The Clarity of Secrets

Anne Roche, « The Clarity of Secrets », SubStance, n° 101, volume 32-2, 2003, p. 52-63.

Pour mémoire :

« Clarté des secrets »

« Il bouleverse une harmonie, mais on ne sait trop comment il réussit à le faire : peut-être parce que, habituées à l’horreur de Terre, nous ne voyons que l’horreur étrangère qu’il tente d’imposer à Terre1. » Ainsi songe Dojna, l’une des deux brigadistes lancées à la recherche de Jorian Murgrave, l’être (est-il humain ?) qui veut détruire Terre. Ainsi, peut-être, pense le lecteur (la lectrice), confronté à l’univers des fictions volodiniennes, qui frémit en lisant, puis, le livre refermé, regarde paisiblement son horreur quotidienne, à tout prendre plus confortable que les steppes désolées ou les villes ravagées où errent les personnages. Plus rassurante aussi que ces espaces paradoxaux, où l’on avance sans avancer, où le monastère où l’on espère trouver refuge élude constamment l’avancée des deux déserteurs, où les souterrains parcourus amènent inéluctablement à la même boutique du luthier de la ténèbre, que ces no man’s lands où errent les morts, entre plusieurs fins incertaines. Que ces bandes de Moebius mentales, où la couture entre le rêve et le réel se fait imperceptible, où l’on peut mourir en rêve, même si on se réveille assez tôt pour esquiver la brûlure du lance-flammes, et où l’on enquête sur sa propre mort, au risque de se voir renvoyer à la suie : « Va t’en… tu es mort… »

Ce qui s’ébranle ici, d’inconscient à inconscient, n’est par définition pas simple à cerner. La lecture appelle d’abord des références historiques, mais l’écueil serait de proposer une sorte de traduction juxtalinéaire des fictions de Volodine en événements de notre vingtième ou vingt-et-unième siècles. Or, la tentation est grande. Lisbonne dernière marge 2 a pour cadre explicite un Portugal récemment exalté par la révolution des oeillets, et pour personnages deux protagonistes des luttes allemandes des années de plomb. Ceux des lecteurs qui étaient réveillés dans les années soixante-dix peuvent reconnaître, dans le roman imaginaire d’Ingrid Vogel, Einige Einzelheiten über die Seele der Fälscher (Quelques détails sur l’âme des faussaires), un certain nombre d’indices qui évoquent avec précision la Rote Armee Fraktion . C’est ainsi que les personnages du roman d’Ingrid portent, disséminés, les prénoms et les patronymes des membres de ce groupe allemand d’extrême-gauche : Katalina Raspe (Jan-Karl Raspe) Verena Goergens (Irene Goergen), Angela Schiller (Angela Luther), Gudrun Schubert (Gudrun Ensslin et Ingrid Schubert ), Silke Proll (Astrid Proll) , Ulrike Siepmann (Ulrike Meinhof) … 3 Si le groupe même n’est jamais nommé, son symbole vaut signature : « … assez de sang pour peindre, sur le mur de sa chambre, une signature vengeresse, avec étoile à cinq branches et mitraillette4 » , ainsi que les allusions à «la perpétuité au cinquième étage de Stammheim5 », ou à « l’inhumation sous la pluie, la poignée de sympathisants tous déjà fichés et re-fichés, membres, au sens large, de la nichée en voie d’extermination6. » Et le lecteur de se remémorer, pêle-mêle, l’enterrement de Pablo Neruda, au Chili, où tous les participants furent arrêtés, l’enterrement d’Andreas Baader et de Gudrun Ensslin, filmé dans Allemagne en automne (1977), et l’enterrement de Slobodan-Kateth Minahualpa , qui se solde par douze ans de prison pour les assistants et quinze ans de rééducation spéciale pour celui qui a fait le discours7. Et si les massacres et les tortures qui émaillent les romans de Volodine ne manquent pas de modèles terrestres variés, la pièce blanche et sans issue où se trouvent piégés Astvo et Borshoïed8 n’est pas sans évoquer la prison d’isolement sensoriel de Stammheim – comme, à l’autre bout de l’oeuvre, le quartier de haute sécurité où agonise Lutz Bassmann9.

Cet exemple, peut-être trop ponctuel, pour illustrer toute une stratégie d’écriture où le bourdon de l’histoire vient, en basse continue, doubler en quelque sorte le récit, mais y émerge parfois comme indice explicite, tel, pour la révolution d’Octobre, le portrait de Dzerjinski au mur du bureau de Gabriella Bruna. 10 Et, bien sûr, les critiques n’ont pas manqué de signaler que Le nom des singes pouvait évoquer les guérillas d’Amérique latine, Nuit blanche en Balkhyrie ou Dondog le monde des camps , etc. Plus généralement, la scansion de l’histoire intervient sur l’histoire de l’écriture, et l’auteur en est entièrement conscient :

« J’ai écrit Un navire de nulle part juste au moment où Andropov était au pouvoir, avant la perestroika. Il y avait un certain retour dans les paroles, dans certaines pratiques et dans certains fantasmes, au bolchevisme originel. Ce livre aujourd’hui ne pourrait absolument pas être écrit11. »

Cela dit, il ne s’agit pas de nier ces référents historiques, sans lesquels on ne comprendrait rien aux textes, mais de chercher à voir comment l’auteur les inscrit dans ses fictions, en transposant les paramètres dans un autre plan de réalité . La présence de l’événement, quel qu’il soit, dans le texte, n’a donc rien d’un décalque direct. Le décalage au contraire en est programmé : ainsi, à propos de Dondog, « j’ai vraiment soigné au millimètre tout ce qui concerne l’extermination des Ybürs pour que justement il y ait un flou suffisant, pour qu’on ne dise pas “C’est la Shoah” ou “c’est les Tutsis”, même si, bien sûr, en donnant un nom allemand (la fraction Werschwell) aux pogromistes, je renvoyais à quelque chose de clair12. »

Dans le même entretien, Volodine a bien affirmé que « L’oeuvre d’art est entièrement liée à un engagement politique au départ13 », mais aussi qu’il était « inutile de chercher dans le post-exotisme des messages cryptés pour l’action, pour l’insurrection…14 » Ce double avertissement doit rester présent à l’esprit du lecteur. Mais l’avertissement pourrait être superflu, car la mise en garde était déjà en toutes lettres dans Biographie comparée : commentant « L’Année des Octobres », qui relate une des incarnations de Jorian, le « biographe » note :

« Celui qui a écrit la fable doit mal le connaître. Il en fait un adepte d’une secte révolutionnaire rouge. Cela me choque. La couleur de sa violence n’avait pas sa place dans le spectre qui nous est familier 15. »

C’est donc ailleurs mais sans oublier ce qui précède qu’il faut tenter de rechercher ce qui, lecteur, nous hante. Faute de pouvoir, en peu de pages, parler de l’ensemble de l’oeuvre et de toutes les thématiques complexes qui y sont mises en jeu, un choix s’est imposé. A regarder Biographie comparée de Jorian Murgrave et Dondog, les deux extrémités actuelles de l’oeuvre, à jouer les deux en miroir, on est frappé d’une évidence : c’est la même chose. Certes, les deux personnages n’ont apparemment rien de commun. Les deux textes ont aussi des structures différentes. Jorian Murgrave est fait de récits enchâssés, mêlant rêves, délires, fragments de biographies ou d’autobiographies, éloges funèbres, énoncés divers dont l’énonciateur est le plus souvent énigmatique. A cette complexité des niveaux de récit s’ajoute un mélange des genres : qu’il suffise de citer la grande fresque insurrectionnelle de « L’Année des Octobres », fresque certes, mais jouée par un seul personnage, où l’épique est désamorcé par le dérisoire. Dondog manifeste une structure plus simple, plus classique, centrée sur un seul personnage, sur un projet (la vengeance), et la navette entre le présent et quelques passés est beaucoup moins déroutante que dans les textes précédents. En dépit de ces différences, qu’il ne s’agit pas de nier, la continuité des deux univers semble plus forte que leurs discontinuités. Et, d’un livre à l’autre, se fait un réseau de significations récurrentes.

La catastrophe a toujours déjà eu lieu, avant la première page du livre. La révolution , les révolutions , ont échoué. « La révolution était morte une fois de plus et même très morte. J’avais honte d’avoir participé à ce ratage16. » Les personnages et le lecteur, s’il accepte d’entrer dans cet univers, pendant le temps irresponsable de la lecture survivent tant bien que mal dans un monde post-apocalyptique, ravagé. Dans Jorian Murgrave, certains prennent acte de cet échec, et se livrent désormais à divers trafics (Zver, dans « Au loin une poutre », qui a renié tout idéal de lutte) , d’autres se bornent à essayer de survivre (Astvo, qui connaît tous les mots de passe et sait toujours où il se trouve, entre drapeaux rouges et drapeaux noirs). Mais quelques-uns essaient de maintenir l’idée révolutionnaire : c’est par exemple celui qui prononce l’éloge funèbre de Slobodan-Kateth Minahualpa, et lui attribue « la volonté de rechercher, au coeur de l’inhumain, ce qui pouvait exprimer une souffrance non partageable, ou des doutes non transmissibles ; la volonté, en somme, de traquer des sentiments humains là où la civilisation terrestre se contentait de hurler à la monstruosité17 », et qui, on l’a dit, le paye de quinze ans de camp, ou celui qui, devant les têtes coupées de Dojna et Hakatia, leur jure fidélité, ou Lutz Bassmann dans son quartier de haute sécurité. Ou le soldat anonyme, seul survivant d’un détachement dévoré par les loups, qui, avant de se présenter devant les habitants des Trois Museaux, tente maladroitement de rafistoler sa tenue, parce qu’il représente la révolution mondiale18.

C’est déjà suggérer que les textes, en articulant des allusions historiques, mais pas absolument précises (les mots guerre , révolution ) et un univers qu’on peut provisoirement appeler imaginaire, n’en maintiennent pas moins un cap politique (ou éthique) qui est de l’ordre de la recherche de la vérité. Or, à première, voire à seconde vue, cette exigence ne paraît pas évidente. Et d’abord en raison des procédés utilisés pour déconnecter le texte des référents déjà évoqués, mais aussi du réel tout court, de ce que nous considérons comme le réel. Le texte « attaque les valeurs fondamentales sur lesquelles la Renaissance faisait reposer son sens du réel (sens de l’espace, du temps, du temps historique, de la nature biologique de l’homme, de l’organisation sociale humaine)19 .» Le fantastique est le pacte de lecture explicite des quatre premiers livres, publiés dans la collection « Présence du futur », ce qui les marquait comme relevant de la science-fiction. La couverture de Biographie comparée de Jorian Murgrave, pics bleuâtres et ciel mordoré sur le fond desquels flotte une sphère argentée, et la collection elle-même, inscrivaient l’oeuvre dans un horizon d’attente à la Bradbury, assez vite démenti par le texte. Certes, on voit passer quelques tentacules, des pattes en nombre exotique, des pelages improbables et des carapaces qui résistent plus ou moins bien aux braises, mais l’étrangeté (l’unheimlich ) ne réside pas dans ces détails : bien plutôt dans la mise en place d’un univers parallèle, où « les lieux sont méconnaissables, l’époque floue et innommable20. » Ici encore, une mise en garde : « raconter comme si c’était arrivé dans une autre civilisation, sur une planète comparable mais différente. Les auditeurs n’y voient que du feu, ils estiment qu’il s’agit de science-fiction ou de pures foutaises 21. » On se défiera donc de l’impression de « futurisme saurien », en reprenant la pittoresque formule de Bruno Blanckeman22 pour tenter de cerner une étrangeté infiniment plus radicale.

Dans cet univers, Jorian comme Dondog sont des errants du monde intermédiaire, de « l’espace noir », mais Jorian, lui, ne le sait pas. Dans une de ses incarnations, celle relatée dans «Un Cloporte d’Automne», le narrateur est chargé d’une enquête sur un meurtre dont la victime a disparu. L’enquête où le commanditaire n’est autre que le coupable est une situation canonique (OEdipe Roi, Chinatown …) ; nettement plus rare, la situation où l’enquêteur n’est autre que la victime. Mais dans l’univers volodinien, la mort n’est pas immédiate, et elle est plurielle.

Dondog lui aussi est dans ce no man’s land entre la mort et la mort. Dans son camp, il a été plus ou moins initié au Bardo Thödol : « Après ton décès, expliquait la doctrine, il te restera un moment de Bardo avant l’extinction : un temps de passage qui précédera ta mort terminale proprement dite. Ta mémoire sera de nouveau comme un livre non effacé23. » C’est une des occurrences non la seule où les oppositions, les contraires qui régissent notre pensée sont anéantis, au point qu’on peut y voir l’un des fils conducteurs de l’oeuvre : « dès nos premières proses en effet, notre littérature a manié des notions telles que le destin cyclique, la mort non-mort et la vie non-vie . L’idée d’un voyage conscient à travers la mort nous convenait, cette marche semée d’embûches et de discours, qui conduisait le cadavre, ou ce qu’il en restait, vers l’échec, c’est-à-dire vers la renaissance24. »

Dondog vient d’être libéré d’un camp où il a passé plusieurs décennies un camp où il n’était pas en tant qu’Ybür, l’ethnie massacrée par la fraction Werschwell, mais en tant que combattant : il a en effet participé aux « courtes années de clandestinité totale, quand jour après jour se perdait la guerre pour l’égalitarisme25. » Notons que les camps, dans ce roman comme dans Nuit blanche en Balkhyrie ou Vue sur l’ossuaire, ne sont pas des camps d’extermination (malgré le terme de « nettoyage ethnique » qui figure dans Dondog )26 , mais le Goulag ou Punishment Park : des camps pour dissidents27. L’affaiblissement progressif de ses facultés physiques et mentales, ses souvenirs effacés, incertains, son statut de « blatte » qu’on peut chasser à coups de balai comme un autre Gregor Samsa 28, pourraient le faire classer dans un rôle de victime : mais c’est bien plutôt un combattant vaincu, et la nuance n’est pas mince.

Comme Jorian ou Dondog, la plupart des personnages des autres romans sont des opposants à un pouvoir, après leur défaite : prisonniers, en butte à des interrogatoires policiers ou psychiatriques, ou les deux. Mais avant même l’interrogatoire policier, n’y a-t-il pas l’interrogatoire scolaire ? L’enfance de Jorian, racontée en flashback après son incarcération, est d’une violence à faire peur, qui va jusqu’à contaminer le langage : syntaxe déréglée d’un dialogue du « Non rire29 », qui aura son équivalent dans le dérèglement grammatical du Monologue de Dondog 30 . Violence au demeurant pertinente, qui prépare à ce qui va suivre, comme le reconnaît Moldscher : « Je ne dénonce pas là une cruauté particulière de la part de mes éducateurs. On m’apprenait ainsi à ne pas m’effondrer devant les alternatives impossibles, à nager à travers les dilemmes insolubles. J’apprenais à me sentir en sécurité au milieu de la terreur31. »

Tout récit se fait donc dans une situation de contrainte, d’échange forcé 32 . Il s’inscrit dans des situations de paroles dont le lecteur peut trouver en lui-même l’équivalent, même s’il ne l’a pas vécu comme tel, car cela fait appel à toute sa vigilance : « L’interrogatoire est en soi une formidable méthode pour exposer une matière littéraire. C’est aussi un moment où l’activité du lecteur augmente, car celui-ci, quand devant lui on malmène à la fois un corps et ce qu’il estime être la vérité, perd sa neutralité de témoin abstrait et réagit. Il se rapproche du livre, il accompagne sa logique inquisitoriale, lui aussi voudrait faire préciser au narrateur ce qui est ambigu ou évasif, l’obliger à avouer le sens de ce qui paraît métaphorique ou codé33. »

On peut croire que celui qui interroge cherche à obtenir la vérité. C’est faux. Il cherche à briser celui qu’il interroge. Lorsque Dondog, sous la pression de sa mère, finit par avouer faussement qu’il a insulté la maîtresse, le narrateur commente : « Il n’y a pas d’âge pour faire mourir la vérité, il n’y a pas d’âge pour sauver sa peau dans le déshonneur et le mensonge, il y a un moment dans la vie où il faut commencer à confondre en soi la brûlure du mensonge et la brûlure de la vérité…34 » Et lorsque les combattants du post-exotisme « parlent d’autre chose », y compris lorsqu’ils mentent à l’ennemi, leur mensonge, destiné à dérouter les limiers, protège la vérité à laquelle, malgré tout, ils restent comme adossés.

La vérité n’est donc pas l’objet de l’interrogatoire, mais elle est présente dans le texte comme tension, comme horizon, non pas inaccessible, mais presque. Dondog tente de faire parler Schlumm, de lui faire raconter la nuit de sa mort, mais, là est la différence, il respecte son silence : une vérité advient par cette reconnaissance des limites, par ce presque indicible. Le silence marque l’extrême de la souffrance. Mais les personnages, même au cœur de l’espace noir, tentent précisément de maintenir la parole. Ou l’écriture. « Pour mes personnages, parler suscite un événement concret : l’apparition du livre que leurs mots emplissent35. »

Il est frappant de constater que les toutes premières lignes de Biographie comparée…, le premier roman publié de Volodine, s’ouvrent justement sur la découverte d’un livre. « Le livre traînait dans les déjections et le sang : il fallut, pour l’ouvrir, décoller au racloir la paille qui avait durci et coagulé le long des pages36. » Le roman tout entier est marqué par une forte présence métatextuelle : la prolifération des écrits de toute sorte (récits, lettres, comptes rendus, instructions, prière, éloge funèbre…) dont la multiplicité même, et les contradictions, marquent l’impossibilité d’écrire une histoire, et peut-être sont métaphore du livre impossible :

« L’ensemble représente une somme colossale de feuilles défraîchies dans lesquelles on chercherait en vain un fil directeur. . Récits souvent inachevés, mettant en scène des pseudonymes et des ombres ; extraits incompréhensibles de romans dus à des plumes étrangères. . une sorte de fouillis inquiétant, une mémoire si mal organisée qu’elle en devient inopérante37. »

Paradoxalement, cet acte d’écriture « incompréhensible » comporte une menace mortelle : « en l’an 37, tous les biographes de Jorian Murgrave moururent dans des circonstances . atroces38. » Et tous ceux qui écrivent, dans les romans de Volodine, sont confrontés au même danger. Les écriveurs de Lisbonne dernière marge , ou plus précisément du roman d’Ingrid, connaissent eux aussi une fin horrible : c’est qu’ils se sont approchés d’un secret qui fonde le pouvoir des ruches39. Fred Zenfl, quant à lui, choisit sa mort, mais c’est peut-être parce qu’il est « démoralisé » par l’impossibilité, non d’écrire, mais de trouver un lectorat. Pourtant, les sujets qu’il traite semblent prometteurs : « Les histoires écrites par Fred Zenfl réfléchissaient en priorité sur l’extinction de son espèce et traitaient de sa propre extinction en tant qu’individu. On avait donc là une matière susceptible d’intéresser le plus grand nombre, mais Fred Zenfl ne réussissait pas à trouver la forme littéraire qui lui eût permis d’entrer véritablement en communication avec ses lecteurs éventuels et ses lectrices…40 » On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là une forme d’humour noir : ces « extinctions » pourraient-elles vraiment fournir un best-seller, la masse des lecteurs a-t-elle vraiment envie de ces contes lugubres ? Mais l’humour s’éteint devant le magnifique monologue de la mort de Zenfl (« Je ne plierai pas le genou devant la mort…41 ») ou devant le lamento que Marina Koubalghaï consacre à Artiom Vessioly – un écrivain pas imaginaire, auteur de La Russie lavée par le sang. 42

Dondog aussi écrit. Des autobiographies inventées, griffonnées entre les lignes imprimées d’un journal, et glissées sur les étagères de la bibliothèque du camp, où personne ne vient les lire : le seul usage des livres, c’est de fournir du papier à rouler les cigarettes… Cette absence de lecteurs n’a pas que des inconvénients. Clin d’oeil possible de l’auteur agacé qu’on le questionne sur « ce qu’il a voulu dire » ou sur son pseudonyme, Dondog montre les dents : « Le lectorat ne me sommait jamais de m’expliquer sur quoi que ce fût, et je n’avais pas besoin, pour lui échapper, de me dissimuler derrière un pseudonyme indécryptable. . Personne ne venait pinailler en ma présence sur la question des orthonymes et des hétéronymes43. » En écho, un des commentateurs qui présente le récit d’enfance de Jorian Murgrave : « Il y a là un mépris du lecteur, un mépris du monde, un refus d’accepter les règles du jeu social . . Plus que des précisions sujettes à caution, c’est cette recherche aberrante d’anonymat qui dénonce l’auteur de ces feuilles44. »

Cette écriture périlleuse, mortelle, ces productions en nombre dérisoire, trois ou six exemplaires recopiés, conférences devant un seul auditeur45, pièces de théâtre où les acteurs sont mus par « l’amour du théâtre d’avant-garde, certes » mais surtout la distribution de sandwiches46 maintiennent malgré tout une sorte d’exigence de transmission. L’un des biographes de Jorian, au bord de la mort (« Le collet autour de moi se resserre, le garrot au poignet me tire douloureusement, la lame de madame la gauche mort a déjà commencé sa course… »), ne s’en préoccupe pas moins de « nous transmettre mutuellement les palabres d’ordre, toi afin que je m’en serve dans le monde de la suie éternelle, moi afin que tu les utilises dans l’univers trouble des vivants47. »

Ce qui est à transmettre est de l’ordre de la vérité. Qu’elle soit secrète, clandestine, « murmurée », n’est pas anecdotique, mais c’est une conséquence de la falsification qui règne dans ces mondes. Lisbonne dernière marge offre la version historique la seule de ce mécanisme partout à l’oeuvre dans les autres romans, mécanisme de réécriture de l’histoire, censure, mutilation des photographies, etc. qui aboutit à ce que « le Troisième Reich n’avait été qu’une variante à peu près confidentielle d’un conte apocryphe des frères Grimm48. » Mais le même roman en propose aussitôt la transposition « imaginaire », puisque le thème de la Shågga est « l’identité falsifiée, le double» et par là « une falsification généralisée du monde réel, ainsi que des mécanismes présidant au fonctionnement de la Renaissance : la Shaggå propageait la notion de doubles manipulés, de doubles coupables, la notion de faussaires tout-puissants, seuls détenteurs des vérités essentielles49. » A faussaire, faussaire et demi ?

Rétablissons la vérité sur le mensonge. L’auteur parle de « deux familles de mensonges : celle des mensonges à l’inquisiteur, et celle, plus intime, plus onirique, des mensonges qui s’attaquent à la mémoire individuelle et collective pour la métamorphoser et en faire un lieu d’accueil50. » Le mensonge à l’inquisiteur, on l’a vu, est légitime, et maintient la vérité (le sujet qui ment sait qu’il ment). Un peu plus compliqué, le mensonge qui s’attaque à la mémoire : venu du dedans ou du dehors ?

Du dedans, d’abord. Un crâne peut être fracturé de l’intérieur 51. La mémoire serait le remède à la falsification de l’histoire, c’est en cela qu’elle est dangereuse pour les pouvoirs. Du moins si on pouvait s’y fier. Mais la mémoire peut être une torture, que le sujet fait tout pour esquiver. Lorsque Dondog implore de Schlumm (le « frère dévasté » qui l’habite après sa mort) un récit de ce qui s’est passé pendant la nuit de l’extermination, Schlumm répond par un paradoxe : « Je préfère ne pas en parler. . Ce n’est pas encore mort dans ma mémoire. . J’en parlerai quand je l’aurai totalement oublié, pas avant52. » Mais cela va plus loin que la parole, plus loin même que la pensée. Lors de l’agonie de Schlumm, déjà massacré par la fraction Werschwell, un mensonge miséricordieux d’autant plus effrayant lui est envoyé par ses sens: « A cet instant, Schlumm comprit avec déplaisir que ses cinq sens le trahissaient et envoyaient à son cerveau des informations totalement erronées. La nuit de Schlumm était embellie d’instinct par ses cinq sens. Elle était horrible, mais beaucoup moins que la nuit humaine réelle53. » Et l’on pourrait multiplier les exemples. L’auteur commente : « J’accompagne celui qui ment, j’épouse au plus près son mode de pensée, je l’aide de toutes mes forces à voyager à rebours de son agonie. J’agis en complice, et, comme lui, sans me repentir54. »

Mais l’attaque à la mémoire vient aussi du dehors. Les psychobiologues qui tentent de parer à la menace représentée par Jorian une subversion radicale des valeurs de Terre s’en prennent précisément à sa mémoire, à son esprit : « Brouiller la mémoire diurne et nocturne de Murgrave, y graver des images de Terre, désarticuler son intelligence…55 » Le mensonge opéré par les pouvoirs entraîne le devoir, pour le combattant post-exotique, de rétablir la vérité, donc, autant que possible, de ne pas laisser falsifier sa mémoire, personnelle et collective. Tous les romans contiennent, fût-ce à l’état de traces, l’indication d’un espoir, d’un moment où tout n’était pas encore perdu : « Les grèves insurrectionnelles de l’après-guerre avaient été écrasées, mais le rêve des fraternités ouvrières frémissait encore et, dans les usines, les hommes de la fraction Werschwell maintenaient un profil bas56. » « Quel est l’enfant de mille-pattes qui osait prétendre que je n’avais aucune chance de tomber sur des survivants57 ? »

Enfin, on peut admettre un troisième type de mensonge, proche il est vrai de l’onirique, qui est le cryptage de la fiction. Ingrid Vogel, comme tous les écriveurs des romans de Volodine, veut écrire un texte crypté, qui soit « une histoire vraie de notre époque », qui échappe à la police mais puisse être lu ne fût-ce que par un destinataire (« sauf toi, mon dogue58 »). Les communes de critiques littéraires qui figurent dans son roman bravent l’interdiction, la torture et la mort, pour poursuivre leurs recherches sur les contes pour enfants. Pourtant, quoi de plus anodin que ce sujet ? Or, les contes, « seule forme d’expression poétique ayant survécu à la guerre noire », conduisent les chercheurs à faire l’hypothèse que « ce sont les enfants qui détiennent, sans le savoir, les plus anciennes vérités chiffrées, les plus anciennes images de l’inconscient collectif 59”, puis, de proche en proche, à toucher au secret du pouvoir des ruches, à l’énigme de la reproduction de l’espèce et de l’absence des enfants60.

La fable inventée par Ingrid peut-elle être une arme ? pas vraiment. Un récit permet tout au plus , dans l’imaginaire, de « modifier le réel (puisqu’on a échoué à l’améliorer par ses actes61). » L’excipit de Lisbonne dernière marge, avec son tragique imparfait, le rappelle : « NOUS AVIONS DES ARMES. » Le présent est plus dérisoire : « la reine de la mitraillette . devient la reine de l’allégorie62. »

Néanmoins, au coeur même de la défaite, se produit un effet pervers de la violence exercée par les dominants sur la conscience et la mémoire des dominés. Jorian retourne contre l’ennemi la falsification par laquelle on a modifié ses souvenirs : « Sous l’influence des pertes de mémoire que les biologues lui ont fait subir, il se met à revendiquer pour lui-même, et pour lui seul, l’héritage culturel de notre planète. . Au terme de son évolution, c’est nous qui deviendrions des non-Terrestres63 », avoue, inquiet, l’un des inquisiteurs à son supérieur hiérarchique 64. Et les groupes anéantis ressuscitent : « nous continuerons, dans le même style éclaté, rusé, pirate, à dénoncer notre société éclatée, rusée, fourbe, bâtie sur les faux-semblants, les mensonges, les faux mensonges, les vraies, les infiniment vraies veuleries ! » proclame la « Commune reconstituée Elise Dellwo65 ».

Bien sûr, tout cela est de la féerie. Le lecteur, retour de Kostychev ou de Chmourdane, quelque peu contrarié de ce qui se passe pas en son nom dans ce monde, ferme provisoirement le livre. Il se récite le Tombeau de Katalina Raspe :

« Tu énumères les survivants : . ta liste est courte.

Tu n’as plus le temps de dresser le long inventaire des morts66. »

Il se rappelle les noms, toujours venus d’horizons non familiers, des spectres devenus familiers.

Il se dit que lire Volodine, c’est se faire une communauté inavouable d’amis plus vrais que le réel.

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Notes__________

1 Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, 1985, p. 95.

2 Lisbonne dernière marge, Paris, Éditions de Minuit, 1990.

3 « Le commando Ulrike Siepmann, hétéronyme le plus dévastateur de la commune Elise Dellwo. » (Lisbonne dernière marge, op.cit., p.228).

4 Ibid., p.25.

5 Ibid., p.10. Stammheim, près de Stuttgart, la prison où étaient détenus les membres de la R.A.F. .

6 Ibid., p.19. A noter que la Fraction Armée Rouge était déjà évoquée de façon encore plus précise dans Des enfers fabuleux, (Denoël 1988), dans la partie intitulée « Ulke, Ulrike (paysage avant pendaison) », pp.99-121.

7 Biographie comparée…, op.cit., pp.69-73 et 75.

8 Ibid., p.59.

9 Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Éditions Gallimard, 1998.

10 Dondog, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p.167. Hasard objectif ? Une statuette de Dzerjinski en faux ivoire se trouve à la page 165 de Des anges mineurs, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

11 « L’humour du désastre », entretien, in La Femelle du Requin, n° 17, hiver 2002, p.40.

12 Ibid., p.41.

13 Ibid., p.39.

14 Ibid., p.41.

15 Biographie comparée…, op.cit. , pp.91-92.

16 Le Nom des singes, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p.9.

17 Biographie comparée… , op.cit., p.70.

18 Dondog , op.cit. , p.210.

19 Lisbonne…, op.cit., p.102. Rappelons que « la Renaissance » est le pouvoir dominant dans l’ère future du roman d’Ingrid.

20 Biographie comparée…, op.cit., p.15.

21 Dondog, op.cit. , p.109.

22 Bruno Blanckemann, « Remuer le fond des rêves » , Revue Prétexte, n° 16, automne 1998, p.18.

23 Dondog, op.cit., p.265.

24 Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op.cit., pp. 75 et 79.

25 Dondog, op.cit., p.26.

26 L’article que Le Magazine littéraire (octobre 2002) consacre à Dondog parle de « génocides inutiles », épithète qui laisse rêveur.

27 « Autant je peux chamaniquement m’infiltrer dans un camp de travail soviétique, autant je ne peux pas aller dans un camp d’extermination. Il m’est impossible de faire du roman avec cette matière. Dans le goulag l’humain existait, persistait. . Le goulag avait une dimension de grandiose suicide social, une dimension suicidaire et pas seulement criminelle.  » (L’humour du désastre, art.cit., p.46).

28 Dondog, op.cit. , p.259.

29 Biographie comparée, op.cit., pp.20-21.

30 Dondog , op.cit. , p.277.

31 Rituel du mépris, Paris, Éditions Denoël, 1986, pp.14-15.

32 A comparer avec les analyses de Roland Barthes dans S/Z ( Paris, Éditions du Seuil, 1977) sur le récit comme monnaie d’échange dans une stratégie de séduction.

33 Revue Prétexte, entretien, numéro cité, p.40.

34 Dondog , op.cit. , p. 53.

35 Revue Prétexte, entretien, numéro cité, p.42.

36 Biographie comparée…, op.cit., p.9.

37 Ibid., pp.36-37.

38 Ibid., p.12.

39 Voir plus loin note 60.

40 Des anges mineurs , op.cit., p.11.

41 Ibid., p.12.

42 Ibid., pp.38-41.

43 Dondog, op.cit., p.271.

44 Biographie comparée…, op.cit. , p.15.

45 Des anges mineurs, op.cit., pp.86-89.

46 Dondog, op.cit. , p.282.

47 Biographie comparée…, op.cit., p. 152.

48 Lisbonne…, op.cit., p.80. Ce passage établit clairement le lien entre le refoulement du nazisme, d’une part, la société autoritaire et l’opposition violente, d’autre part : de ce refoulement, « nous avons émergé loups, dans des camps différents. » (p.81).

49 Ibid., p.106.

50 Revue Prétexte, entretien cité, p.41.

51 Un navire de nulle part , Paris, Éditions Denoël, 1986, p.82.

52 Dondog , op.cit. , p.106.

53 Ibid., p.111.

54 Revue Prétexte, entretien cité, p.41.

55.Biographie comparée…, op.cit., p.154.

56 Dondog, op.cit. , p.36.

57 Un navire de nulle part, op.cit., p.23.

58 Lisbonne…,op.cit., p.16.

59 Ibid., p.75.

60 Impossible dans les limites de cet article de traiter cette question pourtant cruciale : s’il y a bien quelques récits sur l’enfance dans l’oeuvre ( Biographie comparée…, Rituel du mépris, Dondog), récits d’ailleurs empreints d’incertitude et , pour les premiers, de fantastique, la naissance et la reproduction sont en général fort différentes de l’usage terrestre ( Rituel du mépris, Lisbonne dernière marge, la naissance chamanique de Will Scheidmann dans Des anges mineurs …)

61 Revue Prétexte, entretien cité, p.42.

62 Lisbonne…,op.cit., p.16.

63 Biographie comparée…, op.cit., pp.154-155.

64 Qui n’est autre que Toghtaga Özbeg le Grand. S’il ne s’agit pas d’un réemploi du même nom (comme pour le nom de Breughel entre Le Port intérieur et Nuit blanche en Balkhyrie), on voit celui-ci réapparaître entre autres dans Dondog, lien supplémentaire entre les deux romans : mais sa toute-puissance dans Biographie comparée… (il règne sur l’univers de référence et ordonne la mise à mort de Jorian) s’est dégradée dans Dondog (il ne règne plus que sur le petit monde des Trois Museaux), sauf à considérer, bien sûr, que c’est lui qui fait lever le soleil (Dondog, op.cit., pp.204-205).

65 Lisbonne, op.cit. , p.134.

66 Ibid., pp.36-37.

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