La Mémoire d’un ange

Alain Nicolas, « La Mémoire d’un ange », L’Humanité, 19 septembre 2002.

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Pour mémoire :

Dondog, treizième roman d’Antoine Volodine, poursuit l’exploration de l’univers des Anges mineurs.

Avec Dondog, Volodine nous entraîne dans la quête d’un réprouvé qui aurait pu être un de ces  » anges mineurs  » dont son précédent roman contait l’histoire collective.

L’homme qui explore les ruelles, les couloirs, les passages de la Cité s’agrippe à trois ou quatre noms : des comptes à régler. Rien d’héroïque, rien d’épique dans cette silhouette de vengeur. Quelques jours à peine à vivre, et pour  » programme minimum « ,  » tuer deux ou trois personnes, et ensuite m’éteindre « . Dondog ne sait plus exactement ce qu’il a à leur reprocher. Après trente ans de camps, il ne sait plus bien qui ils étaient, pourquoi il doit les tuer, ni même s’ils sont vivants ou morts. Leurs noms, Jessie Loo, Éliane Hotchkiss, Tonny Bronx, Gulmuz Korsakov, en situent les origines partout dans le monde. La Cité pourrait être une grande ville portuaire chinoise, et lui-même, Balbaïan Dondog, est un de ces Ybür, dont nous ne saurons rien de plus, sinon qu’ils auraient pu être un de ces peuples de l’immense espace entre Sibérie, Mongolie, Mandchourie, Tibet. Des  » turco-mongols « , nomades, gens de la yourte et du chamanisme. Sédentarisés, scolarisés, mais traités en inférieurs et finalement exterminés.

Dondog, peu à peu, va éprouver le besoin de savoir ce qu’il en est de ces quatre noms. Éliane Hotchkiss :  » Pour celle-là il faudra vérifier.  » Est-elle sa première dénonciatrice ? Est-elle la femme qui l’a aimé et cherché toute sa vie ? Camarade de lutte clandestine ou compagne éphémère de captivité ? Elle gît, inaccessible,  » au fond de l’un des abîmes décevants de sa mémoire « . Il a trop de souvenirs qu’il ne tient pas à voir resurgir pour ne pas hésiter à cette plongée dans son enfance. Celui de la deuxième extermination des Ybür, avant tout. Jessie Loo : peut-être détient-elle la clef de sa mémoire dissoute dans les années de travail, les baraques, les  » unités administratives  » ? Est-elle une chamane, quasi immortelle, ou plutôt de ceux pour qui la vie et la mort ne font pas de différence. Pour Dondog, en savoir plus, c’est inventer aussi bien que se souvenir. Il va chercher en lui, et dans le regard des témoins de ses derniers jours la mémoire ou la fiction de sa vie.

Enfant, déjà, il a appris à  » faire mourir la vérité « . · l’âge de sept ans, il fait l’expérience de la dénonciation, et c’est sa mère elle-même qui jouera les inquisitrices et obtiendra ses aveux mensongers. Précoce initiation à la situation fondamentale de cet univers : le cycle dénonciation-aveu interminablement reproduit entraînant tout dans sa spirale. Dans le monde de Dondog, le camp s’est étendu aux limites de la terre. Il n’y a pas d’extérieur, pas d’ennemi, pas de luttes autres qu’entre compagnons de lutte. Balbaïan Dondog n’a-t-il pas été, lui aussi, un de ceux qui  » luttaient contre le malheur, contre les heureux du monde  » ? Les repères historiques et géographiques que suggèrent les noms et quelques dates sont sans ambiguïté : la situation qui a inspiré l’auteur est évidemment celle du système de répression de masse qui a sévi en URSS et ailleurs, mais Volodine lui donne une dimension différente : les miradors sont désaffectés, les barbelés rouillent, les portes restent ouvertes,  » le système des camps s’est universalisé « . L’histoire rejoint ici une réflexion sinon sur la nature humaine, du moins sur la pérennité de la violence, de la domination, sur la ténacité du malheur. Dondog, une de ces  » blattes  » vouées au travail, à l’amnésie et à la folie, a pour armes d’abord une volonté diffuse mais obstinée, ce  » désir impérieux de vengeance avant la mort  » qui va se muer en un travail de mémoire ou de fiction, ou les deux.  » Si tu veux les surprendre là où ils se cachent et les tuer, (…) il faudra que tu les traques à l’intérieur de ta propre tête, chaman ou pas « , tel est le constat qu’il s’adresse à lui-même. Si Dondog est, en fin de compte, un héros, c’est qu’il prend le parti de  » ruminer sur son enfance « , au risque de se trouver  » immédiatement foudroyé de chagrin ou de dégoût « .

Au fil des étapes de la biographie, réelle ou imaginaire, qu’il se constitue, le lecteur accompagnera Dondog dans son enfance de petit Ybür, accusé d’avoir traité sa maîtresse de  » vieux champignon pourri « , puis survivant à l’extermination de son peuple, et enfin dans la descente aux enfers des camps et la lente dégradation de son humanité, sa régression au stade des  » blattes « , sans mémoire et presque sans langage. Récit après récit, les épisodes de cette vie se reconstituent et se referment d’un  » c’est tout « .  » C’est tout pour l’enfance.  »  » C’est tout pour les camps.  »  » C’est tout pour ma vie.  » Et même un  » c’est tout pour la littérature  » qui clôt le  » monologue de Dondog « , texte  » littéraire « , document ou fiction, joué dans les camps, épisode clef par où le récit reçoit son interprétation, explicitation ou démenti des fragments de souvenirs que Dondog nous livre.

Si Volodine ne recourt pas dans ce roman aux  » narrats « , blocs de récits autonomes agencés dans une structure qui donnait aux Anges mineurs une cohérence formelle malgré une certaine impression d’éclatement, Dondog, avec une trame plus simple, ne bride pas la liberté du lecteur, qui doit sans cesse solliciter sa mémoire et son imagination.

L’auteur l’aide en semant de discrets repères narratifs, allusions historiques et géographiques, et surtout un système des noms, que l’on retrouve dans de nombreux textes de Volodine. Outre la musicalité de leurs sonorités, les noms, par des effets de répétition, scandent le récit, à la fois comme reflet des obsessions du personnage et comme balises de l’action, et fonctionnent aussi par oppositions de leurs cultures d’origine : Gabriela Bruna et Gulmuz Korsakov, par exemple, ou bien Jessie Loo et Tonny Bronx. Mais ils sont aussi choisis, les uns suffisamment  » locaux  » pour orienter la mise en situation de l’action dans un espace et un temps donnés, d’autres suffisamment répandus sur la planète pour lui donner la dimension universelle qui caractérise l’ouvre romanesque de l’auteur. Enracinée dans l’histoire et la géographie, elle en déborde tôt le cadre pour s’élargir à une méditation plus large. Elle intègre des éléments anthropologiques, avec des ouvertures vers le chamanisme, et même écologiques. Nous sommes en effet dans un monde post-cataclysmique, en proie à des orages magnétiques, tels qu’on peut l’imaginer après une catastrophe nucléaire, climatique, Volodine ne reniant rien de l’auteur de science-fiction qu’il a été. Pour autant, la tragédie individuelle reste le fil conducteur de ce roman dont le personnage n’est pas le support d’une thèse, mais un être au bord de l’abîme, pour qui mémoire et fiction constituent les étapes d’une renaissance par la traversée des gouffres. Antoine Volodine y atteint des moments d’émotion nouveaux sans sacrifier un atome de l’intelligence de sa littérature. Mais nous savions déjà que c’était un grand écrivain.

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