La traversée du monde flottant

Isabelle Rüf, « La traversée du monde flottant », Le Temps, 16 octobre 2004.

Pour mémoire :

En treize livres, Antoine Volodine a conquis une large audience. Son univers n’a pas changé: même s’il fait référence au bouddhisme, il parle toujours de l’écroulement des utopies. Avec humour et tendresse.

Antoine Volodine. Bardo or not Bardo. Seuil, 238 p.

Déjà Dondog, héros en lambeaux du roman éponyme d’Antoine Volodine, avait maille à partir avec le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain (lire le SC du 12.10.2002). Cette fois, le rôle-titre est tenu par le Bardo, cet espace flottant entre la vie et la mort que les défunts ont 49 jours – sept semaines – pour parcourir. S’ils réussissent à surmonter la tentation de se réincarner dans la première forme vivante qui passe, ils entreront dans la Claire Lumière du non-être. Sinon, la corvée d’exister sera prolongée d’un tour.

Mais il ne faut pas compter sur l’inventeur du «post-exotisme» pour proposer une version occidentalisée new age du bouddhisme. Même si on perçoit, à travers ses derniers livres, une très grande sympathie pour une morale du rien, chez un auteur qui parcourt, depuis vingt ans et en 13 livres, les ruines des idéologies. Comme ses personnages, on peut assumer qu’il ne croit à rien, «sinon à l’égalité absolue du malheur entre les hommes». Avec ce dernier roman, Volodine accomplit ce petit miracle d’être à la fois absolument fidèle à son univers tout en le vivifiant avec une énergie nouvelle et beaucoup d’humour.

Ça commence comme un film: une après-midi tranquille, les poules caquettent, au loin des sonneries de conques, le tintement des gongs. On entendrait les insectes bourdonner quand un coup de feu déchire la quiétude. Un homme vient s’abattre contre le poulailler. Le tueur s’enfuit. Deux hommes se penchent sur Kominform, l’agonisant: Drumbog, un moine bouddhiste chenu, aux intestins et à la mémoire défaillants, et Strohbusch, ancien agent soviétique du genre «reconverti dans l’immobilier», chargé de nettoyage politique. Tous deux veulent l’empêcher de mourir. Le moine pour lui lire les textes sacrés qui l’aideront à traverser le Bardo; Strohbusch pour lui soutirer des renseignements. Une femme-oiseau au corps lumineux couvert de plumes commente la scène et capte les sons. «Elle s’appelait Maria Henkel comme moi. Elle était là pour décrire la réalité et pas du tout pour en faire partie.» Les lecteurs fidèles de Volodine, de plus en plus nombreux, la connaissent, elle fait partie de son univers.

La traversée du Bardo se passe médiocrement pour Kominform: il ne comprend rien à ce qu’on lui lit avec tant de sollicitude. Normal: ce sont des recettes de cuisine et des slogans surréalistes pêchés par erreur dans la bibliothèque du monastère. Dans les six chapitres suivants, d’autres êtres traverseront cet espace noir avec des fortunes variables. Sept histoires en tout, une par semaine de la traversée. Les voyageurs ont tous perdu leurs repères dans l’espace comme dans le temps. Et pas seulement parce qu’ils sont morts: bien avant déjà, les idéologies, les croyances, les espoirs qu’ils défendaient se sont écroulés. Même leur corps n’a plus de limites: «Votre robe gêne, dis-je. – Quelle robe, dit Schlumm. C’est ma peau.»

Glouchenko croit qu’il est dans un hôpital. Il finira happé par le désir de se fondre dans le coït d’un couple de singes, le voilà reparti pour un tour. Borschem est envoyé dans le Bardo pour y recueillir des informations: sculpté «dans du plastique poussiéreux», il n’a pas perdu les vieilles habitudes de docilité. D’autres se débattent dans des monticules de suie. Ils sont ennemis mais une vague fraternité finit par les unir. Leur univers, parfois vide, parfois grouillant, évoque Le Dépeupleur de Samuel Beckett, un lieu sans haut ni bas, sans issue.

Toujours sombre et hostile, le Bardo de Volodine est aussi burlesque. Ses moines crasseux mêlent beaucoup d’humour à la compassion et à la tendresse qu’ils manifestent aux lamentables survivants, lesquels sont souvent des clowns, de vieux acteurs, des conférenciers sans public. Qu’y a-t-il encore à écouter dans ce monde de l’après? Une musique, «parce qu’elle est belle et parce que l’on est extrêmement seul».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *