Joris Mathieu : créateur d’un théâtre optique

Julie Cadilhac, « Joris Mathieu : créateur d’un théâtre optique / interview », BSC News Magazine, 14 mars 2011.

Pour mémoire

Joris Mathieu, metteur en scène de la compagnie Haut et Court, explique la naissance et les enjeux de l’épopée post-exotique qu’il a conçue à partir du superbe texte d’Antoine Volodine, les Anges Mineurs. Entretien avec le créateur d’un théâtre optique qui souhaite offrir une expérience sensorielle  au spectateur.

Comment s’est déroulée votre rencontre avec l’univers d’Antoine Volodine? Peut-on parler d’illumination, de révélation à la lecture de ses oeuvres? Quel souvenir spontané en avez-vous?
Une rencontre de patience: c’est un auteur que j’ai découvert il y a huit ans et j’ai lu pas mal de livres avant de me décider sur les Anges Mineurs comme adaptation. Les Anges mineurs représentent quatre ans de travail car chaque acte a été créé sur une saison différente, donc à chaque fois six mois de répétitions pour chaque acte…ce fut une plongée longue et profonde dans son univers qui est un univers qui se ramifie puisque, d’un livre à l’autre, l’univers qu’il fabrique se prolonge et finit même par constituer un monde dans lequel on est – quand vous parliez de révélation ou d’illumination- plongé en apnée. Oui, on bascule dans un monde alternatif, monde qui m’était à la fois familier parce qu’il faisait écho à énormément de choses que je pouvais percevoir du monde réel et en même temps était construit autour de fantasmagories et d’onirisme.

L’écriture de Volodine vous a-t-elle semblé immédiatement adaptée à la scène ou au contraire pas du tout et cela en faisait un challenge passionnant?
Les deux en même temps. Depuis toujours, avec la compagnie, nous adaptons des romans ou des fragments de récits, et si l’on a fait ce choix-là, c’est parce que l’on trouve que dans la matière romanesque on peut faire apparaître sur scène ce qui est a priori inimaginable; ce qui m’intéresse, c’est cette espèce de boîte noire qui est un peu un chapeau de magicien à partir duquel on essaie de faire jaillir de nouvelles images en permanence et de transformer l’espace. Donc oui, l’oeuvre de Volodine à ce titre-là m’a paru immédiatement adaptée scéniquement, en tous cas vis à vis de son écriture, mais je rejoins ce que vous disiez tout à l’heure, c’est un peu comme si l’on avait rencontré, avec mes camarades de travail, l’auteur qu’il nous fallait et avec lequel il y avait une connivence immédiate.

Les Anges Mineurs est un texte qui aborde le thème de la mort et de son arrivée latente. Peut-on le qualifier de texte qui « ébranle » son lecteur? Avez-vous eu avec vos camarades de plateau lors de ces mois de travail des moments de crise ou de dépression en vous plongeant dans un texte qui est à la lisière entre la vie et la mort?
J’ai le sentiment – en tous cas, c’est comme cela que nous avons traversé l’oeuvre de Volodine et comment on essaye de la retranscrire aux gens qui viennent voir notre spectacle – que c’est une traversée finalement apaisante, même si c’est une littérature que lui-même définit comme une littérature du désastre, de l’effondrement, de l’effritement du monde qui nous héberge. Bien sûr sont mis en jeu nos phobies, nos craintes, nos angoisses mais il y a un souci de transmettre la poésie et le calme et finalement toutes ces choses-là finissent par faire partie de l’ordre naturel  et je n’ai pas senti, pour ma part, d’empreinte noire ou une ombre cynique, gratuite..on est dans un monde qui est détérioré, un monde qui va vers une fin qui est inéluctable et finalement il faut l’accepter et ça nous permet de créer une sorte de parenthèse magique dans notre vie habituelle; c’est ce que l’on essaye de faire avec ce spectacle qui dure trois heures plus un entracte: créer une véritable parenthèse temporelle où l’on a le temps de regarder des images, de les vivre différemment et de s’interroger sur nous-mêmes d’une manière très introspective mais dans ce que l’introspection a de poétique et de bonifiant, pas dans ce qu’elle peut amener de l’ordre de l’ensevelissement…

A la lecture des Anges Mineurs, vous dîtes avoir eu l’impression d’être à l’intérieur d’un wagon de train, que vous y voyiez deux images superposées, celle du paysage vers lequel vous vous dirigiez et le reflet du monde que vous quittiez ….vous parlez de « paysage post-exotique »: invitez-vous donc votre public à une simple contemplation ou à la construction de sa propre vision du monde?
Je ne parlerais peut-être même pas de contemplation, j’invite le public à se laisser aller dans une perception sensorielle, sensible, Les anges mineursdu monde construit sur scène mais cette réception sensible nous rend actif . Effectivement, c’est une invitation à construire ses propres images. Souvent on a l’habitude quand on est au théâtre – et ce n’est pas forcément le cas quand on est face à une peinture ou face un objet d’art contemporain-  de vouloir se laisser guider par une approche textuelle et espérer que c’est le texte qui va nous révéler le sens; or là, la lecture que nous proposons – parce que c’est aussi la qualité de la littérature de Volodine à la base – c’est de se laisser happer dans un climat qui est propice à la rêverie en faisant confiance au fait que l’essentiel qui est raconté dans le texte et les images qui sont données à voir ou à entendre vont nous parvenir et faire leur chemin à l’intérieur de nous. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de récit, d’histoire construite dans ce que nous proposons – il y en a une, il y en a même une foultitude- mais il s’agit de proposer au spectateur d’être comme le lecteur d’un roman, de faire surgir ses propres images à partir des nôtres. Pour moi c’est très important de défendre cette idée-là et de se dire que le spectateur n’est pas simplement contemplatif; il part d’un état de contemplation pour rentrer dans un statut d’auteur, celui qui va faire apparaître le théâtre finalement. Je suis convaincu que le théâtre n’existe pas tout seul, le théâtre existe parce qu’il est regardé et c’est l’oeil du spectateur qui fait surgir le théâtre.

Vous utilisez le terme de  » narcose scénique ». Le conseil que vous donneriez à un spectateur qui voudrait vivre pleinement cette expérience, c’est de faire confiance et de se laisser aller?
Tout à fait. Le format relativement long de trois heures demande une attention très différente d’un spectacle d’une durée classique. On fait des allers-retours, on ne peut pas demander à quelqu’un d’être attentif de façon permanente pendant trois heures et demie alors qu’il est pris dans des illusions d’optique, un environnement musical, une matière textuelle complexe, on sait bien que c’est de l’ordre de l’épreuve physique malgré tout. L’adjectif physique n’est pas à prendre comme un synonyme de  » pénible » mais comme une invitation à se laisser aller et à ne pas sacraliser le théâtre comme quelque chose qu’on regarderait en permanence les yeux pleinement ouverts. Le théâtre est une échappatoire, c’est un endroit où l’on vient rêver et il faut vraiment le prendre au premier degré, dans ce sens-là.

Comment traduire sur scène une oeuvre onirique sans risquer de basculer dans quelque chose de trop conceptuel?
Dans la façon dont on travaille, bien sûr, il y a une approche conceptuelle au départ, à la compréhension , lors de la construction littéraire mais une fois qu’on est au travail sur le plateau, on est dans une démarche beaucoup plus empirique et sensible..et ce qui nous guide ce n’est pas le concept mais l’histoire, ce qu’on raconte et les images que l’on construit..Des images qui soient fascinantes, absorbantes, spectaculaires. L’objectif est d’être malgré tout dans la richesse en alimentant en permanence notre spectacle par un traitement qui se régénère; on n’est vraiment pas dans un théâtre fixe, conceptuel, on est dans un théâtre vraiment sensoriel et c’est presque aux antipodes. Un spectateur qui va se braquer dans une volonté de conceptualiser et de comprendre ce à quoi il est en train d’assister, celui-là va avoir du mal à entrer dans le spectacle. Rester dans l’approche sensible et ludique de l’objet ne posera aucun souci.
La notion de concept pour moi au théâtre est importante mais elle précède l’acte théâtral et j’aime bien me référer à Peter Brook sur cette question lorsqu’il parlait de ses mises en scène: il avait  beau en effet préparer ses mises en scène à l’avance, le premier jour des répétitions, la première chose qu’il faisait était de déchirer sa mise en scène et tout se reconstruisait autrement. J’ai lu des choses qui m’ont inspirées dans le traité sur le théâtre qu’il a écrit , intitulé  » Le diable, c’est l’ennui »…parce que, quand on parle de narcose, de sommeil, il y a aussi derrière cette idée, de manière sous-jacente, l’inquiétude de l’ennui, de ne pas provoquer l’ennui, on essaie de fuir l’ennui malgré tout. Je crois que le sommeil est un endroit où l’on est actif alors que l’ennui est un espace dans lequel on est passif et donc notre souci a toujours été de rendre le spectateur actif, de l’interroger, de l’intriguer, de construire de la narration et j’espère donc en tous cas que notre objet théâtre n’apparaît pas comme conceptuel.

Dans ces narrats, on trouve des images magnifiques comme celle-ci  » Dans la lumière déclinante, ses yeux avaient une transparence sorcière ». Quand vous avez commencé le travail , êtes-vous parti de phrases, de fragments qui vous touchaient particulièrement et  avez-vous essayé de dégager des images? Comment s’est déroulé le processus créatif? Face une écriture aussi sensorielle, votre esthétique théâtrale vous semblait-elle la plus adaptée?
Je n’aurai pas la prétention de traduire cet auteur mais c’est le langage que nous a inspiré la lecture de son roman. Et, par ailleurs, c’est vrai que lui-même se retrouve dans cette écriture puisque maintenant nous collaborons à l’élaboration d’un projet sur un texte inédit qu’il écrit pour nous et qui est un prolongement de notre compagnonnage. Antoine Volodine définit notre travail comme un véritable prolongement théâtral de son entreprise littéraire, il se reconnaît beaucoup là-dedans..après,  moi je suis parti de phrases marquantes dans le roman  ou de noms de personnages.  Dans les premières séquences, il est question d’un personnage qui s’appelle le régleur de larmes et c’est quelque chose qui m’a beaucoup inspiré dans l’idée de créer un rapport avec le spectateur où s’installait l’idée que, peut-être, notre projet – qui peut paraître ambitieux- est de travailler à réapprendre à régler ses larmes: pourquoi pleurer, comment se regarder dans le miroir comme lui-même le fait dans cette séquence-là, comment observer le monde…Il y a d’autres phrases qui furent marquantes , celle où le personnage principal Will Scheidmann explique, par exemple, alors que ses grands-mères le menacent et le somment d’expliquer pourquoi il raconte des histoires étranges : » je ne répliquais rien, je ne savais pas comment leur expliquer pourquoi je construisais des images destinées à ressurgir plus tard dans leur inconscient ou dans leurs rêves. » Et ça, c’est quelque chose qui a marqué notre adaptation, cette idée de construire des images destinées à ressortir plus tard dans l’inconscient ou dans le rêve..ce rapport au subliminal, ce rapport à l’empreinte qu’une image peut laisser dans l’esprit d’un spectateur ou d’un lecteur et du chemin qu’elle va faire par la suite…ça, ça a été fondateur vraiment pour nous…on est donc effectivement parti de plein de petits bouts de texte, c’étaient des indices pour construire notre projet.

Le fil directeur de cette représentation repose -t-il sur une visée engagée, sur l’idée de montrer un monde déchéant ou bien le sens se concentre simplement sur l’expérience intérieure et les ressentis de l’humain par rapport à une civilisation en train de décliner?
C’est les deux en même temps…ce n’est pas un théâtre politique, en tous cas ce n’est pas un théâtre engagé dans le sens où il ne défend pas une thèse plutôt qu’une autre; il fait plutôt apparaître ce qui est notre schizophrénie commune et ce n’est pas par hasard si le personnage principal s’appelle Will Scheidmann: Scheidmann signifiant l’homme divisé, le schizophrène. Scheidmann est divisé entre deux idées: la demande de ses grands-mères de se battre pour établir la Société des Justes et le constat qu’il fait en se baladant dans les villes désertes qu’il n’y a plus rien à reconstruire parce qu’il n’y a plus personne, nulle part et que, finalement, ce qu’il faudrait peut-être, dans un premier temps, c’est que les humains arrivent à développer une économie et à s’en sortir. Il est donc pris entre son idéal d’ultra individualiste et les vestiges d’un monde de fraternité qui continuent à le hanter, la mémoire de ses grands-mères. Et on est un peu tous comme ça, entre deux eaux. Mais  notre parti-pris n’a pas été de travailler sur une forme engagée mais plutôt sur une forme poétique. Et s’il y a un discours à l’intérieur de tout ça, c’est plutôt dans l’idée de vouloir affirmer qu’aujourd’hui le théâtre a un rôle à jouer  dans la société et qu’il peut permettre à chacun de développer son « Idios Kosmos », c’est à dire son univers singulier, son monde à lui, le droit à faire émerger ses propres rêveries et, une fois que chacun pourra laisser s’exprimer ses mondes personnels, alors peut-être pourra-t-on reconstruire un monde commun, différent, à partir de toutes ces singularités-là. Avant de ne pas nous laisser endormir dans le conformisme a priori. Je pourrais conclure en disant: Défendons nos mondes singuliers.

De nouvelles étapes de création sont prévues en mai et en juin 2011 en collaboration avec Volodine…vous allez donc continuer à explorer ces quarante-neuf chambres qui précèdent la mort dans le bouddhisme?
On s’éloigne rapidement du rapport au bouddhisme, c’est vraiment juste un point de départ. Ce qu’il faut retenir, pour moi, du Bardo, c’est le côté matrice ( sans faire des liens avec des films comme Matrix) mais le Bardo, au final, ce sont des matrices, des couloirs noirs  dans lesquels on erre et où se fabriquent des mondes qui sont aussi concrets que le monde qu’on traverse quand on est vivant. Cette visite de ces couloirs obscurs et de ce monde parallèle nous permet de faire un bilan de notre existence et c’est donc effectivement une expérience que l’on propose au spectateur de faire seul ,en entrant individuellement dans ce labyrinthe, et tout cela se construit étape par étape. Il y a eu, en tout, sept pièces créées, deux autres qui vont être créées en mai-juin et on continue après pendant X années de façon à nous aussi faire reculer la mort comme Scheidmann qui raconte des histoires dans les Anges Mineurs. Pour faire reculer la mort, nous, on a construit ce projet qui nous permet de continuer de toutes façons….

Pour conclure, je cite Volodine :  » Comme sur une photographie légèrement truquée, on pourrait apercevoir la trace laissée par un ange ». Voit-on des anges sur le plateau? comment les avez-vous montrés?
La représentation que je me fais des anges , c’est que lorsqu’on les voit on ne peut pas vraiment savoir si ce sont des anges ou pas. Donc la différence de nature entre ces anges et les autres protagonistes de l’histoire n’est pas évidente à faire. Nous, on utilise un principe de théâtre optique, c’est à dire d’illusions d’optique, des choses qui sont presque des hologrammes mais rien ne nous dit que les personnages qui apparaissent de cette façon-là sont les anges et pas les autres. Moi ce que j’ai interprété de cette citation, c’est que  les anges sont les empreintes qui sont laissées dans la mémoire des gens. de la même façon qu’Antoine Volodine parle de personnages qui font des empreintes dans les photographies, pour moi les véritables anges sont ceux qui laisseront une petite empreinte dans la mémoire des gens et qui continueront à les accompagner quelques temps après qu’ils aient vu le spectacle.

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