Faction Antoine Volodine

Richard Saint-Gelais, « Faction Antoine Volodine », Tangence, n° 52, 1996, p. 89-104.

Pour mémoire :

Il n’y a que des lieux excentriques.
Charles Taylor
Le cosmos est si facile à cultiver qu’il
semble profiter de notre négligence.
Notule anonyme sur un sachet de
semences McKenzie
Un labyrinthe de plomb
D’évidence, le cosmos se porte mal, côté Volodine1. Déjec-
tions, hurlements, violences diverses, assassinats crapuleux, mon-
des déglingués sur lesquels planent, acharnés, des pouvoirs
vacillants, implacables, crispés — bref, un tissu thématique tel
qu’il se trouvera bien un jour quelqu’un pour qualifier Volodine
de «Céline de la science-fiction». Certains passages lui donne-
raient assurément raison2. Ce serait toutefois oublier que toute
l’entreprise scripturale de Volodine tient en soupçon la science-
fiction, la thématique et l’idée même de filiation. Le phrasé céli-
nien n’est d’ailleurs que l’une des nombreuses allures que peut
prendre cette prose particulièrement fluctuante, qui peut aller,
dans Lisbonne, dernière marge, jusqu’au pseudo-commentaire
académique3. De sorte que les simulacres trop ostensiblement céli-
niens4 qu’offrent Des enfers fabuleux ou, plus sporadiquement, Le
nom des singes, ne sont pas tant à lire comme la manifestation
d’une «influence» que comme un masque supplémentaire de cet
écrivain surgi, deux fois plutôt qu’une, de nulle part5. Écrivain de
science-fiction? Écrivain tout court, donc écrivain cultivé, donc vrai-
semblable lecteur de Céline? Ne cédons pas trop vite à la tentation
de refuser en bloc ces étiquettes, sous prétexte que les véritables
écrivains tiendraient les genres en indifférence. On pourra alors
apercevoir que la dimension science-fictionnelle, contrairement à
l’opinion régnante, permet de problématiser les rapports entre texte
et monde selon d’autres formules que celles éprouvées depuis,
pour faire bref, Robbe-Grillet. Elle permet par exemple de ne pas
s’en tenir à ces interprétations qui n’ont voulu voir dans Alto solo,
second roman Minuit, qu’une allusion à l’actuelle situation en
Europe de l’Est, négligeant du même coup l’altération, phrase après
phrase, du décor. Le lecteur de Volodine a mieux à faire que de
voir dans ses romans la représentation de notre espace, que celui-ci
soit réduit ou non à son quotidien «minimaliste».
Il a mieux à faire, s’il tient à refermer les pages, en sillonnant
son propre monde, devenu incompréhensible, à la recherche des
signes qu’arborent encore des supports fragiles, feuilles jaunies
de journaux au discours douteux, sachets de semences vidés de
leur contenu et réduits en boule, tous jetés aussitôt que lus ou,
solution guère moins inquiétante, conservés par on ne sait qui,
en vue d’on ne sait quelle anthologie folle, aux quatre coins
d’une planète où des tueurs sont déjà aux semelles des derniers
Bouvard & Pécuchet. Ce lecteur n’en conclura pas, comme il
pourrait le faire à partir d’Auster, que l’univers est une invention
de Volodine, mais plutôt, peut-être, qu’il ne saura jamais ce qu’a
bien pu être, ce qu’a bien pu vouloir dire cette chose qu’il essaie
obstinément de retrouver dans les mots : l’ici.
Tombé sous mes yeux par hasard — mais Volodine laisse-t-il
quoi que ce soit au hasard ? — le sachet de McKenzie et sa prose
horticole m’ont mis sur la piste: si le cosmos se porte mal, c’est
que Volodine est tout sauf négligent. À cet égard, il se distingue
visiblement des autres «jeunes écrivains de Minuit» et de l’insou-
ciance, certes affectée, certes trompeuse, mais en passe de deve-
nir, aux yeux de la critique, leur ethos littéraire. Lisbonne, der-
nière marge, Alto solo, Le nom des singes, autant d’écrits traversés
au contraire par un constant souci. Du monde. Du texte aussi.
Ouvrez par exemple Lisbonne, dernière marge-, ce roman est une
bibliothèque, et cette bibliothèque est tout ce qui reste d’un
monde que nous ne connaîtrons qu’à travers ses rayons dévastés.
Résumons-le, ou feignons de le résumer. Ingrid Vogel, une ter-
roriste recherchée par la BKA allemande, s’est éprise de Kurt
Wellenkind, l’agent qui aurait dû la capturer, avec qui elle s’est
enfuie à Lisbonne, d’où il est convenu qu’elle partira bientôt pour
l’Extrême-Orient6, sous le nom de Waltraud Stoll, tandis que Kurt,
resté derrière dans une Europe dont on ne sait jamais si elle est
autre chose qu’une Allemagne tentaculaire, fera croire à sa mort
lors d’un accident de voiture où l’on découvrira un cadavre oppor-
tunément anonyme, carbonisé. Mais Ingrid, qui ne veut pas se con-
tenter de disparaître, insiste, malgré les inquiétudes de Kurt, pour
écrire un immense roman à clé7, à clés qui «n’ouvriront aucune
porte» (LDM, p. 18), c’est-à-dire Einige Einzelheiten über die Seele
der Fälscher, c’est-à-dire Quelques détails sur l’âme des faussaires,
c’est-à-dire, finalement, l’essentiel de Lisbonne, dernière marge9.
Or, si Quelques détails sur l’âme des faussaires trace -le portrait
d’une époque fictive — le ne siècle» —, c’est à travers la touffeur
textuelle d’une anthologie d’autant plus inimaginable qu’elle tra-
verse les siècles imaginaires d’une «Renaissance» insituable — fort
peu science-fictionnelle mais encore moins «réaliste» — où four-
millent des dizaines d’écrivains aux noms de commandos (« brigade
Eva Rollnik», «commandement unifié Siegfried Schulz», «commune
Ingrid Schmitz», etc.) qui se commentent, se citent et se déchirent
les uns les autres avant d’être impitoyablement «volatilisés»9. Sans
compter — complication supplémentaire — que le tout, passé le
paratexte, ne se donne pas la signature de Volodine mais celle
d’Ingrid Vogel, et qu’Ingrid, franchi le seuil de Quelques détails sur
l’âme des faussaires, disparaîtra au profit de prête-noms jamais tout
à fait probants. Antoine Volodine, alias Ingrid Vogel, alias Katalina
Raspe, alias Elise Dellwo10 : les clés ouvrent trop de portes pour en
ouvrir aucune qui puisse paraître la bonne. D’autant plus que cette
Katalina Raspe, auteure du Monde Moô-moô11, auteure de Clarté
des secrets, n’est peut-être que le pseudonyme choisi par les dépo-
sitaires des fragments de ce dernier ouvrage : fraction élargie Astrid
Luther, cellule Silke Poensgen, brigade reconstituée Suzanne
Speitel {LDM, p. 36). D’autant plus qu’Elise Dellwo est partout et
nulle part dans l’espace littéraire de la Renaissance, ses hétérony-
mes se multipliant au-delà de tout recensement — ce qui ne les
empêche pas de se livrer à une lutte qui, même après avoir été
dénoncée comme factice, n’en paraît pas moins virulente12. D’au-
tant plus qu’Ingrid Vogel participe d’un réseau qui déborde large-
ment Lisbonne, dernière marge-. «Vogel», oiseau, est un relais entre
Des enfers fabuleux, dont l’une des sections s’intitule «Soleil des
oiseaux», et Alto solo, où l’humanité accueille en son sein, j’y
reviendrai, de «drôles d’oiseaux». Qu’on n’aille pas s’étonner, dès
lors, de ce que le sort habituel des communes d’écrivains, dans
Lisbonne, dernière marge, soit la volatilisation : tout ce beau monde
se voit transformé en volatiles. En rossignols? La supposition peut
se frayer un chemin dans l’esprit du lecteur si celui-ci se souvient
qu’un rossignol est à la fois un instrument à crocheter13 et… un
livre invendu. Bref, Volodine écrit sous un nom d’oiseau (Vogel)
des oiseaux (livres) à oiseaux (à clés) : ces oiseaux se développent
en rhizome. Mais les clés n’ouvrent que sur la fiction, que sur
d’autres fictions14, ce que dit peut-être l’enchaînement
VolodINE/INgrid Vogel: moins l’engendrement de la fiction-Ingrid
à partir de la réalité-Volodine, que la dissolution interminable de
celle-ci dans celle-là. Volodine tresse d’ailleurs autour de son nom
un réseau fictivisant aux effets pervers : la quatrième de couverture
d’Un navire de nulle part déclare narquoisement qu’« Antoine
Volodine a pour véritable pseudonyme Volup Golpiez», ce qui
brouille d’autant plus efficacement les cartes que Rituel du mépris
accueille un «oncle Volp» à l’identité particulièrement douteuse15
et que Le nom des singes rend de moins en moins distinguables ses
trois personnages principaux: Gonçalves, Gutierrez et… Golpiez.
Le lecteur de Lisbonne, dernière marge ne s’étonnera donc pas
qu’Ingrid Vogel, traduite de l’anglais et non de l’allemand cette
fois, donne: dans le réseau (in grid).
Anonymat des commentaires
De Quelques détails sur l’âme des faussaires, Kurt Wellenkind
propose un résumé qui peut rappeler ces scènes où les détectives
de romans policiers exposent la solution de l’énigme, en ce qu’il
offre la synthèse de l’éparse matière fictionnelle parcourue jus-
que-là par le lecteur (LDM, p. 126-128). Résumé fort juste16, à
condition de préciser que Wellenkind passe à peu de choses près
sous silence la dimension textuelle de ce qui n’est pas que la des-
cription d’une société imaginaire, mais aussi (et d’abord) un
gigantesque entrelacs d’écrits et d’écrits sur ces écrits. De la
Renaissance, nous ne saurons que ce que nous parvenons à gla-
ner au fil de cette série de commentaires17. Or ces commentaires,
qui constituent la majeure partie du roman, ont tout de même
ceci de troublant qu’ils sont anonymes (à une exception près) et
datent d’une époque jamais précisée, dont on sait seulement
qu’elle est largement postérieure à la Renaissance, et donc aux ne
et me siècles (ici encore, une seule exception). Derrière ces textes
où la Renaissance est disséquée, donc, il n’y a rien18. Ou plutôt
deux fils, ténus: les exceptions que je viens de signaler. Un mot
sur chacune.
L’indétermination chronologique, d’abord. Un peu comme
dans City, roman de Clifford D. Simak qui se construit selon un
double décrochement temporel (futur de l’humanité examiné à des
millénaires de distance par les chiens qui ont remplacé l’espèce
humaine et attribuent un statut légendaire aux récits qui la mettent
en scène), Lisbonne, dernière marge radicalise la structure narrative
rétrospective adoptée par la plupart des romans de science-fiction :
il n’y s’agit pas simplement de raconter au passé des événements
fictifs futurs, mais bien de montrer à quel point cet écart temporel
de la narration implique une incompréhension. À quel point, aussi,
il permet un silence sur le présent de renonciation, censé corres-
pondre à un savoir partagé par les commentateurs et leurs lec-
teurs19. D’où les vastes zones d’ombres qui recouvrent non seule-
ment la Renaissance, énigmatique pour ses commentateurs
eux-mêmes, mais davantage encore l’époque où s’écrivent les com-
mentaires, à propos de laquelle nous ne disposons qué de rensei-
gnements infimes. Comme, au surplus, ces commentaires ne sont
pas datés, il n’est même pas possible d’affirmer avec certitude
qu’ils proviennent d’une seule et même époque. La plénitude in-
formative de la science-fiction — d’une certaine science-fiction —
se voit ainsi transformée en son contraire : une fiction fantôme.
Une exception, cependant, qui apparaît, on ne peut plus dis-
crètement, dans une note au bas de la page loi, où le commen-
tateur du Montreur de cochons fait référence à l’un de ses propres
articles, paru dans la Revue du vif siècle. Indice bien mince, et
qui peut susciter quelque doute si le lecteur s’avise qu’il pourrait
bien s’agir d’une revue sur le viie siècle, à la façon de notre Dix-
huitième siècle. Jusqu’à ce qu’il se ravise: Le montreur de cochons
étant daté du 11e ou du me siècle {cf. p. 159), c’est donc bien le
commentaire qui date du vne siècle20. De quoi est fait ce viie
siècle ? Nous n’en saurons rien : il se volatilise, textuellement,
dans la référence (elle-même lacunaire) à la Renaissance.
Le second fil qui rattache un commentaire à sa situation enun-
ciative n’est pas moins fragile: c’est celui qui semble attribuer le
texte de la quatrième partie du roman à la «commune reconstituée
Elise Dellwo» (LDM, p. 134). Mais cette piste soulève davantage de
questions qu’elle n’en résout. D’abord parce que cette commune
reconstituée Elise Dellwo n’est, de son propre aveu, que l’une des
innombrables factions qui portent ce nom — ou un autre : le
« détachement Infernus Johannes » (qui sévit dans l’étrange
domaine de la «littérature des poubelles» et à qui on doit Le mon-
treur de cochons21), la «tranquille colonne Waltraud Pohle (auteur
d’articles critiques sur les romances des années quarante)», la
«patrouille Hanna Frizsch» (connue, elle, «pour ses dénonciations
virulentes de la littérature des poubelles, ainsi que pour ses Essais
d’archéologie distributive« dont nous ne saurons rien — Borges
n’est pas loin). En attendant la «patrouille Detlev Viett» et la «sec-
tion de combat Irene Schelm», dont les liens pseudonymiques
avec Elise Dellwo ne seront révélés qu’à la page l6l22, et com-
bien d’autres communes apparemment anodines (Sabine Haus-
ner?23) ou académiques (Emma Wagner?)-dont rien ne laisse
soupçonner qu’elles seraient des masques d’Elise Dellwo, si ce
n’était de la paranoïa désormais bien implantée dans l’esprit du
lecteur.
La piste Elise Dellwo est donc bien précaire, non pas en rai-
son de sa minceur mais, au contraire, à cause de ses vertus émi-
nemment contaminatrices : à la limite, chacune des signatures
apparaissant dans Lisbonne, dernière marge (plusieurs dizaines!)
peut dissimuler cette commune tentaculaire, les moins suspectes
n’étant pas celles qui déversent leur fiel critique sur -Elise
Dellwo», la subversion ou la littérature des poubelles.
On répondra que cette zone de turbulence enunciative est
confinée au roman à clés d’Ingrid Vogel, à Einige Einzelheiten
über die Seele der Fälscher donc. Rien n’est pourtant moins sûr: le
plus élémentaire examen du récit qui relate le séjour d’Ingrid et
de Kurt à Lisbonne, du récit enchâssant donc, ne pourra manquer
d’apercevoir les singulières fluctuations de sa voix enunciative,
tantôt attribuée à Ingrid (voir page 49), tantôt à Kurt (voir page
241), tantôt, le plus souvent, à personne. Davantage: l’enchâsse-
ment lui-même devient parfaitement poreux, page 242, lorsque le
récit bascule sans prévenir du XXe siècle au ne, de Lisbonne à la
Renaissance, à la faveur de la substitution incongrue de Katalina
Raspe et de Konrad Etzelkind à Ingrid Vogel et à Kurt Wellen-
kind. Le récit n’apparaît alors que comme l’aporétique tentative
de juguler ce monstre : un texte de Volodine.
Science-narration
Qui narre, on le voit, a de bonnes chances de voir son iden-
tité déstabilisée par excès et métamorphoses, comme dans
Lisbonne, dernière marge, ou encore, au contraire, par raréfac-
tion, comme dans Alto solo. Lé lecteur de ce second (ou de ce
sixième24) roman devra attendre une bonne quinzaine de pages
pour rencontrer la première occurrence du «je», innommé,
presque complètement effacé derrière le personnage, Matko
Amirbekian, dont il fournit une description qui vire vite au

portrait hypothétique25. Si, pour la narratologie, se souvenir

implique, anthropomorphiquement, avoir été témoin, et maintenir
à travers une mémoire fictive le fil qui relie un présent et un
passé, le début d’Alto solo montre de quels évidements de sa sup-
posée source le discours narratif est capable : une page, deux
phrases, puis plus rien pendant longtemps. «Je» tout à fait spora-
dique, donc, que celui-là, au point qu’il semble, davantage que
passé sous silence, aboli par un texte qui ne semble pas près de
devenir le sien; narrateur à éclipses que ce «je» dont l’existence
même (et pas seulement la présence discursive) apparaît intermit-
tente, discontinue. Ceci est accentué plutôt qu’atténué lorsqu’il
resurgit, brutalement, une vingtaine de pages plus loin, en plein
cœur d’une scène à laquelle — mais on ne s’en aperçoit qu’à la
relire — il n’a manifestement pas assisté, celle de l’arrivée de
Balynt Zagoebel et de ses sbires au cirque Vanzetti (AS, p. 48-56).
Entre-temps, le texte aura ajouté une pièce sur l’échiquier
déjà peuplé de ses personnages : celle de l’écrivain Iakoub
Khadjbakiro. Le lecteur de Lisbonne, dernière marge attendra
peut-être, au vu de cet écrivain fictif, un jeu d’enchâssements
semblable à celui autour duquel tournait, comme une spirale
impossible, le précédent roman de Volodine. Rien de tel pour-
tant : le texte, d’un seul tenant, ne nous livre aucun écrit de
Khadjbakiro. Du moins semble-t-il. Tout se passe comme si le
narrateur, extérieur à l’histoire26, pure voix narrative, n’écrivait
pas, et que Khadjbakiro, impliqué dans l’histoire (mais on ne sait
pas encore comment), écrivait, mais rien que nous ne lisions. Les
choses, on s’en doute, sont moins simples.
Elles se compliquent, en tout cas, à la page 65, lorsqu’il
semble que ces deux lignes pointillées, celle du «je» et de
Khadjbakiro, se rejoignent, hypothétiquement toutefois: comme
Khadjbakiro (AS, p. 34), le narrateur connaît Dojna Magidjamalian.
Mais c’est un indice bien fragile, qui ne sera confirmé qu’une
quinzaine de pages plus loin, page 75, lorsque Dojna s’adresse à
lui en l’appelant «Iakoub»27.
Le narrateur et Iakoub Khadjbakiro ne formeraient donc
qu’un seul et même personnage. Conclusion rassurante — il est
enfin possible, à mi-parcours du livre, d’apposer un nom à la
voix qui énonce le récit — si ce n’est qu’elle peut difficilement ne
pas réveiller le souvenir de la -troisième personne» qu’a long-
temps été Khadjbakiro, et dénoncer, du même coup, la duplicité
du texte. De Khadjbakiro? Nul doute que la narratologie et le
mode de lecture dont elle procède promeuvent ce type de saisies
psychologisantes, qui maintiennent le discours narratif sous la
tutelle d’une conscience, fictive certes, peu fiable parfois, comme
ici, mais hégémonique toujours. Lisons pourtant les lignes qui
introduisent Khadjbakiro dans le réseau fictionnel :
L’histoire se complique, parce qu’il s’y mêle un écrivain, Iakoub
Khadjbakiro, et que, quand le monde lui déplaît sous tous ses
angles, l’écrivain, sur le papier, métamorphose le tissu de la
vérité OIS, p. 3D
S’il avait d’abord pu sembler que la métamorphose, le
brouillage, affectait au mieux les pages, jamais offertes à la lec-
ture, de Khadjbakiro, ou au pire, par effet de mise en abyme,
celles, quelque part, de Volodine, il apparaît maintenant que la
métamorphose du tissu de la vérité se produit en ces lignes elles-
mêmes, précisément en ce qu’elles paraissent confiner l’affabula-
tion en d’autres pages ainsi tenues à distance par ces phrases qui
prétendaient dire, elles, la vérité. Or il n’y a pas de métalangage.
Non qu’il y ait une seule couche discursive étale, homogène. Il y
a du métalangage. En un sens, il n’y a d’ailleurs que cela, chez
Volodine, depuis les débuts, depuis Biographie comparée de
Jorian Murgrave dont certaines pages se relisent maintenant
comme un commentaire, par exemple, de Lisbonne, dernière
marge. Et ainsi de suite. Les romans de Volodine n’en finissent
pas de se dire les uns les autres, mais sans jamais — c’est cela
qui est décisif — surplomber quoi que ce soit, sans jamais dire le
fin mot de quoi que ce soit. Pas de métalangage qui parvienne,
dans ces conditions, à cerner le mensonge d’autres énoncés sans
être pris, au mieux à retardement, dans ses propres filets, ses
propres affabulations provisoirement déguisées en clés interpréta-
tives. Aucun narrateur ne saurait se rendre maître de pareils
récits. La suite d’Alto solo le montrera.
Soit par exemple l’épisode du théâtre, à partir de la page 87,
où il apparaît que Khadjbakiro ne connaît pas les trois specta-
teurs dont on devine (et dont on saura bientôt) qu’ils sont Aram,
Matko et Will MacGrodno, pourtant décrits dans les premières
pages. Décrits par qui? Pas par Khadjbakiro, qui ne les connaît
pas. Solution: Khadjbakiro ne les connaît pas à ce moment, mais
les connaît au moment, manifestement ultérieur, de plusieurs
années peut-être («Je me rappelle Matko Amirbekian comme si
c’était hier»), où il narre. La distinction entre je-narrant et je-narré
semble donc ici résoudre une incongruité apparente. Soit. Mais
cela n’explique pas comment Khadjbakiro aurait pris connais-
sance des moindres faits et gestes du trio pendant l’après-midi, ni
comment il aurait appris ce qui s’est passé le même jour au cir-
que Vanzetti et encore moins comment il aurait pu avoir accès
aux pensées d’une kyrielle de personnages. Remémoration alors,
ou invention? L’une et l’autre, inextricablement. Ou plutôt, puis-
que chacune suppose, extérieure au récit, une instance dont le
souvenir ou l’imagination fonderait ce dernier, ni l’une ni l’autre,
mais plutôt un texte qui se joue silencieusement de son narrateur.
Comme il se joue de toute identité.
Obscurité des oiseaux
C’est que l’identité, si elle constitue un motif obsédant dans
les romans de Volodine, ne parvient jamais à s’y ériger en un
thème qu’on pourrait décrire en oubliant le texte et ses filets.
Cela vaut non seulement pour les individus (narrateurs ou per-
sonnages-énigmes, à la Jorian Murgrave) mais aussi pour les enti-
tés collectives (pays et sociétés à la géographie et à l’histoire fon-
cièrement indéterminées) ainsi que pour les espèces biologiques,
à commencer par l’espèce humaine, cible de prédilection de
Volodine, de Biographie comparée de Jorian Murgrave au récent
Nom des singes. La filière science-fictionnelle n’y est pas pour
rien : quel amateur de science-fiction n’a pas rencontré des extra-
terrestres ou des mutants au fil de ses lectures? Quel amateur n’a
pas été amené, à travers certains récits, à se poser la question:
qu’est-ce qu’un être humain? À la différence, toutefois, de ceux
d’autres auteurs (qu’on songe par exemple au Solaris de Stanislas
Lem), les textes de Volodine résistent fortement à une lecture qui
les réduirait à leur teneur crypto-philosophique : Paltérité n’y est
jamais separable d’une altération toute discursive28. D’où, par
exemple, l’embarras tenace des lecteurs de Rituel du mépris, dont
les personnages apparemment anthropomorphes se révèlent peu
à peu, sans qu’on en sache davantage sur leur compte, ovi-
pares 29.
D’où, aussi, la perplexité croissante de ceux de Lisbonne,
dernière marge devant ce qu’on pourrait appeler le « problème
enfantin». Cela commence par un ouvrage du commandement
unifié Siegfried Schulz, Authenticité de l’œuvre orale, qui «s’in-
surge contre le cloisonnement de la société en cellules étanches,
sans relation les unes avec les autres — d’un côté les enfants, de
l’autre les adultes» {LDM, p. 85). Cela s’aggrave avec les Brèves
conclusions sur le monde de l’enfance de la compagnie Inge
Albrecht, où l’on apprend que « les adultes ne se reproduisent pas
entre eux» {LDM, p. 87), et qu’à l’évidence ils ont tout oublié de
leur enfance, passée dans les mystérieuses «ruches». Au point
qu’Inge Albrecht en vient à conclure que les adultes n’ont «jamais
franchi la rivière qui sépare l’enfance de l’âge adulte», qu’ils n’ont
«jamais été enfants» {LDM, p. 89); pour le commentateur ano-
nyme des Brèves conclusions, cela signifie qu’il y a « d’un côté les
enfants, de l’autre les adultes, mais sans relation organique entre
les deux groupes« (id.). Les choses s’aggravent encore davantage
avec Clarté des secrets de la commune Katalina Raspe, qui va jus-
qu’à nier purement et simplement l’existence des enfants :
Derrière les cloisons étanches des ruches, derrière la grille
inviolable que contrôlent les instructeurs, derrière la police et
ses barrières de meurtre, au-delà de ce brouillard de terreur qui
dénature notre vision des choses, rien ne prouve que des
enfants vivent et se développent. (LDM, p. 91)
Hypothèse effarante (comment des générations pourraient-
elles se succéder, du ne au viie siècle, si les adultes ne se repro-
duisent pas et qu’il n’y a pas d’enfants ?), et dont le lecteur ne sait
trop quelle confiance lui accorder30. D’une part, il peut se souve-
nir du discrédit jeté implicitement sur ces travaux par l’auteur
anonyme de L’abjuration des échos chez Konrad Etzelkind:
On sait combien la quête anxieuse d’une identité a été centrale
dans la pensée du ne siècle, et avec quelle persistance le pro-
blème de nos origines a occupé le devant de la scène jusqu’à la
dernière décennie du me siècle. […] De nombreuses hypothèses
de travail, erronées et pessimistes, se construisaient autour du
thème obsessionnel de l’hérédité, compliquant la question sans
la résoudre. (LDM, p. 53)31
Mais, d’autre part, le lecteur ne peut pas manquer de noter
que la publication de chaque opuscule, d’Authenticité de l’œuvre
orale aux Brèves conclusions sur le monde de l’enfance puis à
Clarté des secrets, se solde par l’exécution de ses auteurs : signe
qui ne trompe pas sur le sérieux avec lequel la police, ou les
ruches dont elle est manifestement l’instrument, prennent les
affirmations d’Inge Albrecht, de Siegfried Schulz et de Katalina
Raspe. Mais si chacun invalide les conclusions des précédents,
quelle vérité est ainsi étouffée ? Lisbonne, dernière marge est bien
un dédale sans issue. Ou plutôt: un dédale de dédales, emboîtés

les uns dans les autres, dans lequel chaque issue ne peut que

mener à un labyrinthe supplémentaire.
Alto solo n’offre pas le même type ni le même degré de com-
plexité, mais la question de l’identité biologique y est aussi trou-
blante. Il y est question, très vite, d’un oiseau qui, «à la fin de
l’automne, n’a pas pu accompagner son groupe vers le sud, car il
a eu l’aile blessée lors d’une bagarre avec les frondistes» (AS,
p. 11). Si l’on excepte les frondistes (terme qui apparaît pour la
première fois ici et dont on comprendra bien plus tard qu’il dési-
gne une milice fasciste) ce passage semble bien renvoyer à ce
que vous et moi appellerions un oiseau. On pourra certes s’éton-
ner de ce que cet oiseau apparaisse ensuite comme le focalisateur
de la scène32 : surprise en sourdine, discursive, générant une
indécision qui ne se décrit pas dans les termes — factuels et non
pas textuels — que privilégie habituellement la science-fiction.
L’étonnement et le doute deviendront inévitables lorsqu’il sera dit
que «[F] oiseau s’appelle Ragojine» (AS, p. 12): avec cette assu-
rance que provoquent habituellement les rectifications de mépri-
ses, nul doute que bien des lecteurs abandonneront l’idée que ce
Ragojine puisse être littéralement un oiseau : il ne serait plutôt
qu’un de ces quidams qu’on qualifie, parfois, de -drôles d’oi-
seaux*. Mais cette nouvelle certitude sera de courte durée: com-
ment se fait-il qu’on dise plus loin qu’«[à] Chamrouche, [Ragojine]
ne connaît personne de sûr, aucun oiseau» (id.)? Qu’il «n’a plus
une seule plume du côté droit» (W.)?33 Mi-humain et mi-oiseau,
donc, que ce Ragojine? C’est semble-t-il la seule solution envisa-
geable, mais une solution qui n’existera jamais autrement qu’à
l’état d’inférence : Alto solo ne souffle mot sur l’étrange hybrida-
tion responsable de l’existence de cet oiseau et des autres porte-
plumes — l’allusion métatextuelle n’est pas loin — qui hantent
ses pages.

Absence du présent
De Biographie comparée de Jorian Murgrave au Nom des
singes, les romans de Volodine posent, obsessivement, cette
question: que se passe-t-il lorsque le texte devient sa propre fic-
tion, se capture, s’invagine, se multiplie jusqu’à l’affolement dans
les mondes qu’il crée, jamais tout à fait siens, jamais tout à fait
autres pourtant? La réponse n’est pas simple et nécessite, une
dernière fois, un détour par la science-fiction.
Celle-ci repose sur une contradiction motrice entre l’hypos-
tase de mondes imaginaires et l’impossibilité d’émanciper ces
mondes des textes qui, tout en s’affichant comme leur descrip-
tion, ne peuvent jamais que les instaurer. Une contradiction,
donc, entre une présence (hallucinée) du futur et une absence
(tendancielle) du présent, celui des formations et des pratiques
discursives où tout cela circule, émerge, se fait et se refait34.
Ce serait mal poser le problème que de le transcrire dans les
termes de l’interminable débat entre la liberté de l’imagination et
les contraintes (assurément idéologiques) imposées par le con-
texte social. Il ne suffit pas à la science-fiction de poser des mon-
des ostensiblement imaginaires pour s’affranchir du réel ; ce n’est
pas davantage en infusant ses récits d’un questionnement idéolo-
gique qu’elle amène ses lecteurs à s’interroger sur les modes de
production de la fiction, ici, aujourd’hui, devant les lettres, les
phrases et les pages. Cette leçon inquiète — qui est celle, multi-
morphe, de Philip K. Dick, de Christopher Priest, de Pat Cadigan,
de Jean-Pierre April et de quelques autres — est aussi la leçon,
en forme de doute, de rage et de peur, de Volodine. Elle est, elle
aussi, interminable.
Notes :

1 Cette signature est encore trop peu familière, sans doute, pour qu’une notice
bibliographique soit tout à fait inutile. Signalons donc qu’Antoine Volodine a
fait paraître à ce jour: Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris,
Denoël, coll. « Présence du futur », 1985; Un navire de nulle part, Paris,
Denoël, coll. « Présence du futur », 1986; Rituel du mépris, Paris, Denoël, coll.
« Présence du futur », 1986; Des enfers fabuleux, Paris, Denoël, coll. « Présence
du futur », 1988; Lisbonne, dernière marge, Paris, Minuit, 1990 (désormais
abrégé en LDM) ; Alto solo, Paris, Minuit, 1991 (désormais abrégé en AS) ; Le
nom des singes, Paris, Minuit, 1994 ; Le port intérieur, Paris, Minuit, 1995.
2 Particulièrement dans Des enfers fabuleux. Ainsi: « Si j’étais flambulant!
L’adjectif tel quel!… Il me demandait à moi, Zain Bakhor, si j’étais flambu-
lant!… Ou si je ne l’étais pas!… Sommé là-dessus de m’expliquer sans
délai !… C’était révoltant d’assurance !… » (p. 30).

3. Quant à l’obsession raciale, autre point commun évident, elle prend chez

Volodine des formes ruineuses pour l’identité: l’autre, chez Volodine, c’est
soi. C’est dire la distance par rapport à Céline.
4. Relisons: « L’adjectif tel quel!… » Comment mieux dire que Céline, invention
entre autres de Tel Quel, est l’un des circuits intertextuels du réseau Volo-
dine?
5. Les lecteurs des quatre romans publiés chez Minuit ont en effet quelque
chance d’ignorer, le fractionnement de l’espace littéraire aidant, que ceux-ci
suivent quatre romans publiés dans une collection de science-fiction. Que les
« Du même auteur » des romans Minuit passent sous silence la production
« Présence du futur » tient évidemment à la politique habituelle de la maison
(qui fait par exemple que le lecteur du Play-back d’André Hodeir pourra
ignorer l’existence, entre autres, des Mondes du jazz), mais accentue du
même coup l’énigme d’une œuvre qui s’ingénie à brouiller ses propres
pistes.
6. Un Extrême-Orient, cependant, qui rappelle davantage celui de Sax Rohmer
(voir les pages 58 à 65) que celui des agences de voyages. Le monde ne
serait-il qu’un intertexte dont les clés ouvriraient, parfois seulement, sur ce
qui s’appelle le réel? La violence et la répression qui parcourent les fictions
de Volodine semblent répondre non (il y a en elles quelque chose de « réa-
liste anarchiste »), sans pourtant s’extraire complètement du « discours codé »,
mais indécryptable, de son écriture. On devine dès lors la radicalisation et la
transformation que celle-ci fait simultanément subir à ce qu’on a l’habitude
de trouver du côté des éditions de Minuit; on comprend, partant, l’impres-
sion d’y aborder un inouï travail de la fiction.
7. « [C]omme le ferait une mémoire contrainte, sous la chape de plomb du tota-
litarisme, de se dissimuler dans l’imaginaire et le discours codé » (LDM, qua-

trième de couverture).

8 L’amateur d’acronymes, s’il n’attend pas la page 136 et son étourdissante liste
de sigles (COPCON, SUV, PRB-BR, RALIS, UDP, MFA, MRPP, LUAR, PCP) pour
se mettre en chasse, pourra remarquer que l’ « âme des faussaires », Seele der
Fälscher, éparpille et dissimule, mais à peine, ce que Volodine faisait à visage
découvert avant de passer, de ce point de vue, à la clandestinité : de la SF.
9 Comme le précise la « commune reconstituée Elise Dellwo » : « sans rire, « vola-
tilisation » est le terme auquel on a recours, dans la société de la Renaissance,
quand la police vous ouvre les boyaux avant d’y jeter une grenade » (LDM,
p. 130).
10 Sans oublier Waltraud Stoll, nom que Wellenkind fait prendre à Ingrid pour
la faire passer en Asie à l’insu de la police (LDM, p. 19). Bout de course?
Sans doute pas, puisqu’au sein de Quelques détails sur l’âme des faussaires
cette Waltraud Stoll trouvera un clair écho en Waltraud Pohle, connue pour
ses articles sur les -romances des années quarante- (LDM, p. 132). Années
quarante du IIe siècle, pour sûr, mais de notre XXe siècle aussi, pour peu
qu’une relecture de la diatribe d’Ingrid sur l’après-guerre allemand (LDM,
p. 77-82) y repère l’effet amnésique des romances dont l’Histoire officielle, la
nôtre, se berce. Bout de course? Toujours pas: je reviendrai plus loin sur
cette Waltraud Pohle dont l’identité, d’un autre côté, s’érode encore.

11 Après Céline, Artaud? Volodine cultive les monstres.

12 Voir la quatrième partie, « Elise Dellwo et la pratique de l’hétéronymie »
(LDM, p. 123-139), sur laquelle je reviendrai plus loin.
13 « Puis, après deux tours complets, nous traversâmes la clôture : la police avait
introduit son rossignol d’urgence dans la serrure du portillon » (LDM, p. 109).
14 Fictions botaniques et non pas seulement ornithologiques, d’ailleurs : Ingrid,
qui ne manque pas de signaler fièrement à Wellenkind qu’elle « peu[t] inven-
ter », lui propose un échantillon de flore fictive où figure en bonne place, au
milieu de l’allot non épineux et autres brousards constrictors, le… vogelia
(LDM, p. 49). A noter par ailleurs que Gueule de lune, le narrateur à moitié
dément du Montreur de cochons signé, comme par hasard, Ingrid Schmitz,
prolonge copieusement ce florilège par une série sur laquelle il y aurait long
à dire et dont je retiens seulement la lettrisque, la fausse-blenne et la golpille
poreuse : cette végétation est un texte.
15 « Mon oncle, mon père, Wolguelam ou Golpiez, aux prénoms si proches:

Volp et Volup : mon père, mon oncle? Ou serait-ce que… » (p. 107).

16 Et qui paraît d’autant plus accrédité qu’il est formulé en des termes qui rap-
pellent le prière d’insérer de… Lisbonne, dernière marge. Ce qui, selon un
mouvement inverse de celui que j’ai noté à la page précédente, a tendance à
extraire Wellenkind de l’espace de la fiction. J’y reviendrai.
17 Respectivement: « Pour une réhabilitation de la commune Ingrid Schmitz »,
« L’abjuration des échos chez Konrad Etzelkind », « À propos des contes pour
enfants », « La multiplication des doubles dans l’œuvre posthume d’Eva Roll-
nik », « Elise Dellwo et la pratique de l’hétéronymie », « Quelques digressions à
propos de la littérature des poubelles », « Shagga du retour d’Abdallah, capi-
taine du rugissement de l’épée » et « Hommage aux incendiaires ».
18 Un « rien » fort mallarméen hante Lisbonne, dernière marge; voir les pages 33
(« un bâtiment en construction, ou une maison en démolition, ou un terrain
vague, ou un trou, mais parfois il n’y a rien »; « rien n’empêche de penser que,
derrière la police, il n’y a rien »), 38 (« Derrière le langage, en tout cas, il y a les
mots, et derrière les mots, parfois il y a un code, parfois il y a une culture, par-
fois il y a un hurlement, et parfois il n’y a rien »), 91 (« Derrière les cloisons
étanches des ruches […], rien ne prouve que des enfants vivent et se dévelop-
pent ») et 107 (« De la moelle d’Eva Rollnik, [les prosateurs de la Renaissance]
n’avaient rien retiré, sinon les règles de nouveaux divertissements, avec domi-
nos et ombres chinoises » — retour à Waltraud Stoll, avatar chinois d’Ingrid

Vogel ainsi, on le verra bientôt, qu’à Infernus Johannes, spécialiste ès ombres).

19 Alors que la science-fiction traditionnelle, massivement didactique, s’ingénie à
colmater les brèches épistémiques entre le savoir des lecteurs et celui des per-
sonnages, ce dernier n’étant donc pas traité comme un savoir partagé. Loin
de se réduire à des aspects thématiques, la mutation que l’écriture de Volo-
dine fait subir à la science-fiction est une mutation proprement discursive.
20 Encore qu’une sourde inquiétude puisse saisir le lecteur lorsqu’il considère le

titre de cet article : « Place aux imposteurs ! »

21 Que le premier des hétéronymes d’Elise Dellwo à être mentionné soit Infer-

nus Johannes ne surprendra qu’à moitié le lecteur assidu des romans de
Volodine. La signature d’Infernus Johannes, en effet, apparaît sous chacun
des épigraphes, trois en tout, disposés comme autant de cailloux dans cette
jungle intertextuelle: en tête de Biographie comparée deJorian Murgrave
(« La vie n’est que l’apparence d’une ombre sur un reflet de suie »), de Rituel
du mépris (« Enfant, vous souffriez déjà, ce me semble, mais depuis toujours
le chaos vous va comme un masque »), de Des enfers fabuleux (« Il y eut, au-
dedans des ombres, sa tête ; elle s’était figée sur un rire. Et soudain, mais la
flamme le cachait, il dit : « Prépare ton voyage avec leurs morts ; et ne rêve
que si en leurs songes prend forme un espace noir » »). Fragments, réels ou
imaginaires, qui réveillent autant d’échos au sein de ce qui prend forme,
livre après livre, sous la signature de Volodine : des lettres, noir sur blanc,
qui projettent leurs ombres les unes sur les autres. Mais qui est Infernus
Johannes? Mes recherches, trop brèves, n’en ont pas retrouvé la trace. Une
invention, une autre, d’Antoine Volodine? Possible. Le personnage est assez
obscur, de toute façon, pour que la preuve (éventuelle) de son existence ne
suffise pas à dissiper l’impression de fiction qu’il suscite.
22 Ce qui projette une embarrassante lumière rétrospective sur le passage des
pages 130 à 134, longue dénonciation d’Elise Dellwo signée pourtant « Irene
Schelm » et publiée dans la très officielle revue Cœur du IIe siècle, dont il faut
se résigner à conclure qu’elle est atteinte par ce virus de subversion textuelle
et idéologique qu’est Elise Dellwo.
23 Supposition d’autant moins gratuite que « l’inénarrable brigade Sabine Haus-

ner » est dite avoir été « touchée par la grâce des faux noms » en signant

« détachement de combat Uwe Boock » « de médiocres moutures esthétisantes
inspirées par le capitaine Abdallah et ses mille voyages » (LDM, p. 106).
24 Puisque, comme je l’ai signalé, la production Minuit s’édifie sur l’oubli (mais

imparfait et feint) des quatre romans parus en « Présence du futur ».

25 « Je me rappelle Matko Amirbekian comme si c’était hier. […] Je suppose qu’il
devait maîtriser le cœur des femmes avec plus de succès que les chevaux
ombrageux ; qu’il devait, etc. » (AS, p. 26).
26 Si ce n’est, comme je l’ai indiqué, qu’il dit se souvenir d’Amirbekian. Mais
rien ne vient étayer ce souvenir qui demeure comme un frêle fil dans le
vide : le souvenir efface celui qui se souvient, de la même façon que la
reconstitution (impossible) de la Renaissance, dans Lisbonne, dernière

marge, oblitère ou presque toute référence au VIIe siècle.

27 Il faut voir de quoi cette « Confirmation » est faite: de l’interpellation de Dojna,
mais aussi de la supposition que le roman n’accueille pas d’autre Iakoub et
que le compagnon de Dojna, par conséquent, ne saurait être que Khadjba-
kiro. L’identification repose donc en partie sur un principe d’économie, ainsi
que sur une esthétique (tacite) selon laquelle une désidentification ultérieure
(s’il se révélait que ce Iakoub est un autre) relèverait d’un désagréable jeu du

chat (le texte) avec la souris (son lecteur). Et pourtant…

28 Il faut cependant reconnaître que l’assimilation des récits de Lem à un dis-

cours philosophique, et l’escamotage du texte dont cette assimilation pro-
cède souvent, tient en bonne partie à un parti-pris de lecture qui devient
nettement moins facilement rentable face à des textes comme « Le masque »
ou « Journal » (tous deux repris en traduction française dans le recueil Le
masque, Paris, Calmann-Lévy (coll. « Science-fiction »), 1983, respectivement
p. 131-187 et p. 189-217).
29 D’abord à travers un passage qui n’interdit pas une lecture métaphorique
(« On a brûlé les étapes! On s’est passionnés! Alors que le paysage n’était
pas favorable on s’est pris d’une frénésie ! On voulait pondre ! » (p. 94)), puis
à travers un autre qui laisse fort peu de doute mais en est d’autant plus trou-
blant: « On était là, presque tous, engourdis, à tenir nos œufs au chaud dans
le silence » (p. 95). Qu’on n’aille donc pas s’étonner de ce que, dans Lis-
bonne, dernière marge, des écrivains pondent des shaggas (LDM, p. 106) :

chez Volodine, rien de ce qui est écrivain n’est tout à fait humain.

30 D’évidence, Volodine exploite ici ce que j’appellerais le potentiel xénogène
de la science-fiction, dont les cadres de référence se démarquent invariable-
ment de ceux qui cautionnent le réel. À cette différence près que le lecteur
de Volodine ne parvient pas à mesurer la portée des réajustements qui per-
mettraient de fixer l’encyclopédie à la fois présupposée et impossibilisée par
le récit.
31 Sur un autre plan, on notera que ce commentaire formulé à une époque
nécessairement ultérieure figure avant le chapitre sur l’enfance et les ruches.
Bel exemple du labyrinthe chronologique construit par Lisbonne, dernière

marge.

32 Ainsi : « Par les fenêtres cassées, à travers la suie et les lézardes de son vasis-
tas, il voit la rue » (AS, p. 12).
33 Le problème ne tenant pas tant à l’absence de plumes — quel humain en
porte, au côté droit ou ailleurs? — qu’au présupposé de la négation: Rago-
jine devrait avoir des plumes. Voilà qui montre encore une fois que l’altérité,

chez Volodine, est indissociable des agencements discursifs du texte.

34 Tendancielle : refoulées, l’écriture et la lecture n’en finissent pas de faire

retour sous diverses formes, dont le didactisme n’est que la plus visible. Pour
plus de détails sur cette question, voir mon article « De l’impossibilité d’une
poétique de la science-fiction », La discursivité, sous la direction de Lucie
Bourassa, Québec, Nuit blanche (coll. « Les Cahiers du Centre de recherche
en littérature québécoise »), 1995, p. 123-154.

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