues Kagurazaka et Ookubo. On en choisit d'abord une, chiffres arabes, beau design, mais une fois au mur, avec la lumière du plafonnier, le motif de fond, comme de petites griffures beiges, devient trop vif, nous dérange, sans parler de l'image réduite du plafonnier dans le verre convexe. Heureusement, ça vient d'un magasin du quartier et j'ai payé en liquide ! On téléphone et on peut la changer. Toujours sous la pluie, on y retourne, et on prend une à fond uni, verre plat, chiffres romains allongés et qui, posée, fait merveille. Le temps a changé.

« Voici, Jeanne, ce qui s'est passé lors de notre seconde fuite. Les habitants avaient voté à main levée notre départ sous vingt-quatre heures dans la grande salle de la mairie où Franz avait réussi à s'introduire sans se faire remarquer.  Ils avaient montré du doigt, sur une carte froissée, la zone verte, cerclée d'un trait de feutre noir, qu'ils nous avaient concédée à cinquante kilomètres de la frontière. Ils nous avaient laissés partir, non sans avoir procédé à un grand rafraîchissement, selon l'expression en usage pour désigner leurs chasses — Sofia se souvenant de l'odeur d'essence quelques minutes avant qu'on ait mis le feu, pensant d'abord à une fuite, un accident, avant de se raviser quand la clameur s'est rapprochée, une odeur douceâtre, presque sucrée, se souvenant aussi des enfants agglutinés en meute braillarde devant notre maison de bois vide, offrant leur aide, tendant leurs brindilles, leurs papiers enflammés aux incendiaires quand ils n'étaient la veille encore que des voisins et des compagnons de jeu sinon bienveillants du moins ordinaires, ni pires ni meilleurs que les autres enfants, se souvenant de leurs sourires et de leurs yeux brillants happés par le spectacle des flammes qui s'emballaient, léchaient les murs, les dévoraient, engloutissaient la maison mètre par mètre et d'autres maisons encore, se souvenant du ronflement des flammes crevant les fenêtres et roulant sur les toits, des maisons s'affaissant les unes après les autres dans un nuage de braises et d'étincelles, se souvenant de nous qui abandonnions les lieux sans dire un mot et d'eux qui les envahissaient pour les piller puis les détruire, un jerrycan à la main, du beau travail, Sofia se souvenant puis oubliant ou plutôt décidant d'oublier, disant c'est mieux ainsi, on ne peut pas vivre sur un tas de cendres.» (Frédérique Clémençon, Traques, p. 52-53)


Samedi 31 janvier 2009. Les tiges n’entrent pas à fond.

Levé à 5 heures pour préparer le cours sur le chapitre 3 d'Histoire d'O. Très bonne ambiance à l'Institut pour parler d'initiation (d'O) et de manipulation (de Jacqueline), des combles de la honte d'O — comblée au propre comme au figuré et — exposée prise devant une vieille servante, puis envoyée pour être ferrée et marquée au fer rouge chez Anne-Marie, une maîtresse qui en aurait remontré à Catherine Robbe-Grillet...

« Anne-Marie prit le coffret de cuir qu’elle avait apporté et mis sur un fauteuil, et tendit à Sir Stephen les anneaux disjoints qui portaient le nom d’O et le sien. « Faites », dit Sir Stephen. Yvonne releva les genoux d’O, et O sentit le froid du métal qu’Anne-Marie glissait dans sa chair. Au moment d’emboîter la seconde partie de l’anneau dans la première, Anne-Marie prit soin que la face niellée d’or fût contre la cuisse, et la face portant l’inscription vers l’intérieur. Mais le ressort était si dur que les tiges n’entraient pas à fond. Il fallut envoyer Yvonne chercher un marteau. Alors on redressa O, et la penchant jambes écartées, sur le rebord de la dalle de pierre qui faisait office d’enclume où appuyer alternativement l’extrémité des deux chaînons, on put, en frappant sur l’autre extrémité, les river. Sir Stephen regardait sans mot dire. Quand ce fut fini, il remercia Anne-Marie et aida O à se mettre debout. Elle s’aperçut alors que ces nouveaux fers étaient beaucoup plus lourds que ceux qu’elle avait provisoirement portés les jours précédents. Mais ceux-ci étaient définitifs. « Votre chiffre maintenant, n’est-ce pas ? » dit Anne-Marie à Sir Stephen. Sir Stephen acquiesça d’un signe de tête, et soutint O qui chancelait, par la taille ; elle n’avait pas son corselet noir, mais il l’avait si bien cintrée qu’elle paraissait prête à se briser tant elle était mince. Ses hanches en semblaient plus rondes et ses seins plus lourds. Dans la salle de musique où, suivant Anne-Marie et Yvonne, Sir Stephen porta plus qu’il ne conduisit O, Colette et Claire étaient assises au pied de l’estrade. Elles se levèrent à leur entrée. Sur l’estrade, il y avait un gros réchaud rond à une bouche. Anne-Marie pris les sangles dans le placard et fit lier étroitement O à la taille et aux jarrets, le ventre contre une des colonnes. On lui lia aussi les mains et les pieds. Perdue dans son épouvante, elle sentit la main d’Anne-Marie sur ses reins, qui indiquait où poser les fers, elle entendit le sifflement d’une flamme, et dans un total silence, la fenêtre qu’on fermait. Elle aurait pu tourner la tête, regarder. Elle n’en avait pas la force. Une seule abominable douleur la transperça, la jeta hurlante et raidie dans ses liens, et elle ne sut jamais qui avait enfoncé dans la chair, de ses fesses les deux fers rouges à la fois, ni quelle voix avait compté lentement jusqu’à cinq, ni sur le geste de qui ils avaient été retirés. Quand on la détacha, elle glissa dans les bras d’Anne-Marie, et eut le temps, avant que tout eût tourné et noirci autour d’elle, et qu’enfin tout sentiment l’eût quittée, d’entrevoir, entre deux vagues de nuit, le visage livide de Sir Stephen.» (Pauline Réage, Histoire d'O, p. 169-170)

Après un très mérité poulet-frites au Saint-Martin, un passage-éclair à la médiathèque de l'Institut où j'apprécie le remords — intempestif, c'est le moins qu'on puisse dire — de Maurice Nadeau sur le peu d'écho donné au Rangements de feu Daniel Oster, une sieste de 40 minutes, je reçois — enfin — Writer of O, un dévédé documentaire sur l'histoire d'Histoire d'O que j'avais commandé il y a plusieurs semaines mais dont la disponibilité a tardé et que je m'enfile illico.

« [...] je suis tombé sur un livre que nous avons négligé en son temps (2001) [...] Jean Goulemot lui avait rendu hommage (Q. L. n° 762) [...] J'ai dû signaler Rangements, bien sûr, mais quand je le relis aujourd'hui, je me dis que nous avons été coupables de ne pas lui avoir consacré un article qui en aurait montré l'importance. [...] dur pour lui de voir Valéry se perdre en mondanités ronds de jambe et Mallarmé incarner le petit-bourgeois fonctionnaire pêcheur à la ligne. Le drame est là : il continue de les admirer, de les citer, de vivre encore avec eux, et ils n'ont été que ce qu'est l'auteur pour le Proust du Contre Sainte-Beuve. Il regrette, sans le dire mais cela saute aux yeux, que la poésie, l'aphorisme, le travail de la pensée et celui de la forme, l'écriture n'ait pas fait d'eux des héros, des titans, des conducteurs de peuples. [...] Un doute pourtant l'assiège : n'est-il pas en train d'écrire son journal intime ? Alors que décrire l'intimité c'est se perdre dans la socialité du langage, se mentir à soi-même, exciper d'un "je" que personne ne sait définir, se poser en personnage de fiction ? [...] » (Maurice Nadeau, « Journal en public », La Quinzaine littéraire, n° 983, du 1er au 15 janvier 2009)

Où l'on retrouve une partie du questionnement de Dominique Meens dans sa dernière livraison radiophonique, Pour un wolman, Surpris par la nuit de mercredi dernier — dans lequel il y a bien d'autres choses, évidemment.

À propos de radio et de se perdre dans la socialité du langage, je note le silence absolu sur le passage des Mardis littéraires que j'ai retranscrit avant-hier. Je sais qu'il y a des visites, des lectures, c'est indéniable. Mais aucune réaction, silence absolu. Qu'en penser ?
Quels que soient les griefs que l'on a contre l'autofiction, et je comprends qu'on en ait, la politesse et la décence radiophoniques d'une animatrice serait d'interroger d'abord son invitée, de la pousser éventuellement dans un retranchement intellectuel ou idéologique et d'argumenter ensuite, en tant qu'animatrice, avec retenue et sans emportement, en donnant au passage son opinion...
Au lieu de quoi, la capitaine Pascale Casanova assène son opinion d'entrée, à l'emporte-pièce et sans aucun argument, de toute la hauteur de ce qu'elle croit être sa stature radiophonique et pseudo-scientifique, obligeant Chloé Delaume, très calme, très cool, très pro en vérité, à une défense modeste mais ferme, s'appuyant sur les éléments définitionnels de l'autofiction et montrant qu'elle voulait en interroger les fondements, en faire jouer les lignes, etc.
D'ailleurs, quand j'entends ou je lis l'indignation contre l'autofiction comme genre ou le questionnement sur ce choix de Chloé, je pense que l'on devrait s'interroger soi-même sur sa propre résistance. Là non plus les tiges n'entrent pas à fond, et je me demande bien ce qui pourrait faire office d'enclume... Il y a quelque chose de pathologique que chacun devrait, sans honte, essayer d'affronter.
Affronter, c'est ce que Chloé fait, et ce pourquoi elle a toute sa place, et pas des moindres, dans la littérature contemporaine.

© Berlol, 2009.