Un monstre

Antoine Volodine, « Un monstre », p. 285-289 dans Le cadavre bouge encore, précis de réanimation littéraire / collectif sous la direction de Pierre Bottura et d’Oliver Rohe, Paris : Chronic’Art, Léo Scheer, 2002, 412 p.

  • Ouvrage collectif décrit sur le blog Léo Scheer. Les auteurs suivants y ont participé : Eric Bénier-Bürckel, François Bizot, David Bosc, Maurice G. Dantec, Chloé Delaume, Coleman Dowell, Jean-Pierre Faye, Cynthia Fleury, Régis Jauffret, Frédéric-Yves Jeannet, Jean-Paul Kauffmann, Irénée Lastelle, Philippe Muray, Bernard Quiriny, Mathieu Terence, Antoine Volodine.
  • Le texte de Chloé Delaume est disponible ici, sur son site.

Pour mémoire, ci-dessous, le texte, transmis par l’auteur :

(Il prit de nouveau la parole en face de lui-même, imitant de vieilles images de lui-même, tâtonnant parmi les instruments et les tambours. Son verbe se répandit, occulte et rauque, obéissant à des logiques que nul d’entre nous n’était en mesure de saisir. Je pense qu’il s’agissait de Wolfgang Wolf, le dodécaphone, ou d’Infernus Iohannes en personne. Le vent coulait autour de nous, le noir était intense. Sans cesse il se heurtait à la peau des tambours. Toute autre mélodie avait disparu, en dépit de ce chant qu’il avait commencé à entonner d’une voix horrible.)

— Nous ne négligerons pas, déclama-t-il, ceci : à la première voussure un tantinet charogne et un peu contre-alte que nous imposâmes au monstre, et bien que, jusque-là, ses plaintes se fussent racoincies de cantabiles charmeurs, de gammes aréolées à l’air ancien, ainsi que de fortes piperies océanes, il se désaccorda en ut minable et révisa à la baisse tout caquetage. Il est vrai que nous lui avions introduit à temps en les cavernes une fameuse équipe de cromorniers et macequoteurs du diable, car ses râles devenaient solubles en nos soupirs, missibles à nos souvenances, et s’emparaient rudement de nos fluides et nous accablaient, et il est vrai aussi que, ses côtes étant restées sous le vent, nous possédions sur lui l’avantage du rebec et de l’écume.

(Je ne sais pourquoi, mais il avait tenu à entrer en transe sans transition, et cela nous faisait mal. L’angoisse nous empêchait de ressembler à des vivants. Nous nous campions au bord des flammes noires de ses ragots, incapables de nous défendre contre les brûlures noires, ne comprenant rien aux descriptions, presque honteux de trembler ainsi devant cette solitaire criaillerie. Il se mit soudain à agiter un immense tambourin chamane entouré de sonnailles. Les sons nous assommaient troublement, nous n’arrivions pas à les regrouper en phrases. Nous avions le désir d’entendre, mais nous ne savions pas si nous étions dans l’eau ou non, dans le feu ou non, morts ou non.)

— Sans devis, poursuivit-il, je remirais le troupeau de mes tueurs liges, de mes mille spadartins tous émergés de la saumure, tous débarqués d’ailleurs pour la circonstance, tous déglutis des plus récents ressacs, nageoires grelottant sans frein sous le râble en mi, sans vergogne sous le sol, tous plus bogres et abusards que féels, mais passons. J’observai les cuivres au fond de leurs glaires, les sinfonies sommeillant au lit de leurs cellules, toutes ces glottises qui révélaient dans leurs creux la plus abjecte abstinence morale, et, tandis que s’érodaient quelques souquenilleuses mesures de temporel, je vis réduire en eux ce qui autrefois, sous mon règne, ou plus tôt encore, sous l’araigne du monstre, avait été une steppe imbornée où nous avions connu aurochs et ritournelles. Leur conscience jadis immense se regrouissait d’once en once, et elle fut à présent grosse comme une soucoupe de lait fermenté, pas plus, une conscience poreuse où tremblaient des lunes aussi déphrasées qu’une mitaille sous l’acide, des songes folâtres, et, en résumé, très peu de cette gravité organière qui convenait au jour. Je perçus qu’ils ne s’accoutumeraient désormais ni aux musiques délictueuses du monstre ni à mes voix lamantines, et soudain, alors que je machinais une manière de, malgré leurs déviances, les accoler à ma masse, je les entendis surgir devant nous, balèvre ballante et saquebotte frappant mâlement la craie.

(Il s’échauffait, nous l’entendions baroquer la fanfare de ses doléances, s’énervant toujours plus et tempêtant. Il allait et venait et, tandis qu’au-dehors il assénait des mots issus des gouffres de sa bouche, au-dedans il ébranlait les peaux avec ses membres ou sa tête. Depuis longtemps nous n’avions pas eu aussi peur. Je dis nous, mais, d’après moi, j’étais maintenant le seul à redouter son existence ou à la rigueur l’admettre. Rien des hymnes qu’il prononçait n’éveillait en nous le moindre souvenir de réalité ou de rêve. Ses cris cryptes ne coïncidaient avec aucune des images que je conservais en mémoire, archivées là depuis ma naissance ou celle des autres. C’était un peu joli, bien sûr, c’était certes un peu beau comme toujours les envols lyriques des tératologues, mais, à moins de s’abîmer soi-même dans une chamanie comparable, on ne pouvait admirer ce qui se trouvait à l’intérieur. J’aurais préféré être à la limite des vagues et me taire. Le vent redoublait, il charriait des odeurs de soufrière. On ne savait trop s’il valait mieux se boucher les narines ou les oreilles. Tout le monde aurait aimé être sur l’autre rive et se taire. J’étais las, mais lui, Wolfgang Wolf ou Infernus Iohannes, comme si peu importait l’usure de ses auditeurs, continuait à tramer son hermétique beuglante.)

— Déçu, j’aplestai à l’écart, continua-t-il. Il me fallait m’évider pour mieux me rejoncter aussitôt aux orchestrations sublimes que pantoisait, en se dévoussant, le monstre. J’avais pied sur la plage. Je me mis en tumulte et je cornai en toute-douce les falsets de l’agonisant, n’ajoutant aucune foi aux haris laudateurs que m’envoyaient les bogres, n’écoutant nulle leçon des visqueux et des flats. Max Schlumm, le dorogoï, sottement mimait la merveille d’une âme touchée, et il sautillait de branche en branche sur toute la rive occidentale, s’exclamant à la cantonade : « Che bello !… Je le souhaite suspendre derechef en mes portées !… Je le désire fermer sur-le-chant en clé de phare !… reproduire aux cires de mes pavillons… J’exige !… Ces sifflements n’ont pas de prix… » Mais déjà son insincérité se décharpait contre les diagonales de mon poème. J’avais conquis des savoirs plus grands qu’au début de la cérémonie et déjà, inerte sur toute la berge occipitale et perçant sous l’écaille la guivre piété de mes magiciens, j’avais fondu mes choeurs avec celui du monstre.

(Il m’apparut alors enfin clairement qu’il parlait d’un monstre susceptible de hurler ou de murmurer à son unisson, et soudain je me demandai s’il ne pensait pas, par erreur, à moi. J’ignorais par quel moyen je pourrais entrer en contact avec lui et le prévenir qu’il se trompait. Une obscurité sans fracture nous entourait, massive, dure, dense et dansante, contrariant toute dérive autre que mentale. J’avançais vers lui sans le deviner, répétant ses paroles pour l’amadouer et à mon tour battant formidablement de la paume sur la surface des tambours. Le vacarme des flammes ou de nos voix, ou des vagues, s’était amplifié encore. Je ne reconnaissais plus aucune voix, je ne savais plus qui parlait, Wolfgang Wolf, Infernus Iohannes ou moi-même, ou Max Schlumm, le dorogoï, dont il avait je crois cité tout à l’heure les propos.)

— Peu magnanimes, reprit sa voix, les anges s’appontèrent aux crevasses et les reniflèrent, afin de déterminer en quelle matière ses francs-bords avaient été ploqués. Certains diagnostiquèrent un mélange de poil de vache et de verre pilé, qu’ils dénommèrent malproprement « bouse de ploc ». Je les fis taire. D’autres (mais apprenez que je ne nourrissais plus la moindre sympathie pour ces damoiseaux migratoires, toujours flanqués de faux lamas et de vénales), d’autres, donc, la cigarette au rostre, nous tinrent de babillardes théories sur la composition du ploc, où entraient à part égale, prétendaient-ils, du crin de viole, des pelages de tympans et des timbres concassés à bout portant par des orgues. Les chiennes frillaient de la croupe à les entendre.

(Nos souffles s’étaient rejoints à l’aveuglette et nous nous amalgamâmes, chacun terrifié à l’idée de former avec l’autre une vilaine pâte. J’avais l’impression de m’être tu ou d’avoir longuement parlé, ou encore d’avoir surmonté quelques décès sans m’en apercevoir. Je fis trois passes nègremantes pour savoir quelles morts ou quels silences j’avais traversés durant mon absence. Un jour on m’avait dit que j’enforcirais mes miracles et que je finirais par entendre de l’intelligible au coeur même de ma rhapsodie, et même par en voir, mais ici la plus petite lueur m’échappait. Charbonneuse demeurait ma clairvoyance. J’étais habité exclusivement par des déchirures noires et par de la parole. Le récit se poursuivait quoi que je fusse en train de penser ou dire.)

— En trois passes nègremantes, étais-je donc en train de dire, je drossai vers les goudrons cette gent de croyance fanée, ces bavards à plumes et leur chenaille. Ils s’éclipsèrent, laissant un sillage. La lande, avec le soir et mes gesticulations, s’était éclaircie, mais les gloses et les rires des pimprenelles ricochaient encore sous les nuées. Encore mille ans et nous aurions atteint une pleine solitude. Le monstre s’en assombrit autant que moi. « Ils versent sur nous des psalmodies vicieuses », dit-il en caressant, sur le tillac, les cordes de sa mandole, et il regardait, au lieu de moi, les horizons couchants, « des fables et proses irreligieuses envers nos morts… comme si… à mes langues de terre ils avaient substitué des miettes… Maintenant que la fin nous ronge, gerfalcs et marquis errent en maîtres… »

(Ma voix déferla et se brisa. J’aurais dû ici marquer une longue pause pour que la musique ne donnât point l’impression de s’évanouir.)

J’avais envie de soupirer. Quelqu’un le fit. Ma voix se brisait. À la suite d’un hasard que je ne contrôlais plus, notre choral ne faseya pas ni ne s’éteignit.

« Et ceci encore… » geignit-il. « Envoltons-nous en nos langages fermés… Mais sache qu’ils nous ravageront par la mémoire… qu’ils nous halequineront au poitrinal, dans le sens du ploc… »

J’enforcis alors mes miracles.

Les brises gonflèrent. La lune racla au-dessus des praires.

Enfin, je me retrouvais seul avec le monstre.

Après un moment, je le fis taire, lui aussi.

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