Slogans, [mise en scène] de Charles Tordjman

« Slogans, [mise en scène] de Charles Tordjman / d’après Slogans de Maria Soudaïeva et Vociférations d’Antoine Volodine », adaptation d’Antoine Volodine, Fictions / Théâtre & Cie, [Radio] France Culture, 11 mai 2008, 68 min. 11 s.

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Pour mémoire :

La pièce

Il y a deux ans de cela un ami souhaitait que toutes affaires cessantes je lise Slogans de Maria Soudaïeva paru aux Éditions de l’Olivier. À cet ami qui ne pouvait me vouloir que du bien j’obéis avec célérité. Est-ce dans un train ou dans un aéroport que j’ai ouvert pour la première fois Slogans je ne me souviens plus… Le livre était court. Je commence donc par la préface qui déjà m’impressionne. Je retiens ceci : que l’auteur Maria Soudaïeva s’est suicidée à l’âge de 50 ans à Macau en 2004, qu’adolescente perturbée elle fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique, que partisane elle se bat avec son frère Ivan Soudaïev pour protéger les prostituées qui essaient d’échapper à la mafia, qu’anarchiste elle écrit dans un journal clandestin sa haine du nouveau pouvoir russe, du capitalisme mondial, que poétesse elle confie à l’écrivain Antoine Volodine des cahiers de poèmes qu’elle appelle ses « petites proses ». Elle l’autorise même à utiliser ce désordre de slogans selon son souhait.

À sa mort Antoine Volodine rassemble, traduit et donne son « ordre » aux slogans de Maria. Antoine publie donc les poèmes de Maria Soudaïeva en leur donnant simplement le titre de Slogans. Le titre, c’est vrai, frappe par son étrangeté. Car ce ne sont pas des slogans politiques que l’on lit mais étrangement leur inverse. Utilisant la forme de l’arme linguistique et politique qu’est le slogan et qui a conduit à des folies meurtrières au cours du 20e siècle, Maria Soudaïeva la retourne magistralement et dévoile tout un arsenal visuel où les âmes mortes d’innocentes massacrées déchirent l’air noir qui les a détruites, assassinées. À leur tour, les victimes s’emparent de la forme du slogan pour hâter le temps de la résurrection et de la vengeance. C’est une foule de femmes insanes, folles de douleur, brûlées dans le feu et l’acide qui viennent hanter la clarté de nos jours. Slogans d’un chaos insensé qui retourne la terre et ses anciennes valeurs, Slogans est un texte qui incendie l’âme et qui frappe par le noir de ses nuits même si la fin promet que les jours sombres finiront.

« Je chante pour ma plaie » écrit Guyotat. Maria Soudaïeva chante aussi pour les plaies de toutes ses petites soeurs et de celles aussi qui sont en nous. Amour, cruauté et vengeance ne cessent de se croiser. Voilà pourquoi à la fin de la lecture de Slogans on se trouve souffle coupé sans voix.

J’ai lu Slogans d’un trait comme on le dirait d’un verre d’alcool… cul sec ! Lecture à l’oeil rapide qui saute d’un slogan à l’autre même si le sens est happé par la vitesse de la lecture. Le livre fini, une obsession : faire entendre cette voix, ces voix sur la scène. Et même si pas de dialogue, et même si pas de personnages, et même si pas de situation théâtrale, il fallait faire entendre les voix de ces femmes massacrées et au fond celles de tous les innocents. La forme théâtrale était dans l’organique, dans la pulsion du vouloir dire, dans la pulsion même de la plainte.

Très vite au Festival PASSAGES (consacré aux théâtres des pays de l’Est de l’Europe) que j’ai créé il y a dix ans à Nancy, j’ai voulu entendre et faire entendre ce texte. Après cinq jours de répétitions, voilà qu’avec Agnès Sourdillon, seule actrice en scène, Vincent Tordjman qui posa un piano qui jouait tout seul (« les voix des mortes » dira-t-il) et Christian Pinaud qui éclaira le souterrain du Musée des Beaux-Arts de Nancy, nous faisions entendre 30 minutes de Slogans. Deux ou trois présentations au public pour vérifier que l’intuition était juste. La violence émotive du texte de Maria Soudaïeva passait. On entendait son texte. Il passait à merveille l’épreuve de l’oral. Maintenant il fallait aller plus loin. Aller jusqu’au théâtre.

Lors de ma première rencontre avec Antoine Volodine j’avais parlé de chaman et lui avais raconté les extraordinaires séances chamaniques auxquelles j’avais assisté en Mongolie. Je lui dis mes souvenirs du visage du chaman masqué tantôt de fils noirs, tantôt de cuivre, les manteaux successifs qu’il mettait à mesure que ses voyages intérieurs le conduisaient de plus en plus près des esprits des chamans morts. Je lui racontais cette façon si impressionnante avec laquelle il psalmodiait un texte tantôt connu tantôt improvisé et comment de son tambour il rythmait ces invocations. Le théâtre d’il y a combien de milliers d’années ? Je crois qu’Antoine a aimé mes histoires et les rapports que je trouvais entre l’oeuvre de Maria Soudaïeva et la poésie chamanique. Je savais pourtant en disant cela que jamais je n’aurais la tentation de reproduire ou d’imiter ce chaman de Mongolie. Je ne voulais pas de cérémonie mystique. C’est ce qui probablement m’a amené à proposer à Antoine Volodine d’adapter pour le théâtre l’oeuvre de Maria Soudaïeva. J’avais envie et besoin de personnages, de dialogues de mise en situation. Antoine a formidablement répondu à la demande. Avec simplicité et presque naïveté (lui n’ayant jamais écrit pour le théâtre) il a adapté une version de Slogans pour le théâtre.

Tout se passe alors dans la soute noire d’un bateau où Serena Malvatchenko et Ida Jerricane, deux prostituées, attendent prisonnières la mort, pendant que Maria Soudaïeva en personnage raconte le chaos du passage de l’URSS à la Russie, la disparition de l’espoir et la folie que cette absence d’utopie crée. Si seulement ces filles pouvaient êtres rayonnantes, elles jadis pionnières au petit foulard rouge. Si seulement elles pouvaient changer leur corps disloqué, si seulement on pouvait oublier que le monde est maintenant gouverné par des pieuvres, des êtres mutants qui mutilent et propagent la destruction sur terre, si seulement elles pouvaient se venger et déchirer ce qui cache leurs yeux, si seulement elles pouvaient ne pas mourir, si seulement elles pouvaient échanger leurs moignons contre des ailes de mouettes. Seulement voilà aucune illusion, aucun espoir. De tous côtés des femmes insanes lancent ces slogans terrifiants. La menace d’extermination de ces femmes décuple la nécessité du cri poétique. Les slogans jaillissent comme un typhon même dans la douleur attendue. Frêle espoir une quatrième femme apparaîtra, mère ou soeur mais déjà morte, frêle et si loin dans un autre monde, l’espace d’après la mort. Elle tentera de calmer la peur et de préparer à la mort ou à la vengeance.

On entend bien que les slogans que l’on entend viennent de la prison psychique dans laquelle Maria est enfermée à Macau. Soute noire et crâne malade, même endroit, même combat de langue, même chant. Chant des condamnés que bien sûr nous sommes, même si est régulièrement lancé ce slogan espérant « OUVRE LES ECLUSES DES GRANDS REVES ! » Il y a dans Slogans l’envie d’un théâtre libérateur. Il y a dans Slogans l’envie d’un théâtre en chaos avec luimême, qui n’est pas en paix avec lui-même. En ce sens on pourrait dire que Maria Soudaïeva écrit des contre-slogans, des anti-slogans. Volodine écrit que « (la) voix essentiellement féminine de Slogans dit la violence faite aux femmes, le besoin de vengeance, l’absence de port d’attache, l’exil permanent, le désir d’en finir avec l’atroce, d’accéder au repos, la peur devant un monde qui se disloque, la mémoire du génocide, la nostalgie d’une transformation magique du monde, la tentation du suicide, les cris de la démence »*. À propos de l’écriture des Récits de la Kolyma (récit sur l’expérience de Varlam Chalamov au goulag) Chalamov confie ceci : « Chaque phrase est criée avant que d’être écrite dans la pièce vide. Je crie. Je menace. Rien n’arrêtera mes larmes. Ce n’est qu’à la fin, une fois le récit achevé en totalité ou en partie, ce n’est qu’alors que j’essuie mes larmes ». C’est ainsi qu’on peut imaginer Maria Soudaïeva en train d’écrire « ses petites proses », elle dont Volodine dit « qu’hyper sensible elle recevait en elle la souffrance que subissaient les autres ». Notre rôle ici modeste et ambitieux est de redonner sens à la douleur, de dire que nous nous sentons concernés, que l’indolence n’est pas notre destin. Qu’il nous faut éviter le pire. Tel est le chant que nous laisse après sa mort Maria Soudaïeva.

*in Transfuge : Le magazine de la littérature étrangère, mars 2005, n°6, p.90

Charles Tordjman

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