Journal LittéRéticulaire de Berlol
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Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.







Février 2009

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Dimanche 1er février 2009. Son espion lui a sauvé la vie.

On voulait acheter, près de la fac où je travaille, histoire d'investir sur quinze ou vingt ans. On va louer. La crise n'est pas seule en cause. Il faut aussi, sentais-je depuis quelques mois, qu'il y ait un avantage à acheter, c'est-à-dire à revendre. Par exemple, si je trouve maintenant un loyer à 80.000 yens, ça me coûtera 960.000 yens par an, soit 14,4 millions de yens sur 15 ans. Or, 15 millions, c'est sans doute le minimum de ce que coûterait le crédit sur 15 ans. Pour y gagner quelque chose, par rapport à la location, il faudrait pouvoir revendre la maison un peu plus cher que son prix de base, ce qui est presque impossible au Japon. Sauf si une  tendance haussière se prolonge ou si un quartier s'apprécie beaucoup. Je ne crois pas que ce soit le cas. Donc, pas intéressant.
C'est vrai que j'ai triché un peu... Il ne s'agit pas des mêmes surfaces : l'appartement à louer, c'est 65 m², une maison, c'est au minimum 100 m². D'où le deuxième questionnement : a-t-on réellement besoin de 100 m² pour vivre à deux ? Alors qu'on est habitué à vivre dans moins de 35 m² depuis plusieurs années...

Dans la liste non close des écrivains qu'Éric Chevillard aime, et dont j'attendais depuis une semaine qu'elle se prolongeât, il y une quinzaine de noms pour lesquels j'éprouve le même sentiment, ce qui est très rare. D'autant plus que les autres, ce sont des auteurs que je n'ai pas encore lus. Il y en a aussi un qui est présent deux fois...

À pied, au soleil, malgré le vent, jusqu'à l'hôtel Edmont, pour déjeuner. Des familles de touristes chinois se gavent littéralement de pinces de crabe. Ils en reprennent plusieurs fois. Le menu buffet à volonté devait être dans leur formule de voyage, avec Disneyland.
Vers 14 heures, le vent forcit, heureusement qu'on a des capuches...
Courses à Miuraya pour le nabe de ce soir.

« C'est pour moi », sont, merveilleux de simplicité, les derniers mots de La Vie des autres (Florian Henckel von Donnersmarck, 2006), vu ce soir. En japonais, puis en allemand avec sous-titres japonais, ce qui n'empêche absolument pas la compréhension de ce très beau film.
L'épilogue se situe après la chute du mur de Berlin quand, consultant les archives déclassifiées, l'écrivain espionné comprend comment et combien son espion lui a sauvé la vie. Il veut le rencontrer mais s'aperçoit que ça ne servirait sans doute à rien. Encore deux ans passent. Il écrit un roman ayant le même titre qu'une sonate jouée quand il était espionné, et qui avait retourné l'espion. Ce dernier vit maintenant de petits boulots, passe dans une rue, voit une affiche, entre dans la librairie, ouvre le livre et trouve la dédicade, qui lui est adressée, sous son ancien matricule secret. D'où la pleine valeur de ses mots quand il répond à la question du caissier :
« C'est pour un cadeau ?
— Non, merci. C'est pour moi.»


Lundi 2 février 2009. Mariage avec un cassoulet.

Courrier à rattraper — je cours derrière.
Lecture de Sagan. Ce n'est pas spécialement un style que j'aime, même si je reconnais qu'elle écrit bien. Ainsi peut-il y avoir un fossé — infranchissable quand il n'est pas en train de se creuser, dirait un dictionnaire d'idées reçues — entre reconnaître une qualité, presque à son corps défendant, et aimer, qui nous vient avant de réfléchir.
L'un est un geste de l'intellect, approuvant la conformité à des canons appris, en mesurant l'efficace par contraste avec d'autres écritures ; l'autre est une réaction dont on ne connaît pas exactement le siège, que par métaphore on dit épidermique ou du cœur, et qui fait adhérer avant de réfléchir — et parfois contre l'intellect, qui nous dirait plutôt que c'est horrible (Baudelaire, Hugo, Volodine), abject (Céline), insupportable (Sade, Bataille), idiot (Angot). D'où notre incapacité, souvent, à faire reconnaître ou à défendre nos goûts, surtout si l'on n'a pas un petit bagage critique — mais parfois même si on l'a, voire même parce qu'on en a un...

« Le ciel était éclaboussé d'étoiles. Je les regardais, espérant vaguement qu'elles seraient en avance et commenceraient à sillonner le ciel de leur chute. Mais nous n'étions qu'au début de juillet, elles ne bougeaient pas. Dans les graviers de la terrasse, les cigales chantaient. Elles devaient être des milliers, ivres de chaleur et de lune, à lancer ainsi ce drôle de cri des nuits entières. On m'avait expliqué qu'elles ne faisaient que frotter l'une contre l'autre leurs élytres, mais je préférais croire à ce chant de gorge guttural, instinctif comme celui des chats en leur saison. Nous étions bien ; des petits grains de sable entre ma peau et mon chemisier me défendaient seuls des tendres assauts du sommeil. C'est alors que mon père toussota  et se redressa sur sa chaise longue.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Pocket 3564 [rééd. de Paris : Julliard, 1954], p. 15)

Les cigales chantent-elles vraiment dans les graviers ?

Il n'y a plus ce vent froid d'hier. C'est presque le printemps à Ginza où nous allons pour des cartes postales (Ito-ya). Vite fait, nous passons voir les dernières soldes au grand magasin Matsuya. Rayon sous-vêtements, rayon sport, rayon linge de maison... Rien ne retient notre attention. La fièvre acheteuse est tombée.
En même temps, vu le temps qu'il fait en France, je ne vais pas me plaindre pour un peu de vent. Cette année, on aura plutôt fait des économies de chauffage.

Avec quelques jours de retard (mais qu'importe !), nous fêtons notre anniversaire de mariage avec un cassoulet au Saint-Martin. Original, non ? Ça m'avait étonné quand T. l'avait proposé il y a quelques jours, parce que c'est quand même un peu lourd, surtout pour le soir. Mais elle voulait goûter les haricots. D'ailleurs, ce n'est pas trop gras, bien parfumé et plutôt digeste. Comme notre union, finalement.

Le dernier Indiana JonesI.J. et le royaume du crâne de cristal (S. Spielberg, 2008), pour se distraire. On ne cache pas son âge. Le scénario est bien ficelé, respecte l'aspect rustique du personnage. Mais pourquoi cela va-t-il si vite ? Quand je veux du jus d'orange, je ne prends pas du concentré en poudre additionné de vitamines.


Mardi 3 février 2009. Ne pas alourdir la volute textuelle.

Depuis des semaines, T. rêvait (après le cassoulet) de déjeuner de sandwiches chez Kayser, dans le coin café qui jouxte la boulangerie. Au pain frais, sur commande. Pas des sandwiches préparés à l'avance. Ici, c'est un luxe et la baguette Monge est sublime.
Après le café et une comme toujours déchirante séparation, je continue Traques dans le shinkansen. J'avance vite dans ce livre, c'est étonnant comme j'avance vite. C'est lui qui avance vite. C'est son écriture, son rythme. Ça se déroule malgré moi, dans une superbe clarté qu'ombre pourtant l'implacable fatalité des quatre destins entrelacés par l'alternance des chapitres. Deux se parlent de leur passé, tellement différents, et pourtant proches par la fuite de ce qui les opprime. Deux vivent leur présent sans rien se dire tant ils savent courir à leur perte sans y rien pouvoir. Mais qui les tient et les tisse ? Et pourquoi ?
En février 2005, je notais quelques phrases de Frédérique Clémençon tirées d'une émission de 2003. Elle déclarait vouloir, dans son troisième livre, s'il venait à exister, parler du monde de l'entreprise d'une façon qui ne serait pas caricaturale. Est-ce de cette intention qu'hérite le Vincent de Traques ? Nous le saurons peut-être dans le Du jour au lendemain prévu pour le 24...

« Depuis quelques mois, sans qu'il me soit possible de relier ce nouvel état à quelque événement que ce soit, j'entends par là un événement probant dont l'évidence remettrait chaque chose à sa place et chasserait en un rien de temps mes vertiges, mes sueurs froides, ma présence ici m'apparaît soudain d'une totale incongruité et tient en quelques mots : qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que je fais dans cette tour semblable à toutes celles que j'aperçois de mon bureau et que j'ai vues sortir de terre ces deux dernières années, pousser comme des champignons, un immeuble tout de verre fumé dont la plupart des occupants réguliers me sont inconnus, situation qui, en dépit de sa banalité ou plutôt en raison de sa banalité même, n'en relève pas moins pour moi, à certaines heures de la journée, de la plus parfaite absurdité quand je ne vois pas dans ce fourre-tout studieux et anonyme la manifestation supérieure de quelque cruauté, de quelque intention malfaisante ? Mais il peut tout aussi bien se faire, à d'autres moments de la journée, que mon statut de rouage minuscule, de composant insignifiant égaré dans l'organigramme complexe de l'entreprise me procure un soulagement égal en intensité à celui que je ressens lorsque je me retrouve seul à l'étage et que je contemple, rasséréné, les fauteuils et les couloirs vides : l'anonymat comme la solitude constituent quelquefois autant de trésors qu'il n'est pas inutile de préserver quand l'hostilité gagne tout autour de moi, me dis-je alors, profitons-en.» (Frédérique Clémençon, Traques, p. 62-63)

Au bureau, une étudiante passe emprunter le dévédé de Lady Oscar. À une semaine de la date limite, il est grand temps de se mettre à son rapport de fin d'année...

Après le dîner, j'essaie de regarder le film Bonjour tristesse (Otto Preminger, 1958) mais je trouve ça tellement kitsch que j'arrête au premier quart. Un autre jour peut-être...
Le texte est-il  kitsch, lui aussi ? Et est-ce que ce mot a un sens en littérature ?
Oui, c'est bien possible. Mais comme tout texte il m'autorise, pendant que je le lis, à ne mettre ni visages aux personnages, ni couleurs, ni formes aux lieux et aux objets — ou d'une façon telle que leur construction mentale ne les constitue pas vraiment en une succession d'images. Pour moi, il y a une légèreté d'épure dans la lecture, quelque chose qui me permet de ne pas visualiser, de ne pas alourdir la volute textuelle avec le concret de la vision. Ce caractère général qui différencie (chez moi ?) littérature et cinéma peut se trouver amplifié dans ce cas par, d'un côté, l'écriture insolente de Sagan, de l'autre, par la lourdeur caricaturale, pataude, j'allais dire américaine, des images de Preminger.
Heureusement qu'il y a eu Tuxedomoon — morceau que j'ai connu dans les années 80, bien avant de lire Sagan.


Mercredi 4 février 2009. Variations spéculaires sur le droit d'ingérence.

Comme je l'avais subodoré la semaine dernière en voyant mes voisins de palier accueillir un camion, je suis maintenant le dernier locataire de l'immeuble. L'appartement devient un centre de tri : ce que je jette, ce que je garde et dans quelle catégorie. Du coup, quand je vais au sport pour une séance rapide, c'est plutôt pour me reposer et lire en pédalant.

« [...] grand-père disant, la main gauche levée ainsi qu'il le faisait toujours quand il s'apprêtait à me dire quelque chose d'important, c'est à la maîtrise qu'il a du temps qu'on mesure la richesse véritable d'un homme, et j'entends bien profiter des dernières années qui me restent à vivre pour donner libre cours à ce que, là-bas, dans cette maison qui m'est devenue aussi odieuse qu'à toi, on nomme mes inepties de vieillard sénile, je veux maintenant perdre mon temps [...] » (Frédérique Clémençon, Traques, p. 115-116)

Dernières piles de copies à corriger (pour ce soir — maîtrise du temps — calendrier universitaire oblige), j'écoute alternativement informations et musique.
C'est étrange, comme des données variées s'amalgament parfois. On dit qu'ici ou là, dans différents pays, à cause de la crise, des boucs émissaires sont vivement recherchés : les banquiers, les travailleurs étrangers, les marginaux, etc. Et puis soudain, comme par hasard, arrive un bouquin pour descendre Bernard Kouchner en plein vol... Oui, mais vol, ou détournement, de quoi ? De rien, juste pour insinuer, calomnier... D'ailleurs, quelles que soient ses turpitudes, réelles ou imaginaires, je ne suis pas sûr que ce soit le bon moment, surtout sans preuves. Il est même étonnant qu'un éditeur s'engage sur un tel coup. Ils sont aux abois, eux aussi, les éditeurs. Ou alors...
Ou alors, c'est de la littérature ! Oui, de la vraie. De la fiction contemporaine. Au sens où ont été écrits récemment des livres de fiction sur Marlon Brando, Émile Zatopek, Marylin Monroe, Jeanne Mas, Bob Dylan, et tant d'autres — avec des fortunes critiques diverses, il est vrai ; tout le monde n'est pas Bon ou Échenoz. Allez, les libraires, mettez le Péan en littérature contemporaine ! Ah ah ! Et qu'on lui donne le Goncourt, pendant qu'on y est ! Pour ses variations spéculaires sur le droit d'ingérence dans le roman francophone ! Et qu'on rigole !
En tout cas, ça fait bien de la distraction pour un Sarkozy au pied du mur. Distraction au sens de détournement de l'attention générale. Le bonneteau géant continue.

Ce soir ou jamais du 3, justement, où il est question de gauche de la gauche et de décroissance (sautez la première partie avec Serge Lama, c'est pitoyable — qui écrira un roman contemporain sur Serge Lama ?). Daniel Bensaid, Jacques Marseille et al. : qui croire, comment faire ? Visionnaires, réformateurs, rêveurs, qui se disputent pour savoir qui imposera sa forme de démocratie — comme d'habitude. Intellectuellement, c'est excellent. Politiquement, moins.
Avant de me coucher, j'atteins péniblement les deux tiers du film Bonjour tristesse entamé hier... L'action s'est nouée, le ressort se tend. Une chose qui me plaît bien : le choix du noir et blanc pour le présent narratif, dans la mouvance jazz et caves de Saint-Germain, contrastant avec les couleurs criardes du Saint-Tropez de l'année passée. Inversion du code du flash-back, mais respect du fossé entre naïveté chromatique et tristesse monochrome.


Jeudi 5 février 2009. Préparer contrats, dates et sommes.

Jour très attendu, chaque année, de la grande messe dite des concours d'entrée, quand, tous les enseignants assemblés dans le grand amphi, sont distribuées les enveloppes dans lesquelles figurent, pour chacun, les jours d'astreinte. Impossible de savoir avant cet instant si l'on serait bloqué le samedi ou le dimanche, ou les deux, comme ce fut le cas l'an dernier ou avant, m'obligeant à annuler au dernier moment un cours sur Rimbaud. Mais cette année, mon sort est chanceux et aucun week-end ne sera bloqué.

Avec David, déjeuner au Downey où la formule a changé — et augmenté. Mais l'hamburger est toujours fait maison et bon. Nous discutons du voyage à Orléans, des préparatifs où il en est.
Il m'aide ensuite, de retour au bureau, pour téléphoner au service municipal d'enlèvement de mes encombrants (soudaigomi) : réserver la date de ramassage et prévoir le nombre de tickets à acheter.
Comme il est question de mon déménagement, je m'aperçois que j'ai complètement zappé le déjeuner d'hier, pourtant original et fort agréable. En effet, David, notre chef et moi sommes allés déjeuner avec le directeur de l'Alliance locale. Il a été question de collaboration culturelle et pédagogique entre nos établissements, plusieurs projets ont été évoqués pendant que pâtes et risotto étaient engloutis.
Un appel téléphonique à l'agent immobilier avait soudain accéléré mon dossier : mon probable futur propriétaire acceptait de percer le béton, à ses frais, et l'on pouvait commencer à préparer contrats, dates et sommes.

En train rapide fin de Traques...
Rien à dire pour Vincent et Élisabeth, ils s'étiolent et disparaissent selon leur souhait. Mais pour Jeanne et Anatole, oui, j'ose croire, Frédérique, après tout ce partage de paroles dont tu nous as fait témoin, qu'ils ont de l'avenir, et pourquoi pas — c'est mon optimisme incorrigible — un avenir ensemble.

« Nous avons alors décidé de partir au plus vite. Les femmes prépareraient nos bagages, les hommes se rendraient à la carrière où ils demanderaient au patron qu'il leur règle leur argent du mois puis en ville, à la banque, pour retirer ce que nous avions réussi à mettre de côté pendant ces années c'est-à-dire peu de choses, une liasse de billets glissée dans la poche intérieure d'une veste. Mais cet argent et nos économies suffiraient, pensions-nous, à payer notre fuite, le passage de la frontière, les papiers, la rallonge que les passeurs nous demanderaient sans doute au dernier moment, nous savions qu'ils étaient devenus gourmands, que nous étions nombreux désormais à vouloir partir mais, pensions-nous, il nous resterait encore assez d'argent pour vivre quelques temps dans notre nouveau pays, assez pour nous permettre de trouver un logement, un travail.
Sur le chemin du retour, nos dernières heures passées à la carrière, nos économies en poche, c'est Franz qui, marchant loin devant comme à son habitude, a vu le premier les colonnes de fumée noires monter du ciel. Nous avons dépassé les cultures saccagées, les animaux égorgés, les volailles, les chèvres, les moutons que nous venions d'acheter, il ne restait plus rien. C'est aussi Franz qui a découvert les corps de Sofia et de Petit garçon, étendus l'un à côté de l'autre devant notre maison, portes et fenêtres grandes ouvertes, vitres brisées.» (Frédérique Clémençon, Traques, p. 120-121)


Vendredi 6 février 2009. Lave expulsée du volcan familial.

Dans le bain, je commence le livre de Chloé Delaume et, sortant à peine de celui de Frédérique Clémençon, encore plongé dans sa musique ample et sinueuse, ce qui saute aux yeux et aux oreilles, c'est l'intensité, la saccade, le hérissement des phrases et des effets de sens. Pas d'esprit de notation ou de hiérarchie dans ces remarques, mais véritablement le passage d'un monde à un autre, ou d'un milieu à l'autre, comme de l'eau à l'air ou du mercure liquide de la décrépitude globalisée à la lave expulsée du volcan familial.
Chez l'une, les mots se font discrets et précis pour servir la charpente de la phrase ; chez l'autre, la phrase maigrit et les laisse s'entrechoquer, s'amocher et hybrider les sens.

« J'écris pour que tu meures. Puisque tu es vivante, encore tellement vivante que c'en est indécent. Ce qu'il faut à présent c'est que tu lises ces lignes et qu'enfin tu en crèves, que ton cœur se fissure, que le granit implose ; tes artères un brasier, le sang bout le sais-tu à combien de degrés, tes valves ravagées incendie poitrinaire. C'est à ça que j'aspire. À ton exposition. Carbonisée la chair abroge toute minauderie, la reine sera si nue qu'on scrutera en son sein. Alors sera révélée la nature de l'organe qui t'a maintenue en vie. Tu ne pourras plus feindre, tes entrailles en haillons se feront seul apparat.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, Paris : Éditions du Seuil, 2009, p. 9)

« Au cristallin douze araignées.» (Ibid., p. 11)

Soleil et fort vent frais, comme souvent cette année. J'accompagne T. à une visite médicale à Shinjuku et j'en profite pour passer à Yamaya, acheter des olives, du pâté et une bouteille de bordeaux — on dirait que les prix des vins augmentent, ou c'est à cause du positionnement vers une clientèle plus aisée qu'avant (segment qui risque de diminuer, ce n'est peut-être pas un bon calcul...).

Après la lecture orale de Vingt Ans après, achevée fin 2008 (certains abonnés du JLR se souviendront que les lectures orales ont commencé en Corse avec Muriel Barbery), et parallèlement à quatre ou cinq autres livres qu'elle a lu en japonais sans rien m'en dire, T. s'était lancée dans une lecture qui s'achève ce soir, celle des Nuits blanches du Chat botté, de Jean-Christophe Duchon-Doris, un roman policier inspiré des contes de Perrault et dont l'action se déroule vers l'an de grâce 1700, acheté au début des années 2000 et qui était resté en attente sur une étagère, alors qu'affaires familiales et fin de thèse entreprenaient sans succès de la noyer — mais c'est elle qui les a vidées et dégagées.
J'ai dû en entendre une bonne moitié, discuter avec T. de certains détails géographiques ou lexicaux depuis début janvier et attendre les résumés des chapitres lus en mon absence, de sorte que je peux dire aujourd'hui que je connais moi aussi ce livre. S'il y a une vraie subtilité dans la mosaïque d'indices pris aux contes, les crimes s'avérant inspirés des scénarios et des attitudes humaines ou animales du Petit Poucet, du Chat botté, du Chaperon rouge et de son loup, etc., en revanche, j'ai trouvé le style un peu lourd, plein de clichés stylistiques, de métaphores éculées, de scènes érotiques harlequinesques, mais qui ont eu le mérite de nourrir la banque d'expressions de T., qui par ailleurs connaît Perrault sur le bout des doigts.

« L'assistance s'était tue mais tous poursuivaient leurs besognes. On eût dit une crêche d'automates. Des mères se dépoitraillaient pour que les bébés tètent. Les fileuses à la quenouille ou au rouet s'épuisaient dans les mêmes gestes, s'humectaient le pouce et l'index, tiraient le fil, recalaient l'outil sous le bras. Sur leur droite, un vieillard, la bourse hersée de dents noircies par le tabac, cirait de gros souliers à semelles cloutées, avec un mélange de graisse de porc et de noir de fumée. De temps en temps, il souriait à Delphine d'une grimace qui la déconcentrait. Alors, elle repoussa un peu plus sa capuche, se pencha en avant, deux rides barrant la longueur de son front, et s'efforça de saisir le sens du récit.
La Naïsse parlait d'une princesse endormie, piquée au doigt par la pointe d'une quenouille. Un prince la découvrait, lui faisait l'amour dans son sommeil et la princesse se réveillait en mettant au jour un enfant.
— Mais je connais une histoire comparable ! lâcha-t-elle soudain, stupéfaite.» (Jean-Christophe Duchon-Doris, Les Nuits blanches du Chat botté, Paris : Julliard, 2000, p. 116)


Samedi 7 février 2009. ErOs & thanatOs enchaînés au trou vide du néant.

Encore un lever à 5 heures pour préparer le cours de l'Institut, qui sera la dernière séance consacrée à Histoire d'O — avec un O comme Odile, comme les orifices de son ventre et de ses reins, pour reprendre les euphémismes réagiens, comme une bouche ouverte par surprise — Ô — ou par autre chose, mais aussi O comme anneau d'esclave passé dans une lèvre, piercing avant la mode, ou comme cercle virtuel d'une initiation menant à la soumission, la déshumanisation et, finalement, erOs & thanatOs enchaînés au trou vide du néant. Ainsi en a-t-on bien fait le tour, je crois...

Déjeuner au Saint-Martin avec T., Laurent et Bill. Il y est beaucoup question de négationnisme,de silence papal et, pour la France, des effets pervers des lois mémorielles. Le bar-purée et le poulet-frites n'ont qu'à bien se tenir.

Chez le coiffeur, avec au moins un mois de retard. Ça boucle à donf. Je dors lamentablement dans le fauteuil ; trop petite nuit pour résister aux soins capillaires et au massage crânien. Heureusement, je peux lui faire confiance. J'en ressors raccourci, rajeuni et ça fait froid dans le cou.

En allant chercher le journal de France 2, j'ai découvert, par le bandeau juste en-dessous, qu'une page web 2.0 rassemblait et détaillait les journaux de France télévision. L'installation de Silverlight est simple et sans problème et le résultat est graphiquement et réticulairement très agréable.
Dans un des sujets d'info, j'entends d'ailleurs parler de MonTimbrenLigne, sur le site de La Poste, et vais de suite en voir la démo. « Le client fournit l'encre et le papier », disait-on aux infos. Certes, mais comme ça doit être amusant de créer soi-même son timbre et de l'imprimer sur l'enveloppe !

In the Valley of Elah (Paul Haggis, 2007) est notre dévédé du soir. Calme, détaillée, passionnante exposition d'un cas de disparition de GI au retour d'Irak. Pas de complot mondial contre les USA, ni poursuite de voitures de police, ni débauche de violence, mais un père déterminé à trouver la vérité derrière le mutisme militaire et la passivité policière. Et ce qu'on y découvre n'est pas beau, c'est comme un cancer généralisé de la jeunesse et donc de l'avenir d'un pays, un gros signal de détresse — excellent titre d'article.


Dimanche 8 février 2009. Les exceptions étaient rares.

Un petit dimanche avec du soleil et du vent. Grasse matinée. Pain chez Kayser pour brunch. Lectures. Courriers. Correction de copies. Sortie de moins d'une heure pour de petites courses, comme renouveler le stock d'oranges. Voyez le genre.
(Et si je le note, et l'ajoute même, ce n'est pas pour ennuyer mes quelques lecteurs, mais pour ma propre mémoire, consultable d'où que je sois, et même peut-être d'un outre-monde, qui sait ?)

« [...] Très critique également s’avère la vision des sphères éditoriale et artistique qui ressort du dossier proprement dit. On notera tout d’abord la condamnation sans appel que profère dans l’interview liminaire un agent littéraire anonyme : "A force de se comporter comme de simples imprimeurs, débitant les livres à la chaîne sans assurer de réel travail de sélection et de promotion, les éditeurs ont d’une certaine manière scié la branche sur laquelle ils étaient assis depuis des décennies" (84). Par le biais de recommandations ironiques ou d’un récit atypique illustré de schémas se trouve ensuite remis en question l’emprise du marketing sur l’espace esthétique : Benchmarking TINA, "Le management de la littérature durable" ; Associates consulting, "Réussir en art grâce aux méthodes du consulting". Par ailleurs, TINA enferme malicieusement huit livres sélectionnés pour les prix littéraires 2008 dans la toile hexagonale constituée par les critères suivants : "originalité du sujet", "travail sur la langue", "inscription dans l’histoire littéraire", capacité à absorber le lecteur", "capacité à divertir" et "rapport au réel". Bertrand Gervais, lui, analyse les principes esthétiques du cyberespace : rhizome, fugacité, oubli, hétérogénéité, hybridité, flux… Enfin, l’université n’échappe pas à l’actuel chaos culturel : dans "Classe-toi pauvre con !", Vincent Bourdeau s’attaque à ce mal anglo-saxon qui, importé par la volonté présidentielle, vient scléroser notre recherche universitaire ; le rendement et la tactique primant désormais, tout chercheur normalement constitué n’aura de cesse que de produire toujours plus dans des revues classées "A", au détriment de travaux plus originaux ou au plus long cours…» (« Revue TINA n°2 », le 6 février chez Libr-Critiques, posté par Fabrice Thumerel)

L'impression de me lire il y a deux ou trois ans. Ce que je disais de l'édition, ou de la recherche. À l'époque, on me disait que j'exagérais, que j'y allais un peu fort, qu'il ne fallait pas tirer sur l'ambulance, que tout n'était pas mauvais dans l'édition ou dans la recherche, et même que le Salon du livre était sympa ; je répondais que les exceptions étaient rares.

Avez-vous lu Kara Walker n'est pas Joséphine Baker, le feuilleton de Liliane Giraudon sur le site POL ? Non ? Alors, courez-y !

« 15
Strictement parlant tout est fortuit
autour de nous Manger des œufs
le matin trouver
un objet de violence
dans une structure donnée
prise en compte du Noir
très dessiné le garçon unijambiste
copule avec la Morte
« Fils c'est ta mère » » (Liliane Giraudon, épisode du 5 février)


Lundi 9 février 2009. Dans ma probable bientôt future rue.

Enregistrements d'hier et de ce matin : Olivier Rolin diffusé avant-hier aux Lundis du CNL du canal des Chemins de la connaissance, Bernard Pingaud dans Surpris par la nuit le 2, Jean-Luc Nancy dans Du jour au lendemain du 4, Jeux d'épreuves de samedi, surtout pour ce qu'on dit sur Philippe Vasset, enfin Fictions/Drôles de drames avec la première partie d'un cycle Henry James. En revanche, j'ai laissé tomber le feuilleton de la semaine, les Mardis littéraires et quelques autres qui ne m'intéressaient guère.

Déjeuner avec T. au Laroche Kamikura, dans une des ruelles pavées rénovées de Kagurazaka, qui propose une cuisine agréable, française adaptée au goût japonais, voire expérimentale (un foie gras-don, c'est-à-dire sur du riz et avec du daikon, que j'essaierai la prochaine fois). Elle prend la dorade, moi le poulet, pour comparer avec ce qu'on connaît dans le quartier, et le résultat est très satisfaisant. À suivre...

Pour l'heure, ventre plein, c'est la séparation à la gare de Tokyo. Pour oublier, j'écoute des nouvelles de Dino Buzzati dans le shinkansen. Puis, je vais au centre de sport, pour pédalage en compagnie de Chloé, comme en écho à la citation sur TINA d'hier, puis tractions de petits poids et long sauna en vue de récupérer la souplesse rouillée ces dernières semaines.

« Ce ne sont pas tant les traits, la silhouette de Clotilde qui se modifient au fil des ans, à travers ces quatorze minutes. C'est plutôt le décor des prises qui évolue. Je vois des librairies et des brasseries connues, des maisons d'édition identifiables, aussi. Et puis au second tiers, maintenant, je ne sais plus trop. Les lieux, méconnaissables. Beaucoup de choses se passent devant des ordinateurs. Design épuré, dématérialisation confondante. Clotilde est une femme mûre, lecture sur sa liseuse dans une pièce blanche, peut-être une galerie d'art où tout serait décroché. Il y a des bornes et des écrans, le public fait la queue devant des exemplaires fraîchement imprimés par une machine à livres.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 26)

Avant les courses au supermarché, je passe en vélo dans ma probable bientôt future rue (ça se décide cette semaine et ça part plutôt bien). Il n'y a que cent mètres de côte, pour finir, mais je suis obligé de mettre pied à terre. Ou alors en danseuse, ça devrait passer, on verra un autre jour.

Ça fait quatre fois que j'entends aux infos que Valérie Pécresse a nommé une médiatrice pour réviser sa loi scélérate. Mais à aucune de ces quatre occurrences le nom de cette médiatrice nommée n'a été donné. Importerait-il donc seulement qu'elle existe et qu'elle soit une femme ? Enfin, Le Monde nomme la nommée dans son édition de demain : Claire Bazy-Malaurie. Affaire à suivre...


Mardi 10 février 2009. Des médiateurs immédiatement.

Premier jour de mes surveillances de concours d'entrée, de 9h30 au point de rassemblement, pour dernières consignes et documents de chaque session, à 16h40. Une session d'une heure et deux d'une heure et demie, dans une même salle de 44 candidats, facile à surveiller, sous la direction d'une collègue avec qui j'avais plutôt l'habitude de jouer au ping-pong — nous nous sommes d'ailleurs promis d'y retourner en avril.
Je profite de mon loisir pour organiser les étapes de mon déménagement et réfléchir à l'emplacement du mobilier.

Voici, pour éviter la dispersion, le commentaire envoyé chez Café Livres (quel nom ! on dirait un ersatz d'Assouline) après lecture de ce billet décevant de pose bloguesque. Il ne s'agit pas, cette fois non plus, de prendre la défense de Chloé mais bien de rouvrir cette porte mille fois ouverte — et mille fois refermée — de la littérature conçue seulement comme distraction des masses.

Ou vous le faites exprès ou il vous manque une case...
Une littérature qui ne serait que pur divertissement, c'est ce que le pouvoir cherche depuis toujours à nous vendre, de façon à nous occuper tout au long de la vie sans se poser de question, notamment politique.
En revanche, une littérature qui peut, tout en étant à l'occasion amusante, agréable, etc., nous aider à comprendre ce qu'on nous cache, ou comment marche le pouvoir, ou comment nous pouvons nous-même évoluer dans la compréhension du monde par le questionnement que peut entraîner notre confrontation à de nouvelles formes d'écriture (alors que celles auxquelles nous sommes habitués ne nous questionnent ni ne nous déstabilisent jamais), c'est cela dont parle Chloé.
Elle en parle mieux quand elle n'est pas interrogée par un vieux beau qui s'écoute et interrompt à tout-va. D'ailleurs, son émission n'est pas pour la littérature mais pour la librairie, c'est-à-dire le commerce, qui souhaite que tout tourne bien, que les gens avalent chaque jour leur ration d'opium livresque et que l'ordre ne soit pas menacé.
Je crois que vous n'aurez nul besoin de Larousse pour comprendre ce que je veux dire. Si vous êtes de bonne foi.

Après avoir écouté La grande Librairie (là encore, quel nom !) diffusée le 5 février, et supporté Busnel pendant une heure (où mon supporté n'est pas un anglicisme), il n'y a pas une virgule à changer, parce que je trouve regrettable le parti-pris réducteur d'Alexandra Galakof, me demandant même s'il n'y a pas volonté de flatter la blogosphère en allant dans le sens du poil, le poil poujado-sarkozyste, bien sûr.

Des médiateurs immédiatement.
Dans l'immédiat, côté gouvernement, c'est la multiplication des médiateurs — toujours sans nom parce qu'il faut que l'opinion publique n'en retienne que l'idée. En plus, ce sont des fonctionnaires déjà payés par ailleurs, ça ne coûte rien de les nommer et de les envoyer au front. Le ras-le-bol monte, l'immédiat chauffe jusqu'aux Caraïbes, les luttes s'amalgament et l'exécutif s'équipe de fusibles, histoire de gagner du temps. Mais du temps pour quoi faire ? Ce soir ou Jamais du 5 était éloquent : la prestation de l'hyper-président était hyper nulle ! Et je ne suis pas certain que c'est en allant faire le beau en Irak que ça va s'améliorer.


Mercredi 11 février 2009. À la fourmi qui vient.

Épuisante journée, bien que je ne sois pas sorti d'un périmètre de vingt pas. Tôt le matin, j'ai descendu un vieux bureau et diverses affaires dans mon local à vélo, en vue du ramassage du 26. Ensuite, j'ai fait du ménage pour accueillir des gens. D'abord un de mes collègues, qui sera mon garant pour le contrat, avec qui on prend un café en attendant les autres. Qui sont l'agent immobilier et un employé d'une compagnie de déménagement, celle à la fourmi qui vient estimer le coût du mien. Ça, plus tous les détails du contrat du nouvel appartement, les rendez-vous pris pour les clés, le déménagement proprement dit, la dépose et la réinstallation des climatiseurs, on en a pour deux heures.

À midi et demi, ils sont tous partis. L'homme de la fourmi m'a laissé cinquante cartons et des matériaux d'emballage. Je m'y mets le reste de la journée.
Je m'expose par plages à France Info, comme on ferait au soleil pour ne pas cramer et peler tel la rousse de Bonjour tristesse. C'est consternant. Heureusement, il y a des choses plus joyeuses, comme Gérard Depardieu — qui « n'est pas crabe du tout » — et Chabrol dans le Ce soir ou Jamais de lundi, ou les débats de celui d'hier soir, où je note qu'Angie David et Catherine Robbe-Grillet sont invitées. Pas pour le même débat, mais tout de même (la première pour la revue de presse, la seconde pour le plateau sado-maso). Une Angie David qui, toute biographe de Dominique Aury qu'elle soit, devrait réfléchir un peu à ce qu'elle dit des dangers supposés de Facebook alors que ce qu'elle dit à la télévision, par exemple sur la drogue, pourrait tout aussi bien — ou plus encore — lui nuire.

Frédéric Taddeï : « Vous avez tenu dans le film de Francis Weber, Tais-toi, le rôle d'un idiot.
Gérard Depardieu : Oui, ça, j'adore.
FT : Alors, ça doit être très difficile... Comment on joue un idiot ?
GD : Ah ! un con, c'est formidable à faire !
FT : Parce que Obélix, pour vous, c'est pas un con...
GD : Ah non, pas du tout !
FT : Alors que celui-là, oui, c'en est un.
GD : Ah, lui, c'est un vrai con. C'est un mec qui s'accroche. Qui est très gentil.
FT : Et là, je vois votre regard... (rires)
GD : ... Il est très gentil. Alors, c'est terrible parce que... un con peut facilement vous prendre pour un con. (rires)
Claude Chabrol : C'est même parfois la caractéristique des cons, de vous prendre pour un con.
GD : Oui, c'est ça, c'est souvent que les cons vous prennent pour un con.
[Après extrait du film et rires...]
GD : C'est dans l'autre, c'est l'autre, c'est Jean [Reno] : plus Jean est statique, plus l'autre est... Il attend.
CC : Il attend, oui, il attend l'approbation. C'est une caractéristique des cons, aussi, ça, ils attendent l'approbation. (rires) » (dans le troisième tiers de l'émission)

Et puis, on s'amuse aussi chez Alexandra, ou quelques commentaires ont suivi le mien. On m'accuse même, Bobby, gentiment, mais tout de même, de copinage. C'est de bonne guerre puisque j'ai reçu le livre sans le payer. Et je réponds vers minuit. Pour les neurones, c'est elle-même qui parle d'en rassembler quelques-uns pour répondre, sinon je ne me serais pas permis.


Jeudi 12 février 2009. L'enclume s'évapore.

Haïku numéro 1 (solder 2008) :

L'appel attendu
Une fleur de prunier éclot
L'enclume s'évapore


Même régime qu'avant-hier, avec encore moins de temps pour déjeuner. D'ailleurs, je ne déjeune pas parce qu'il y a encore des coups de fil à donner (pour l'eau, le gaz, l'électricité). Pendant les surveillances, ça m'arrive de temps en temps, j'ai éprouvé de l'empathie pour tous ces jeunes gens qui tentent de bien commencer leur vie d'adulte, ou seulement de la commencer, sachant que l'avenir n'est pas rose. Ça m'est venu avec un garçon qui a demandé deux fois à aller aux toilettes, qui se tenait le ventre, que j'ai intérieurement soupçonné d'y aller pour tricher, regarder un dictionnaire ou une antisèche, mais qui était plus certainement stressé, et j'ai regretté de l'avoir soupçonné, on nous y pousse mais ça ne me plaît pas, me mettant à sa place, arrivant là, avec tout ce lourd protocole, ces adultes rivés aux horloges, aux contrôles d'identité, et tous ces jeunes du même âge que lui, qu'il n'est pas du tout certain de valoir ou de pouvoir battre pour avoir sa place, et ses parents derrière qui comptent sur lui, qui l'ont surentraîné depuis des années, bassiné pour cette semaine depuis des mois, qui ont tout payé, peut-être même qu'il sait combien ça leur coûte... D'autres sont plus sûrs d'eux mais sans le montrer, la classe. La plupart sont admirables de flegme et d'obéissance. C'est ça, l'empathie. Faut que je me ressaisisse.

Vers 18 heures, je m'enfuis littéralement du bureau pour aller au centre de sport. Pédaler, suer puis m'anéantir dix minutes dans la chaleur du bain.

« Elsa renaissait à vue d'œil. Elle avait été bafouée, elle allait lui montrer, à cette intrigante, ce qu'elle pouvait faire, elle, Elsa Mackenbourg. Et mon père l'aimait, elle l'avait toujours su. Elle-même n'avait pu oublier auprès de Juan la séduction de Raymond. Sans doute, elle ne lui parlait pas de foyer, mais elle, au moins, ne l'ennuyait pas, elle n'essayait pas...
« Elsa, dis-je, car je ne la supportais plus, vous allez voir Cyril de ma part et lui demander l'hospitalité. Il s'arrangera avec sa mère. Dites-lui que, demain matin, je viendrai le voir. Nous discuterons ensemble tous les trois.»
Sur le pas de la porte, j'ajoutai pour rire :
« C'est votre destin que vous défendez, Elsa.»
Elle acquiesça gravement comme si, des destins, elle n'en avait pas une quinzaine, autant que d'hommes qui l'entretiendraient. Je la regardai partir dans le soleil, de son pas dansant. Je donnai une semaine à mon père pour la désirer à nouveau.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 81-82)

Enfin, je retrouve T. au téléphone, de bonnes nouvelles, un bon dîner. Parce que côté social et politique, c'est plutôt la sinistrose générale. Et du fun, quand même, à écouter les infos sur la France. À quand des médiateurs officieux pour faire accepter les médiateurs officiels ?
Le ministre gère le choix des fusibles...


Vendredi 13 février 2009. Des quatre côtés avec un grand couteau.

Tiens ! Un vendredi 13 ! Ça ne m'impressionne pas, mais alors pas du tout. Si chance il y a, c'est que c'est le dernier jour de mes surveillances. Et aucun moment pour lire ou surfer. Cette fois, je ne me fais pas avoir comme hier : je me prépare des sandwiches, exactement comme le fait Bill, à la fin de Kill Bill 2, peu avant de mourir, je veux dire avec du pain carré toasté et en coupant les croutes des quatre côtés avec un grand couteau. Je ne me souviens plus s'il fait ça avant ou après les avoir garnis...
Pas d'empathie avec les quarante-trois candidats d'aujourd'hui. La marque du 13, ce sont les ceusses qui reniflent, raclent et mouchent, sans masque, c'est-à-dire en contaminant tout le monde par l'air brassé des climatiseurs. Moi, j'ai ma patte de lapin : un simple masque en tissu que je porte en permanence bien ajusté. Il y a, dans la couture du bord supérieur, une tige qui plie et s'ajuste au contour du nez et des joues. Et je me lave les mains en revenant au bureau après chaque session. Sinon, je circule dans la salle, m'éloigne quand un éternuement déchire le silence vibrant de neurones, m'assois et me relève pour ne pas dormir, suis le protocole sous la direction d'un collègue inconnu, terne et sans intérêt. Surtout, l'activité du jour, c'est le calcul mental : en temps réel, en minutes, en pourcentages, en fractions, le temps qui me reste à être bombardé de microbes et de virus, le temps qui me reste à considérer ces deux ou trois jolies filles dans leur pose studieuse, à entr'apercevoir le jour qui baisse entre deux rideaux sombres. Avec un total de 4 heures, fractionné en une heure et deux fois une heure et demie, j'assimile chaque tranche de 5 minutes à 2 % du total, et vas-y que je te décompte ça, avec une jubilation ineffable après le milieu.

Peu après, je reprends le train et m'endors lamentablement. Puis lis, encore pour le cours de demain. Après le dîner, quand je cherche encore des pages sur Sagan, je me dis qu'en fait, il n'y a que des propos sommaires sur l'image publique ou supposée privée de la personne, sur ses mœurs et ses prétendus défauts. Et sur le film avec Sylvie Testud, maintenant, qui devrait paradoxalement parachever l'escamotage des textes. Mais rien ou quasiment rien sur les œuvres, leur qualité ou non, les formes, les styles, les contenus, ou de façon tellement sommaire, ou scolaire que ça fait repoussoir. Partout, c'est plié d'avance, c'est écrit : vous devez admirer sa vie, en avoir pitié, au passage, et pour ses livres, pas la peine, c'est dépassé, ou alors comme roman de gare, des choses qui n'engagent à rien.

« Je n'emporterais quand même pas Bergson ; il ne fallait pas exagérer. [...]
J'avais peut-être des possibilités intellectuelles... N'avais-je pas mis sur pied en cinq minutes un plan logique, méprisable bien sûr, mais logique. Et Elsa ! Je l'avais prise par la vanité, le sentiment, je l'avais désirée en quelques instants, elle qui venait juste pour prendre sa valise. C'était drôle, d'ailleurs : j'avais visé Elsa, j'avais aperçu la faille, ajusté mes coups avant de parler. Pour la première fois, j'avais connu ce plaisir extraordinaire : percer un être, le découvrir, l'amener au jour et, là, le toucher. Comme on met un doigt sur un ressort, avec précaution, j'avais essayé de trouver quelqu'un et cela s'était déclenché aussitôt. Touché ! Je ne connaissais pas cela, j'avais toujours été trop impulsive. Quand j'avais atteint un être, c'était par mégarde. Tout ce merveilleux mécanisme des réflexes humains, toute cette puissance du langage, je les avais brusquement entrevus. Quel dommage que ce fût par les voies du mensonge. Un jour, j'aimerais quelqu'un passionnément et je chercherais un chemin vers lui, ainsi, avec précaution, avec douceur, la main tremblante...» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 85-86)


Samedi 14 février 2009. L'axe accidenté de l'érotisme.

De 5 à 8 heures, choix de notes pour présenter Françoise Sagan et Bonjour tristesse, écarter les touffes de clichés et de médisances, se figurer un peu l'ambiance de 1954 et entamer le texte. Il y a aussi le poème de Paul Éluard, mis en exergue sans son titre, À peine défigurée (lui aussi), qui renvoie massivement au visage, à l'amour « des corps aimables », qui relie l'impression et le vécu à une présence allégorique du sentiment salué et tutoyé (« Adieu tristesse / Bonjour tristesse / Tu es inscrite [...] »), c'est-à-dire au souhait d'une Vie immédiate (titre du recueil d'Éluard en 1935), en accord avec la libération dadaïste et surréaliste, pour le rejet des carcans sociaux qui nient le désir, préfigurant l'existentialisme et son primat de l'expérience directe sur l'acceptation aveugle des héritages.
Or c'est précisément dans cette direction philosophique que va tout de suite le premier paragraphe, définissant le cadre dans lequel viendra s'inscrire juste après l'histoire de Cécile : l'écart entre le ressenti vécu et le mot appris, entre la monade interne (égoïste) et les codes sociaux (honorable), l'enfermement entre « moi » et « soie », c'est-à-dire moi, celle d'avant, projetée, évoquée et reconstruite par le soi qui tient la plume.

« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 11)

La première heure du cours a été consacrée à des extraits de dévédés. L'un apporté par notre ami de Koikeland, Erotica, a journey into female sexuality (Maya Gallus, 1997), dont il était question ici-même le 31 janvier, ensemble de témoignages féminins sur la sexualité (dont Pauline Réage, Jeanne de Berg — derrière une voilette, Catherine Robbe-Grillet explique comment une épingle à chapeau peut faire délicieusement souffrir —, Alina Reyes et quelques autres, pour ce qui est du domaine francophone). Un autre, le Writer of O de Pola Rapaport, reçu il y a quelques jours, dont je passe quelques moments-clés avec Dominique Aury, Jean-Jacques Pauvert, Régine Deforges. Ceci pour finir la partie du cours consacrée à Histoire d'O. Enfin, le premier quart d'heure du film d'Otto Preminger, pour y voir l'emploi paradoxal de la couleur et du noir et blanc, la mise en scène de l'isolement de Cécile (alias Jean Seberg) pendant qu'elle danse sur la chanson de Juliette Greco. Mais aussi pour commenter les américanismes introduits dans le décor et jusque dans la trame narrative, comme l'apparat mondain new-yorkais du père et de la fille, ou leur façon de traiter les bonnes de la villa de location. Et une question qui (me) reste sans réponse : Juliette Greco a-t-elle réellement chanté chez Maxim's vers 1956-1957 ? (à voir ici, deux superbes photos de Claude Azoulay lors du tournage du film, l'une chez Maxim's, l'autre au Lavandou).

Mais en finit-on jamais avec Histoire d'O ? Lisez attentivement ce qui suit...
Quelqu'un(e), on ne sait pas qui, a déposé sur chaque table de la classe, avant le cours, un document agrafé de sept pages en japonais, avec des passages en gras, en couleur, soulignés (sortant donc d'une imprimante personnelle), dans lequel l'auteur anonyme exprime et revendique sa profonde compréhension du sado-masochisme, pratique réservée selon lui (ou elle) à des personnes très raffinées, la nécessité d'un vécu personnel — et forcément secret — pour comprendre ce que le livre veut dire (traitant Paulhan d'imbécile qui n'a rien compris), le refus définitif qu'il soit question d'associer Histoire d'O et Bonjour tristesse, surtout pour parler du mouvement féministe. Pas une franche opposition mais « un doute énorme », comme le mentionne un sous-titre en français (le reste, je me le suis fait traduire), quant à la validité du cours.
Moi qui rêve depuis plus de quinze ans d'avoir des interlocuteurs à qui parler, alors qu'étudiants, chercheurs et même collègues répondent peu ou pas du tout aux sollicitations, je ne suis pas fâché que quelqu'un produise un tel travail. Et je lui répondrai la semaine prochaine. Tant pis s'il s'agit de la personne qui n'est venue qu'à un seul cours, en auditeur libre.
Je répondrai principalement que l'association des deux œuvres s'est faite par l'année de leur parution, 1954, qui m'a moi-même étonné, et qui était aussi l'année du Goncourt aux Mandarins de Simone de Beauvoir. Alors que la France éternelle perd l'Indochine et se lance dans la Guerre d'Algérie, ça remue fortement du côté des mœurs et du côté des femmes. Et quand ça remue, c'est de bien des façons différentes, comparables ; les émois devant les déhanchements et les susurrements d'Elvis Presley sont à mettre sur la même table d'analyse que Pauline Réage, Françoise Sagan et Simone de Beauvoir. Les féministes ne s'entendent pas entre elles (et eux) sur le point de savoir si Histoire d'O libère ou ne libère pas la femme ; je pense notamment que Gisèle Halimi et Régine Deforges ne doivent pas avoir le même avis.
Plus grave est l'assimilation de ce conte à une sorte de document ou de manifeste SM. Il s'agit là d'une dérive de la réception. Et en refuser la compréhension à qui n'aurait pas soi-même connu le fouet est une forme d'intolérance fondamentaliste hélas de plus en plus courante : seules les femmes battues peuvent parler des femmes battues, seuls ceux qui reviennent d'Irak peuvent parler des traumatismes de ceux qui reviennent d'Irak, seuls les enfants malheureux peuvent parler de l'enfance malheureuse, et ainsi de suite. D'une part ça ne tient pas debout. D'autre part, ça n'a rien à voir avec la littérature.
Et c'est là le plus grave, dans ce que j'aurai à répondre à cette personne qui considère Histoire d'O comme un chef-d'œuvre et Bonjour tristesse comme une production mineure. C'est cette considération elle-même, assénée en une ligne, qui n'est qu'une opinion toute faite et appuyée sur aucune preuve ni aucune étude. Ni la construction narrative, ni le style, ni la profondeur des personnages ni la symbolique des actions ne sont évoqués. Et c'est donc hors-sujet puisque mon cours est un cours de littérature et, précisément, d'explications de textes.

N'ayez crainte, je n'ai pas écrit tout ça le ventre vide. T. et moi sommes allés normalement au Saint-Martin où l'incroyable tiédeur printanière a fait ouvrir la terrasse et venir le monde. On attend qu'une amie de l'Institut finisse son déjeuner pour prendre sa place, on commande une friture de petits poissons de saison, une salade niçoise et on partage un poulet-frites.

Le soir, on regarde Belle toujours (Manoel de Oliveira, 2007), lointaine et mystérieuse et ironique (sadique ?) suite (ou achèvement ?) de Belle de jour (Luis Buñuel, 1967) — pour rester dans l'axe accidenté de l'érotisme et de la libération de la femme...


Dimanche 15 février 2009. Avec nos lourds ordinateurs portables de l'époque.

Après le brunch et quelques pâtes à la tomate, en route pour la gare de Tokyo et le magasin Maruzen où T. veut me montrer des montures de lunettes qui lui plaisent. Mais le centre commercial Oazo qui abrite la librairie qui abrite l'opticien est exceptionnellement fermé aujourd'hui, sans raison affichée. Qu'à cela ne tienne, T. est aussi intéressée par un trench-coat chez Burberry, dans l'avenue Marunouchi Naka. Elle avait bien préparé son coup.
Pour moi, comme pour d'autres Français, peut-être, cette marque avait depuis longtemps une image ambivalente : la qualité, oui, mais barrée BCBG. Pour T., et au Japon en général, c'est une image très différente, occidentale, avec le chic anglais. Et puis ce serait pour elle un moyen d'avoir un vêtement imperméable, doublé et résistant pour aller... en France. Le sale temps de février à Orléans l'an dernier et à Paris quelques années auparavant a laissé des traces indélébiles dans sa mémoire de frileuse. Non qu'il fasse moins froid à Tokyo l'hiver (quoique, cette année...), mais il n'y a pas ici cette grisaille humide et venteuse qui pénètre jusqu'au fond des chaussettes sur les bords de Seine et de Loire. Après essais très concluants, il faut attendre une heure qu'un modèle à la bonne taille arrive d'une autre boutique. Pendant ce temps, T. va essayer la concurrence, chez Aquascutum, sans succès.
Et puis, c'est à rire : très mauvais service pour avoir un café au Lounge, avec le nom des Caves Taillevent sur la façade, étrange imbroglio d'enseignes dont nous étions déjà informéset qui aurait dû nous dissuader d'y entrer à nouveau. Le serveur attend plus de cinq minutes pour prendre notre commande et nous prévenir qu'après dix-sept heures il y a une surtaxe si on ne dîne pas, alors qu'il est moins dix — un propos quasi absurde, il n'avait pas regardé l'heure et croyait qu'il était plus de cinq heures... Comme en 2007, on ne s'éverve pas mais je crois qu'il n'y aura pas de troisième fois. Et puis on passe la rue pour l'imper — impec' ! — qu'on ramène à la maison où une congénère l'attend, ma robe de chambre.

Ah oui, rassurer Vinteix : le courrier est parti de la poste centrale ! Suis vraiment désolé mais il a fallu que j'aille rechercher un exemplaire du Huysmans d'Hubert de Phalèse dans des cartons alors qu'on était en pleine semaine des concours... J'espère que ça n'arrivera pas trop tard et que ça servira. Dix-sept ans après ! Je me souviens bien de ces semaines à Carnac avec nos lourds ordinateurs portables de l'époque, pendant l'été qui précédait ma venue au Japon...

Émissions enregistrées sur France Culture, avec plus ou moins de retard : Leslie Kaplan et Chloé Delaume chez Veinstein (le Sollers n'est pas en ligne), Himmelweg, pièce de Juan Mayorga dans les Fictions du dimanche soir et un très attendu Bruit blanc, de Philippe Vasset et Xavier Courteix en Atelier de création radiophonique.
Pour Chloé, comme j'ai lu d'indignes commentaires sur ses lunettes, je vous copie sa réponse orale à Alain Veinstein qui se débarrasse de la question en intro — tout le reste est excellemment littéraire.

A.V. : « C'est la première fois que je vous vois avec de si grandes lunettes...
C.D. : — Oui, j'ai des lunettes comme Marguerite Duras.
A.V. : — Et vous pensez que quelque chose va changer dans votre écriture grâce à ces lunettes ?
C.D. : — Dans l'écriture, non, mais dans la vie, je ne tombe plus dans les escaliers, ce qui est plutôt une chance.
A.V. : — Vous êtes toujours en noir...
C.D. : — Oui.
A.V. : — Pourquoi ?
C.D. : — Bah ça, c'est un léger travers d'ancienne gothique...» (dans Du Jour au lendemain du 10 février)


Lundi 16 février 2009. Sur le pourquoi profond des traques.

Brève et négligeable sortie, l'essentiel est à la maison, lectures et auditions. Autres enregistrements en retard sur France Culture : Catherine Robbe-Grillet dans le journal de... (où l'on reparle de masochisme et de femmes-maîtresses), Frédérique Clémençon dans À plus d'un titre (sur le pourquoi profond des traques — Frédérique, tu es trop modeste !), Surpris par la nuit sur Georges Bernanos, pour me cultiver un peu. Hamelin de Juan Mayorga, aussi, en Fiction hier, mais que je ne garde pas, finalement, c'est trop plat et délayé — un bon résumé d'Outreau est bien meilleur (le thème des abus sexuels sur mineurs et de la crédibilité de la parole des enfants était également présent dans un excellent reportage d'Envoyé spécial sur le monde du sport, diffusé sur TV5 Monde ce soir).

Dans les messages que je reçois pour la liste Litor, il y a de plus en plus de spams en français, 36 ce matin, avec des titres qui semblaient répondre aux reportages des infos sur le mauvais niveau d'anglais ou la dégradation de l'orthographe en France. Encore plus fort que la vente de pilules ithyphalliques (et pioupiesques ?) : la conseillologie phrastique ! Mais quelle bande de branques peut bien être derrière tout ça ? Et est-ce lucratif ? Pourquoi ne meurent-ils pas de honte en se regardant dans un glace ?
En voici un échantillon.

Lauréat dans le domaine de vérification de la grammaire
Oui, vous pouvez écrire comme eux
Ecrivez ainsi qu'un citoyen des Etats-Unis n'ait jamais rêvé (sic)
C'est le meilleur moyen d'améliorer votre Anglais
Le plus simple moyen de commencer à écrire correctement
Vos lettres auront un air plus sérieux
Personne ne doit savoir votre secret anglais
Comment puis-je dire "Le rendez-vous est reporté à Vendredi", mais en Anglais ?
Commencez à écrire des lettres comme eux
Cela fera votre correspondance par e-mail plus facile
Oublié comment dire ? Nous montrerons la liste au choix
Votre voie à un Anglais parfait

Ah, ma voie ! Si je la connaissais... D'ailleurs, avec majuscule, c'est scabreux, la voie à un Anglais... Peut-être pourrait-on sodomiser Sir Stephen pour venger O ?

« Ma mère était de droite, je ne peux pas le nier. Elle avait un penchant pour Raymond Barre, elle disait : lui c'est un homme bien, la France va se serrer la ceinture. Elle effectuait ce faisant un geste et moi je ne comprenais pas bien.
Un mercredi, je n'ai pas acheté le Journal de Mickey mais Pif. Le gadget consistait en un casque de walkman qui lançait de l'eau. Je me suis pris une claque immédiatement suivie d'une explication, car ma mère était pédagogue.
L'achat de Pif constituait un délit grave, d'ordre inédit. Ma mère hurlait, abasourdie. Je venais de participer sous son toit au système communiste. Le système communiste est un système où les petits enfants sont obligés de fabriquer le magazine Pif pour manger, mais comme il n'y a rien à manger ils font la queue pour rien devant les magasins et finissent par ingurgiter des racines, des baies et des glands, comme dans Zora la rousse. Participer au système communiste c'est de l'inconscience, sans compter que maintenant, auprès du buraliste, la famille va avoir une belle réputation.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 55-56)


Mardi 17 février 2009. Fait froid dans le dos.

« L'horizon polémologique » : « [...] Quel que soit le jugement qu'on puisse porter sur la virtuosité artistique de l'auteur, et éventuellement d'ailleurs sur son habileté à susciter le scandale pour exciter l'appât des acheteurs. [...] la réalité c'est le texte, la réalité d'ailleurs beaucoup plus intéressante, c'est le texte qu'on a sous les yeux, et pas les pensées fascistes ou pas fascistes de son auteur. [...] il y a deux sortes d'hommes et deux sortes d'écrivains, il y a ceux pour qui l'intrigue fondamentale de l'existence, donc l'intrigue de la création, c'est la rencontre de l'autre, c'est la rencontre du visage, aurait dit Emmanuel Levinas, et il y a ceux pour qui c'est la guerre contre l'autre, c'est l'affrontement, c'est le principe ami / ennemi qui a été théorisé par Carl Schmitt. Évidemment, Richard Millet relève de la seconde catégorie, et cette seconde catégorie, j'allais dire, c'est là que vous avez évidemment raison [pour Ferney], il l'assume jusqu'au bout, il l'assume sans fard et, d'une certaine manière, sans tricher. Mais ça donne quelque chose qui est, à mon avis, si vous voulez, si on lit parfois la littérature d'un point de vue moral, et on le droit, je ne vois pas pourquoi on n'aurait pas le droit, ça donne quelque chose qui est absolument terrible. Et qui n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'on lit parfois dans les journaux ces jours-ci sur Richard Millet, qui serait simplement une taquinerie excessive contre l'État, ou du néo-progressisme européen et de l'aveuglement face à l'islamisme. Non, on n'est pas du tout dans un horizon qui serait un horizon néo-huntingtonien à la française tel que par exemple l'excellent Marc Weitzmann avait pu avec, disons le... le... la plume sardonique qui est la sienne, le développer dans Fraternité. C'est pas du tout le même registre, on n'est pas dans un registre, si vous voulez, néo-conservateur, pour aller vite, pas du tout ; on est dans un registre anti-démocratique, on est dans un registre qui, je crois, enfin si on sait lire, si on sait lire, fait froid dans le dos.» (dixit Alexis Lacroix dans Jeux d'épreuves du 14.)

L'émission porte sur les derniers ouvrages de Stéphane Audeguy, Pierre Bayard et Frédérique Clémençon (excellents auteurs qui seront pas ou peu contredits), mais aussi sur celui de Richard Millet, à propos de qui ce que je viens d'entendre dans la bouche d'Alexis Lacroix correspond à ce que je pense depuis longtemps — après en avoir lu quelques pages, l'avoir entendu dans quelques émissions et avoir écouté quelques autres parler de lui, ce qui me suffira pour longtemps. Ceci dit, comme je suis curieux...
Le plus étonnant, c'est qu'après Millet il soit question, dans la même émission, de Frédérique Clémençon dont Traques, par les relations discursives établies entre ses personnages, correspond très bien à la première catégorie d'écrivains dont parlait Alexis Lacroix, celle, lévinassienne, de la rencontre, de l'épiphanie, que ce soit négativement, ajouterai-je, preuve par l'absurde, quand deux personnages n'ont plus ni souci de l'autre ni regard sur le monde (disqualifiés de leur dignité humaine), ou positivement bien sûr, même avec des amochés graves, quand ils ont encore un visage pour dire et regarder — et la chance d'une rencontre.

Dans les Mardis littéraires du 10, quelques propos pas très nouveaux sur Barthes. Ça me fatigue un peu, Barthes, ces temps-ci. Où était-ce ?... Ah oui, chez Sollers le 6, qui disait un peu méchamment, à propos du voyage de 1974 en Chine, qu'au fond Barthes était un individu avant tout fragile. Limite ridicule, me semble-t-il lire entre les lignes, non ?

« Que lisait-il dans le train sans regarder le paysage souvent admirable ? Bouvard et Pécuchet. Moi, c'était les classiques taoïstes. À aucun moment, sauf pour les calligraphies, il ne semble préoccupé par une langue et une culture millénaires en péril. La propagande l'assomme, il trouve le peuple « adorable », mais l'absence de tout contact personnel le jette en plein désarroi. Des contacts ? Impossible, face à des foules qui vous regardent comme des animaux exotiques, des « longs nez » tombés d'une autre planète (au moins 800 personnes nous suivaient le soir, sur les quais de Shanghaï). Ces Carnets le montrent : la Chine est pour Barthes « un désert sexuel ». [...]
En réalité, l'auteur de Mythologies qui a été très longtemps considéré par l'Université comme un penseur terroriste était avant tout fragile, comme le dévoile son émouvant Journal de deuil, consacré à la mort de sa mère.» (Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 29 janvier 2009)

Plus intéressants m'ont paru, dans la même émission, les propos de Lionel Ruffel sur les deux nouveaux textes de Claude Simon chez Minuit. Que j'attends. Peut-être dans un colis déjàarrivé au bureau...

Y a-t-il quelqu'un de Nevers dans mon lectorat ? Si oui, il devrait aller entre hier et dans trois jours voir We are la France de Jean-Charles Masséra à la Maison de la Culture ! En tout cas, si j'y étais, c'est ce que je ferais. Oh oui, comme je le ferais (parfois, ça me pèse d'être si loin...).
Malheureusement, ça ne fera pas oublier la cessation, l'arrêt, la fermeture (définitive ?) d'Inventaire / Invention. Un vrai coup de poignard dans notre cœur historique de l'Internet littéraire francophone.
À côté de ça, ma journée, elle, est bien peu intéressante, sauf à dire que j'ai vu Esther Kahn, le film d'Arnaud Desplechin (2000). Outre l'aspect reconstitution et quelques beaux plans, j'ai trouvé l'ensemble fort long et assez peu convaincant. Tout converge à ce moment terrible de la première première et c'est à ce moment que le film s'interrompt. Frustration. Il eut mieux valu sabrer dans les prolégomènes et nous faire partager un peu plus le succès d'Esther actrice.


Mercredi 18 février 2009. Pas de dividendes, c'est moral.

Des rails, en compagnie de Chloé. De loin, sortant de Tokyo, un Mont Fuji bien visible, avec un gros nuage au-dessus. À ses pieds, il a disparu dans la nuée qui l'a encapuchonné. Tant pis pour lui. (Et pour vous : pas de photo.)

« Est-ce une scène inventée ou pas, je suis petite et nous sommes trois à reprendre Scandale dans la famille. Est-ce une scène inventée ou pas, du temps de Selim de Sacha mais pas de Sylvain nous rions, rions à gorge déployée, j'ai très nettement la sensation que je ne saisis pas les paroles, je les répète mécaniquement, il s'agit d'une imitation. Je singe le ressenti des grands, je partage avec mes parents l'hilarité engendrée par une grosse blague colonialiste. Le chaloupé du calypso = une danse collective dans le salon. Je crois que nous sommes à Beyrouth. Peut-être en banlieue parisienne. La table basse est un cube rouge.
Si c'est pour de vrai c'est très grave. Parce que maman, elle, elle savait. Ton père n'est pas ton père elle le savait très bien. Qu'elle m'ait appris cette chanson, celle-là plutôt qu'une autre, une autre de Sacha Distel, je trouve déjà ça très suspect. J'ajoute à Théophile que c'est limite pervers, alors il me répond que la mère transmettait le secret par la bouche. En m'y fourrant la phrase, en m'y entrant la clef tout au fond de la gorge. Il dit que c'était peut-être inconscient car la mère lui semble inconsciente, et cela de manière générale.
La question c'est : est-ce qu'il savait. Au moment du souvenir qui peut-être est reconstruit. Est-ce qu'il savait et depuis quand. Ton père n'est pas ton père était-il au courant. Et dans ce cas quel était le deal. Car bien sûr il y en avait un, quand bien même un accord tacite.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 75-76)

Deux petites heures à commencer des cartons. Mes quatre premiers. Et quatre sacs-poubelles de cassettes vidéo, de disquettes et de cédéroms, même des vierges, c'est obsolète.
À la fac pour une réunion où mon jeton de présence suffit, si je puis dire (mais je ne touche pas de dividendes, c'est moral).
En effet, deux paquets m'attendent. Un de Laure, avec son superbe Travail de rivière (Éd. Dissonances). Mille mercis. Je m'y plonge dès que possible. L'autre est ma dernière commande Amazon, avec des choses très excitantes, je ne sais pas par quoi je vais commencer : Le Clézio, pour le cours de printemps, Claude Simon, Max Genève, Philippe Vasset, Camille de Toledo, Patrick Deville, Leslie Kaplan, Pierre Bayard et même Bernard Pingaud. Pour lire plus, faut écrire moins... Mais d'abord — je redescends à l'appartement — dé-mé-na-ger ! Soirée qui, remplissant des boîtes, dînant et meublant avec quelques émissions en ligne (Ce soir ou Jamais, le Belattar Show, Questions de génération), s'étire, comme mes reins, jusqu'à près de trois heures du matin — et empiler ma première dizaine de cartons.


Jeudi 19 février 2009. Pas de mois de cadeau.

Jour qui restera comme — pour l'échelle annuelle — celui de la fin des notes, avec le dépôt de ma dernière feuille, celle des rapports de 3e année, et — pour l'échelle humaine — celui de la signature d'un bail pour un appartement enfin situé près d'une station de métro. Une autre fois, je ferai le détail de mes lieux d'habitation. Ça va être mon septième, au Japon.

Levé tôt pour :
— continuer d'empaqueter encartonner emballer scotcher / et numéroter et noter dans un carnet
— descendre un meuble télé / d'un autre temps / l'époque des gros appareils / du fantasme du gros son à la maison
— garder quand même / je ne sais pas pourquoi / la plupart des fils câbles multiprises / dans une grande valise à la retraite
— étiqueter les encombrants avec les autocollants numérotés / qui à 250 ¥ qui à 500 ¥ c'est selon / avec des gants / dans le froid du local à vélo
— mettre au trottoir de grands sacs translucides verts emplis / de boîtes obsolètes emplies / de supports analogiques et numériques emplis / de mes vieilles données certaines effacées d'autres même pas / tous envolés à dix heures

Réunion et après, avant réunion suivante, brefs derniers moments avec David, autour d'un onigiri, avant son départ pour Orléans avec 31 étudiants demain matin. Il est moyennement content : responsable d'un groupe dans une France grise, froide et humide, pleine de contestations et de grèves, et un mouvement général prévu pour le 19 mars, jour du vol de retour... Sûr qu'ils vont en apprendre, des choses, les étudiants !

Pour mon contrat, tout était préparé : documents, sceaux, explications et... argent liquide (trois mois de loyer de dépôt, un mois de commission partagé devant moi entre les deux agents (celui qui gère l'annonce, côté propriétaire, celui qui gère le client appâté par l'apâto, moi), pas de mois de cadeau, et le mois à venir et une fraction de février. Tiens, j'ai oublié de demander par quelle procédure je paierai mon loyer, après... Je viendrai chercher les clés le 25.

Retour à Tokyo, en avançant Dans ma Maison sous terre... Lieu d'une tentative de malédiction, un texte à visée performative (tuer la grand-mère), se voulant parole magique, quelque part entre le sort jeté à la Belle au bois dormant et les incantations maldororiennes — mais dont l'auteur elle-même ne croirait pas à la magie, construirait argumentation et réfutation logique de la malédiction et de la magie, in fine une dialectique du désir de malédiction dont le but serait cathartique individuellement. Et littéraire.

« Je serais professeur de lettres, mais à la fac, mieux que ma mère. J'aurais appliqué la formule chère à ma famille maternelle qui veut que les enfants gravissent un échelon supérieur.
Je serais la fierté de tous. La grand-mère me le répéterait. Le jour je donnerais quelque cours, le soir je masquerais mon ennui, le week-end j'emplirais secrètement mes narines d'une cocaïne d'excellente qualité.
Je n'aurais pas le même patronyme, et encore moins le même prénom. J'ignore ce qui me serait attribué. je n'aurais pas à être sauvée, aussi j'enseignerais le mot littérature sans jamais l'avoir rencontrée.
Je ne serais pas écrivain, ni personnage de fiction, si ce n'est de la collective. je n'aurais pas croisé Igor à l'angle d'un groupe de discussion, je l'aurais encore moins épousé. Ma vie serait différente, si effroyablement.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 90-91)


Vendredi 20 février 2009. Ficelles vraiment trop ridicules.

Matin ménage et courrier. Déjeuner avec T. chez Laroche Kamikura. Moi le menu de poisson et T. celui de coquelet rôti. C'est la deuxième fois qu'on y vient, ça nous plaît bien, et l'ambiance, la vue par les fenêtres, l'absence de fumeurs. Après avoir réglé l'addition, le serveur nous fait découvrir la terrasse, à l'étage au-dessus, sans doute agréable mais rarement ouverte, il faut qu'il n'y ait ni pluie, ni vent, ni froid ni chaleur, bref ça doit être une trentaine de jours dans l'année... Mais on essaiera quand même d'y venir.

Dans une librairie où T. consulte des livres médicaux récents, j'achète deux dévédés dans les collections de classiques à 500 ¥, maintenant pas mal élargies. Je me suis décidé. D'abord à revoir Le grand Sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946 — pas la version de 1978, ni en version colorisée...). Pour le second, ça sera demain.
Vu une seule fois, je pense, dans les années 70 ou 80, je m'étais habitué à dire qu'on n'y comprend rien mais que c'est super de voir Bogart et Bacall... Un peu comme tout le monde, quoi. Et à le revoir, en dînant et après, non seulement les deux assertions sont vraies, mais en plus on s'amuse à regarder des tas de détails qui permettent quand même de comprendre mieux. On continue après en repassant des scènes, en cherchant des informations dans le web... Comme souvent, le visionnement d'un film débouche sur la découverte de détails en plusieurs langues concernant les acteurs, metteurs en scène, scénario, etc. Ce qui correspond d'ailleurs à ce que disait Claude Chabrol il y a quelques jours chez Taddeï, la cinéphilie a changé de nature et d'échelle avec le dévédé...

Hier, on avait essayé une bonne heure de Cyrano et d'Artagnan, film d'Abel Gance de 1962 (ou 1964), emprunté à l'Institut, mais ça n'a pas très bien marché sur nous. Ficelles vraiment trop ridicules, enthousiasme trop artificiel, action trop statique. En plus, nous connaissons assez l'époque pour ne pas accepter l'incohérence de ces rencontres entre Cyrano de Bergerac, d'Artagnan, Marion Delorme et Ninon de Lenclos (orthographié L'enclos)... À éviter aussi si l'on n'y connaît rien, d'ailleurs, car on ne peut qu'y apprendre des bêtises.
Ces deux pétroleuses avant l'heure semblent d'ailleurs avoir des descendantes, si j'en crois l'amusant billet de Frédéric Ferney.

Et lecture avant de dormir, ce qui fait suite à mes commentaires d'hier...

« Je n'ai que l'écriture comme moyen de résistance. C'est la grand-mère ou moi, je dois prendre les devants et surtout mettre un terme aux cauchemars qui parfois se reflètent dans la glace. Mon visage n'est que chairs en décomposition. Mes yeux sont gonflés de pourriture, du pus englue mes dents. Je mets de longues minutes avant de reprendre contact avec une autre forme de réalité.
Il est nécessaire qu'au plus vite vienne la libération. À tout problème sa solution, alors je fais ce que je peux. Mais vous ne pouvez rien, me rappelle Théophile, une pichenette romanesque, c'est tout ce que ce sera. Je vous l'ai déjà dit, et cela depuis le début : faites-lui plutôt une lettre, mais surtout pas un livre. Vos histoires personnelles, le lectorat s'en moque, écoutez ce cimetière qui raconte et qui dit, faites un livre des morts, pas un livre de mort, ne vous méprenez pas sur vos capacités. Théophile fait des gestes, parle fort et me fatigue.
Laissez-vous divertir, pour une fois, divertir, mettez-vous au service d'une fiction extérieure. Racontez d'autres histoires, pour ça nourrissez-vous d'autre chose que la haine, même si la vôtre est grasse, grumeleuse et épaisse. C'est un enjeu majeur, vous ne pouvez le nier.
Je scrute Théophile, sa peau se couvre d'écailles, sa langue se fait bifide, ses iris virent au jaune. Son cou paraît plus souple et sa tête se balance. Soudain, je me méfie et je ne veux plus jouer.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 125-126)


Samedi 21 février 2009. Imaginez Clélie chez Gatsby.

Pour changer, je prends mes notes de cours au stylo-plume, ne recourant à l'ordinateur que pour la recherche de définitions ou d'étymologie (vérifier par exemple que le dernier mot du chapitre II, turpitude, n'est pas un assemblage). Avec un texte relativement court, comme l'est Bonjour tristesse, je peux travailler la micro-lecture, la mettre en relation avec la macro-structure... Les chapitres I et II ont la même structure et l'on peut tout à fait établir avec les sentiments de leurs paragraphes de début et de fin une nouvelle Carte de Tendre, ou la carte d'un nouveau Tendre, d'un Tendre hélas un peu moins tendre... Un Tendre qui serait quelque part en Amérique du Nord, par exemple. Imaginez Clélie chez Gatsby. Je me comprends.

« Idéalement, j'envisageais une vie de bassesses et de turpitudes.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 29)

Mais lisez plutôt cette énigme :
C'est un livre célèbre peu d'années avant celui de Françoise Sagan, qui propose avant elle un narrateur à la première personne, élevé par son père du fait de la mort de sa mère quand il était tout petit, se remémorant en l'écrivant la fin de son enfance heureuse et l'enchaînement des événements qui mènent à un drame terrible dont il sera en quelque sorte responsable, drame qui se déroule dans un lieu maritime et isolé du sud du pays.
Ces indices sont assez nombreux, je pense, pour que l'on parle d'une volonté délibérée de parodie de la part de Françoise Sagan. Cependant, je n'ai jamais vu aucune mention de cette parodie dans tout ce que j'ai lu sur Sagan. Mais les images littéraires et médiatiques des deux écrivains sont tellement distantes, malgré leur contemporaniété, et la transposition d'époque et d'échelle est tellement réussie, que cela ne m'étonne pas. Moi-même, c'est presque par hasard que j'en ai eu la révélation...
Alors ?
(Et au cas où personne ne trouverait, la solution demain...)

Déjeuner au Saint-Martin, pour son excellent — et rituel — poulet-frites. T. prend le poisson. Puis elle me propose de passer enfin chez l'opticien de Maruzen.  En route, par ce beau soleil, il serait dommage de ne pas en profiter. (Je pense à David qui achève sa première nuit à Orléans...)
Au rayon des livres français, je trouve en folio un Voyage à Rodrigues de Le Clézio, sorte de journal dont je sais qu'il est en rapport direct avec l'écriture du roman Le Chercheur d'or. Une aubaine pour la préparation de mon cours...

En dînant et après (parce que c'est long), regardons le second dévédé d'hier, l'unique film de Marlon Brando, dont le tournage et la production furent apparemment compliqués, voire chaotiques, La Vengeance aux deux visages (One Eyed Jacks, 1961 — ce lien mène à la page officielle du film visible intégralement !). Vraiment captivant. Vu avant d'en apprendre de belles sur ses conditions de production, nous ne trouvons pas que le résultat soit trop long, nous le trouvons même d'une modernité quasi-tarantinienne. (C'est peut-être au contraire Tarantino qui a pu s'inspirer de Brando. Mais j'adopte tout à fait la démarche paradoxale de Pierre Bayard quant à la primauté de l'ordre esthétique sur l'ordre chronologique.)


Dimanche 22 février 2009. Peuple exclu — condamné aux chiottes qui puent.

Au sport avec T., où nos agendas des dernières semaines nous ont empêchés de venir. Pour la maniabilité de l'objet et parce qu'il faut bien s'y mettre, j'ai apporté et entamé Le Chercheur d'or.

« Lui, quand il se baigne, c'est à la tombée de la nuit, en haut de la rivière Tamarin, ou dans le ruisseau de Bassin Salé. Parfois il va loin, vers les montagnes, du côté de Mananava, et il se lave avec des plantes dans les ruisseaux des gorges. Il dit que c'est son grand-père qui lui a appris à faire cela, pour avoir de la force, pour avoir un sexe d'homme.
J'aime Denis, il sait tant de choses à propos des arbres, de l'eau, de la mer. Tout ce qu'il sait, il l'a appris de son grand-père, et de sa grand-mère aussi, une vieille Noire qui habite les Cases Noyale. Il connaît le nom de tous les poissons, de tous les insectes, il connaît toutes les plantes qu'on peut manger dans la forêt, tous les fruits sauvages, il est capable de reconnaître les arbres rien qu'à leur odeur, ou bien en mâchonnant un bout de leur écorce. Il sait tellement de choses qu'on ne s'ennuie jamais avec lui.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d'or, Paris : Gallimard, 2008 [rééd. de 1985], coll. folio n° 2000, p. 17)

Il faut que je prépare un glossaire (pas pour ce passage mais pour des noms d'arbres, de poissons, etc.). Cependant, c'est très décevant, cette écriture. En fait, c'est le résultat de contraintes intenables. Le narrateur est supposé être âgé et se rappelant de sa petite enfance. Et comme s'il se plongeait dans le passé, il s'exprime au présent de l'enfant de huit ans, disant son admiration pour un plus grand que lui. Mais je n'y crois pas, à son langage d'enfant. Le lecteur (que je suis) n'est pas entraîné dans la plongée, quelque chose ne fonctionne pas dans le décrochage du discours indirect libre, et j'entends ce « il sait tellement de choses qu'on ne s'ennuie jamais avec lui » dans mon présent, qui est aussi celui de l'auteur, sur qui le sens de la phrase revient avec l'ironie d'un boomerang, à l'envers.
À ce qui pourrait être la légende d'un dessin de Glen Baxter, il manque la cheville d'un « je me souviens » reliant enfant, adulte et lecteur.

Puis déjeuner chinois au Panda, avec notre ami programmeur-culturiste, après être passé avec lui à la boutique de bagages qui doit fermer, puis au bureau du huitième étage pour y voir le gérant qui est son ami... et où nous apprenons, médusés, le suicide, ici même, d'une fenêtre du huitième étage, à cause de la crise et des dettes, la semaine dernière, de la mère du patron de la boutique, une vieille dame qui trouvait indécente cette époque.

« Bon, ils s’amusent comme ils veulent. Ça a toujours été le monde clos des puissants, des possédants, des riches que Sarkozy rendra toujours encore plus riche. Ils peuvent se permettre d’aller dîner à 900 euros : c’est défalqué de leurs impôts, le formulaire pour défalquer est joint à l’invitation : défiscalisation des dons.
Simplement, ce qui m’énerve, à voir leurs têtes en imagination, c’est pas qu’ils s’empiffrent et jouent du rince-doigts, ni leur déluge de fric – on pourra toujours se relire le Dîner de têtes de Prévert à leur santé. C’est qu’ils fassent ça là, en plein musée. Sous les toiles, les sculptures.
Qu’il y aura tout près d’eux un Dubuffet qui les avalerait tous, et en riant. Et les affiches décollées lacérées de Villeglé, et les harengs que Hélion, alors qu’il commençait de perdre la vue, peignait directement sur ce marché de Bretagne, à l’intérieur d’une Estafette Renault prêtée par le légumier. Ou les actions de Gina Pane, qui trempait ses bras dans du chocolat porté à ébullition dans son Hommage à un jeune drogué.
Voyez-vous, même en les habillant, comme demandé, de Costume sombre, robe de cocktail, et même en présence d’Albanel, ça fait sale. Ça dit bien cette vieille société condamnée mais qui, en attendant, se repaît de ses avantages.» (François Bon, « Mangez chez Albanel » dans son Tiers Livre du 10 février 2009)

Eh oui, je suis bien d'accord avec toi, François (et pardon du retard de lecture, j'ai du mal à recoller au peloton de tête). En effet, ce n'est pas qu'ils se repaissent qui nous dégoûte, c'est qu'ils le fassent en insultant les artistes et les œuvres, en se vautrant dans leur pouvoir de posséder, au beau milieu de leurs possessions, de se le montrer à l'envi les uns aux autres, matérialisant ainsi le fossé entre eux et la quasi-totalité du peuple exclu — condamné aux chiottes qui puent, comme je l'ai vécu en visitant Versailles du temps d'Albanel.
Mais, François, c'est quoi cette info sur le blog Tina ?


Lundi 23 février 2009. À la fois b-a-ba de l'enfant et travail de l'écrivain.

Pas le temps... Cette semaine, je déménage.

Matinée à la maison et gratin de pâtes. Je rejoins T. vers 16h30 et avance un peu dans le Chercheur d'or. Passée la mauvaise impression des premières pages et le hiatus signalé hier, une note tenue s'installe. Non pas un rythme puisque cette première partie joue sur l'émerveillement inconscient et l'intemporalité extatique de l'enfance — perdue mais retrouvée par la mémoire qui s'efforce de re-voir, re-sentir, ré-entendre sous forme de tableaux. Et d'un tableau à l'autre, une chronologie apparaît, vers, forcément, une catastrophe (annoncée).
Tandis que le français et l'anglais, la grammaire, l'arithmétique, l'histoire religieuse arrivent au petit enfant par l'enseignement maternel, l'ami noir qu'il suit partout enseigne les noms des plantes et des animaux. À propos de ce dernier point, les noms, autre façon de faire, littérairement parlant, que ce qu'en fera Antoine Volodine dans Le Nom des singes, en 1994, avec la présence massive de vocables en langue indienne, ou prétendue telle, pour des arbres et des animaux. Sans rapport politique ni recours à la torture, comme c'est le cas chez Volodine, Le Clézio propose plus classiquement une initiation de l'enfant. Mais aussi du lecteur — cette double dimension se répétant dans l'apprentissage de l'écriture qui, quand il en est question, est à la fois b-a-ba de l'enfant et travail de l'écrivain.

Citation à suivre...


Mardi 24 février 2009. Mous, humides et plus du tout résistants.

Encore pas le temps...

« C'est mon premier dilemme, l'écriture ou la vie, elles se retrouvent distinctes jusqu'à confrontation. Poursuivre ma démarche, conserver ses principes, quitte à mettre en péril ma propre santé mentale. Voilà ce que je devrais faire. Parce que j'affirme m'écrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas d'histoires, je les expérimente toujours de l'intérieur. L'écriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, c'est annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque d'imagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur.
Je dis : autofiction. Mais expérimentale. Que l'écriture provoque des faits, des événements. Que la consignation implique la création de vraies situations, que rien ne soit écrit s'il n'a été ressenti, sous une forme ou sous une autre. Être monnaie vivante, ou avatar virtuel. Internée à Sainte-Anne. Pratiquant un rituel pour rentrer en contact avec le spectre de Boris Vian. Mettre vingt-deux mois durant mon cerveau en disponibilité. Me rendre des semaines durant sur la tombe de ma mère. C'est un choix, une approche, un vrai positionnement.» (Chloé Delaume, Dans ma Maison sous terre, p. 186-187)

Départ pour Nagoya (train où je finis le livre) et l'appartement à quitter, dans lequel beaucoup reste à faire. Et même à refaire... Comme des cartons de livres de T. qui datent du précédent déménagement, qui n'ont jamais été ouverts ou qui ont été ouverts et pas déballés, et dont carton et rubans adhésifs sont devenus mous, humides et plus du tout résistants. L'entreprise de déménagement m'ayant largement octroyé cinquante cartons, mieux vaut transférer, et trier au passage pour en éliminer quelques-uns.
Ça prend l'après-midi, puis ça continue après les courses, la soirée, et finalement bien au-delà deux heures du matin.
Ce qui trinque, c'est surtout les reins, d'un côté (et pas comme euphémisme réagien), et le bout des doigts, les ongles, abimés par les frottements, torsions, tractions, etc.

Vers 16h30, c'était prévu, un camion est passé pour enlever le vieux frigo et un ordinateur de 1999 dont j'ai effacé tout ce que je pouvais — ceci dit, tout est en français et je ne détiens aucun secret d'état. En revanche, pas donné, le service : 10.000 yens pour les deux appareils ! Ça devient lucratif, le recyclage ! Mais je ne dis rien contre parce que je sais que j'achète ainsi le temps que je n'ai pas pour rechercher un service moins cher...

Plus j'écoute France Info, même si c'est à doses homéopathiques, ou les infos d'apparence plus moqueuses que donne Radio Nova, plus j'ai l'impression que nous vivons une époque de folie et d'ignominie dont je ne vois pas comment nous pourrions nous relever. Au moins pour ce qui concerne la France. Entre les départements d'outre-mer où le gouvernement attend vraiment que ça pète pour mater grave, les magouilles bancaires de Sarkozy qui se moque de toutes les instances, le silence des médias sur l'incroyablement honteux comportement des ministres de l'éducation et de la recherche alors que la plupart des universités sont bloquées et refusent d'obéir au calendrier de la réforme.

Avec quelle douceur, à côté de ça, je déplace et sécurise les œuvres de Blaise Pascal et de René Descartes...


Mercredi 25 février 2009. Ombres menaçantes et silencieuses.

Toujours pas le temps...

Nouvelle matinée, après-midi et soirée de tri et d'emballage. L'appartement prend l'apparence d'un entrepot entre les blocs de paquets entre lesquels je navigue.
Vers 10 heures, un sous-traitant de l'entreprise de déménagement vient pour démonter les climatiseurs — opération délicate durant laquelle il doit repousser les gaz dans le compresseur externe pour libérer l'appareil intérieur. Mais voilà que le second climatiseur brille d'un insolent voyant orange, qui n'est rien d'autre qu'une erreur, ou panne. Ça ne peut plus chauffer, dit l'ouvrier. Comme j'avais le dos tourné, je me demande s'il n'aurait pas un quelconque intérêt à mettre la machine en rideau... Mais d'un autre côté, il faut appeler le fabricant pour réparer, je ne vois pas où serait son intérêt... Et quand même, je l'ai mis en marche encore la semaine dernière...
Déjeuner avec un collègue au Downey, bien calme quand David n'est pas avec nous.
Vers 18 heures, alors que je suis de passage au bureau depuis deux heures et que j'allais me diriger vers l'agence immobilière d'Irinaka, celle où j'ai signé le contrat la semaine dernière, pour aller chercher mes nouvelles clefs, monsieur S. m'appelle pour me proposer de passer me les déposer. Dans mon bureau, je lui explique l'incident du matin. Et ça ne lui plaît pas du tout. Il téléphone successivement à cinq ou six interlocuteurs (déménageur, sous traitant, fabricant, etc.), hausse le ton une ou deux fois pour faire avancer les choses (parce que l'entreprise de déménagement n'avait pas encore appelé le fabricant...). Il faut dire qu'il se sent un peu responsable, monsieur S., après tout c'est lui qui m'a présenté cette offre de location... Et comme je suis étranger et qu'il m'a à la bonne, il me materne un peu. C'est bien la première fois depuis toutes ces années au Japon que je vois quelqu'un se mettre en quatre comme ça (pour moi).
Vers 20 heures, je sors mes encombrants dûment estampillés et les déplace un par un sur le terrain vague qui se trouve à mi-hauteur entre la rue et le bâtiment, ainsi qu'il a été convenu.
Vers 21 heures, je débranche le réfrigérateur et transfère ce qu'il contient encore dans une glacière (mais plus long qu'un simple copier-coller à la souris).
Vers 23 heures, je décroche le dernier rouleau de PQ pour le mettre dans un carton qui reste ouvert, quand même.
Vers 1 heure du matin, il n'y a plus qu'une paire de chaussures dans l'entrée.
Vers 2 heures, tous les meubles et cartons ont reçu des pastilles de couleur correspondant à une pièce du nouvel appartement, ainsi qu'un plan le stipule. Les déménageurs, munis de ce code couleur pourront déposer directement leurs faix dans la bonne pièce sans avoir tout le temps à m'appeler.
Vers 3 heures trente, je déconnecte l'ordinateur du réseau et emballe tout proprement (j'écris maintenant, le lendemain, du bureau).
De mon lit entouré de piles aux ombres menaçantes et silencieuses, je vois le chiffre 4 des heures au cadran du réveil avant de sombrer...


Jeudi 26 février 2009. La manivelle à étincelles.

Endormi avant l'erreur 4:04, je me lève néanmoins à six et demie. En un tour de main, je fais disparaître draps, couvertures et oreiller, replie le lit en sofa. Douche, rasage, petit déjeuner, et chaque chose trouve sa place dans un carton illico clos. À huit heures, quand sonnent les déménageurs, je n'ai plus rien à faire, sinon expliquer brièvement le code couleur (voir hier) et donner le plan au chef d'équipe qui répercute. Ils sont cinq, de l'âge de nos étudiants. Ils courent tout le temps, dans l'appartement comme dans les escaliers, transpirent, ne prennent qu'une pause de dix minutes. En moins de deux heures, les meubles dans des housses matelassées, les cartons, la penderie, miroirs et cadres, ils ont tout descendu et chargé dans les deux petits camions. Quand je me rappelle la noria, David et moi, en août dernier, et la fatigue consécutive, j'en suis vert...

Je file à pied en huit minutes à ma nouvelle adresse, rendant compte à T. par téléphone, tandis qu'ils font le trajet en camion par d'autres rues. On arrive en même temps. En moins de deux heures, ils ont tout monté, et remonté le cas échéant, cette fois au quatrième étage, sans ascenseur, qui, du fait de la volée de marches initiales devient un vrai quatrième. Voilà des jeunes gens qui n'ont pas besoin d'aller au centre de sport !... Et pas un meuble cogné, pas un carton pris à l'envers, aucune pastille jaune ou rouge dans la mauvaise pièce !
À midi moins dix, je signe le reçu et l'équipe s'éclipse. Y'a jamais que la machine à laver qui ne soit pas branchée (à cause de l'embout différent) — climatiseurs mis à part, bien sûr, dont le tour viendra demain matin.

L'employé du gaz arrive à deux heures. La cinquantaine, souriant, bardé d'outils. Les dangers du gaz, c'est un des grands trucs, au Japon. Tant de vies perdues dans les incendies consécutifs à des tremblements de terre pourtant mineurs ! Maintenant, c'est hyper-sécurisé. Sur le palier, du haut d'un escabeau, il commence donc par ouvrir la vanne, puis des trucs bizarres, secouer une tirette, apposer son sceau avec une clé magnétique, me semble-t-il. Dans la cuisine, il vérifie les branchements, m'explique le fonctionnement du chauffe-eau, teste le ventilateur. Avec un appareil muni de parties métalliques amovibles et sensibles (outil jamais vu) qu'il tient quelques secondes au-dessus du chauffe-eau en marche, il vérifie que la température ne monte pas trop. Puis, à près d'un mètre, il fixe au mur un boîtier d'alarme dernier cri, le branche et me fait entendre le signal, composé de sirènes stridentes et de voix appelant à tout éteindre sur le champ. J'espère ne pas l'entendre trop souvent !... Enfin, c'est le tour de la salle de bains et d'un autre chauffe-eau, branché sur la baignoire par deux tuyaux qui permettent de pomper l'eau du bain pour la chauffer et la renvoyer. Accessoirement, il alimente aussi la douche et le lavabo. Sécurité toujours : il faut tenir le sélecteur de la main droite et tourner la manivelle à étincelles de la main gauche, ce qui produit une flammèche visible par la petite fenêtre. Après cinq ou six secondes, lâcher et voir si le feu tient. Si oui, mettre en position baignoire ou pas baignoire — dans le cas baignoire, il faut l'avoir préalablement remplie d'eau froide avec le robinet normal. Vous suivez. Il répète deux fois et me fait refaire la manip pour voir si j'ai pigé. J'ai tout bon ! Il me félicite. Je pavoise modestement.

Après son départ, le déballage des cartons d'urgence dans l'étonnante chaleur du seul jour de soleil de la semaine (ma chance), un rapide déjeuner, je fais pour la première fois le trajet du bureau — dix minutes. Là, en une bonne heure et demie de connexion, je m'occupe des courriers et mets en ligne le journal des trois jours précédents avant de redescendre pour une soirée comme avant, je veux dire comme avant l'existence du réseau, sans connexion, en écoutant des disques pris au hasard dans un carton, Klaus Schulze des années 70 puis Björk d'Army of Me, du planant et du beat, et quand même me coucher après minuit.


Vendredi 27 février 2009. Attendre dix secondes et rebrancher.

Mal de tête au réveil... Thé au jasmin... Premier bain (pas si compliqué). Une heure après, je suis retapé. À peine avalé le petit déjeuner, c'est parti pour la matinée. Trois heures et demie, que ça dure, la remonte des climatiseurs ! J'en peux plus...
C'est d'abord le technicien qui les a démontés avant-hier là-bas qui vient les remonter ici. Il commence par celui qui est en panne de sorte que le technicien envoyé par la fabricant puisse s'en occuper tout de suite en arrivant, une heure après. Pour l'autre appareil, les tuyaux son trop courts, il en faut de plus longs, ça coûtera finalement 12.000 yens supplémentaires. Pendant tout ce temps, l'agent immobilier, qui a peut-être besoin, malgré la difficulté de communication, d'un peu de distraction, reste en ma compagnie à surveiller les travaux. Le réparateur, quant à lui, a diagnostiqué une panne électrique passagère dûe à l'humidité. Il préconise, quand ça se produit, d'éteindre, débrancher, attendre dix secondes et rebrancher — et ça fera 3000 yens pour le déplacement. Sauf qu'un jour, ça sera le compresseur, et là, il vaudra mieux tout remplacer. Tout ça me paraît très raisonnable. Mais un peu longuet. Le mal de tête revient. Quand ils s'en vont tous, l'un après l'autre, à midi et demi, je me sens soudain vraiment arrivé, installé, déménagé, chez moi. Sauf qu'il y a des cartons partout... et que c'est bientôt l'heure de partir.

J'ai appris que l'arbre devant mes fenêtres est un camphrier. Avec un kanji formé de la clé arbre (ki), à gauche, et des éléments debout (tatsu) et rapide (hayai). Un arbre pour vite se rétablir ?... Il m'en faudrait une décoction tout de suite.

Passage pour une heure au bureau (connexion, courrier).
Retour à Tokyo. Dans le train, sans rien pouvoir lire, je dors comme une masse, sûrement la bouche ouverte, heureusement avec un masque...


Samedi 28 février 2009. Une grosse distorsion du çon.

Encore une nuit trop courte. Cette fois, c'est la faute à Sagan. Combien de neurones bousillés, cette semaine ?
Notes pour le cours sur la fin de la première partie, les chapitres V et VI. Le début du chapitre V (p. 45) annonce « la fin », tandis que la page contient deux fois l'expression « femme fatale », une fois pour Elsa, la demi-mondaine, une fois pour Cécile, telle que son père veut l'habiller. Mais ce n'est pas la fin, loin de là, et aucune des deux n'est fatale, au sens de l'archétype. Non, mais les thèmes sont introduits, flottent maintenant dans l'air et accompagnent la petite troupe au casino de Cannes. Le casino lui non plus n'est pas employé dans son sens direct de lieu du jeu d'argent, comme on le voit dans tant de livres et de films où d'improbables héros se perdent, mais comme lieu où quelque chose se joue — en l'occurrence, le remplacement d'Elsa par Anne, plutôt mal accepté par Cécile et Elsa, qui ne rentre pas à la villa. Après, c'est une semaine de bonheur, durant laquelle Cécile se dit que finalement on pourrait avoir une vraie vie de famille bien réglée et que ça ne serait pas plus mal — on est encore très plastique à cet âge-là. Encore faudrait-il qu'Anne n'abuse pas de cette nouvelle fonction de mère putative, et qu'elle laisse la gentille idylle de Cécile suivre son cours, à l'instar du couple qu'elle forme avec Raymond. C'est en voulant casser le mimétisme (sans le savoir), au nom des bonnes mœurs et de ce qui « finit généralement en clinique » (p. 60), allusion très crue à l'avortement encore interdit jusqu'en 1975, qu'Anne remet sans le savoir son destin entre les mains d'une adolescente jalouse et frustrée. Et c'est ici qu'intervient Henri Bergson. Au beau milieu du livre et sans que ça semble avoir ému beaucoup de critiques... Ni même qu'on ait cherché d'où venait cette citation. Devant l'étudier pour les épreuves de rattrapage de philo, Cécile cite — et je fais suivre de l'original :

« Quelque hétérogénéité qu'on puisse trouver d'abord entre les faits et la cause, et bien qu'il y ait loin d'une règle de conduite à une affirmation sur le fond des choses, c'est toujours dans un contact avec le principe générateur de l'espèce humaine qu'on s'est senti puiser la force d'aimer l'humanité.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 63-64)

« Quelque hétérogénéité qu'on puisse trouver d'abord entre l'effet et la cause, et bien qu'il y ait loin d'une règle de conduite à une affirmation sur le fond des choses, c'est toujours dans un contact avec le principe générateur de l'espèce humaine qu'on s'est senti puiser la force d'aimer l'humanité.» (Henri Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion, 1932)

On notera (qui l'avait jamais remarqué ?) que le texte copié dans Bonjour tristesse (p. 63) est fautif. Dans le premier membre de la phrase, « l'effet et la cause » a été remplacé par « les faits et la cause », ce qui brouille quelque peu le sens de la phrase... Les faits étant ici directement ceux constatés par Cécile, sa propre situation. La lecture des lignes et des paragraphes suivants de Bergson est très claire. Il veut dire qu'il y a une relation directe — même si on ne le dirait pas, a priori — entre l'amour des hommes, l'humanisme qui fonde notre société, et le principe générateur de l'espèce, c'est-à-dire l'acte sexuel et reproducteur. À l'époque, c'était encore impossible de dire que le trivial coït pouvait être en relation avec les hautes sphères de la pensée. D'où le recours bergsonien aux phrases ampoulées et aux expressions allusives. Ce que comprend Cécile, c'est que si on lui interdit de faire l'amour avec Cyril, elle ne va plus pouvoir être gentille avec son père et sa future belle-mère !
Anne, qui s'appelle Larsen, rappelons-le, a rompu l'harmonie et produit... une grosse distorsion du çon.

Me reviennent aussi, ce soir, deux vers d'une des chansons d'un disque de BO rétro écouté hier après-midi :
« Ils font l'amour le samedi, les gentils
Ils font ça n'importe quand, les méchants » (Michel Fugain, Les Gentils, les méchants, 1973)

Suite au compte-rendu du cours d'il y a deux semaines dans le blog Koikeland, nous trouvons ce matin, déposé sur les tables de la classe, l'épisode II du pamphlétaire. De l'avis des présents, ça n'a aucun intérêt, ne consiste qu'en une attaque du blog en question. Et du blog en général comme expression narcissique, genre de choses déjà ressassées et dépassées depuis des lustres.

Déjeuner au Saint-Martin où, après le dynamisme du cours, je dors à moitié.
Enfin du temps libre (après la sieste) pour rattraper le retard d'enregistrement de France Culture. Je saute d'emblée sur les Du Jour au lendemain récents, à commencer par Frédérique Clémençon le 24, puis le Sollers du 11 qui, bug réparé, est maintenant en ligne. Avec une émission consacrée mardi 24 aux écrits à la 1ère personne (avec Philippe Vasset, Alban Lefranc et Georges-Arthur Goldschmidt) et, la semaine prochaine, à l'autofiction, Pascale Casanova tente peut-être de corriger l'effet désastreux des Mardis Littéraires avec Chloé Delaume... C'est tant mieux. Je suis attentivement le dossier.
Si l'on préfère les yeux aux oreilles, et l'ancien au nouveau, on appréciera l'initiative monstrueuse et merveilleuse de Jean-Yves Dupuis qui nous propose, via le groupe Livre 2.0 de Facebook, de télécharger rien moins que 756 volumes en français au format pdf d'un coup d'un seul, Bibliotheque.zip, 650 Mo à décompresser chez soi après plusieurs heures de transfert, format Sony Reader pour ceux qui en ont, mais très bien aussi sur l'ordinateur.

© Berlol, 2009.