Interview : Antoine Volodine, pourquoi aimez-vous « Roméo et Juliette » ?

« Interview : Antoine Volodine, pourquoi aimez-vous Roméo et Juliette ? », p. 7-16 dans [William] Shakespeare, Roméo et Juliette / traduit par Pierre Jean Jouve et Georges Pitoëff [1937], présentation par Harley Granville-Barker, Paris : Flammarion, 2011, 208 p., coll. GF, n° 1468.

Extraits :

« Une fois assis à côté de ma grand-mère, et une fois renseigné sur le titre de la tragédie, j’ai pensé avec bonheur que j’allais retrouver une histoire  que j’aimais depuis toujours. Je me suis senti immédiatement en communauté avec le destin des deux amants. Je savais qu’ils allaient mourir. […] Tout cela pour dire que le coup de foudre avait été préparé en profondeur, à mon insu, par une circulation mystérieuse de la mémoire collective. » (p. 8-9)

Est-ce que cette œuvre a marqué vos livres ou votre vie ?
« Oui, bien sûr. L’amour fou, fusionnel, inexorablement en marche vers la mort violente, l’amour qui refuse de fléchir au décès d’un des partenaires. L’amour qui trahit les conventions sociales. Ce feu à quoi deux êtres pathétiques se réchauffent, alors que l’horreur les entoure. Un couple magnifique qui ne fait plus de différence entre mort et éternité amoureuse. Cela habite nombre de mes romans, même si, évidemment, mes personnages évoluent dans un décor de cauchemar très éloigné de la Vérone des Montaigue et des Capulet. Mes héros et mes héroïnes ne sont pas des bien-nés, ils n’ont pas de véritable famille, ce sont le plus souvent des gueux vieillissants et des révolutionnaires au bout du rouleau. Ils surgissent de l’univers des camps du XXe siècle, leur mémoire est hantée par le souvenir des guerres, des révolutions ratées, des massacres et des guérillas. Mais en dépit de toutes ces différences avec le monde de Roméo et Juliette, ils portent en eux une image amoureuse dans laquelle ils veulent entrer ensemble coûte que coûte. Avec un acharnement naïf ils poursuivent cette image merveilleuse des retrouvailles et de l’étreinte que seuls les rêves et la mort autorisent. Et là, leur destinée coïncide très étroitement avec la légende des amants de Vérone qui, pour se rejoindre, doivent quitter le monde des vivants. » (p. 9-10)

« Frère Laurent est dans la pièce l’unique adulte dont la conduite soit louable. Il agit à la fois pour le bien des très jeunes amants, dont il est un fidèle complice, et pour ce qu’il croit être le bien de la communauté : la recherche d’une solution à l’inimitié irrationnelle qui déchire les deux familles. Le destin réduit à néant ses efforts. C’est une figure essentielle et attachante. Sans son intervention, ni le bonheur ni le malheur n’auraient pu se concrétiser. Nous assistons au ratage complet de son stratagème à la fois audacieux, intelligent et généreux. J’aime l’idée que son rôle soit décisif au cœur de la catastrophe, et même plus néfaste qu’utile, alors que tout le désigne en permanence pour être un sauveur. Frère Laurent est un loser. Il tire les ficelles et les ficelles cassent. On ne peut éprouver pour lui que sympathie et tendresse. » (p. 13)

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