Regard [actuel] sur le groupe Limite

Francis Berthelot, « Regard [actuel] sur le groupe Limite », p. 13-26 dans Les nouvelles formes de la science-fiction / sous la direction de Roger Bozzetto et Gilles Menegaldo, Paris : Éditions Bragelonne, 2006, 421 p., coll. Essais.
(L’ouvrage rassemble les actes du colloque De Star Wars à l’an 2000 : les nouvelles formes de science-fiction, CCI de Cerisy-la-Salle, 23-30 août 2003.)

Pour mémoire :

En guise de préambule, je voudrais rappeler que le groupe Limite a œuvré avec le soutien à la fois amical et éditorial de Jacques Chambon, qui en a publié le recueil Malgré le monde en 1987. Comme vous le savez, Jacques nous a malheureusement quittés au mois d’avril dernier. A défaut de pouvoir le compter parmi nous, je souhaite dédier cette communication à sa mémoire.

Introduction

Le groupe Limite, qui s’est formé fin 1986, regroupait Jacques Barbéri, Francis Berthelot, Lionel Evrard, Emmanuel Jouanne, Frédéric Serva, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine. Soutenu par les uns, vilipendé par les autres, il a en son temps défrayé la chronique du milieu SF français, au point qu’on désigne parfois la fin des années 80 sous le nom d’Années Limite. Ce groupe était mu par le désir de développer une SF plus littéraire qui, en se démarquant du modèle anglo-saxon et des conventions du roman d’aventure, ferait éclater les lois du genre grâce à une recherche sur la structure et sur la langue. Pour bien comprendre sa démarche, il faut aussi rappeler que, durant les années 80, les tenants de la science-fiction dure et pure frappaient d’ostracisme tout ce qui relevait du fantastique, du merveilleux ou -pire- de la fantasy.

Formation de Limite

La cellule initiale était formée de cinq auteurs, à savoir Jouanne, Vernay, Barbéri, Serva et Evrard. Unis par des liens d’amitié et une approche voisine de l’écriture, ils avaient déjà publié un certain nombre de nouvelles écrites à deux. Jouanne et Vernay avaient même cosigné en 85 un recueil, Dites-le avec des mots. En 86, ils ont décidé de s’organiser en groupe, en s’adjoignant deux autres écrivains dont ils se sentaient proches, à savoir Volodine et moi-même. Pour fixer les idées, je rappellerai qu’au moment de la constitution de Limite, ses différents membres avaient respectivement publié les ouvrages suivants :

* Emmanuel Jouanne : trois romans, Damiers imaginaires (1982), Nuage (1983), Ici-bas (1984), et des nouvelles.
* Antoine Volodine : trois romans, Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985), Un navire de nulle part (1986), Rituel du mépris (1986).
* Francis Berthelot : trois romans, La Lune noire d’Orion (1980), Khanaor (1983), La Ville au fond de l’œil (1986).
* Jean-Pierre Vernay : deux romans, Thomas et le rat (1981), Le Sang des mondes (1984), et des nouvelles.
* Jacques Barbéri : un recueil, Kosmokrim (1985), et des nouvelles dont Fracas (1985).
* Lionel Evrard : un recueil, La Vitre brisée (1984), et des nouvelles.
* Frédéric Serva : deux nouvelles, Effacement (1984), Noir (1984).

Il y avait donc dès le départ une assez grande diversité d’expérience et de notoriété, certains auteurs ayant publié beaucoup plus que d’autres. Mais, avec le recul, il ne me semble pas que ce point, en tant que tel, ait été déterminant dans la vie du groupe. Les succès et les échecs qu’il a connus ont eu d’autres causes, tant littéraires que psycho-sociologiques, et que je voudrais maintenant analyser.

Limite : vie interne

La motivation qui nous avait conduits à nous regrouper était avant tout littéraire. Il s’agissait de dépasser les règles convenues du  » récit de science-fiction « , pour atteindre un domaine littéraire plus vaste à travers des expérimen-tations portant sur le fond comme sur la forme, la structure comme l’écriture. Certains de nos ouvrages précédents dynamitaient déjà telle ou telle norme, de façon individuelle et instinctive sans doute, mais flagrante. Nuage de Jouanne, fait littéralement exploser les conventions du space opera en y introduisant un métamorphisme perpétuel lié à une imagerie enfantine du genre grinçant. Plusieurs nouvelles de Kosmokrim de Barbéri – ne serait-ce que celle qui donne son titre au recueil – disloquent à la fois les structures de l’espace, du temps et du récit. Rituel du mépris, comme la plupart des romans de Volodine, se déroule dans un univers concentrationnaire, où la terrible ambiguïté des rapports entre bourreaux et victimes n’a d’égale que celle de la frontière entre cauchemar réel et cauchemar rêvé. Quant à moi, après avoir écrit de manière relativement classique un space opera et une heroic fantasy, j’ai tenté avec La Ville au fond de l’œil un description de l’univers schizoïde vu de l’intérieur, ce qui donne bien sûr un résultat peu orthodoxe. Et de même pour Vernay, Evrard et Serva.

Au départ, donc, il y a eu entre nous une reconnaissance mutuelle, qui nous a donné envie d’unir nos efforts pour aller plus loin, aussi bien dans la pratique individuelle que dans la création collective. D’où l’idée de se constituer en mouvement, et de publier ensemble un recueil de nouvelles qui aurait valeur de manifeste. Il faut préciser que si, dans cette démarche, Jouanne tenait le rôle d’élément moteur, il ne se comportait nullement en dirigeant. Ni lui ni personne, d’ailleurs.
Cependant, si la vie de Limite a été à la fois chaleureuse sur le plan relationnel et stimulante sur le plan de la création, elle s’est heurtée aux problèmes inhérents à la dynamique de groupe. Ceux-ci sont apparus quand la première version du recueil collectif a été constituée. Là, il a bien fallu se rendre compte que, malgré ce qui nous rassemblait, il existait entre nous de réelles divergences sur au moins trois points :

– la notion de récit : pour certains, en cela fidèles à la tradition romanesque, la nécessité d’une tension dramatique demeurait primordiale ; pour d’autres, plus proches de la démarche surréaliste, il fallait au contraire dynamiter le récit tous azimuts.

– l’investissement dans l’écriture : il était plus affectif pour les uns, plus intellectuel pour les autres. Mais surtout, Limite ne pouvait échapper au clivage que l’on observe, de façon générale, entre les écrivains « structuraux » (qui construisent avant d’écrire) et les écrivains « scripturaux » (qui écrivent avant de construire), clivage qui affecte toute tentative de création collective.

– le rapport auteur/lecteur : pour les « extrémistes », l’écriture était une fin en soi, et tenir compte d’un hypothétique lectorat n’avait aucun sens ; pour les « modérés », à l’inverse, si l’acte d’écrire s’adressait dans un premier temps à soi-même, le fait de publier le vouait à être lu et l’on ne pouvait ignorer cette réalité.

Ces problèmes ont été, à des degrés divers, discutés de façon collective ou privée, sans qu’il soit possible de leur apporter une solution valable. Ni dans l’absolu ni pour la constitution finale du recueil. D’une part, leur complexité mettait en jeu les structures psychiques de chacun et son rapport avec le monde, choses auxquelles on pouvait difficilement toucher. D’autre part, les écueils propres à la vie de toute collectivité étaient présents, fût-ce de façon sous-jacente : les questions d’ego, les conflits de pouvoir, la compétition consciente ou inconsciente. Autant de périls dont on ne pouvait se protéger qu’en renonçant à émettre le moindre jugement sur le travail du voisin. Chacun s’est donc retrouvé solidaire de textes ou de positions théoriques avec lesquels il n’était pas forcément d’accord. Et Limite a obéi à la loi générale : alors qu’au départ, l’énergie du groupe était la somme des énergies individuelles, le blocage du groupe est devenu la somme des blocages individuels.

Limite : vie externe

Tout cela aurait peut-être été surmontable si l’environnement avait fait preuve d’un minimum d’ouverture. Malheureusement, la réaction du milieu SF français a été très violente. Cela tenait a des facteurs de deux ordres :

– une question purement littéraire : la démarche novatrice de Limite s’est heurtée à un désaccord de principe des fondamentalistes du milieu. Avant même que le recueil ne paraisse, le groupe, qualifié de « néoformaliste », a été accusé de trahir l’esprit de la science-fiction en y introduisant un intellectualisme outrancier qui marquait son mépris du lecteur. Cette critique n’était peut-être pas totalement dénuée de fondement. Mais elle était quand même exagérée et, si certaines positions de tel ou tel ont pu la provoquer, notre action se voulait plus constructive : il s’agissait de lutter contre l’enfermement de la SF dans le seul créneau de la littérature « populaire », pour l’aider à développer – comme tout genre littéraire – sa dimension « savante ». De surcroît, toute démarche visant à modifier un champ artistique a par définition un côté expérimental – ce qui implique une part de risque – et s’effectue davantage en bousculant le public qu’en le caressant dans le sens du poil. Essayer de donner au lecteur une SF d’un style différent n’était donc pas une marque de mépris mais d’estime.

– une question socio-psychologique : quand dans une collectivité déjà restreinte, un certain nombre de gens se réunissent pour former un mouvement, un parti, bref un sous-groupe qui se démarque du reste, cela produit automatiquement chez ceux qui n’en font pas partie un effet négatif, basée sur un mélange de sentiments assez complexes. Par exemple l’humiliation (pourquoi m’ont-ils exclu ?), la méfiance (qu’est-ce qu’ils mijotent ?), l’envie (je voudrais bien monter sur le bateau !), etc. Tout cela fermente, crée une solidarité entre les exclus et les amène, surtout s’ils sont majoritaires, à canarder les trublions dans les règles. A cette situation déjà universelle s’ajoutent, en général, des conflits de personnes, liés au caractère ou au comportement de tel ou tel membre du groupe. Sans entrer dans les détails, les relations de Limite avec la SF française ont été envenimées par des conflits de ce type. A la suite de quoi, notre aimable milieu, pris d’une crise de parano digne du village d’Astérix, s’est mis à nous accuser de vouloir faire main basse sur les éditions Denoël et la collection Présence du Futur. Ce qui ne rimait évidemment à rien : d’une part, y étant déjà publiés, je ne vois pas comment nous aurions pu l’être davantage ; d’autre part, PdF avait un directeur – notre défunt ami Jacques Chambon – qui était, de toute manière, seul maître à bord.

Bref, dans cette tempête d’aquarium, notre seul péché authentique fut de réaliser un recueil, Malgré le monde, sur lequel je voudrais maintenant revenir.

Malgré le monde

Dans la logique des nouvelles et recueils précédemment écrits à deux, chaque texte de Malgré le monde a été signé par le collectif, sans que son auteur réel en soit précisé. Ce choix, proposé au départ à la manière d’un gag, s’est ensuite voulu représentatif d’une volonté commune, non dénué d’un zest de provocation. Malheureusement, il a eu un effet secondaire regrettable : le lecteur, privé de repères dans un ensemble parfois difficile, s’est livré à un jeu de devinettes qui lui en a caché l’objectif réel et la démarche novatrice. Avec le recul, cependant, et malgré des défauts certains, le recueil mérite qu’on y revienne, pour ses recherches sur la forme et le fond – lesquels, comme chacun sait, ne font qu’un.

Face à une SF tournée vers la science et l’action, les auteurs de Limite ont chercher à créer des univers, non en se basant sur le progrès technologique, mais plutôt en abordant de façon poétique les domaines liés à l’inconscient, individuel ou collectif. Il en résulte certains thèmes récurrents, tels que la dégradation fantasmatique du corps ou la déréliction de la société, parfois reliées l’une à l’autre : Debout, les Damnés de la terre ! (Vernay) présente ainsi une cohorte de morts arrachés à leur cimetière par une coulée de boue et rapprenant péniblement à vivre. Le héros d’Autopsie d’un demi-vivant (Jouanne) a des paumes luminescentes et recherche désespérément la femme qui lui ressemble. Celui de Lei (Serva) voit des mots teintés de rouge s’écouler de ses blessures. Quant à l’enfant constipé du Parc zoonirique (Berthelot), des lavements impitoyables viennent détruire le paradis intérieur qu’il s’est créé. Certains textes adoptent délibérément un ton sarcastique.

Ainsi, Vision partiale de l’invasion partielle (Volodine) montre une société affolée par l’apparition des mystérieuses lettres CROC à la cassure de maints objets, lettres dont on sait juste qu’elles ne veulent pas dire : « Commission de Retournement des Œufs Cuits ». Et l’éleveur de canards de Donald Duck chez les Hell’s Angels (Jouanne), voyant régulièrement des anges s’élever au dessus de la ville, une valise bleue à la main, n’en finira jamais de se demander : « pourquoi bleue ? »

Sur le plan formel, la recherche porte sur les questions de points de vue, l’éclatement de la structure, les voix narratives, les relations entre structure et écriture. Ainsi, Le Point de vue de la cafetière (Berthelot) décrit un monde post-cataclysmique où un père, pour recréer l’humanité, doit transformer son fils en une fille qu’il féconde ; mais cette histoire est racontée à travers la sensibilité de leur cafetière, symbole de la nourrice traditionnelle. Prisons de papier (Barbéri), qui relate la dégradation progressive d’une famille, se présente sous la forme d’une succession de carnets, dont chacun donne le point de vue d’un de ses membres, mort inclus. Et Les Vérités perdues (Volodine) fait alterner les exhortations d’un vieux chaman à son disciple et une narration objective, elle-même ponctuée par le dialogue des deux personnages, ce qui donne à l’ensemble des allures de pièce de théâtre. Dans La Femme-myosotis et Jean Toucouleur (Vernay) on trouve un  » nonsense  » proche du surréalisme, qui rend ce texte aussi impossible à résumer qu’un poème. Quant à Dernier repas cannibale (Evrard) qui conclut le recueil, c’est une réflexion douloureuse sur l’impasse de la littérature, dans une vision quasi-sacrificielle de l’auteur.

La suite des événements

Quand le recueil est sorti, sa parution a été accueillie par un mélange de louanges et d’anathèmes. L’une des nouvelles (Le Parc zoonirique) a reçu le Grand Prix de la Science-Fiction Française, ce qui en un sens rendait hommage à la démarche collective. Le projet d’un second recueil Limite, incluant d’autres écrivains comme Henri-Luc Planchat, Colette Fayard, Philippe Curval ou André Ruellan, a été lancé. Mais l’hostilité du milieu a fini par décourager les auteurs. En juin 1988 s’est déroulé à Chicoutimi (Québec) un colloque sur la SF, où Volodine et moi étions les seuls représentants de Limite. Lors d’un débat, j’ai été pris à partie avec une violence à la fois excessive, injuste et hors sujet ; si bien que, dans le car de retour à Montréal, nous avons décidé d’arrêter les frais et de quitter le groupe – lequel, peu de temps après, s’est résigné à se dissoudre.

Quelques mots, maintenant, sur le devenir des différents auteurs :
* Lionel Evrard a délaissé la fiction pour la poésie. Mais il envisage de collaborer à nouveau avec Frédéric Serva, qui a publié en 2002 une nouvelle dans la revue Brèves.
* Jean-Pierre Vernay a publié en 1990 chez PdF un recueil de nouvelles, Fragments du rêve, où revient à plusieurs reprises le personnage du Chanteur Arc-en-Ciel qui figurait dans un de ses textes de Malgré le monde. Depuis, il a écrit deux nouvelles pour les anthologies Les Ombres de Peter Pan et Mission Alice (2004, Mnémos).
* Emmanuel Jouanne a publié chez PdF les deux premiers tomes du cycle Terre : Le Rêveur de chats (1988) et La Trajectoire de la taupe (1989). A l’heure actuelle, ce cycle, construit sur la classification périodique de Mendeleiev, chaque chapitre correspondant à un élément, reste inachevé. Ce qui est d’autant plus dommage que le début en était captivant, avec un univers digne de Nuage et d’Ici bas, et une multitude de personnage engagés dans des aventures délirantes, le tout écrit en un style à la fois amer, cocasse et rutilant. Une version remaniée de L’Age de Fer, paru en 1988 chez un petit éditeur, a été publiée en 1995 chez PdF sous le titre Hiver, aller et retour. Depuis, à ma connaissance, rien. Les raisons de ce silence sont nombreuses et complexes, mais, sachant que Jouanne était un des auteurs français les plus prometteurs des années 80, on ne peut évidemment que le déplorer.

Ainsi, sur les sept auteurs que comptait Limite, quatre se sont peu ou prou éloignés de l’écriture. Les trois autres, en revanche, ont poursuivi leur route, quoique de façon assez différente.

* Jacques Barbéri qui, avant Malgré le monde, n’avait écrit que des nouvelles, a publié coup sur coup quatre romans chez PdF, Une soirée à la plage (1988), Narcose (1989), Guerre de rien (1990) et La Mémoire du crime (1992). Puis, en collaboration avec Yves Ramonet, il s’est tourné vers le scénario télévisé tout en donnant au Fleuve Noir plusieurs romans d’action sous le pseudonyme d’Oscar Valetti. Il est revenu récemment à la littérature SF avec Le Crépuscule des chimères (2002), où il approfondit la thématique de ses premiers romans. Un de ses thèmes de base, en effet, est une hésitation fondamentale entre deux univers : l’un qui semble la réalité, l’autre qui serait la réalité. En faisant osciller ses héros entre les deux, il piège le lecteur dans une fabuleuse toile d’araignée, qu’il dresse à un niveau à la fois textuel et intertextuel : en effet, non seulement chaque ouvrage en dessine un fragment, mais le nom de tel personnage de l’un revient dans tel autre, créant ainsi entre eux un réseau de liens ambigus, que domine la figure obsédante de l’araignée, ordonnatrice de toutes les métamorphoses qui s’y produisent.
* Antoine Volodine, après Des Enfers fabuleux (1988), a quitté la SF pour le mainstream où il poursuit une carrière brillante chez des éditeurs comme Minuit, Gallimard ou le Seuil. Le point intéressant, en ce qui nous concerne, est la parfaite continuité entre ses quatre romans SF et ceux qui ont suivi. Avant tout, il reste attaché à dépeindre des mondes totalitaires plus ou moins étranges où des individus, isolés ou réunis en petits groupes, résistent à l’oppression d’une structure étatique meurtrière. Dans Alto solo (1991) un concert, transformé en une séance d’humiliation publique des artistes, de leurs auditeurs et d’une troupe de cirque réquisitionnée de force, s’achève par un massacre. Avec Le Port intérieur (1995) et Nuit blanche en Balkhyrie (1997), dont le héros est (peut-être) le même, cette réalité, déjà décalée, bascule dans un onirisme noir, où l’on ne sait plus quel est le degré de réalité des scènes décrites, divers modes de récit venant se chevaucher, se compléter et souvent se contredire. Le tout écrit dans cette langue superbe qui avait déjà propulsé Volodine au premier rang de la SF française.
* Quant à moi, j’ai suivi un itinéraire intermédiaire entre Barbéri et Volodine. Après Rivage des intouchables (1990), qui a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire en 1991, il m’est apparu que pour me renouveler, je devais changer radicalement de créneau. J’ai donc écrit deux romans à peu près réalistes, L’Ombre d’un soldat (1994) et Le Jongleur interrompu (1996) qui, bien qu’in-dépendants, ont eu une suite commune, Mélusath (1999) où le surnaturel, loin de se laisser chasser, est revenu au galop. Ainsi s’est amorcé un cycle, Le Rêve du démiurge, qui relève, selon la façon dont on le regarde, du « réalisme magique » ou du « merveilleux noir », et qui doit comporter en tout neuf volumes. Mais si le quatrième, Le Jeu du Cormoran (2001), est paru en collection blanche, le cinquième, Nuit de colère (2003), est sorti dans la collection « Imagine » que dirigeait Jacques Chambon. Et les quatre volumes suivants vont conserver ce cap. Ce qui nous met donc en face d’un cycle qui a les pieds dans le mainstream et la tête en SF. Mais, pour mieux expliquer cette singularité, il faut à présent que je vous parle de la Nouvelle Fiction.

La Nouvelle Fiction

On aurait pu croire qu’après nos mésaventures collectives, je serais à jamais vacciné contre les « collèges » littéraires. Eh bien, pas du tout. A peine entré dans le mainstream, j’ai rejoint un groupe qui venait de se former, et qui m’est apparu comme le symétrique de Limite par rapport à la fameuse frontière, celle qui sépare littérature générale et littératures de l’imaginaire ; autrement dit un lieu susceptible de prolonger l’action que nous avions entreprise pour tendre des passerelles entre les deux continents.

La Nouvelle Fiction s’est constituée en France au début des années 90, non point dans le champ de la S.F. mais au sein du mainstream, et même de sa partie la plus savante. Elle s’est formée en réaction à l’omnipotent héritage du réalisme, auquel elle oppose la puissance d’un discours fictionnel au sens le plus fort du terme. Avec les sept écrivains dont l’œuvre est à la base de cette réflexion – Patrick Carré, Georges-Olivier Châteaureynaud, François Coupry, Hubert Haddad, Jean Lévi, Marc Petit et Frédérick Tristan – le critique Jean-Luc Moreau a réalisé un ouvrage fondateur réunissant théorie, entretiens et fictions (La Nouvelle Fiction, Critérion, 1992). Par la suite, trois autres auteurs -Jean-Claude Bologne, d’abord, puis Sylvain Jouty et moi-même- ont rejoint ce groupe. Une de ses différences avec Limite était la maturité de ses membres, dans l’ensemble plus âgés et donc plus avancés dans leur carrière. Son activité, outre les textes individuels (romans, nouvelles, essais, théâtre, poésie), s’est concrétisée par la publication de plusieurs recueils collectifs (Dernières Nouvelles de King-Kong, Zulma, 1994 ; Demain, les momies !, Rocher, 1996 ; Chaumont, nouvelles fictions, Pythagore, 2003) et diverses manifestations publiques (un colloque en Espagne, en 1998 ; un cycle de lectures par Les Mots Parleurs à Paris, en 2001 ; une série de rencontres à Chaumont sur Marne, en 2003), etc.

Revendiquant les valeurs extrêmes du discours fictionnel, la Nouvelle Fiction entend rendre compte, non pas de la pseudo-réalité des romans ego-biographiques ou socio-journalistiques, mais d’un réel tout autre : celui des profondeurs poétiques de l’âme humaine, lequel ne peut être atteint que par un jeu de masques transgressant la simple reproduction du quotidien. Plusieurs auteurs du groupe se sont ainsi exprimés à ce sujet :

Georges-Olivier Châteaureynaud : « ce qui continue, ce qui se renouvelle sans cesse, ce qui dure et perdure en dépit de toutes les fabrications commerciales, de tous les malentendus, de toutes les impostures intellectuelles ou artistiques, le véritable « principe actif » de toute œuvre, c’est l’imagination, ou mieux, l’imaginaire. D’autres ont déjà dénoncé ce quasi-néologisme. Ils ont eu tort. L’imagination est une faculté, l’imaginaire un territoire. Le trait le plus constant, d’un auteur à l’autre de la Nouvelle Fiction, serait sans doute d’appeler à l’exploration, à l’exploitation de ce territoire-là . » (La Nouvelle Fiction, une anthologie, médiathèque du Blanc-Mesnil, 1997)

Marc Petit : « Les mots ne sont pas plus faux que le réel n’est vrai, ni meilleurs que lui, même si, en nous distinguant des autres êtres vivants, ils semblent vouloir nous élever au dessus de la Nature. Ils ne mentent que s’ils prétendent être vrais, coller aux choses au lieu de se donner pour ce qu’ils sont : une fiction pure et simple, ou, plus exactement, composite et complexe, vocalisant à l’infini les rudes et imprononçables consonnes du réel. » (M. Petit : Eloge de la fiction, Fayard, 1999, p. 17)

François Coupry : « Ce n’est pas le Réel qui engendre la fiction, afin de se donner un sens ; c’est la Fiction qui crée le réel, afin de se donner une Vérité. » (F. Coupry : Notre Société de fiction, Editions du Rocher, 1996, p. 88)

Si l’on examine ces réflexions de plus près, on s’aperçoit qu’en réalité, elles définissent deux axes distincts : d’une part l’axe réel/imaginaire ; d’autre part l’axe réalité/fiction. Les différences entre les auteurs de la Nouvelle Fiction apparaissent ainsi en fonction de l’importance relative qu’ils attachent à l’un ou à l’autre de ces deux axes. Chacun appréciant la démarche et l’œuvre de ses camarades, cela n’a jamais posé de problème entre eux. En revanche, le groupe voit se creuser depuis deux ou trois ans un fossé entre le fondateur et théoricien, J.-L. Moreau, défenseur d’un dogme de plus en plus restrictif, et les écrivains qui souhaitent au contraire l’ouvrir sur l’extérieur.

La polémique – interne ou externe – n’ayant jamais été ma tasse d’encre, j’ai décidé d’œuvrer dans le sens de cette ouverture, en réfléchissant à ce qu’il y avait de commun entre la Nouvelle Fiction, le groupe Limite et, plus générale-ment, de nombreux auteurs du XXème siècle, français et étrangers, dont les fictions se situent à la frontière de la littérature générale et des littératures de l’imaginaire. C’est ainsi que j’en suis venu à poser le concept de Fictions transgressives qui désigne, non pas un mouvement ni même un genre littéraire, mais la nébuleuse qui entoure cette frontière et n’a, jusqu’à présent, jamais été étudiée en tant que telle.

Les Fictions transgressives

Caractériser un domaine aussi flou n’est pas une chose facile. Car on est amené à y regrouper : d’une part des textes rattachés à des genres précis (science-fiction, fantastique, merveilleux) voire même à l’un de leurs sous genres, alors que justement leur intérêt est d’en outrepasser les contraintes ; d’autre part des textes de littérature générale que l’on estampille  » fantastique  » faute de savoir où les mettre. D’où la nécessité de nommer cette zone intermédiaire où l’on trouvera des œuvres d’écrivains aussi variés que Marcel Aymé, Boris Vian, Christopher Priest, Ismaïl Kadaré, Karen Blixen, William Burroughs, Emmanuel Jouanne, Kurt Vonnegut, Jorge Borges, Hubert Haddad ou Sylvie Germain, qui, selon leur tempérament, recourent à divers modes de transgression. Dans une perspective narratologique, on peut répartir ces modes en deux catégories : la transgression de l’ordre du monde (approche thématique) et la transgression des lois du récit (approche discursive).

1 – La Transgression de l’ordre du monde

Dans le cadre romanesque, le temps est un élément d’autant plus important que le récit lui-même est soumis à une double chronologie, en tant qu’histoire et en tant que discours. Sa subversion est donc de celles qui s’imposent en premier et peut s’effectuer par la relecture de l’Histoire, le voyage temporel, la dissolution du temps, son rationnement, voire ses impasses.

Ces subversions s’accompagnent d’un détournement des différentes lois qui régissent notre univers, l’intérêt d’un tel détournement étant, non sa teneur scientifique, mais la métaphore qu’il offre à la réflexion existentielle. Peuvent être ainsi bousculés le clivage entre apparence et réalité, les lois de l’énergie, la géométrie de la terre et la pesanteur, la réalité biologique des êtres, les bornes assignées aux facultés humaines.

Pour étayer l’intrusion d’une surnature dans le réel, les fictions transgressives se tournent souvent vers les mythes, ancrés dans l’inconscient et les représentations des peuples, leur double contenu merveilleux et symbolique étant alors revisités selon le regard propre de chaque auteur. Il en va ainsi des mythes gréco-romains, de la culture juive, des mythes chrétiens ou de la pensée bouddhiste. A chaque fois, il est tiré parti des contrastes entre leurs diverses dimensions : épique, spirituelle, philosophique, humoristique, etc.

Une fois l’ordre du monde remis en cause, on peut lui opposer un univers n’obéissant plus aux repères réels mais à une pure exigence fictionnelle. Dans un tel univers, outre ses singularités physiques et/ou organiques, c’est en terme de structures sociales et de comportements individuels que la transgression s’opère de la manière la plus marquante. Bien souvent, aussi, c’est à travers les troubles mentaux d’un narrateur que s’échafaude un monde aux lois délirantes, voire pathologiques. Que l’univers ainsi décrit soit fondé sur un ou plusieurs traits transgressifs, il ne cherche à être ni vrai ni même vraisemblable, mais se veut – à travers sa singularité, ses excès et aussi sa cohérence – porteur de sens.

2 – La Transgression des lois du récit

La notion même de fiction transgressive implique que les ouvrages considérés ne soient pas soumis aux règles d’un genre déterminé. Si, en littérature générale, existent des distinctions entre roman historique, roman psychologique, roman réflexif etc., la fragmentation est plus poussée du côté des littératures de l’imaginaire, les trois genres de base (science-fiction, fantastique et merveilleux), donnant lieu à une multitude de sous-genres. Certes, les fictions transgressives empruntent certains traits aux uns ou aux autres ; cependant, on ne saurait y inclure un ouvrage qui se conforme aux règles d’un genre donné puisque -précisément- il ne les transgresse pas.

Avant de dynamiter le récit lui-même, les auteurs de fictions transgres-sives revisitent l’art sous ses aspects les plus divers, celui-ci se prêtant d’autant mieux à leur démarche qu’il constitue – comme créateur de représentations – un décalage par rapport à la réalité. Les arts plastiques posent le rapport du vrai et du faux, qui est à la base de toute fiction ; et cela qu’il s’agisse de l’architecture, de la sculpture, de la peinture ou de l’artisanat. Les arts du spectacle, en mettant le récit en abyme, le projettent dans le plan de la scène, porteur de vérité car doublement fictionnel. Quant à la musique, nombre d’auteurs l’investissent d’un pouvoir fatal ou miraculeux en raison de son lien avec le corps et l’imaginaire.

Une première manière de dénaturer le récit consiste à établir un contexte à peu près  » réaliste  » et d’y introduire un élément de perturbation incompatible avec ses lois, à partir duquel la réalité va commencer à se détraquer jusqu’à devenir méconnaissable, que les faits décrits aient effectivement lieu dans le plan de l’histoire, ou soient le fruit des délires d’un personnage ou du narrateur.

L’étape suivante est un éclatement plus général des lois du récit, où le principe même du narrateur ou de la voix narrative est mis à mal de toutes les manières possibles, en sorte de créer chez le lecteur un état d’incertitude perma-nent quant à la vérité de ce qu’on lui raconte. Nombre d’auteurs considérant que la réalité – par définition – ne peut être décrite, leur propos consiste à faire du principe fictionnel lui-même un objet de récit. L’usage de supports verbaux autres que le récit d’un narrateur permet de dynamiter le récit sur le double plan de l’histoire et du discours. Et divers romans remettent en question leur propre contenu à mesure qu’ils se déroulent ou s’achèvent sur une démystification qui le dénonce comme la fiction d’une réalité impossible à atteindre..

Au delà des infractions infligées à la structure romanesque, le caractère purement poétique de la langue reste le dernier outil -sinon le plus puissant- par lequel nos auteurs déréalisent le monde qu’ils décrivent. A partir d’un contexte a priori réaliste, il suffit d’une métaphore, d’une tournure syntaxique, d’un simple mot, pour que l’édifice construit se fissure et ouvre un passage à la transgression. Certains auteurs pratiquent ainsi le jeu de mots, l’invention verbale ou phonétique, d’autres font de la phrase leur arme privilégiée, d’autres encore procèdent à un éclatement intégral du langage.
Pour conclure, je voudrais revenir sur le rôle qu’a joué Limite par rapport à ce phénomène plus large que sont les Fictions Transgressives. Malgré sa brève existence et le tumulte qui l’a fait taire, Limite a marqué une date dans leur histoire, en ce sens qu’il a posé de façon radicale le problème du lien entre le mainstream et les littératures de l’imaginaire. Pour ma part, il m’a aidé à accomplir un cheminement sur le double plan de l’écriture et de la théorie, en m’amenant aujourd’hui à travailler sur cette zone frontalière et sa logique propre. Je rappelle que celle-ci consiste, loin des conventions de genre, à opérer une double transgression de l’ordre en place :

– d’abord, en jouant sur le rapport réel / imaginaire, donc en introduisant dans le récit des éléments qui dépassent le monde où nous vivons.

– ensuite, en jouant sur le rapport réalité / fiction, donc en déconstruisant le récit par des stratagèmes qui exacerbent sa nature fictionnelle.

Avec le recul, on peut penser que, si Limite n’a pas vraiment été compris en son temps, au point que la SF des années 90 en a pris le contre-pied absolu, la loi du balancier joue maintenant en sa faveur. Nombre de critiques, en effet, revenus de leur jugement négatif de l’époque, y voient à présent un événement fondateur. Et si l’on peut difficilement estimer son influence réelle sur les auteurs de la nouvelle génération, il est frappant de constater que certains d’entre eux, avec des mots différents, reposent le problème de la frontière qui sépare la SF du mainstream, et s’inscrivent ainsi de façon naturelle dans le vaste courant des fictions transgressives.

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