Au-delà des fins [1] et [2]

Pierre Ouellet, « Au-delà des fins (1) » et « Au-delà des fins (2) », Remue.net, hiver 2010.

  • À lire, [1] et [2] sur le site de la revue Remue.net. Dans le texte copié ci-dessous, les notes y renvoient.

Pour mémoire :

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… » Beckett nous a laissé, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le leitmotiv de notre époque. Sa rengaine, sa ritournelle, qui nous reste dans la tête longtemps. Une comptine, une chansonnette, dont l’air, le rythme et le refrain nous fascinent et nous obsèdent. On n’entend plus que ce battement : fin de l’Homme, fin de l’Art, fin de l’Histoire… Mais l’entend-on toujours d’une même oreille ? Le comprend-on toujours dans le même sens ? Suivant la même leçon ? On s’y est habitué, accoutumé, au point d’en être intoxiqué, de faire chaque jour, chaque nuit, une overdose de cynisme, de nihilisme, dont on ne souffre même plus, insensible qu’on est à cette espèce de scie : mort de cela ou de ceci, de la civilisation ou de la démocratie, mort de Dieu, de l’espèce, de la planète… mort de la Vie. L’addiction a ses effets : elle nous rend familiers avec une étrangeté, cette finqui nous nie et nous renie, cette « chose » en négatif qui ressemble à un « manque » dont on serait drogué bien plus qu’à une réalité, un état de fait, une quelconque substance. Nous sommes devenus des camés de la fin, des accros de l’eschatologie, des défoncés de l’apocalypse… mais qui, étrangement, s’accommodent de cet état, même menaçant, comme si « vivre » au plus près de la fin et même au-delà était le seul mode d’être qui nous satisfasse vraiment.Antoine Volodine, dans Vociférations, prend le relais de Fin de partie en déclarant et déclamant dans une quasi-euphorie :

73. En cas de malheur, ne te réincarne pas à la va-vite ! […]
76. En cas de malheur, ouvre ta gourde lacrymale et attends la suite !
77. Si le malheur survient, n’agonise qu’à bon escient !
78. Marche à pas menus vers l’amie évanouie ! […]
82. Si l’amie évanouie t’accorde la vie sauve, suspends-toi à tes propres os et attends !
83. Si le malheur t’accorde la vie sauve, pends-toi à tes propres os et attends la suite ! [1]

Voilà le sort de l’Homme : rester suspendu à sa propre fin en attendant la suite, n’être sauvé qu’en se pendant à ses propres os. La fin n’est plus une fin en soi, mais un moyen… d’aller au-delà, « en attendant la suite », tout en restant dedans la fin, pendant la fin, « pendu ou suspendu à elle ». De Beckett à Volodine – puis à Céline Minard et Patrick Chatelier dont je vais parler plus loin – la fin change de fin, si je puis dire, puisqu’elle n’est plus un but ou une butée, un point de destination, un point oméga vers lequel on va, tragiquement, fatalement, mais un début, un point alpha, un point zéro d’où tout repart même s’il s’agit d’un grand départ, parfois, où « agoniser à bon escient », entrer dans le Bardo ou l’espace noir dans lequel « ça va finir, ça va peut-être finir » mais à l’infini, comme si l’homme ne pouvait se réincarner qu’en ce lieu désincarné ou décharné de la Fin à jamais prolongée, où l’on se suspend à ses propres os, où l’on marche à pas menus comme des spectres et des fantômes dans le tunnel interminable de l’après-vie.

Lapsus tempi

Durablement hantés par la finitude de notre existence, par la finalité de notre histoire, nous ne parlons plus, selon une tradition millénariste, de la fin du monde mais, dans une orientation beaucoup plus messianiste, du monde de la fin : on n’a plus tant l’impression de sortir du monde que d’entrer dans cette fin, d’y pénétrer en profondeur comme dans un lieu d’après le monde, d’après l’Histoire, d’après l’Humain… On glisse vers un eskhaton qui n’est plus tant une limite, au-delà de laquelle on tombe dans le néant, qu’une orée, un horizon, une lisière par-delà lesquels se trouve ou se découvre un nouveau continent… Un continent noir, certes – un continent flottant, sans cesse à la dérive comme l’horizon dont il incarne non tant la ligne, mince, fuyante, fictive, que l’espace à n dimensions qu’il dissimule –, mais un Nouveau Monde quand même, une autre réalité, qui n’a rien de « continental » au sens propre, puisque c’est un monde qui ne « tient pas ensemble », qui ne « se contient plus », sans contenance ni contenu, qui nous dé-contenance, en fait, devenu d’un coup notre « lieu commun » hors du commun, notre sol létal plus que natal, où l’on marche comme sur des eaux, un archipel mobile dont chaque îlot aurait la taille d’un de nos pas, séparés l’un de l’autre par la largeur d’un saut, toujours périlleux.

Nous sommes les nouveaux Colomb : nous nous élançons dans le temps comme il s’est lancé sur la Pinta dans l’espace vague des océans sans savoir ce qu’il trouverait au bout, peut-être la fin, sa propre fin ou celle du monde, du monde connu, du monde ancien, sauf que nous savons, nous, que nous ne trouverons rien, pas de monde, pas de terre ferme, parce que c’est précisément dans la fin que nous nous jetons et nous nous projetons, dans ce « Rien » qu’elle est… au bout du temps humain, comme l’abîme du bout du monde représentait le « Néant » dans l’espace précolombien. Bref, nous n’allons plus vers la fin, nous vivons désormais en son sein, en son milieu, qui sans cesse croît, comme le désert selon Nietzsche, s’élargissant autour de nous comme si elle avait une véritable extension, à l’instar de tout espace, même s’il s’agit d’un « espace de temps » dans lequel on se tient au bord, toujours, à la frontière, à la limite, borderline, disent les Anglais, qui savent la folie que c’est de vivre en équilibre sur un « laps » de temps qui est tout entier lapsus, chute ou rechute dans le hors-temps, comme si chaque instant était « relaps » d’un temps hérétique, erratique, manquant, dans lequel il « retombe » et nous entraîne avec lui.

Carbure-t-on au Principe Désespérance, peut-on alors se demander, paraphrasant Ernst Bloch ?… Lui qui écrit : « Ce n’est pas pour les temps meilleurs que l’on menait le combat mais pour la fin de tous les temps », pour « l’irruption du Royaume [2] », précise-t-il, en bon lecteur de Rosenzweig, de Scholem, de Benjamin, c’est-à-dire en bon messianiste, professant un messianisme sans Messie, toutefois, un Royaume sans roi, « un Royaume de Dieu sans Dieu », écrit Michael Löwy, « un Royaume qui renverse le Seigneur du monde installé dans son trône céleste et le remplace par une ‘démocratie mystique’ [3] », soit un Dernier royaume au sens de Pascal Quignard : le royaume des derniers, des derniers venus ou des derniers arrivés, des « parias » selon Benjamin, des « sous-hommes » selon Volodine. Le règne de la fin sans fin – du Temps sans temps, du Lieu sans lieu, du Dieu sans dieu –, voilà le rêve réalisé de toute utopie, qu’elle soit positive ou négative, édénique ou infernale : là rien ne règne sur rien… c’est un royaume sans sujet ni souverain, où seule règne la Fin, partout et en tout temps. Un royaume « divin » régi par le seul dèmos messianique, non pas par quelque daimon millénariste, c’est-à-dire par la seule démocratie révélée, non pas par quelque théocratie rédemptrice au sens dogmatique ou doctrinal du terme.

Dans le monde de la fin, Dieu est un verbe, un adjectif, une interjection, comme les aime Antoine Volodine dans ses Vociférations, jamais un nom ou un substantif, qui désigne une chose ou une personne. Dieu est épithétique : ni thèse, ni hypothèse, il est epi-, « sur », « au-dessus », de toute thèsis, de « ce qui tient et se tient », il plane sur tout, agissant à distance, comme s’il n’y était pour rien. L’épithète Dieu désigne ainsi la qualité d’un acte de parole, la propriété qui donne vie à un acte de langage omnipotent, omniprésent, comparable à la prière, par exemple, cette forme sacrée de l’injonction – prière de faire ceci, prière de faire cela… – qui ne vise pas, toutefois, l’atteinte d’un but précis – obtenir telle faveur, telle grâce –, mais sécrète en chaque mot qu’elle émet une puissance « divine » grâce à laquelle on échappe au temps humain, une force ou une vertu superlative qui émane de nos poumons telle une « âme » tangible, capable de franchir toutes les frontières de l’espace et du temps, de « voyager dans la douleur », écrit Volodine, plutôt que dans le futur ou dans le passé, d’atteindre le « dernier Royaume », ce sur-monde des sous-hommes où la mort est reine, où la fin prime, qui met un terme à la souffrance par la vengeance du Temps contre le temps, la rédemption de l’Histoire par son au-delà, l’éternité vécue heure par heure qu’il appelle aussi, dans Nos animaux préférés, « le ciel péniblement infini [4] ». Ce « ciel » incarne le règne de l’araigne, l’un de ses « animaux préférés », son totem étant l’araignée qui tisse sa toile telle une citée… tout entière sortie de sa bouche en un narrat, un romance, une entrevoûte, un peu de bile, de bave, de salive solidifiées, un lien de souffle tressé serré. C’est le règne de l’a-régné, de l’a-régnant, où seule la privation de tout pouvoir, cette ascèse, cette anachorèse, donne réellement de la puissance, de la virtus, de la vertu :

18. Ferme en toi le museau vif, apprends l’aragne !
19. En toi seule l’aragne vive mérite qu’on l’oublie !
20. Celle qui ouvre en toi le museau vif, regarde-la, oublie-la !

Le post-exotisme est un ana-chorétisme, profane et militant : les deux termes découlent du même mot, chora, issu du verbe choreô qui veut dire « déplacer » : « après » (post-) ou « de côté » (ana-). On va vers l’après comme on va vers le retrait : on se tire et se retire… dans la fin du monde ou le monde de la fin, dans l’utopie ou l’Ur-topos le plus archaïque et le plus eschatologique en même temps, parce que l’extrême est notre seul « milieu », lieu hors lieu de l’araigne sans règne, temps hors temps du non-règne le plus puissant, qu’il s’appelle Dieu ou n’importe comment.

Ernst Bloch décrit « l’esprit d’utopie » et le « principe espérance » qui le sous-tend – même dans les situations les plus désespérées, où chacun essaie d’accélérer la venue de la Fin, seul Messie qu’on puisse encore prier, appeler, interpeller – comme « la découverte de l’avenir dans les aspirations du passé sous forme de promesse non accomplie [5] ». Ainsi « les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent d’elles-mêmes, dit-il, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage […] devient visible dans l’avenir. [6] » Voilà les temps tête-bêche : passé, avenir, présent sens dessus dessous, origines et fin en un périlleux tête-à-queue, comme dans le dernier roman d’Alain Fleischer, cet autre prophète contemporain de la fin sans fin du temps humain, qui écrit aux dernières pages d’Imitation :

Je suis envahi par une mélancolie de la dernière fois [on pourrait dire aussi une « fantasmagorie de la première fois »], et je flotte dans un temps sans repère. Il me semble avoir rêvé cela : qu’une musique sublime [une écriture aussi] échappe à la loi du temps ordinaire et instaure sa propre temporalité infinie. Tout est là derrière nous et devant nous, entre la dernière et la première fois. Et tout s’inverse : normalement, la dernière fois vient après la première, et maintenant la dernière fois est derrière nous, et la première devant [7].

L’avenir le plus lointain, la « fin des temps », devient la réalisation différée d’une promesse non tenue par le présent mais secrètement formulée depuis le passé le plus ancien, depuis la « nuit des temps », donc, depuis les commencements, aussi obscurs que peut l’être le futur, aussi peu sûrs, non encore révélés, non encore dévoilés. Les deux, l’avenir lointain comme le passé ancien, sont des temps repliés sur eux-mêmes, retirés en eux, dans le hors-temps qui les constitue, dans le temple sacré de l’Avant et de l’Après, puisque l’origine et la fin, en tant qu’extrémités, ont toutes deux un bord qui touche à l’éternité, une face tournée vers autre chose que l’Histoire, vers autre chose que le Monde, d’où vient qu’elles sont les figures les plus prégnantes de l’utopie ou de l’uchronie, les traces d’une brusque sortie hors de la Présence, l’empreinte du post- et de l’ex-otisme, de l’ana-chorétisme, ces élans ou emportements hors de soi, ces soulèvements par-dessus les frontières spatiales et temporelles : `

1. Avance jusqu’au seizième sanglot !
2. Avance avec ou sans les mains ridées ! […]
5. Avec fracas avance jusqu’au sanglot number seize !
6. Avance sans les épaules !
7. Avance avec fracas sans le cœur qui bat !
8. Atteins le seizième sanglot et éteins-le !

clame et réclame le Vociférateur, qui souhaite qu’on fasse le dernier pas, le pas au-delà, le bond dans le vide, le saut dans le noir… Chaque vers s’écrie Avance ! quand il n’y a rien devant : on arrive au bout, au bout de la ligne à tout moment, et on retombe au vers suivant, dans un laps de temps ou un lapsus chronique où l’on ne va jamais que de fin en fin depuis les commencements.

Forcer la fin

On a cru que la fin de l’Histoire, la fin de l’Homme et la fin du Monde relevaient d’une sorte d’effet domino déclenché par la fin des Utopies, alors qu’il semble au contraire qu’elles prolongent à leur manière les Utopies de la fin qui règnent dans nos mémoires et notre imaginaire depuis fort longtemps. Le messianisme relancé au début du XXe siècle par les penseurs juifs hétérodoxes d’Europe centrale, comme Rosenzweig, Scholem, Benjamin, Block et Taubes, à partir d’une relecture moderne, de nature marxiste, phénoménologique ou herméneutique, de la tradition kabbalistique la plus ancienne, représente sans aucun doute l’un des courants de fond qui permettent le mieux de comprendre les nouvelles poétiques de la Fin qui ont émergées depuis vingt ans, de L’animal temps de Valère Novarina aux Onze rêves de suie d’Antoine Volodine (alias Manuela Draeger) en passant par Prolongations d’Alain Fleischer et Le dernier royaume de Pascal Quignard. Le temps messianique s’oppose au temps historique et à l’idéologie du Progrès formulée depuis les Lumières par le rationalisme et le positivisme : il substitue le « final » au « causal », non pas au sens où le telos, la « fin attendue », orienterait depuis toujours l’enchaînement des causes et des effets, selon l’acception hégélienne d’un progrès historique tendu vers l’Absolu, mais au sens où l’appel quotidien de la Fin, même dans cette prière profane qu’est le poème ou le roman modernes, ne vise pas tant à transformer l’aujourd’hui en éternité mais, au contraire, à transmuter l’éternité elle-même en aujourd’hui. Il ne consiste donc pas à aller vers la fin mais à faire venir la fin à soi, ici, maintenant, à tirer cette fin vers le présent pour que celui-ci devienne présence de la fin, qu’on peut appeler « éternité », dans le sens étymologique d’aeviternus, où le préfixe aevum désigne une temporalité sans limite… hors temps, donc, puisque le temps est limes, lignes, barres, frontières, bref, heures, ans, siècles, ou encore dates, périodes, époques.

Franz Rosenzweig écrit dans L’Étoile de la Rédemption : « il faut accélérer la venue de l’éternité, il faut toujours qu’elle puisse venir déjà ‘aujourd’hui’ ; c’est seulement par là qu’elle est éternité. S’il n’existe pas de telle force, s’il n’existe pas une prière qui puisse hâter la venue du Royaume, il ne viendra pas éternellement – au contraire ; éternellement, il ne viendra pas [8]. » L’un des chapitres de son livre s’intitule « Forcer le Royaume [9] » : hâter la Fin, donc, non seulement en l’appelant de toutes ses forces, celle de la prière pour le croyant, celle du poème ou du récit pour l’écrivain, mais en faisant de sa parole, de son souffle ou de son inspiration, l’événement transformateur de l’éternité en une « chose proche », dit-il, pour que « l’aujourd’hui devenu éternité corresponde à […] un ‘maintenant’ sans fin […], qui ne passe pas [10] ». Il poursuit toutefois sa réflexion en se demandant si l’aujourd’hui « ne s’évanouit pas, comme tous les instants, à la vitesse d’une flèche », de sorte que « l’instant que nous cherchons doit nécessairement, au moment où il vient à s’évanouir, renaître au même instant, alors qu’il passe il doit déjà recommencer ; son effacement doit être en même temps une résurrection [11] », bref, sa fin doit être un jaillissement, une revenance, une résurgence. Quand on vit à demeure dans le monde de la fin, dans le royaume où rien ne règne sur rien, pas même la cause sur ses effets ou la finalité sur ses prémisses, il faut que la force transformatrice qui appelle cette fin à tout moment pour qu’elle s’incarne en un maintenant qui ne passe plus, n’étant ni histoire ni progrès, appelle également, d’un seul et même souffle, dans cette fin même, dans cet achèvement ou cet accomplissement de tout, une puissance de jaillissement ou de surgissement qui fasse du Royaume non pas le lieu d’une temporalité morte, neutre, amorphe, comme celle qu’imagine le rationalisme scientifique ou historique, mais l’espace sans limite d’une energeïa ou d’une dunamis grâce à laquelle il se régénère à chaque instant, constituant ainsi une éternité vivante ou une vie éternelle réellement habitée, comme celle que Gershom Scholem appelle de tous ses vœux en disant que « la rédemption », cet autre nom du Royaume de la fin, « est le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire [12] ».

Ce surgissement d’une source, cette projection d’un jet, la prière l’assume pour le croyant, mais dans le monde profane ou sécularisé que notre époque incarne il ne peut être assuré que par la parole-témoin, le poème ou le récit, l’entrevoûte ou le narrat, cet « avertisseur d’incendie », comme dit Walter Benjamin dans Sens unique [13], cette alarme verbale que le vociférateur fait sonner pour hâter la fin, pour forcer le dernier royaume, le règne d’après où seul l’après règne… Les vociférations d’Antoine Volodine, comme les constructions imaginaires d’Alain Fleischer, les petits traités de Pascal Quignard ou le théâtre de parole de Valère Novarina sont des textes-témoins en ce sens-là du « témoignage » : des lampes-témoins ou des témoins lumineux qui assurent la projection d’un jet de lumière ou le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’Histoire, qui en éclaire la fin comme l’origine, qui illumine la fin de son Règne en ouvrant la porte sur un autre temps. L’aura des mots, dans cet éclat verbal foudroyant le monde et son histoire pour nous alerter devant la fin qui vient, confère aux langues le pouvoir secret de la prière sinon de la prophétie, où elles ne servent plus tant à désigner le réel ou à le signifier qu’à le signer, à le marquer d’une croix, à y laisser une marque, profonde, ineffaçable, en signalant par la force de leurs chants les vertus ou les virtualités que le réel recèle, dont seul le passage à la limite ou la poussée vers les extrêmes peut être l’entière révélation : c’est en cela seulement que le langage, bien plus que l’Homme ou quelque Dieu, peut être messianique, annonciateur, par le chant du cygne qu’il fait entendre en chaque mot et en chaque silence, du monde de la fin où le monde se révèle à lui-même en se rédimant, se rachetant, se sauvant – de lui et en lui – par le rappel incessant de son premier cri dans ses derniers gémissements.

Scholem disait que « l’humanité messianique parlera en hymnes [14] », c’est-à-dire que l’« onction » qui marque le Mâschiakh, comme on dit en hébreux, ou le Meschikhâ, comme on dit en araméen, soit le Messie, qui veut dire « l’Oint », celui qui a été sacré et consacré par les huiles saintes, s’appliquera désormais à la seule parole, non pas qu’elle devient « onctueuse » au sens commun du mot mais unctio au sens originaire, action de frotter, de masser, d’enduire, « friction » au sens fort, seule véritable mission de cet émissaire ou de cet envoyé qu’aucun Dieu ni Fils de Dieu n’incarne plus, dont le rôle est tout entier dévolu à la Voix, énonciatrice et dénonciatrice de ce qui vient, du Royaume de la fin, qu’elle appelle maintenant. D’où le style prophétique et apocalyptique de tant de textes contemporains, qui énoncent la fin plutôt qu’ils ne l’annoncent seulement, qui la « prononcent » comme dans un rite ou un office, la sacre et la consacre : voici la Fin, ceci est la Fin, comme on disait jadis Voici l’homme ou Ceci est mon corps, ceci est mon sang, énoncés performatifs par excellence, « transformatifs » à tout le moins, grâce auxquels ce qui est dit est plus que dit – il s’accomplit !

L’oint des langues

La parole onctuelle, le verbe oignant ce qu’il dit plutôt qu’il ne l’écrit, la langue frictionnant le réel, frottant les choses les unes contre les autres pour qu’en jaillisse une étincelle, qui nous éclaire et nous réchauffe dans la nuit noire où nous sommes plongés, la voix massant ce qu’elle profère ou vocifère afin qu’il gagne en force et puisse ainsi appeler toujours plus haut l’ultime royaume où la parole régnera, voilà l’unique mission du poème de la fin ou du roman ultime, de la post-littérature au sens radical du terme, qui pousse la littérarité à bout, l’entraîne au delà de sa fin, l’enjoint à dépasser ses propres frontières, en incarnant ici et maintenant le Temps de la fin ou le Dernier royaume qui nous « sauve » de l’Histoire… tout en « sauvegardant » son héritage, depuis ses origines les plus lointaines, puisque, comme nous le dit Löwy en paraphrasant Benjamin, « la nostalgie du monde communautaire disparu [qu’on appelait aussi le ‘communisme primitif’], la mélancolie face aux destructions apportées par la modernité deviennent […] une énergie critique et subversive, investie dans l’espérance utopique et messianique et dans le combat révolutionnaire pour l’avenir émancipé [15] », libéré de l’Histoire, projeté dans un autre temps, découvrant un nouveau règne, l’ultime venue de la Fin des Fins…

C’est là le programme du post-exotisme volodinien, qui sort de la Littérature pour entrer par effraction dans la parole révélée à elle-même, dans la révélation du temps au temps que Benjamin appelle « le temps rédimé », les victimes de l’Histoire vengées par plus fort que l’Histoire, dans l’éternité recouvrée de la fin comme résurgence du temps originaire, ce « surgissement d’une transcendance au-dessus de l’Histoire », nous dit Scholem, cette « projection d’un jet de voix ou de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire », dit-il encore, antérieure au temps lui-même, en fait, dont les extrêmes se rejoignent ou les pôles s’étreignent. « La nostalgie, mère du renouveau », écrit toujours Scholem, rejoignant la pensée de son ami Benjamin pour qui « l’idée de correspondance [chère à Baudelaire] est l’utopie par laquelle un paradis perdu apparaît projeté dans l’avenir [16] » et même au-delà, jusque dans la fin des temps, puisque « l’interruption messianique de l’Histoire », comme il dit, n’est pas le fait d’un simple retour au passé mais d’un authentique détour par les origines perdues qui n’ont jamais cessé de nous hanter, comme le « Jadis » quignardien , et dont la « revenance » ou la « résurgence » plus ou moins spectrale ou fantomale pave la voie au « monde de la fin », aux Enfers fabuleux [17], dirait Volodine, plutôt qu’aux « Paradis perdus » mystérieusement revenus, au Dernier monde, dirait Céline Minard, celui où règne la Bastard Battle [18], écrit-elle encore, cette « bataille bâtarde » que notre Histoire semble devenue.

17 février 2011
[Seconde partie]

Bâtards rois

On ne fonce pas dans le mur de l’Histoire sans chercher chaque fois à le défoncer… pour qu’il s’écroule, et nous laisse gagner la fin. Il faut une force, une énergie, puisée dans une nostalgie ou une mélancolie, cette façon de « broyer du noir » jour et nuit, de sentir la « perte » comme le manchot ressent l’« absence » de son bras bien plus que la présence de tout son corps, mais à la condition que ce « retour amont » soit un ressort, une façon de rebondir de loin, du passé le plus ancien, dans l’avenir le plus incertain, où l’on ne trouve jamais que la Fin, partout, l’Après qui s’étend à l’infini, comme l’Avant même, l’abîme des origines. Céline Minard situe dans un passé plus ou moins lointain les scènes où elle profère et vocifère en direction de l’ultime Fin, dans le style apocalyptique le plus flamboyant. Bastard Battle se situait au Moyen Âge, dont il empruntait la langue archaïque en la truffant d’argot contemporain, alors qu’Olimpia, son dernier livre, raconte l’histoire de l’égérie du pape Innocent X, qu’on a appelée la Papesse ou la Grande prostituée, Olimpia Maidalchini, qui vécu en pleine Renaissance, de 1592 à 1657. Ainsi l’auteur prend du recul, fait un pas en arrière, un bond dans le passé le plus trouble ou le plus obscur, pour mieux rebondir dans cette sorte d’improbable futur où tout finira enfin… où tout prend fin en ce bas monde comme il aura pris vie à l’origine, dans les souffrances les plus terribles. Dès la première page d’Olimpiaon peut lire :

[…] la peste, la peste soit sur sa race de barbarie […] la peste je l’envoie, la peste sur Rome et sa noblesse, mille tablettes de plomb gravées pour la peste sur Rome et ses ruines, la peste sur mon propre palais, la peste Piazza Navona, la peste sur les églises et les temples, la peste omnia terræ, je ne pars pas en exil, je ne fuis pas, je devance, je cours, je file la peste lancée sur Rome par mes mains agiles […] [1].

Filer la peste, la devancer… en l’annonçant, certes, comme firent les prophètes de tous les temps, Isaïe, Jérémie, Sophonie, grands imprécateurs devant l’éternel, capable de pré-dire, de pré-venir, mais la prononçant aussi, comme on prononce un arrêt, une sentence, un édit, un anathème ou une excommunication, en un acte de parole qui devient effectif tout de suite, maintenant, autant qu’un sacre ou une consécration, puisqu’on bénit et bannit dans presque les mêmes mots, qui sont des événements, des gestes, des actes à part entière : « mille tablettes de plomb gravés pour la peste sur Rome et ses ruines », dit l’héroïne, comme si le livre où sa vindicte s’imprime était lui-même porteur de la peste et que sa propagation dans le monde allait le contaminer de fond en comble, jusqu’en son cœur, que représente Rome, jusqu’en son représentant le plus « absolu », qui est aussi celui de Dieu sur terre, le Pape Innocent X, coupable, désormais, de cette calamité sans nom qu’on peut appeler l’Humanité, puisque c’est bien contre elle qu’Olimpia semble partir en guerre, une guerre d’extermination qui ne s’arrêtera pas avec les ruines, dit-elle, mais bien au-delà, quand la Fin aura tout balayé, même les restes, les cendres, la moindre poussière.

Tout ramener à zéro : tout réduire à néant, de a à z, comme si origine et fin, passé et futur se condensaient en un seul et même point, nul et nu, sans dimension, de sorte que l’avenir annoncé est aussi un revenir dans l’advenu, le révolu ou le perdu pour le transfigurer :

Dussé-je subir ces maux à rebours, dussé-je revenir en fantôme, hurlant à la lune comme la louve dont ils m’accablent et qui pourtant, fondant la ville, fonda l’empire, dussé-je revenir, morte revenir, et passer en carrosse d’or tirés de chevaux noirs la cape noire au vent comme la grand-voile du deux-mâts de galère emportant la Piazza Navona, mon île, mon isoloir, le siège de mon pouvoir, dussé-je le voir vide et noir et désert […], dussé-je voir tout ce que je fis construire enterré comme la curie dans un champ à vaches, dussé-je revenir en corneille noire et mantelée et bouffer du pigeon pour des siècles, mes anges ! que la peste les emporte ! [2]

On appelle ça « hâter la fin », comme dit Gershom Scholem, mais de quel royaume cet appel annonce-t-il la venue, de quel règne prononce-t-il le décret ? Quel oint jette-t-il sur le monde, qui ressemble davantage à de la bile qu’à une sainte huile, au crachat de l’araignée, à la salive de la mante religieuse, dirait Volodine, aux sombres croassements de la corneille noire et mantelée plutôt qu’aux prières et aux formules magiques, plus imploratrices qu’imprécatrices, qu’on prononce normalement pour appeler le Royaume à la venue ? Le règne attendu ici est celui où l’on « revient en fantôme », où l’on « revient morte », « en carrosse noir tiré de chevaux noirs la cape noir au vent », comme si l’on revenait des Enfers, pour retrouver un monde « vide et noir et désert » que « la peste emporte »… C’est le même scénario que dans le post-exotisme, dont les héros-narrateurs « reviennent » des Camps, toujours, autant dire de la Mort telle qu’elle s’est incarnée dans notre Histoire, pour être plongés dans un univers « vide et noir et désert », qu’il s’appelle steppe, cité, quartier de haute sécurité ou simplement Bardo.

Les personnages de Minard ou de Volodine ne sont pas des « prieurs » ou des orants, mis à part les quelques moines post-exotiques qui accompagnent les défunts en leur récitant le Livre des morts – mais ce sont des moines-soldats, nous est-il précisé, qui manient la kalachnikov aussi bien que le moulin à prières – et mis à part le fait que l’imprécatrice Olimpia soit elle-même papesse, belle-sœur d’Innocent X – mais sa pute aussi bien, nous est-il également précisé, capable de manipuler les hommes autant sinon plus que d’invoquer les dieux. La force de leurs paroles ne tient donc pas dans leur pouvoir d’intercession auprès du Divin ni dans la puissance d’exaltation religieuse qu’elles recèlent, qui permettent traditionnellement l’appel messianique d’un après-monde radical, où notre temps finit pour qu’un autre commence, dans lequel s’incarne le Royaume de la fin, le Dernier monde où tout aboutit, tout s’achève, tout finit. Non, la prière du moine-soldat ou de la pute-papesse – comme on appelle ces parias ou ces sous-humains de l’univers bâtard de Céline Minard ou du camp des cafards d’Antoine Volodine – n’appartient pas à l’ordre de la supplique mais de la vindicte : il ne s’agit pas tant de réclamer quoi que ce soit à une Histoire vouée à sa fin, au sein de laquelle nous survivons et où tout, un jour, doit disparaître, que de clamer la venue catastrophique d’une Contre-histoire [3] qui nous venge des exactions du Temps depuis les commencements. Ne rien demander au monde, en fait, à l’homme ou à ses dieux, mais leur répondre par un appel désespéré à autre chose, leur répliquer en leur opposant une autre réalité : faire appel de cette Histoire à laquelle nous sommes condamnés devant une instance plus puissante que l’Histoire, une cour suprême que Gershom Scholem appelle le « Tribunal du Monde », où le monde serait jugé par le monde même et condamné à sa propre fin, sa seule possible rédemption, qui consiste à se « révéler » tout entier, depuis ses origines jusqu’à son terme, comme on révèle une faute, un crime, une vérité.

Le Jugement dernier

Une telle apokalupsis, une telle mise à nu ou un tel dévoilement suppose une violence ou une effraction dont le Monde même et son Histoire seraient la proie. Rappelons que le mot kalupter, en grec, désigne tout ce qui couvre et recouvre, notamment la tête, le visage ou la poitrine des femmes, qui doivent porter une coiffe et un voile pour pénétrer dans le temple, et que le mot kalux, d’où vient « calice », désigne l’enveloppe extérieure d’une fleur, qui ressemble en effet au vase dans lequel on consacre le vin humain en sang divin dans le rite de l’eucharistie, de sorte que l’apo-kalupsis est une forme de viol, de défloration ou de profanation, qui consiste à pénétrer au cœur de la fleur en ouvrant son calice ou en le déchirant, à pénétrer dans le temple en dénudant sa tête, son visage ou sa poitrine pour confronter sa nudité avec celle de Dieu, et cela dans une violence sacrificielle ou sacrilège dont les moines-soldats et les putes-papesses sont les officiants ou les grandes prêtresses : ils n’ont qu’une mission, grâce à laquelle ils incarnent littéralement le messie nu, tout entier dévoilé, en qui l’histoire humaine peut être enfin rédimée, celle d’émettre les paroles qui forceront la fin… comme on pénètre avec effraction au cœur de la fleur, au cœur du temple, dans la chair du temps, pour y révéler le secret trop longtemps gardé des origines sans cesse reconduites, d’instant en instant, jusqu’à la toute Fin, c’est-à-dire l’espace sacré ou le royaume temporel du jaillissement permanent ou du surgissement perpétuel dont le verbe et la voix de l’imprécatrice ou du vociférateur sont le véhicule le plus puissant. On pourrait dire, paraphrasant Scholem, que cette vindicte, cette vengeance, cette revanche de la Contre-histoire que raconte le poème ou le roman d’après toute prière, toute homélie, toute oraison, « n’appartient pas à l’histoire mondiale mais au Tribunal du monde [4] » qu’on a l’habitude d’appeler le Jugement dernier. C’est un réquisitoire qui est en même temps une sentence exécutoire : l’Histoire condamnée à sa propre fin, où chacune de ses fautes et chacun de ses manquements, dont la liste est infinie, si l’on en juge par les litanies d’Olimpia et du Vociférateur, prolongent sa peine d’une éternité de plus.

La prière du moine-soldat est un fusil-mitrailleur de souffles et de paroles dirigés contre l’Histoire pour qu’elle fuie à toute vitesse vers sa propre fin ; celle de la sainte prostituée est une œillade à répétition ou un clin d’œil fatal lancé tel un anathème, dont chaque mot porte les germes de la peste vers ceux qui font l’Histoire et la défont pour qu’ils y disparaissent et en marquent la fin. Patrick Chatelier, lui, invente un autre hybride, dans Pas le bon, pas le truand, librement inspiré du film de Sergio Leone qui a presque le même titre, soit l’amalgame de la brute et du justicier, le cow-boy de l’Apocalypse si bien incarné par Lee van Cleef dans le fameux western-spaghetti des années 1960 : il est l’expression d’une indescriptible menace, qui va peser sur tout le monde et tout le temps de l’histoire, non pas comme la mort brusque, impromptue, qui après tout libère, soulage des misères de la vie humaine, mais comme la fin sans fin et longuement attendue, indéfiniment prolongée, où l’on n’arrive pas plus à vivre qu’à mourir, comme si le temps du Jugement dernier était indéfiniment suspendu et qu’entre sa propre condamnation et son exécution se déroulait l’équivalent non seulement d’une vie tout entière, entre la naissance et la disparition, mais de l’Histoire in extenso, entre origine et fin infiniment écartées mais superposées ici en un suspens de chaque instant, où tout commence et recommence mais à finir et refinir. Voici les premiers mots de ce récit dont le tout premier chapitre, introductif, nous dit qu’il est raconté par un Idiot, dans le Bruit et la Fureur les plus assourdissants :

Elle vient. Oui, elle vient. Elle devait venir. [On pense, encore une fois, à l’incipit de Fin de partie.] Ce matin quelque chose l’annonçait. Quelque chose rampant, quelque chose courant avec les choses, sous les choses, au dos des choses la rumeur. Une gêne au réveil, sensation de trop – coton la tête, regards flous, lèpre des murs. Une gravité, réticence à quitter le lit – sourde envie de pisser, cognements de poitrine, jours de crasses accumulées. Des oiseaux s’étaient battus la nuit [« oiseaux de malheur », dit-on], il restait des plumes dans le sable derrière la maison, et aussi près du puits qui l’an dernier s’est retrouvé à sec comme tous ceux du pays, avec dans la vase des insectes noirs qu’on n’avait jamais vus [autres signes d’apocalypse]. Des oiseaux s’étaient battus, à moins qu’un chien des plaines les ait départagés en jet de plumes et cartilages sous le croc. D’habitude le chien des plaines n’approchait pas du village : il avait dû flairer de loin la menace, sa cible et venir voir pour voir venir [5].

Nous sommes des chiens flaireurs, venus voir pour voir venir… Venus sentir, dans tous ces signes qui l’annoncent, l’appellent, la fin qui vient, et à grand pas, mais pour rester, s’attarder, s’étirer indéfiniment comme dans n’importe quel suspens, qui fait durer le plaisir et… l’effroi, puisqu’une bonne partie du roman est le grossissement des premières minutes, elles-mêmes interminables, du film de Leone, celles où la brute vient faire son sale boulot d’Ange exterminateur, avec une telle froideur, dans cette canicule du Nouveau-Mexique, qu’elle fait aussitôt penser au « monstre froid » dont parle Nietzsche pour désigner l’État ou bien l’Histoire. C’est la figure de l’inéluctable, du fatal, qui est en jeu dans ces pages, image d’Épinal de toute finalité culminant dans la finitude :

C’est ainsi que les hommes s’éveillent quand un destin leur en prépare [leur en prépare un, de sort ou de destin, tragicomique s’il le faut].
Puisqu’elle viendrait. Oui. Elle viendrait. Elle serait venue. Elle apparaîtrait pour prendre corps, face et muscles, œil, réseau de veines. C’était inscrit dans le matin, tambouriné sur les lignes de l’aube, dans l’agencement des couleurs, opacité laiteuse qui aurait alerté n’importe quel ancien, le temps changerait sans doute orage le soir, milieu de la nuit, tornade peut-être même si pas de saison, mais aujourd’hui on ne regarde plus le ciel et quand on le regarde on ne sait pas interpréter les signes qu’il donne, on a rompu avec lui, on se fie aux machines et on baisse les yeux, on racle la terre sèche de nos godasses, terre brûlée, la terre morte et on s’étonne ensuite que ça tombe [6].

C’était écrit dans le ciel, dit-on couramment, cette fin qui vient, survient, revient… Mais qui regarde le ciel, en effet ? Qui interprète les signes ? Le poète ? L’écrivain ? L’Ange de l’Histoire, dirait Benjamin ? L’Avertisseur d’incendie, ajouterait-il ? Le démon de la contre-histoire ?… qui laisse des traces partout où il passe, dans ces plumes d’oiseaux noirs éparpillées au sol, ces insectes noirs sortis de la vase, cet orage du soir pourtant hors saison, cette terre brûlée, morte, qui tombe… à l’image de l’« espace noir » chez Volodine, des chevaux noirs, de la cape noire, des corneilles noires chez Minard, annonciateurs des mêmes malheurs, pourtant arrivés depuis longtemps… Car la fin est déjà là, dans sa prémonition, dans cet avertissement que la parole relaie, transmet, prenant le témoin des mains du Temps, passé, présent, rêvé ou bien remémoré, pour le donner à ce qui vient… comme s’il nous revenait, en fait, ainsi qu’à chacun revient sa Destinée et au monde sa propre Histoire, à quoi l’on doit se donner tout entier, comme si l’on se sacrifiait à sa propre fin, qui frappe à la porte depuis les commencements :

[…] elle était là, déjà. Dans le ciel comme ailleurs, elle était aussi, dans l’haleine des animaux, dans le sursaut des gosses, derrière le mugissement du vent, toc toc contre la porte [7].

La fin est à la porte, oui, et elle cogne : « fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… », mais peut-être pas, aussi, car cette fin-là semble sans fin… Elle dure, perdure : elle est un temps de résistance… à l’Histoire, entre autres… et d’acharnement… contre l’Homme, notamment.

La fin est à la porte, toujours : elle attend là depuis des siècles, dans la patience et dans l’urgence… Elle attend d’entrer, d’enter en nous… De faire son entrée dans l’Histoire comme on entre en religion, comme on entre en majesté, car elle veut être intronisée : qu’on la sacre et la consacre comme le dernier des temps, bien plus puissant que le premier, puisque son royaume est celui des derniers venus, bâtards, parias, sous-hommes ou hors-la-loi, qui ont pâti de l’Histoire et trouvent en elle leur dernier refuge, leur ultime abri, où ils deviennent des Rois. La brute, la pute et le hurlant, autrement dit le tueur à gages, la papesse Olimpia et le vociférateur post-exotique sont des « avertisseurs d’incendie » qui ont mis le feu à l’Histoire tout entière et ne nous laissent plus le choix : il faut retraiter, il faut se retirer, comme les cow-boys solitaires, les moines-soldats ou les papesses déchues, dans cet exil « chronique » qu’on appelle « la fin des choses », auprès de laquelle on ne trouve pas nécessairement le repos, car ce lieu et ce moment, cet happax et ce kairos sont de la vie encore… émancipée, toutefois, de ses conditions historiques de détention, de réclusion ou de concentration dans un monde tout entier gouverné par la dictature des Faits, le totalitarisme des Causes et des Effets, dont l’Ur-topie sans début ni terme peut seule nous libérer.

Prendre contre soi

Les utopies propres au temps historique voulaient sauver l’Homme… des mains de Dieu, entre autres, d’un Dieu malfaisant, d’un Dieu néfaste comme le destin. Les uchronies du temps messianique, elles, sauvent Dieu des mains de l’Homme et, ultimement, sauvent Dieu de Dieu, toujours trop humain, toujours trop mondain : il faut que l’homme sauvegarde sa Parole, qui est l’incarnation de Dieu sur terre mais en tant qu’âme, souffle, inspiration, non pas chose corruptible ou putrescible, et qu’il la sauve de ses propres mains, ses mains « porte-poisse [8] », dit Chatelier, étouffoirs à mots, étrangleuses de phrases, égorgeuses de dieux… Les utopies historiques sont les formes collectives du narcissisme : elles consistent à prendre pour l’homme, à prendre pour soi, contre tout ce qui le menace… Les utopies messianistes montrent au contraire que l’Homme est la pire et peut-être la seule menace, non seulement pour lui-même, mais pour les dieux également, qu’il ne cesse de mettre à mort, déicide à répétition, théocide en série… dans sa façon, entre autres, d’effacer le Passé, l’Héritage, l’Ancestral, l’Originaire, dont Dieu est l’autre nom, le verbe ou l’adjectif, l’interjection. Comme il oublie de regarder le ciel, dit Chatelier, préférant, comme le chien des plaines, flairer le sol, fixer ses pieds.

L’injonction majeure du messianisme post-humain dans lequel nous plongent la vindicte poétique et la rédemption romanesque des dernières années pourrait se résumer dans ces quelques mots – dans ce « mot d’ordre », devrais-je dire, créateur du plus grand désordre – où l’on entend l’écho d’une célèbre phrase de Franz Kafka : « dans le combat entre Dieu et toi, prends pour Dieu », comme dans celui entre Jacob et l’ange chacun prend pour ce dernier, en qui il met toutes ses chances, parce qu’il est le plus leste, le plus alerte : il ne s’encombre pas de l’existence, cette charge qu’on traîne, ce boulet de chair, ce poids sur la conscience… Il n’est rien, et contre ce Rien, que peut-on ? Ainsi dans la lutte entre l’Être et le Néant, prends pour celui-ci… et ton pari sera gagné. Dans le conflit entre l’Histoire et la Fiction, prends pour cette dernière, qui ne défend aucune cause, qui attaque d’emblée la fin des choses, dans laquelle elle mord à pleines dents…

On met toute sa foi dans ce qui n’existe pas, le fictif, le fictionnel, mais qui résiste infiniment, parce que là est la vertu, le virtuel, le potentiel, la puissance pure, sans pouvoir aucun sur les hommes en tant que tels – comme en a l’Histoire, totalitaire, dictatoriale –, mais qui agit à distance sur les âmes les plus évanescentes comme sur du vent, de l’air, de l’ombre, pour les transmuter en Contre-pouvoir, en un pouvoir de l’ombre, en une puissance de l’air, organes secrets de la Contre-histoire dans la peau de laquelle elles se glissent comme des fantômes pour accélérer le mouvement du Temps vers sa propre Chute… et nous précipiter avec lui dans la toute Fin. Ernst Block définissait l’utopie comme la science et la conscience du « non-encore être »… Non pas de l’Être-là, donc, mais de l’Être-pas-encore-là… du Peut-Être. De l’Être en puissance, de la puissance d’Être, plus forts que tout étant, tout état de chose, tout état de fait, toute Histoire proprement dite, qui est toujours strictement factuelle alors que l’Utopie, comme toute fiction, est proprement virtuelle : elle est la figure d’un « pré-apparaître », qui fait surgir les « latences », les « tensions vers… », les « dispositions pour… », porteuses de ce qu’on peut appeler le Temps épiphanique, non pas celui qui apparaît d’emblée dans les faits reconnaissables qui le constituent, mais cet autre, spectral, fantomatique, avons-nous dit, qui transparaît dans le surgissement ou le jaillissement de l’événement, dans la force originaire qui lui donne lieu et l’énergie finale en quoi il disparaît.

C’est là que s’expriment – comme dans le ciel où tout paraît écrit, pré-écrit, prescrit, l’orage du soir, le vol de la corneille noire, la toile de l’aragne, pourrions-nous dire après Chatelier, Minard et Volodine –, c’est là que transpirent, écrit Michael Löwy, « le Non-encore-conscient de l’être humain, le Non-encore-devenu de l’histoire, le Non-encore-manifesté dans le monde [9] » lorsque ceux-ci tendent vers la toute fin… vers les dernières extrémités. Le Non qui les qualifie, en tant que « négatifs » du monde actuel, de l’histoire présente, de l’homme en tant qu’homme, pré-figure en effet l’ultime incarnation d’une négativité désormais Reine, régnant sur tout étant, ramené à sa propre Fin… vers laquelle toute fiction semble irrémédiablement tournée, comme la tragédie vers son dénouement fatal, qu’on appelle sa « catastrophe » (du grec katastrophè : rupture du nœud gordien qui se forme dans toute histoire, qu’il faut un jour « trancher »). On pourrait dire de la littérature d’aujourd’hui, dans laquelle l’« éternité » advient à tout moment pour signifier la fin de sa propre histoire comme de toute historicité, qu’elle montre combien « le monde humain, dit encore Löwy, est plein de dispositions à quelque chose, de tendances vers quelque chose, de latences de quelque chose » qui seraient « l’aboutissement de l’intention utopique [10] » quand celle-ci est de nature messianique plutôt qu’historique, c’est-à-dire lorsqu’elle ne cherche plus à figurer quelque monde meilleur ou quelque temps idyllique, mais tente désespérément de nous libérer du temps lui-même, du monde en tant que tel, de l’homme réduit à l’homme. Tout livre qui compte, nous dit Löwy, « est un immense et fascinant voyage à travers le passé, à la recherche des images du désir et des paysages de l’espoir [11] », où quelque chose d’inconnu se dessine, qui n’est pas l’avenir, sur lequel un énorme soupçon ne cesse de peser de tout son poids, telle une faute sur la conscience, mais la Fin des Fins en tant qu’ultime royaume on l’on peut encore s’abriter, Saint des Saints ou extrême refuge dans lequel on peut mettre à l’abri l’âme encore sauve qu’on trouve parfois dans la Parole, la poésie, le narrat, le romance, l’entrevoûte, bref, la prière profanée, l’oraison sacrifiée, la voix rédimée, la vision révélée… comme lorsque Chatelier écrit :

Voilà ce qu’est un homme : celui qui a une vision. Un homme, c’est celui qui façonne sa vision, la précise peu à peu avec les ans, la renforce, l’approfondit, la décore, c’est celui qui protège coûte que coûte sa vision comme le trésor le plus précieux [sauve, sauvegarde, au sens messianique du terme]. Un homme, c’est celui qui porté par sa vision la transporte et la partage […]. Les hommes ne sont rien sans leur vision. Les hommes s’assèchent. Les hommes dépérissent. C’est l’œuvre de leur vie de la forger. Et l’homme doit être artisan de sa petite vision qui nourrira la grande, il doit la conforter s’il veut rester debout face à sa naissance, à sa destinée et à sa fin […].
Une vision, donnez-moi une vision, disent les mécréants et les sans-patrie avec leurs yeux crevés. Une vision, dessinez-m’en une, disent les damnés enchaînés dans les vallées de l’enfer. Une vision, rendez-la-moi […] [12].

Oui, rendez-nous notre « vision » de tous les jours, pour qu’on puisse venir voir et voir venir ce qui vient, ce qui arrive, en un seul et même coup d’œil qui embrasse le temps tout entier, de la naissance à la mort, comme s’il « surgissait » en une « transcendance » « au-dessus de l’histoire », telle « la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire », pourrions-nous dire encore en citant Rosenzweig… Donnez-nous notre « vision » quotidienne pour que l’éternité advienne maintenant, comme dit à son tour Scholem, serait-ce sous la forme de la Fin, de l’Extrême, de l’Ultime, c’est-à-dire du Jugement dernier où rien n’est jugé bon ou mauvais, beau ou laid, faux ou vrai, parce que le Tribunal du monde de la fin ou du Dernier royaume, celui « des mécréants et des sans-patrie avec leurs yeux crevés », celui « des damnés enchaînés dans les vallées de l’enfer », des grandes prostituées et de sous-hommes vociférateurs, a condamné le Jugement lui-même, réduit désormais à cet arrêt, à cet édit, à cet improbable décret prononcé par le grand proférateur post-exotique :

124. Cache-toi dans la terre avec ton visage et tes viandes ! […]
129. Si tu vas dans la terre, dis les mots étranges, emporte ton visage et tes viandes ! […]
133. Interprète les cris, imagine l’ennemi, entre dans l’image étrange !
134. Écoute les cris, observe en toi l’image des cris ! […]
136. Ruine en toi l’image des cris !

Car la vision n’est pas seulement vision de la fin mais fin même de la vision, où elle s’évanouit avec tout ce qui disparaît en elle, emportant au-delà, dans l’après, le post-, et le dehors, l’ex- – en une ana-chorèse radicale où la « vision » arrive à se priver d’elle-même –, la vie entière de chaque homme et l’histoire complète de notre humanité, soudain ramenées à ce « Peut-être » ou à ce « Non-encore-été » où tout semble à nouveau possible mais, comme dans toute fiction, irréel, inactuel, pure puissance, pure force, qui donne son branle au Temps de la fin mais se refuse, comme dans toute utopie au sens fort, à « avoir lieu » où que ce soit, sinon dans la parole, qui est partout, nulle part, ce souffle inaltérable qu’on sent passer au-dessus de l’histoire depuis une source extérieure à elle, et dont l’air, le rythme et le refrain nous disent perpétuellement : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. »

21 février 2011

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