Le monde flottant où erre Dondog est un enfer fabuleux

Isabelle Rüf, « Le monde flottant où erre Dondog est un enfer fabuleux », Le Temps, 12 octobre 2002.

Pour mémoire :

On retrouve, dans cette nouvelle geste d’Antoine Volodine, toute sa mythologie: un monde d’après l’apocalypse, où le temps n’a plus de sens, rédimé par l’humour noir.

«Mes livres n’étaient que rarement diffusés à plus de trois exemplaires, ce qui suffisait pour répondre à la demande et même pour saturer le marché», dit Dondog. Souvenir personnel? Longtemps, les écrits d’Antoine Volodine ont proliféré dans la clandestinité du ghetto de la science-fiction où un petit cercle d’initiés se regroupait autour de ses fables post-apocalyptiques. Ce cénacle s’est progressivement élargi, jusqu’en 1999, qui a vu l’attribution du très populaire Prix du Livre Inter à Des Anges mineurs (SC du 11 sept. 1999). Un récit composé de quarante-trois «narrats» que Will Scheidmann donnait en pâture à de vieilles chamanes pour retarder son exécution, lui qu’elles accusaient d’avoir trahi la révolution.

Dondog pourrait être un de ces «anges». Comme eux, il n’est pas tombé du ciel mais arrive, en lambeaux, d’un monde révolu. Est-il déjà mort, encore un peu vivant? On s’aperçoit bien vite que ces catégories n’ont plus cours ici. Fondée de manière peu orthodoxe sur le Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol, la mythologie de Volodine développe ses ramifications dans un «monde flottant» où les frontières entre l’humain et l’animal, l’avant et l’après, le soi et l’autre, l’allié et l’ennemi, sont poreuses.

Dondog émerge d’un univers de camps, de tortures, au sein duquel des utopies, elles-mêmes caduques depuis longtemps, ont été sauvagement piétinées. Il n’a trouvé personne pour le délivrer de l’existence. Mais désormais, c’est le monde tout entier qui s’est transformé en camp, l’extérieur est une notion obsolète. Voilà que remontent à la mémoire quelques beaux titres de Volodine: Des Enfers fabuleux (Denoël, 1988), Alto Solo (Minuit, 1991), Nuit blanche en Balkhyrie (Gallimard, 1997). Ils dessinent son parcours éditorial et évoquent la cohérence de ses obsessions, sa singularité dans le paysage français.

Dondog est moins déroutant que Des Anges mineurs ou, entre autres, Lisbonne dernière marge, où des fictions annexes et cryptées se mêlaient au récit. Le déroulement en est assez linéaire, même si, comme toujours chez Volodine, l’identité du narrateur est incertaine et changeante, les voix multiples. On peut résumer sommairement cet ample roman: rescapé de la purification ethnique qui a frappé les Ybürs, Dondog est un être résiduel, entre l’homme et la blatte, chien-loup, loup-garou, à la fois dur et détruit. Il sait qu’il doit se venger, mais de qui? de quoi? L’amnésie englue son cerveau. Des noms émergent du magma de ses pensées – Toghtaga Ozbek, Tonny Bronx, Gulmuz Korsakov, Eliane Hotchkiss, Nora Makhno – Volodine sait jouer de la musique des litanies. Dans une ville dévastée, Dondog erre dans des ruines labyrinthiques. Il fait parfois chaud et gluant, puant comme les remugles tropicaux qui embrumaient Le Port intérieur. Mais la tonalité générale est plutôt sibérienne. A preuve, la vieille chamane Jessie Loo. Aux côtés de la grand-mère de Dondog, la tchékiste a lutté autrefois «pour l’élimination du malheur» mais cette utopie-là a mal tourné, comme tout le reste.

Dondog n’est pas un très bon chaman, note Volodine qui est toujours beaucoup plus tendre avec les femmes. «Au bord du rien», son héros peine à reconstituer la trame de ses jours passés, à naviguer dans le monde flottant entre vie et mort. La mémoire est une souffrance, il serait plus charitable de laisser faire l’oubli. Hélas, «l’humour noircit. Ensuite, on s’éteint». Parfois, surgit quelqu’un – ami? ennemi? – avec qui partager «de la nuit, du silence, du langage». Du temps se «déverse» autour des créatures. De cruels souvenirs d’enfance se fraient un chemin à travers des strates aussi profondes que l’humus qui recouvre les morts. Ils remontent à la source de la révolte, à la découverte de l’injustice et inspirent à Volodine des pages d’une grande tendresse sur le destin des corps qui retournent à la terre. Ils lui permettent aussi un de ces exercices de virtuosité lexicale dans lesquels il excelle, en énumérant de superbes noms de champignons – cortinaires resplendissants, russules charbonnières, lentins tigrés. Dondog parviendra-t-il à se reposer? La dernière page du roman coïncide avec sa fin. «C’est tout pour ma vie», espère-t-il.

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