On recommence depuis le début / entretien…

Antoine Volodine, « On recommence depuis le début » / entretien avec Jean-Didier Wagneur, p. 227-277 dans Écritures contemporaines 8 : Antoine Volodine, fictions du politique…, Paris : Minard, 2006.

  • Paru en partie et en anglais p. 12-43 dans la revue SubStance, n° 101, vol. 32-2, 2003 (jusqu’à « Hong-Kong, Temple Street, juin 2003, année de la Chèvre »).
  • Accès au texte complet (en trois parties) et en français par la page « Lutz Bassmann » des Éditions Verdier.

Pour mémoire :

Jean-Didier Wagneur : L’une des scènes récurrentes de vos romans est l’interrogatoire. Un individu est contraint de parler, d’avouer, de se justifier. Avec notre entretien qui, je l’espère, sera plus pacifique, nous nous retrouvons pourtant dans une situation identique.
Antoine Volodine : Dans mes premiers romans, l’expérience à laquelle je me référais était uniquement policière. L’entretien se déroulait dans des prisons, des caves, des centres de torture. Toutefois, la forme des réponses avait toujours une relation avec la littérature : l’interrogé racontait des histoires en guise de réponse, ou plutôt il les imaginait. Parfois aussi, comme dans Rituel du mépris, il les rédigeait (sur des supports de fortune, de la paille, du papier pourri, dans l’obscurité d’une cage). Assez vite, dès Lisbonne, dernière marge, l’interrogatoire a été mené sur deux fronts : celui du Renseignement et celui de la littérature. Par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, la vérité que les enquêteurs traquent avec tant de brutalité est inexplicablement incluse dans un recueil de prose poétique. Ce petit livre devient le centre de toutes les questions. En dépit de leur acharnement à en percer le secret, les interrogateurs ne voient pas l’évidence : il n’y a pas d’énigme, le livre scelle une alliance amoureuse que la laideur de la politique et de la guerre ne peut atteindre. Cette fréquence des situations d’interrogatoire dans mes livres a été, c’est vrai, renforcée depuis que je suis invité, par des chercheurs et des journalistes, à parler autour de mes textes, à avouer mes intentions et à me justifier sur les moyens littéraires que je mets en œuvre. Au risque de paraître malaimable, j’affirme que seuls mes textes contiennent les réponses aux interrogations que vous souhaitez me faire. L’entretien est un exercice auquel je me plie, parce que j’y suis obligé, mais je ne pense pas, sincèrement, qu’il fasse partie de la communication entre mes lecteurs et moi, ou plutôt entre les voix de mes narrateurs et l’amitié de mes lecteurs.

Jean-Didier Wagneur : Vos personnages ont l’habitude de ruser en inventant des fictions à l’usage des policiers. Qu’est-ce qui nous assure que vous direz la vérité…
Antoine Volodine : J’ai toujours été extrêmement proche de mes personnages et je l’ai dit et répété. Parfois, pour reprendre une formule de Lutz Bassmann, je crois, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre eux et moi. Nous avons donc la même conception de la vérité. Je suppose que, de votre côté, vous avez la même conception de la vérité que ceux qui leur tapent dessus. Ou je me trompe ?

Jean-Didier Wagneur : Qu’est-ce qu’a à dire un écrivain aujourd’hui, plutôt qu’est-ce qui relève de sa compétence d’écrivain ?
Antoine Volodine : On verra plus loin. Je pense, à première vue, que la compétence d’un écrivain s’arrête à l’écriture de ses livres. Le reste, en particulier la voix dans la cité, dans la société, ne relève pas de sa compétence d’écrivain, mais seulement de son talent plus ou moins réel de bavard mondain ou d’agitateur. Ce n’est pas parce qu’on sait fabriquer du texte romanesque que l’on est soudain plus subtil que les autres sur des problèmes de politique ou d’éthique. C’est même plutôt le contraire. Quand un écrivain parle d’autre chose que de ses livres, il vaut mieux faire comme s’il était un politicien officiel, et donc ne pas croire une seconde à la sincérité de son discours.

Jean-Didier Wagneur : L’entretien littéraire, dont la généalogie remonte au XIXe siècle, débute en général par des rappels biographiques. L’écrivain a eu un passé, des origines familiales, une formation. Mais en ce qui vous concerne nous ne savons que peu de choses à votre sujet, aussi peu que des narrateurs de vos romans. Est-ce une volonté de vous fondre ainsi dans le monde de vos personnages ?
Antoine Volodine : Si vous voulez, oui. Le monde de mes personnages, comme vous dites, a pour moi un intérêt très grand. Mon activité dans la vie quotidienne, non littéraire, peut représenter pour moi un intérêt, j’en suis même le principal intéressé, mais, à mon avis, elle ne regarde pas la collectivité. Je n’ai aucun désir d’exhiber mon individu et je suis très contrarié par cette curiosité journalistique récurrente, au début de chaque entretien, concernant mon autobiographie. Mes personnages sont souvent des fous, des morts, des rêveurs, des chamanes, des laissés-pour-compte et des Untermenschen. Seul leur présent compte pour la narration, ainsi que leur passé obscur. Certains sont écrivains, des écrivains humiliés et assassinés. J’aurais plus que honte si je me désolidarisais d’eux en me racontant avec complaisance, en livrant des détails futiles sur ma petite destinée personnelle, plus confortable que la leur, beaucoup moins tragique.

Jean-Didier Wagneur : Pourtant on perçoit souvent, notamment dans Rituel du mépris, qui gravite autour de l’enfance d’un narrateur, un au-delà de la fiction, quelque chose relevant d’une élucidation personnelle.
Antoine Volodine : L’autobiographie joue un rôle central dans la plupart de mes livres, mais cela ne signifie pas que ma vie à moi soit exposée au fil des pages. Qui parle ? Qui raconte sa vie ? Qui manipule une matière romanesque pour reconstruire son existence ? Certainement pas celui qui se trouve en face de vous aujourd’hui.
Quand je dis que je me sens extrêmement proche de mes personnages, cela fonctionne dans les deux sens, évidemment. Eux aussi sont liés à moi par mille liens physiques, psychologiques, psychanalytiques, et par des expériences communes. Je serais incapable d’écrire un texte qui ne s’appuie pas fortement sur de la matière autobiographique. Cela dit, il faudrait affiner aussi la notion de matière autobiographique. Je l’étends à l’expérience onirique : mon approche du monde est un peu chamanique, les rêves et la réalité ne sont pas des sphères nettement distinctes, ou plutôt il n’existe pas entre elles de hiérarchie en qualité et en vraisemblance. De plus, dans ce système magique, « les autres » et « soi » ne sont pas des entités forcément différentes. On est loin de la tradition biographique occidentale, cartésienne ou proustienne.

Jean-Didier Wagneur : L’histoire de soi serait-elle un secret inaccessible n’existant qu’à travers des perceptions illusoires, des fragments d’images et de mémoire ?
Antoine Volodine : Des fragments d’images et de mémoire retenus par le tamis de la fiction, et, j’ajouterai, appartenant aussi à des individus multiples. L’histoire de soi n’est pas inaccessible, à mon avis ; elle est intime et non secrète, certes avec des zones d’ombre, mais que l’introspection ou la psychanalyse rendent facilement visibles. Ce qui m’apparaît certain, c’est qu’elle n’est pas dicible. En effet, elle est brouillée, alourdie, par une telle quantité d’informations qu’il faut en choisir une part infime pour parvenir à se la représenter ou pour la dire. Si on revient ici au début de notre entretien, cette part infime est l’objet d’un affrontement entre un interrogateur et un interrogé intimes. Celui ou celle qui exige des éclaircissements et celui ou celle qui répondent n’ont pas la même idée sur le choix qu’il faut faire pour éclairer sa vie et donc pour la dire.

Jean-Didier Wagneur : La biographie d’un personnage, Jorian Murgrave, est le sujet de votre premier roman. Ce n’est pas un thème fortuit.
Antoine Volodine : Dans ce roman, Jorian Murgrave ne prend jamais la parole. Ce sont des marginaux, des fous et des hallucinés qui le font à sa place. Ils sont organisés en une sorte de réseau clandestin international qui souhaite favoriser l’installation de Jorian Murgrave dans leur propre monde onirique, afin que de là il puisse surgir dans le monde extérieur. Ce sont eux qui racontent Jorian Murgrave, son enfance, son arrivée sur terre, ses confrontations avec la police. La biographie obtenue est, par nature, chaotique. Et puis, c’est un premier roman, le chaos est donc un peu plus grand encore. Malgré tout, je pense qu’on a là un bon exemple du discours autobiographique tel que je le mets en œuvre : rêvé, menti, déformé et manipulé par d’autres narrateurs que « soi ».

Jean-Didier Wagneur : Quand avez-vous commencé à écrire ?
Antoine Volodine : Ma première histoire a été écrite alors que je ne connaissais pas encore toutes les lettres de l’alphabet, et certainement pas l’orthographe. Le texte date de 1955. Il est écrit au crayon de papier sur trois protège-cahiers. Curieusement, il y avait un titre, et ce titre était : « COMMENCER ». (« Comancer »)
J’ai dû écrire, ensuite, pour continuer. J’ai clairement aujourd’hui l’idée que j’écris pour terminer. Je dois dire que je suis assez intrigué par cette œuvrette primale, car elle contient en germe des thèmes qui traversent plusieurs de mes livres publiés : le voyage, les contacts entre espèces intelligentes mais non humaines, le mystère et la peur, les traces à partir desquelles on reconstitue une anecdote, et même l’histoire en général. 1955… c’est déjà très loin… C’est aussi à cette date que j’ai rencontré Maurice Blanchot pour la première et dernière fois.

Jean-Didier Wagneur : Maurice Blanchot ?
Antoine Volodine : Oui. Je prenais des leçons de piano chez sa sœur, Marguerite Blanchot. Comme mon frère et moi étions insupportables, cette délicieuse demoiselle nous avait séparés. J’attendais mon tour de Méthode Rose, assis dans la cuisine. C’était pour moi un lieu étranger et il était dérangeant de stationner là, près du poêle éteint, en face de l’évier en faïence, dans les odeurs de vieille maison. J’étais immobile depuis dix minutes lorsque quelqu’un entra, un homme grand, intimidant. Il cherchait quelque chose parmi les boîtes de fer alignées sur une étagère. Il marmonnait. Il n’a pas tenu compte de ma présence, tout d’abord.

Jean-Didier Wagneur : Et ensuite ?
Antoine Volodine : Ensuite, nous avons un peu parlé. Il m’a demandé si je savais où « elle » mettait le sucre. Je pense qu’il parlait de sa sœur.

Jean-Didier Wagneur : Et le dialogue entre vous s’est-il étoffé ?
Antoine Volodine : Non. J’étais très gêné. Je ne savais rien sur le sucre. J’ai balbutié une réponse hâtive. Maurice Blanchot est sorti. Il avait l’air déçu. Nos relations se sont alors interrompues, et elles n’ont pas repris à ce jour.

Jean-Didier Wagneur : Vos premiers textes paraissent aux Cahiers du Schibboleth. Aviez-vous des fréquentations littéraires, individualités ou groupes ? Vous m’avez dit un jour avoir fréquenté un groupe.
Antoine Volodine : Je rectifie. Les Cahiers du Schibboleth m’ont demandé de petites proses poétiques à partir de 1987. Mon premier texte est bien Biographie comparée de Jorian Murgrave, paru en 1985. Je n’avais aucune fréquentation littéraire à l’époque. Comme j’ai publié mes premiers romans dans une collection de SF, j’ai été en contact avec la mouvance des auteurs de science-fiction des années 80. C’est un milieu à part, les auteurs sont en général beaucoup moins prétentieux qu’ailleurs. Pendant quelques mois, j’ai soutenu les initiatives d’un groupe éphémère, appelé « Limites ». Nous avons produit un recueil collectif de nouvelles, très mal accueilli par la critique spécialisée en SF.

Jean-Didier Wagneur : Sur la couverture de Jorian Murgrave, vous déclarez vouloir faire de l’écriture un art martial. Comment faut-il entendre cela ?
Antoine Volodine : Je crois que, sur la couverture, la phrase est complète. « Souhaite pratiquer la littérature comme un art martial : en s’engageant complètement dans chaque livre, comme s’il devait être le dernier avant une mort paisible ». Dans la philosophie des arts martiaux japonais, que je pratiquais avec une certaine intensité à l’époque (en particulier les disciplines liées au maniement du sabre), le combat contre l’adversaire s’accompagne d’un combat contre soi-même, pour atteindre à une sorte de sincérité absolue du corps et de l’esprit. La fin du combat, qu’elle soit sanctionnée par une victoire ou une défaite, peut être paisible si cette sincérité a été atteinte.
Je retrouve aussi de nombreux points communs entre les arts martiaux traditionnels et l’écriture : la répétition du geste, la recherche d’harmonie entre soi et le monde extérieur, la volonté de préserver son intégrité, la recherche de l’efficacité, le refus de l’effet, etc.

Jean-Didier Wagneur : Elisabeth Gille qui a lu chez Denoël votre manuscrit vous a dit alors : « On aura du mal à « le » faire passer en littérature générale ». « En revanche, aucun problème pour Présence du Futur. Vous n’avez rien contre la SF ? » a-t-elle ajouté. Vous avez modifié quelque peu votre texte. Comment se présentait la première version de Jorian Murgrave ?
Antoine Volodine : C’est déjà loin, j’ai une mauvaise mémoire de mes textes, le manuscrit a été détruit, je ne conserve pas ce genre d’archives. Je crois que l’envers policier de la traque de Jorian Murgrave (ses étapes, ses protagonistes) apparaissait moins nettement que dans la version publiée. On devait avoir surtout les textes des biographes : enfance, adolescence, etc., jusqu’à la mort, et moins de textes « de liaison ». Les éléments « extra-terrestes » n’étaient pas mis en évidence pour expliquer le caractère étranger de Jorian Murgrave, de ses rêves et de ses agissements. Jorian Murgrave était plus une sorte de Grand Transparent surréaliste, mythique, surgi des profondeurs de l’humain, qu’un envahisseur venu d’on ne sait quelle planète. Tout était posé comme une petite somme romanesque bizarre, sans lien avec la science-fiction. Ce devait être assez rude, à la lecture. Les rajouts ont permis au livre de s’insérer sans mal dans la collection « Présence du Futur », mais ils ont aussi certainement aidé le lecteur à pénétrer dans la fiction, à visiter les images.

Jean-Didier Wagneur : Promu auteur de SF malgré vous, vous poursuivez l’écriture de vos « OVNIs » (Objets Volodiniens Non Identifiés, comme les a définis Jacques Chambon). Comment avez-vous vécu cette situation assez schizophrène ? Vous viviez réellement la situation de nombreux narrateurs de votre œuvre : écrire pour un autre lecteur que le lecteur de librairie, crypter, masquer…
Antoine Volodine : Avant de publier, j’ai commencé par écrire des livres pour moi-même, des livres ayant un seul lecteur. Je ne les faisais pas circuler, il s’agissait de fabriquer des objets et non d’obtenir grâce à eux une reconnaissance sociale, fût-elle élémentaire et limitée au cercle bien maigre de mes proches. Après la publication, j’ai écrit pour des lecteurs que j’imaginais, par principe, amis ou complices, pour des lecteurs « sympathisants » (je reprends ici le terme utilisé par la police allemande et la presse pour qualifier les milieux susceptibles d’apprécier la rhétorique et les actions de la Fraction Armée Rouge, au début des années 70). Mes narrateurs se sont toujours adressés, par-dessus la tête des policiers qui les obligent à parler, à des auditeurs amis et complices, réels ou imaginaires. La question n’est donc pas de respecter ou non les règles du jeu littéraire officiel, ou d’appartenir à telle ou telle branche de la littérature, ou de savoir si on écrit de la prose destinée ou non à être commercialisée en librairie et sous quelle étiquette, avec quelle caution éditoriale. En ce sens, l’écriture de mes livres est plutôt obstinée que schizophrène : elle ne se soucie guère, même si elle ne l’ignore pas, du lectorat hostile. Elle va de l’avant, quelles que soient la réception et la qualité de l’écoute. Comme vont de l’avant les fictions organisées par mes narrateurs. Une fois le texte terminé, je m’efforce de faire en sorte qu’il existe sous forme de livre, dans les meilleures conditions possibles, afin d’atteindre ses lecteurs amis. Parmi ceux-là, bien entendu, il y a des lecteurs de librairie.

Jean-Didier Wagneur : Avec Biographie comparée de Jorian Murgrave, tout un univers semble être déjà donné : pseudonymes, devenirs animaux, littérature apocalyptique. Aviez-vous alors un projet esthétique précis et d’envergure ?
Antoine Volodine : Jorian Murgrave est, donc, un premier roman publié. Mais il a été précédé par plusieurs ouvrages non publiés, des textes assez élaborés, en particulier une Anthologie de la Renaissance qui se présente comme une suite d’extraits d’une littérature venue d’ailleurs, analysée par des critiques eux-mêmes très éloignés d’une civilisation humaine identifiable. C’est en constituant cette Anthologie que j’ai élaboré plusieurs formes particulières au post-exotisme, en particulier les Shaggås. C’est aussi avec cette Anthologie que naît l’habitude de considérer qu’un livre est composé de textes polyphoniques, tournant autour de la description plus générale d’un univers détruit, d’un univers d’après la guerre noire et d’après toutes les défaites, un univers en quête de sa propre origine et de ses cultures ou de sa mémoire disparues. Une partie des textes a été reprise dans Lisbonne, dernière marge, mais on peut surtout voir dans ce projet, datant de la fin des années 70, une sorte de prototype de la somme romanesque à venir. Curieusement, je ne me suis pas appliqué à le mettre en prose de façon systématique avec mes premiers livres. Je l’avais à peu près refoulé. Je préfère écrire à l’instinct, sans me soumettre à une théorie ou à un système. Lisbonne, dernière marge a réutilisé le principe de l’Anthologie, mais en le replaçant dans une fiction extrêmement différente de celle que j’avais prévue dix ans avant. Il me semblait que j’épuisais ainsi le sujet, les techniques, cette recherche où la recherche en littérature devenait une recherche policière et une fiction politique. C’est ensuite, après Alto solo, que j’ai admis avoir en fait, tout simplement, en aveugle, d’instinct, écrit des volumes qui pouvaient eux-mêmes prendre place dans une vaste Anthologie. Alors s’est plus clairement affirmé en moi un projet esthétique et romanesque que j’ai nommé post-exotisme.

Jean-Didier Wagneur : Votre formation linguistique vous porte vers la Russie. D’où est venue votre fascination pour cette culture ? Elle accompagnera aussi nombre de lectures d’auteurs peu connus en France ou aux USA. Quel est votre univers de lecteur ?
Antoine Volodine : Je m’éloigne de plus en plus de toute affirmation nationale ou nationaliste, et, s’il y a quelques années j’aurais encore pu être tenté par des confidences sur la part russe de mes origines, je ne le suis plus. Je ne peux plus supporter l’idéologie fondamentalement raciste qui se dissimule derrière les interrogations sur l’origine ethnique, je ne peux plus supporter le calcul que cela sous-entend, comme dans toute culture raciste : celui-là, un quart de sang juif, un quart de sang russe, un huitième de sang mongol, un huitième de sang pur, un huitième de sang sale. On est sur la pente qui conduit aux nettoyages ethniques et aux ghettos. Aujourd’hui, alors que les guerres de religions et les guerres ethniques s’épanouissent, je me sens profondément choqué aussi bien par les questions sur l’origine ethnique que par les réponses, où souvent cette origine ethnique est brandie comme un passeport. à mon avis, revendiquer haut et fort sa particularité ethnique, quelle qu’elle soit, c’est plutôt brandir un passeport pour la mort que faire acte d’intelligence. Je refuse donc, ainsi que mes narrateurs et mes narratrices, mes personnages, une caractérisation individuelle établie à partir du sang et des ancêtres. Je trouve que c’est déjà bien suffisant de pouvoir affirmer qu’on appartient à l’espèce humaine. Comme de cela je ne suis pas tout à fait sûr, au fond, je préfère même me retrouver de temps en temps avec mes personnages dans la catégorie des Untermenschen. Ceux-là au moins n’ont pas à se soucier d’un passeport, on ne leur en attribue pas.
Mais revenons au domaine de la culture. Je me permets de corriger votre question. Je suis imprégné de culture russe, certes, mais l’imprégnation ne recouvre pas forcément une fascination et, depuis bien longtemps, mon contact avec d’autres cultures a modifié en profondeur ma compréhension artistique du monde. Disons que j’ai fait des études universitaires au cours desquelles j’ai beaucoup lu les classiques russes et soviétiques, après avoir été plus tôt touché par la musique, le cinéma, la langue. Pendant une vingtaine d’années, tout en m’intéressant avec passion à d’autres littératures (dont la littérature française, tout de même), j’ai voyagé à l’intérieur des œuvres russes et soviétiques. Mais, depuis, j’ai beaucoup élargi mes domaines d’intérêt. La Russie ne m’a jamais vraiment fasciné, ce qui me fascinait, en fait, c’était la Russie soviétique, la culture soviétique russe, avec sa dimension folklorique russe et ukrainienne, ses sonorités artistiques épiques, populistes, submergeant toute activité culturelle, et, bien évidemment, avec sa dimension politique, dans sa variante Octobre 17 et communisme de guerre : jamais je n’ai éprouvé la moindre sympathie pour le stalinisme, mais, même ensuite, même sous Brejnev ou Andropov, il y avait des miettes qui rappelaient cette période héroïque. J’appréciais ces miettes. Elles ont certainement été mises en scène dans mes livres. On en reparlera sans doute plus loin.
J’en étais à votre question sur la fascination culturelle. Si on veut parler de fascination, on doit mentionner une culture qui m’a ébloui et qui me fascinera encore longtemps, au moins jusqu’à ma mort, et dont la richesse et la diversité sont sans comparaison avec la culture russe : l’océan chinois, la civilisation chinoise depuis ses origines jusqu’à nos jours. De ce monde aux richesses infinies nous reparlerons aussi un peu plus loin, sans doute. Mais, même si ce n’est pas le cas, considérons qu’il s’agit ici d’une proclamation d’éblouissement.

Jean-Didier Wagneur : La Commune de Paris, l’année 1917, La Révolution chinoise, la guérilla latino-américaine, Cuba, la Révolution des œillets au Portugal, le Vietnam et le Cambodge, la Fraction Armée Rouge sont des référents indirects du monde de vos romans. Vous êtes attiré par les ruines de l’épique ?
Antoine Volodine : Par l’épique, par l’épopée révolutionnaire, oui, et aussi par les ruines en général. Mais je me sens encore plus attiré par cet extraordinaire et, semble-t-il, inévitable basculement de la révolution vers sa caricature ou sa trahison. C’est un domaine tragique, humainement parlant, mais passionnant d’un point de vue romanesque, car on ne sait pas à l’avance à quoi vont ressembler les ruines. Toutes les surprises sont possibles, y compris les plus affreuses. J’adore cette idée d’une épopée qui dérape vers des formes toujours inédites, inconnues, de cauchemar. Mes personnages se situent à divers moments de ce processus. Ils portent en eux deux certitudes : d’une part, la libération des hommes par la révolution est l’unique activité qui justifie leur séjour sur terre ; et, d’autre part, la révolution est appelée à dégénérer et à les broyer. C’est pourquoi ils sont si à leur aise dans l’univers des camps et des prisons, où les deux certitudes touchent leur point d’harmonie.

Jean-Didier Wagneur : « Étouffement des générosités », « agonie vertigineuse des projets utopiques et fraternels » sont des expressions que vous employez pour qualifier la réalité. Avez-vous la haine du réel comme le Murgrave ? Des enfers fabuleux dresse le tableau d’une enfance rebelle. Quelle part a eu la politique dans votre existence ?
Antoine Volodine : Vous revenez sur des aspects biographiques que je ne traiterai que du point de vue de mes personnages, et non d’un point de vue académiquement autobiographique. La haine du réel terrestre est fondamentale chez Jorian Murgrave, et elle se développe dans le livre avec un projet concret de survie ailleurs que dans le réel : à l’intérieur des rêves de quelques « hôtes » humains, amis ou ennemis, dont certains vont devenir les « biographes de Jorian Murgrave ». Il s’agit d’une « possession » agressive, surréaliste, d’une aliénation où les aspects purement politiques sont repoussés au deuxième plan. Les livres qui ont suivi, Un navire de nulle part, Rituel du mépris, Des enfers fabuleux, infléchissent ce refus du réel vers un monde plus politique, pour aboutir à Lisbonne, dernière marge, ou le refus du réel se superpose sans aucune ambiguïté au refus du monde capitaliste. J’ajoute que le refus du réel n’est pas seulement manifeste dans l’activité des personnages, il l’est également dans le type de fiction qu’organisent les narrateurs et les surnarrateurs qui sont placés en amont de la narration, dans la fiction, derrière les romans. Par exemple, si on regarde de près l’univers dans lequel apparaît la fiction, on doit pouvoir se rendre compte que c’est un univers débarrassé du décor capitaliste. Débarrassé volontairement du réel capitaliste. L’univers de tous mes livres est un univers fictionnel gouverné par une volonté idéologique, qui consiste à ne pas reconnaître un statut de réalité au capitalisme, et, en particulier, à ne pas admettre qu’il soit présent dans le décor où héros et héroïnes évoluent. Dans ce refus réside un des procédés magiques des surnarrateurs post-exotiques pour combattre la réalité. Il y a un souci politique permanent inscrit dans la pâte romanesque que je remue pour en faire des histoires. Voilà la part de la politique dans mon existence d’auteur.

Jean-Didier Wagneur : La critique a repris souvent l’expression de « terroriste littéraire » à votre égard. Nous faisons cette interview pour une revue universitaire américaine et cela après l’offensive américaine en Afghanistan et avant l’annonce d’une guerre en Irak. Le politiquement correct voudrait que nous évitions cette question ou que nous taisions ce terme. Devons-nous nous cantonner dans la littérature et ses métaphores ? Quel est votre sentiment ?
Antoine Volodine : J’ai toujours été horrifié de voir des opérations militaires ayant des civils pour cibles. Les attentats du 11 septembre sont une monstruosité, le bombardement atomique de villes japonaises est une monstruosité, le massacre de Nankin est une monstruosité. La liste des méfaits militaires contre les civils est extrêmement longue. Aucun n’est tolérable. On assiste aujourd’hui à des types de conflits où des armées suréquipées combattent des populations incapables de parer le moindre coup. Le champ de bataille n’existe plus, la victoire militaire passe par l’étape de la destruction physique et morale de la population adverse, et non de l’armée adverse. Être en uniforme est devenu le meilleur moyen de se protéger en cas de conflit, ne pas avoir d’uniforme est s’exposer à tous les risques de la guerre. C’est insupportable. Les stratèges militaires ont toujours été un fléau pour l’humanité, mais il me semble que, pour la période contemporaine, ils sont pires que jamais. Parmi eux je compte les réseaux d’Al Qaida et autres déments religieux, bien entendu. Sur un siècle, les militaires n’ont cessé d’élargir le champ de leurs attaques contre les civils. Je les considère globalement, et sans opérer de distinction entre les drapeaux. Voilà qui sont les terroristes, les idéologues de la terreur. Je conseille à ceux qui en douteraient d’aller se plonger dans la lecture des ouvrages stratégiques un peu pointus, par exemple ceux qui fleurissaient durant les années 70 (j’ai eu l’occasion d’en lire quelques pages, elles n’ont jamais été secrètes). Qu’on lise les théoriciens de la guerre atomique, des premières frappes et des frappes préventives et de toute cette saloperie. Ils planifiaient, à l’époque, des exterminations de masse, ils spéculaient sur du terrorisme de masse. A-t-on pourchassé et dénoncé ces malfaiteurs ? Non. Ils sont toujours actifs, médaillés, au pouvoir partout sur la planète.
Maintenant, revenons un peu à mes livres. Depuis Lisbonne, dernière marge, les personnages qui sont mis en scène, les narrateurs qui prennent la parole, sont très souvent des nostalgiques de la révolution mondiale. Ils sont pourchassés par la police ou déjà en prison, et souvent aussi ils sont déjà morts. Jamais ils ne se trouvent en position de victoire. Même quand ils rêvent, seule la défaite leur est accessible. Le terme de « terroriste » leur est appliqué par la police, eux ne s’en revendiquent pas : ils ont fait la révolution, participé à des opérations de guérilla, ils ne renient rien, ils ont tout perdu. Ingrid Vogel, l’héroïne de Lisbonne, dernière marge, est la première voix très claire dans ce chœur bizarre et désolé. Elle fuit l’Allemagne où son organisation a été démantelée, elle est terrorisée, elle est folle, elle est écrivain. Les textes qu’elle imagine reflètent son expérience, une expérience cryptée savamment, mais aussi déformée par le délire et par la peur. Elle s’adresse à des « sympathisants », au-delà de ceux qui pourraient tenter de décrypter le texte. Je me suis trouvé, comme toujours pour mes personnages, en totale symbiose littéraire avec Ingrid Vogel. Nous n’étions pas séparés par un millimètre. Qu’on en déduise ce qu’on veut sur mon approche du « terrorisme ». En tout cas, je serais incapable de me glisser littérairement dans la peau d’un type qui pilote un avion tueur, que cet avion ait pour objectif Nagasaki ou le World Trade Center. De telles abjections n’appartiennent pas à ma culture.

Jean-Didier Wagneur : Venons-en à votre arrivée à Minuit, maison emblématique du Nouveau roman et, globalement, de cet « après » que l’on n’a jamais pu définir qu’approximativement par le minimalisme ou par la parodie, avec des expériences aussi différentes qu’Echenoz ou Toussaint. La critique a vu en vous, avec la parution de Lisbonne, dernière marge, essentiellement une expérience textuelle, une déconstruction du roman classique dans la suite, disons, de Robbe-Grillet, tandis qu’on pouvait penser aussi à Beckett face aux derniers hommes de votre univers apocalyptique. Quel est votre sentiment devant ces filiations ? L’esthétique du Nouveau roman a-t-elle joué un rôle dans votre « art de raconter » ?
Antoine Volodine : Lorsque Lisbonne, dernière marge a été accepté par Jérôme Lindon, je n’avais aucune notion de littérature française contemporaine. Vous citez les deux seuls noms d’écrivains français contemporains que j’avais lus, Robbe-Grillet vingt ans plus tôt, Beckett dix ans plus tôt. Je ne les ai étudiés ni l’un ni l’autre dans un cadre universitaire, pas plus que je n’ai réfléchi à leur apport dans mon imaginaire et dans les techniques de mon écriture. Mais ils ont dû avoir une influence sur tout cela. Au cours de l’année 1990, j’ai découvert avec bonheur les auteurs du catalogue Minuit, les grands anciens comme Claude Simon et les auteurs de la nouvelle génération, Echenoz, Toussaint, Chevillard, Redonnet et beaucoup d’autres. Si on regarde mon parcours intellectuel et mes connaissances de l’époque, on ne peut que s’étonner de me voir intégrer une culture Minuit que j’avais presque totalement ignorée, jusque-là.

Jean-Didier Wagneur : Il y a néanmoins des convergences. Éclatement du personnage romanesque et surtout de l’instance narratrice devenue totalement opaque, dissolution de l’apparente objectivité du réel dans une conscience qui le juxtapose à l’imaginaire, au rêve et aux mythes.
Antoine Volodine : Tout cela existe dans un grand nombre de cultures primitives. Tout cela se pratique couramment chez les chamanes, ce sont des principes intellectuels de base, et pas seulement chez certains marginaux des éditions de Minuit.

Jean-Didier Wagneur : Quelles expériences littéraires ont été pour vous les plus importantes, Kafka, Borges ? On a souvent l’impression que les références qu’on convoque à votre propos ne sont jamais les plus pertinentes. En tout cas, les hétéronymes dans le roman d’Ingrid Vogel et la présence de Lisbonne nous amènent à penser à Pessoa.
Antoine Volodine : Peut-être est-ce cela qu’il vaut mieux ne pas faire, convoquer, comme vous dites, des références littéraires, alors que tous les romans que vous voulez cerner se méfient des références littéraires et, la plupart du temps, s’en détournent de façon consciente. S’appliquent à se situer en dehors d’un système de littérature officielle, normalisée. J’aime Kafka, Borges, et aussi des centaines d’écrivains de premier plan, et j’ai été marqué par de nombreux films, par des tableaux, par des œuvres musicales, par des expériences personnelles et par des expériences personnelles vécues par d’autres, racontées, imaginées, rêvées, interprétées, comprises, mal comprises. J’ai du mal à admettre qu’on veuille éclairer mes textes à la seule lumière d’une influence littéraire, et je suis agacé, au fond, quand un nom d’écrivain est lancé pour « expliquer » tel ou tel détail dans la prose que je signe. Je suis agacé quand le nom n’a guère de rapport avec mes lectures et mes réflexions, quand il est tout à fait extérieur à ma sensibilité ; donc quand le critique se trompe complètement. Je suis aussi agacé quand on convoque une référence qui est indéniable, quand le critique a vu juste : car immédiatement, que ce soit avec ou sans gros sabots, on va assister à une réduction du texte. On va réduire le texte à un jeu entre une source définie et une matière romanesque. C’est ce fonctionnement de l’analyse qui me dérange. La matière romanesque a toujours d’innombrables sources, dont la plupart sont déformées par le temps, l’introspection, les doutes, la mémoire. Rien n’est authentique dans la tête. Vous me parlez de Kafka, mais quand je pense à Kafka je ne me souviens pas de l’ensemble de l’œuvre de Kafka. Je ne convoque rien de tel. Je me souviens d’images kafkaïennes qui m’ont traumatisé quand elles se sont projetées en moi, lors de la lecture : la couleur lunaire du sol et le grincement des cailloux sous les semelles quand on exécute K, à la fin du Procès, et une calèche qui sort brusquement d’un placard, dans une nouvelle minuscule dont je serais bien en peine de donner le titre aujourd’hui, à supposer qu’elle existe et que je ne l’ai pas rêvée. Ensuite, mais ensuite seulement, je superpose à cela une connaissance plus raisonnée de Kafka, une connaissance plus convenue, celle qu’on voudrait convoquer et associer à mon travail, mais qui a certainement eu moins d’influence sur moi que ces deux visions très puissantes. Voilà pourquoi il faut prendre des précautions quand on convoque Kafka : tout Kafka ? Ou quoi, de Kafka ? Et quel a été ensuite le travail de la mémoire, de la digestion des informations, des on-dits, des théorisations, etc. ?… Ce qui m’indispose, dans ce type de questions et c’est pourquoi j’y réponds en général très peu, c’est la matrice intellectuelle qui pousse le critique à la formuler : quelque chose de clair, de carré, de réducteur, de définitif, qui est à mon avis terriblement hâtif et terriblement à côté de la plaque…
Pessoa : l’hétéronymie telle que la pratiquait Pessoa, j’en ai eu une idée par l’intermédiaire d’un discours savant sur Pessoa, pas par ses textes, dont j’ai eu une approche très fragmentaire et limitée avant d’écrire Lisbonne, dernière marge. À propos de Lisbonne, dernière marge, il est bon d’évoquer l’ombre de Pessoa, mais il faut lui attribuer une place furtive, seulement la place d’un motif littéraire parmi des dizaines d’autres. Il serait vain de traquer des points de convergence entre les textes d’Ingrid Vogel, qui constituent la charpente du livre, et ceux du poète portugais. Ce serait un travail qui ne reposerait sur rien de sérieux.

Jean-Didier Wagneur : Echenoz semblerait être le plus proche de vous dans la mesure où il part aussi d’une « littérature des poubelles » qui dans Lisbonne, dernière marge joue son rôle de révélateur d’un imaginaire occulté par la littérature officielle.
Antoine Volodine : Echenoz subvertit les littératures non nobles, il part de modèles méprisés par la littérature pour fabriquer des objets échenoziens, drôles, extrêmement intelligents, dans lesquels la littérature est présente avant tout à deux niveaux : par la phrase et sa syntaxe humoristique, et par la distanciation dans les émotions et les anecdotes, qui confirme en permanence qu’on se trouve dans un projet impeccablement maîtrisé de subversion du genre (policier, aventures, etc). En ce sens, Echenoz porte à un degré nouveau les recherches et les tentatives littéraires souvent fastidieuses du Nouveau roman, il les ouvre à un contenu et, tout en étant une sorte d’héritier légitime de ce courant Minuit, il le fait vraiment sortir de l’impasse.
Ce que font les « écrivains des poubelles », mis en scène par Ingrid Vogel dans Lisbonne, dernière marge, n’entre pas dans ce cadre intellectuel. Leur statut, le statut qui est donné à leur parole et à leur prose, le statut de leur imaginaire, tout cela est menacé et écrasé par la société totalitaire dans laquelle ils vivent. Les textes ruminés, inventés, visités par Ingrid Vogel et ses hétéronymes ne sont pas destinés à s’insérer dans une littérature marquée par Robbe-Grillet ou par ses héritiers ou imitateurs. Ils n’ont rien à voir avec le Nouveau roman, ils sont aussi étrangers au Nouveau roman que peuvent l’être, par exemple, les grands romans classiques chinois du XVIIIe siècle. Il n’y a, dans ce constat d’éloignement, aucune hostilité. C’est tout simplement que lire les uns à la lumière des autres est une démarche dépourvue de sens.

Jean-Didier Wagneur : Aussi, comment vous a lu Jérôme Lindon ? Quel rôle va-t-il jouer auprès de vous ? Connaissait-il vos autres textes ? Ceux-ci sont absents de la rubrique « Du même auteur ». Lorsque vous publiez aux Éditions de Minuit, êtes-vous le « même écrivain » ?
Antoine Volodine : Jérôme Lindon a lu Lisbonne, dernière marge comme un livre qui ne ressemblait à rien, comme une machinerie littéraire inédite, qui fonctionnait selon des règles, disons, un peu surprenantes. Il était surtout intéressé par la forme, par l’architecture du livre, alors que pour moi la forme était seulement le prétexte à exposer des visions, de l’imaginaire baroque, et des histoires nombreuses, sombres et violentes. Jérôme Lindon n’a jamais été un amateur de littératures de l’imaginaire, il suffit de consulter le catalogue Minuit, qui reflète ses goûts littéraires, pour s’en convaincre. Il a sans doute souvent été repoussé par le caractère débridé des images que charriaient mes livres. Cela ne l’a pas empêché de me publier, mais je suis sûr qu’il aurait été heureux de lire de moi un manuscrit plus en phase avec le quotidien contemporain. Au moins un. Un manuscrit plus facile à situer, plus facile à résumer, et donc à défendre.
Pour ce qui concerne mes premiers titres, parus malencontreusement dans une collection de SF, ils disparaissent, en effet, des pages « Du même auteur ». Jérôme Lindon préférait considérer qu’il m’accueillait comme un romancier n’ayant rien produit d’important auparavant, et, pour moi, il s’agissait d’éviter le crispant et inutile débat sur mes relations entre mes petites proses post-exotiques et la science-fiction. Pendant quelques années, mes premiers livres ont donc eu un statut discret, mais pas secret. Dès que les circonstances l’ont permis, j’ai réintroduit ces quatre titres dans la liste. Car bien sûr ils appartiennent pleinement à l’édifice du post-exotisme.

Jean-Didier Wagneur : Avec Lisbonne, vous entrez dans ce que vous nommez « la littérature générale ». On peut trouver dans Lisbonne la coexistence de l’univers fantastique de vos premiers textes et un univers plus « classique », celui de la Lisbonne des deux personnages ?
Antoine Volodine : Le terme de « littérature générale » est employé dans le ghetto de la science-fiction, où les écrivains vivent en vase clos, tout en développant des complexes d’infériorité par rapport à ceux qui écrivent de la « littérature générale ». En gros, chacun est content d’être publié dans l’atmosphère tranquille du ghetto, mais espère, à un moment ou à un autre, accéder à une reconnaissance littéraire ailleurs que dans le ghetto. J’avais pour problème d’être un écrivain du ghetto, mais alien dans le ghetto, où la perception de la littérature et la culture littéraire ne sont pas les miennes. J’ai écrit Lisbonne, dernière marge sans me soucier de publication, mais avec la certitude que je ne proposerais pas le manuscrit à un éditeur de science-fiction. Il fallait que je sorte de cette position intellectuellement intenable. Après avoir signé mon contrat avec Jérôme Lindon, je me rappelle l’avoir remercié de m’avoir « sorti du bourbier » où je me trouvais, et Jérôme Lindon, avec sa gentillesse un peu sévère, m’a corrigé en affirmant que je m’en étais sorti tout seul. Pour lui, publier des textes littéraires dans une collection de SF relevait de l’absurde, de l’erreur de jeunesse. Lisbonne, dernière marge devait être pour lui une énigme, mon passé d’écrivain aussi. Mais il est vain de spéculer sur ce que Jérôme Lindon percevait de mes petits livres.

Jean-Didier Wagneur : En même temps est ici emblématisé indirectement la lecture qui va être faite de votre monde. Prédation critique, étiquette. Vous décrivez dans ce roman tout un monde de sociabilité littéraire en accomplissant les métaphores littéraires des avant-gardes. Est-ce une vision de la littérature qui sert aussi à faire la guerre ? Derrière certains de ces groupes on peut penser aux formalistes russes et à leur destin.
Antoine Volodine : Afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté, je redis ici ce que j’ai déclaré plusieurs fois ces dernières années : la littérature ne sert pas à faire la révolution, la littérature ne sert pas à faire la guerre contre quiconque, la littérature est arrivée à un point de son histoire où sa force dans les événements socio-historique est absolument nulle. Un jour, peut-être, le poète a pesé dans la société. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Dans l’univers fantastique et politique de Lisbonne, dernière marge, Ingrid Vogel recrée des mondes où la parole poétique est capable de menacer les impostures et les mensonges sur lesquels une société totalitaire est construite, la « société de la Renaissance ». Comme Ingrid Vogel, dans la réalité, est une militante de la clandestinité et de la guérilla urbaine, elle projette dans son livre imaginaire les éléments qui structurent sa propre vision du monde : le combat, la violence, les armes, les luttes fractionnelles, la peur, la police, la folie. Sa vision de la littérature passe par une construction mentale où dominent la passion politique extrémiste, l’action militaire, la destruction du réel par la propagande, la survie grâce au groupe et, en même temps, la douleur d’être seule contre tous. Et c’est seulement dans un deuxième temps que l’on peut colorer ce tableau avec des références littéraires qui seront extérieures à la narratrice et extérieures au fonctionnement de son texte.
C’est seulement dans ce deuxième temps qu’on peut parler, en tant que critique non concerné par le monde d’Ingrid Vogel, des formalistes russes, des débats sur la littérature en Russie de la Révolution à l’Union des Écrivains, des polémiques violentes entre les nombreux groupes de l’époque, c’est-à-dire des années-20, du début des années-30 ; ou qu’on peut réfléchir à l’hétéronymie d’Ingrid en la confrontant à l’hétéronymie de Pessoa. En vérité, je crois qu’on s’aventure là sur un terrain mouvant. On peut admettre chez Ingrid Vogel une certaine connaissance de la littérature mondiale, mais ce qui, en réalité, motive sa prise de parole (indirecte, intime et fantasmatique), c’est une culture de guérilla, de lutte politique jusqu’au-boutiste, de prison, de défaite et de fuite : une culture d’écrivain-soldat. C’est à cette culture, je le répète, que principalement se réfère le livre, et beaucoup moins à une réflexion littéraire.

Jean-Didier Wagneur : Le roman d’Ingrid Vogel se déroule au Ve siècle et est une entreprise de compréhension d’une littérature sur une durée de trois siècles. On y assiste à l’histoire d’une « révision » progressive des formes et des contenus par les faussaires, à la perversion des idées humanistes qui débouchent sur la violence et la mort. Les pères d’Ingrid et de Kurt dans l’autre niveau de réalité qui enveloppe ce roman ont été impliqués dans le nazisme, ici « la guerre noire ».
Antoine Volodine : Ingrid appartient à la génération d’après-guerre. En dehors de son parcours politique d’extrême gauche et de ses problèmes psychiques particuliers, elle est une représentante typique de cette génération qui est écrasée par le sentiment de culpabilité d’un peuple entier, mais aussi quotidiennement par la culpabilité mal assumée des parents, par leur silence, leurs semi-vérités, leurs mensonges.
Lisbonne, dernière marge met en scène ces enfants de l’après-nazisme, et ceux-ci, quand ils lisent le livre, s’y reconnaissent, me disent-ils, estiment que le portrait de leur génération n’a pas été trahi. Ils y voient, et je ne les détrompe pas, un roman allemand qui peint de l’intérieur l’Allemagne des années de plomb. Mais l’imaginaire délirant d’Ingrid Vogel dépasse ce cadre réaliste et limité, et très vite la guerre mondiale qui nous est, disons, familière, se transforme en une guerre fantastique, une « guerre noire » qui est évoquée dans plusieurs autres textes post-exotiques (Le port intérieur, Des anges mineurs, Outrage à mygales…). C’est la guerre ultime de l’histoire, pendant laquelle l’espèce humaine s’auto-détruit et disparaît. On est déjà loin du nazisme ; même s’il y a des passerelles métaphoriques d’une guerre à l’autre, la préoccupation des narrateurs d’après la guerre noire est de comprendre si l’espèce pensante à laquelle ils appartiennent a ou non le droit de se réclamer de l’humanité : si, génétiquement, elle est humaine ou autre chose. Cette interrogation génère une angoisse qui marque les représentations du monde d’Ingrid Vogel et de ses hétéronymes, tous obsédés par les problèmes d’identité.

Jean-Didier Wagneur : On peut à nouveau, dans Lisbonne, être confronté à la figure récurrente du fils face au père. Ailleurs, ce sont des relations avunculaires. Ingrid et Kurt, victime et bourreau potentiels, semblent tous deux frère et sœur.
Antoine Volodine : Les relations amoureuses que je mets en scène passent souvent par des moments de tendresse fraternelle. « Petite sœur », « petit frère », sont des appellations constantes, mises en œuvre dans des situations extrêmement tendues, de détresse, de défaite et de peur. Et de mort. Les amants traditionnels du post-exotisme sont séparés par la prison, par la guerre, par l’éternité, et ils se réunissent dans le rêve. Un rêve qui n’est jamais synonyme de bonheur, de stabilité, de durée, mais qui en même temps correspond à une situation passionnelle intense, et vaut toutes les longueurs conjugales.
Vous voulez me faire parler sur les relations du fils face au père. Elles ne sont pas très illustrées dans mes livres, où les relations familiales sont esquivées, où les enfants qui prennent la parole sont adultes au moment de leur prise de parole, où les adultes que les enfants évoquent sont le plus souvent des vieillards, avec même, dans Des anges mineurs ou dans Dondog, une génération, celle des parents, remplacée par celles des grands-parents ; ou, dans Rituel du mépris, la figure du père remplacée par les figures nombreuses des oncles. La structure familiale que je mets en scène, dans Lisbonne, dernière marge, se réduit à un individu-soldat (Ingrid) et à ses souvenirs, éventuellement allié à un autre individu-soldat (Kurt). Les règles de la psychanalyse s’appliquent ici comme ailleurs, mais elles sont déformées par la fiction et ses exigences guerrières.

Jean-Didier Wagneur : Ce qui a été oublié dans cette littérature et dans la vôtre, du moins telle qu’elle a été reçue, se situe au niveau des mythes les plus profonds, des situations archétypales d’un imaginaire, celui de l’enfance, de sa poétique universelle et énigmatique. C’est Clarté des secrets, un des textes « emboîtés » dans Lisbonne qui semble être vraiment au centre de ce livre. Clarté des secrets sera brûlé parce qu’il parle de cette mémoire primordiale qui fait le fonds des situations de l’ensemble de vos livres. Amour et sang, victime et prédateur, rédemption par l’écriture, le récit.
Antoine Volodine : Laissons de côté le terme de rédemption, qui est incongru si on essaie de l’accoler à mes petits post-exotiques ouvrages. Vous soulignez à juste titre ce qui fait le noyau irréductible de toutes ces fictions, une « mémoire primordiale ». Mes personnages puisent sans cesse dans cette mémoire et en remuent les images : c’est tantôt leur mémoire personnelle vécue, celle de la petite enfance et de ses richesses oniriques ; tantôt la mémoire historique de leur génération, de leur siècle, avec ses échos de propagande et de guerre, combinés à un autre pan de mémoire personnelle, celle de l’engagement politique et des combats ; tantôt la mémoire collective primordiale, touchant l’ensemble des peuplades qui ont eu une activité sur Terre, avec leurs mythes, leurs croyances, leurs magies. Tout cela, à ces trois niveaux richissimes en fiction poétique, est inaccessible à la pensée des inquisiteurs, des policiers et des bourreaux qui essaient « d’obtenir quelque chose » des narrateurs post-exotiques. Je mets en scène cette mauvaise écoute de ceux qui posent les questions, je le fais dans plusieurs livres, dans Lisbonne, dernière marge, évidemment, mais aussi, par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, ou un livre écrit à deux voix, la voix de Jean Vlassenko et la voix de Maria Samarkande, se superpose à leur double interrogatoire. C’est un livre amoureux, les tortionnaires lui affectent une autre valeur et ne le comprennent pas ; de même, Clarté des secrets ne peut avoir comme destin que d’être détruit. Dans un cas, c’est la police contre l’amour, dans le deuxième cas, c’est la police contre la vérité. Dans tous les cas, c’est le réel contre la fiction.

Jean-Didier Wagneur : Les romans suivants : Le Nom des singes et Alto solo vont explorer d’autres univers narratifs. Quel est alors votre projet ? Souligner l’universalité du rêve égalitariste et de sa catastrophe avec la guérilla latino-américaine, les dictatures sinistrement carnavalesques ? Alto solo mêle à plaisir des composantes de l’histoire russe et américaine.
Antoine Volodine : Le Nom des singes explore d’autres décors, d’autres images, mais tout ce qui vient d’être dit sur les divers niveaux de mémoire et sur la mauvaise écoute des représentants « institutionnels » s’applique aussi à ce texte. En ce sens, la rumination sur les guérillas et les luttes fractionnelles, et les techniques oniriques de résistance à l’interrogatoire, n’ont fait que se déplacer dans le monde étouffant de la selve.
Fabian Golpiez, en présence de son psychiatre halluciné ou de ses tortionnaires de la rue 19 de Febrero, énumère les éléments fondamentaux du décor (les arbres, les oiseaux, les serpents, les araignées, etc) en leur attribuant la musicalité de la « langue générale » (le tupi du bassin amazonien), en même temps qu’un caractère encyclopédique délirant. Ce faisant, il subvertit la fonction descriptive du « réalisme ordinaire ». En disant l’univers qui l’entoure, en nommant avec précision le présent, il « parle d’autre chose » : on retrouve bien là une des pratiques fondamentales de résistance à l’oppression (intellectuelle et physique) qui se situe à l’origine de la parole post-exotique. Quand Fabian Golpiez raconte des fragments de son expérience individuelle et collective, quand il choisit de les raconter de façon onirique, dans un désordre qui empêche l’auditeur hostile de reconstituer pleinement et aisément l’histoire, il se livre à l’exercice sur lequel repose pratiquement toute fiction post-exotique. On rencontre alors dans son monde de référence fictionnel tout un tas d’éléments qui renvoient le lecteur à une connaissance historique ou politico-militaire précise, mais qui ne font pas directement partie de la fiction, si j’ose dire. Dans Le Nom des singes, Fabian Golpiez se déplace mentalement à l’intérieur d’un univers planétaire amazonien, immense mais clos, où la révolution a triomphé partout depuis longtemps, où la guerre civile et l’effondrement social sont les uniques perspectives politiques, et où l’ensemble de la population se rattache à des ethnies indiennes, amazoniennes. Les Indiens étant ici perçus comme une variante des Untermenschen, des « sous-hommes », qui sont, plus généralement dans l’univers post-exotique, les intervenants privilégiés, ceux à qui les surnarrateurs post-exotiques donnent la parole en priorité, en compagnie des agonisants, des fous et des misérables de toutes sortes.
C’est pourquoi, même s’il est possible que les lecteurs, en lisant Le Nom des singes, se rassurent en interprétant le livre comme une exploration des guérillas latino-américaines et une rumination sur les conditions du combat en atmosphère équatoriale, mon projet était différent. Mon souci était de pénétrer dans l’image amazonienne pour en faire un territoire hermétique, universel, d’où on ne pouvait sortir que par l’utopie, le rêve ou le délire, ou encore par la mémoire falsifiée. Ce livre est habité par la parole d’individus dégradés, par des Untermenschen indiens dont je me suis senti extrêmement proche pendant tout le processus d’écriture et de réécriture du texte : le narrateur épuisé feignant la folie ; le psychiatre fou ; le soldat démobilisé épuisé et fou ; et leur amoureuse commune, Manda, résignée et en même temps forte d’une force féminine infiniment supérieure à celle de ses partenaires masculins. Mon projet était d’accompagner le plus longtemps possible, en restant le plus étroitement possible en contact avec eux, ces personnages misérables qui m’étaient chers. D’accompagner ces « anges mineurs » de la forêt inondée, fidèles à l’idéologie de la fraternité, avant tout préoccupés de transmettre leurs enthousiasmes égalitaristes à plus misérables qu’eux : les exterminés, les peuples indiens disparus, les araignées installées en face du bidonville Manuela Aratuípe. Voilà quel était mon projet : un pur projet de fiction post-exotique et rien d’autre.

Jean-Didier Wagneur : Pour de nombreux lecteurs qui n’ont pas lu alors vos premiers textes chez Denoël, Le Nom des singes révèle fortement la mythographie sur laquelle vous vous appuyez. En marge du monde capitaliste et de la révolution égalitaire, le mythe apparaît aussi comme le lieu premier de l’inégalité, de la marginalisation.
Antoine Volodine : À mon avis, on pourrait déceler dans Le Nom des singes plusieurs niveaux de mythes. Il faudrait réfléchir de près à la question, et dans un autre cadre que celui d’un simple entretien. Si je me rappelle bien, j’ai fait appel dans le texte, à plusieurs reprises, à la Cobra Grande « qui est Mère-de-toutes-les-eaux ». On est là dans un mythe fondateur repérable. Il y a aussi, développée ici de façon exagérée et mythique, la « forêt vierge », qui, particulièrement par l’intermédiaire de romans et de films d’aventures, appartient à notre imaginaire collectif. Et, bien sûr, il y a les mythes politiques, les utopies qui illuminent les ombres mentales de mes personnages. Vous savez, je m’appuie sur des images et des intuitions, et non sur un fonds savant, bien organisé dans ma conscience ou ma mémoire. C’est pourquoi je peine à vous suivre sur ce terrain théorique : il ne m’est pas totalement inconnu, certes, au départ, mais il ne joue dans mon travail qu’un rôle d’arrière-plan, peu sollicité, peu présent et peu actif. Plutôt que d’un fonds savant, il conviendrait de parler pour moi d’un fonds onirique qui fonctionne comme une bibliothèque de référence. Je vais vous donner un exemple : je ne me rappelle en ce moment à peu près rien des lectures que j’ai pu faire sur les mythes (indiens ou autres), mais j’ai, très immédiatement présente à la mémoire, une image de rêve où je marche à côté d’une barque en attendant le surgissement d’un monstre aquatique : c’est l’aube, on est sur un lac immense entouré de selve. Vous vous en doutez bien, cette image intime de rêve est beaucoup plus efficace pour l’écriture qu’une synthèse savante sur les mythes guaranis ou araés.

Jean-Didier Wagneur : Vous êtes fascinés par les langues, par les pouvoirs magiques des mots. Les noms de vos personnages semblent cryptés. Comment les choisissez-vous ?
Antoine Volodine : Disons que je les fabrique avec soin. Un de mes premiers soucis est de créer des noms de personnages qui répondent à des critères esthétiques, avec une musicalité satisfaisante pour moi. C’est donc très personnel, il y entre aussi une part d’attachement auteur-personnage. Lorsque j’habite un personnage pendant le long temps d’un voyage de fiction, je dois me « sentir bien » dans son nom. Schlumm, Breughel, Dondog, Ingrid, Maria Gabriela et les nombreuses « Marias » du post-exotisme, Murgrave, Golpiez, etc, sont des exemples de ces noms avec lesquels je peux voyager longtemps et indéfiniment. La liste ici est loin d’être complète.
Un autre de mes soucis est de déplacer les noms de mes personnages dans un monde internationaliste où la référence nationale, ethnique, et évidemment chauvine, a depuis longtemps été effacée. Les surnarrateurs post-exotiques écrivent, rêvent et communiquent dans une langue indéterminée qui arrive aux livres sous une forme traduite : francophone, oui, mais sans être alourdie par le background culturel francophone. Débarrassée de ce background culturel spécifique, français, en même temps que de tout background lié à une langue déterminée. Je tiens à cela, nous tenons tous à cela, pour des raisons esthétiques et idéologiques. L’association d’un prénom et d’un nom qui appartiennent à des régions culturelles ou géographiques différentes est, ainsi, un petit acte de militantisme internationaliste : Sarah Kwong, Rim Scheidmann, Erdogan Mayayo, Dondog Balbaïan… Je prends au hasard, il y aurait plus de cent autres exemples.
Plus généralement, les choix sont dictés par le contexte, avec une exigence de musicalité. Souvent je travaille sur des annuaires, sur des dictionnaires de noms, mais surtout pour modifier et inventer sans commettre de trop graves bourdes linguistiques. Dans certains cas, il est exact que les noms contiennent des éléments « cryptés » ; je laisse cela en pâture aux chercheurs qui aiment jouer avec les détails. Un sens supplémentaire est alors donné à un personnage, son nom n’a pas été choisi au hasard. Il n’est pas du tout indispensable à la bonne perception du personnage, de son caractère, de sa fonction dans l’anecdote. Mais c’est un petit « plus », satisfaisant pour l’esprit. Ingrid Vogel est un oiseau : là, le cryptage est élémentaire. Deuxième exemple : Fabian Golpiez appartient à la tribu imaginaire des Jucapiras ; or, en tupi, jucapira signifie « l’assassiné » ; là, le cryptage est total : nul (à l’exception d’un lecteur tupi) ne peut le déceler, ni même le soupçonner. Ici et là ont été enfouis des secrets de ce genre. Petits secrets entre surnarrateurs complices, mais, en aucun cas, « clés » nécessaires à la lecture.

Jean-Didier Wagneur : Le port intérieur va ouvrir sur la Chine. Quelle place occupe-t-elle dans votre monde ? Vous en avez une connaissance précise, vous en étudiez la langue et la culture. Dans vos scénarios personnels vous rêvez même d’y terminer votre existence. Est-ce une concession exotique dans cet univers post-exotique ?
Antoine Volodine : Le premier objet acheté avec mes économies de petit garçon (j’avais douze ou treize ans, en ces temps l’argent de poche était rare) a été une pipe à opium chinoise. Je ne l’ai jamais mise en service, rassurez-vous. On aurait pu être au tout début d’une longue aventure, mais s’est d’abord ouverte dans ma vie ce qu’on pourrait appeler une vaste page russe. Cette page a été parcourue, et elle s’est à peu près refermée aujourd’hui. La page chinoise, elle, est en cours de lecture, si l’on peut dire. L’apprentissage de la langue chinoise nécessite une vie entière. J’ai commencé tard, trop tard, sans disposer du temps nécessaire, sans méthode, sans professeur. Autant dire que j’aurai encore beaucoup à faire, après mon décès, pour atteindre un niveau de mandarin honorable.
La Chine occupe effectivement une grande place dans mon existence. J’ai vécu à Macau pendant deux ans, je rêve de m’y réinstaller pour un nouveau long et peut-être définitif séjour. Je retourne dans la région de Chine du Sud le plus souvent possible. C’est un endroit où je me sens parfaitement étranger et parfaitement à l’aise, et, pour résumer, parfaitement à ma place. J’y suis en contact avec des atmosphères, des sensations, des paysages urbains, des paysages humains qui m’apportent une paix très simple, un bonheur d’être que je n’ai trouvé nulle par ailleurs. Je suis aussi plus proche, là-bas, de domaines culturels chinois qui me charment et dont je découvre sans cesse de nouvelles richesses : l’opéra de Canton, les religions populaires, l’architecture, la porcelaine, etc. Et puis, la rue chinoise est la rue que j’aime, les visages chinois sont les visages que j’aime.
Tous ces éléments ont des échos dans mes livres depuis une dizaine d’années. Je crois qu’on pourrait parler de concession exotique s’ils servaient de prétexte à des ouvrages spécifiques. Ce n’est pas le cas, du moins jusqu’à présent. Macau est un décor très présent dans Le Port intérieur, mais pas plus que Lisbonne dans Lisbonne, dernière marge.
Un seul ouvrage correspond à ce que vous soupçonnez être une « concession exotique à l’univers post-exotique ». C’est un petit livre accompagnant une exposition du photographe portugais Paolo Nozolino, des photos très fortes et très sombres sur Macau avant la rétrocession à la Chine Populaire. Le livre-catalogue a pour titre Fim (La fin). Concession ou pas, je suis fier du résultat, et content d’avoir collaboré avec un photographe de grand talent, dans une initiative où nos deux visions se rejoignaient.

Jean-Didier Wagneur : On retrouve Breughel, le protagoniste du Port intérieur, dans Nuit blanche en Balkhyrie.
Antoine Volodine : Je vous arrête tout de suite. On retrouve un personnage qui porte le même nom de famille. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Comme je l’expliquais tout à l’heure, Breughel est de ces noms qui me permettent d’entrer facilement dans le personnage, de faire corps avec le narrateur. C’est un nom que j’ai utilisé dans les poèmes en prose parus dans Les Cahiers du Schibboleth, il y a longtemps. Il se trouvait alors décliné avec divers prénoms : Iohann Breughel, Istvan Breughel, Andreas Breughel, etc. Je vous renvoie là à une petite énumération et à une réflexion qui apparaissent dans Dondog. C’est à propos de Schlumm : il y a de nombreux Schlumm. « Avec tous ces Schlumm quelque part inscrits dans la nuit, il n’y a pas de risque que la nuit soit close », dit Dondog.
Pour Breughel, on est dans un système comparable. Le Breughel de Nuit blanche en Balkhyrie et le Breughel du Port intérieur sont proches, en ce sens qu’ils sont chacun narrateur principal d’un roman, mais ils ont des caractères différents, un devenir différent, un destin différent, et, évidemment, ils sont « portés » par des surnarrateurs différents.
Par rapport au Port intérieur, Nuit blanche en Balkhyrie peut être pris comme une variation. Les mondes et les implications, les atmosphères, les personnages n’ont rien de commun d’un roman à l’autre, mais tout se passe comme si, dans les deux livres, les surnarrateurs s’étaient mis d’accord pour respecter quelques contraintes et, à partir de là, développer une fiction où ils seraient absolument libres. Quelles contraintes ? Pour dire vite : écrire une histoire d’amour désespérée, confier le rôle du narrateur à un personnage nommé Breughel, placer la femme aimée dans un décor psychiatrique, faire intervenir un certain Kotter, hostile à Breughel. En dehors de ces éléments minimes, il n’y a pas, il n’y a plus de terrain commun entre les deux livres. Sinon des images subliminales, des coïncidences idéologiques et oniriques, des allusions à l’univers commun post-exotique.

Jean-Didier Wagneur : À propos de ce roman j’aimerais que nous abordions la théâtralité propre à ce livre où Breughel imagine pour ses marionnettes de chiffon un « Opéra balkhyr ». Je crois que vous avez été fasciné par l’Opéra chinois et que ce livre en porte la marque. Qu’y avez-vous trouvé comme ressources pour votre écriture ?
Antoine Volodine : Il est vrai que j’ai oublié l’opéra, quand j’ai parlé des éléments communs aux deux livres. Une part importante faite à l’opéra : dans Le Port intérieur, il s’agit de l’opéra de Canton (qui m’est beaucoup plus familier que l’opéra de Pékin, et qui est partie intégrante de mes références culturelles personnelles) ; dans Nuit blanche en Balkhyrie, il s’agit de l’opéra occidental. J’ai placé du chant et des percussions dans Nuit blanche en Balkhyrie, mais surtout, et en bonne place, un livret d’opéra. Il reprend l’action principale et il la « représente » avec des effets oniriques, scéniques et lyriques qu’un texte normal ne m’aurait pas permis d’introduire. Et durant le temps du livre, qui d’ailleurs s’efforce d’obéir aux règles strictes du théâtre classique (unité de temps, puisque quoiqu’il arrive le temps est arrêté ; unité de lieu, puisque le décor ne varie pas, même si on se déplace parfois de quelques dizaines de mètres hors des ruines de l’hôpital psychiatrique ; et unité d’action – même si cette notion est un peu élastique), la présence du théâtre est constante.
Théâtre, le fait que Breughel parle devant des personnages de chiffon, les anime, se mêle à eux ; théâtre, les proclamations et tirades du bureau de propagande dont Breughel est un des principaux activistes, sinon le seul ; théâtre, les relations entre le tyran Balkhyr Kirghyl et sa bien-aimée Zoubardja ; théâtre, les monologues, dialogues, moments d’immobilité ; théâtre, les relations des personnages (qu’ils soient ou non des marionnettes animées) avec le monde extérieur… Je suis loin d’avoir évoqué tous les aspects de la théâtralité de ce livre, et, d’ailleurs, ce n’est pas mon rôle de me livrer à un commentaire critique, scientifique, sur un de mes ouvrages. Simplement, je crois que ce roman, avec Le Nom des singes, est le plus « théâtral », effectivement, de tous mes ouvrages. Il n’est peut-être pas vain de souligner ici qu’outre des techniques de représentation proprement théâtrales de l’action, on trouve dans ces deux livres, évoquées au premier plan et soulignant le caractère non spécifiquement « belle prose » du texte, des techniques liées à la présentation d’images : dans Le Nom des singes, des diapositives sont projetées et commentées (la « diapothérapie » du psychiatre insane Gonçalves) ; dans Nuit blanche en Balkhyrie, ce sont des films. Toute ma tendresse va aux séances du « Cinéma aux Armées », qui certes se déroulent dans l’obscurité, sans écran et avec des bobines de film imaginaires ou détruites, mais tout de même… Un peu comme si, outre le théâtre, étaient indispensables des compléments non livresques : des images fixes ou animées.
Il est possible que mon contact avec le théâtre-opéra chinois, lors de mon séjour prolongé en Chine du Sud, ait joué un rôle dans ma sensibilité, mais le rapport entre le texte prononcé (murmuré ou hurlé, ou chanté, ou scandé) et la narration (ou une représentation de la narration) ne date pas d’hier, chez moi. Sans établir une filiation, ce qui serait grotesque, il me semble que certaines techniques narratives, certains dispositifs post-exotiques ont à voir avec le théâtre brechtien. Et aussi une rigueur dans l’analyse du monde et de ses valeurs, une rigueur qu’on va dire marxisante. Je crois que le théâtre de Brecht, avec ses effets de distance, la vigilance idéologique qu’il encourage et exige, a eu plus d’influence sur moi que le théâtre-opéra chinois, en tout cas au moment où je travaillais sur Nuit blanche en Balkhyrie.

Jean-Didier Wagneur : La publication du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze renoue, après Lisbonne avec la ligne « anthologique » de votre littérature. On peut le lire comme un « art poétique », beaucoup y ont vu la clef de votre écriture.
Antoine Volodine : Cette onzième leçon, correspondant à un onzième ouvrage, laisse entendre tout d’abord que dix « leçons » de post-exotisme l’ont précédée. Ce n’est donc pas un ouvrage à part. On y trouve néanmoins, exposées dans la fiction, entrecroisées avec elle, des explications qui éclairent l’ensemble de l’édifice romanesque post-exotique. C’est surtout pour moi l’occasion de faire apparaître les surnarrateurs, ceux qui « disent » les livres post-exotiques, qui les murmurent, qui les modifient, qui se les transmettent, qui les rêvent, tous ces hommes et ces femmes qui se situent en amont de toutes les fictions, et dont je me propose d’être seulement un « porte-parole ». Je les fais apparaître dans leur milieu d’existence naturel : la prison, l’isolement en cellules individuelles, l’éloignement du monde, la privation sensorielle. J’explique leur solitude, leur folie, leurs pratiques oniriques, murmurantes, chamaniques. Je réaffirme leur fidélité obsessionnelle aux utopies révolutionnaires, leur idéologie radicale, fraternitaire, libertaire, égalitaire. En posant cela dans les images d’une fiction, qui devient une fiction de référence, je rends plus compréhensible ce qui fonde la parole post-exotique, et surtout son obstination livre après livre. Tout l’édifice romanesque post-exotique est fabriqué, conçu et dit par ces hommes et ces femmes enfermés hors du monde jusqu’à leur mort, alors qu’avant l’enfermement ils essayaient de transformer radicalement le monde.
Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze est d’abord une étape dans la construction du vaste édifice romanesque dont, théoriquement, seule une fraction est appelée à apparaître au grand jour sous ma signature. Mais c’est aussi une réflexion sur l’écriture et une réflexion esthétique sur les dix ouvrages qui ont précédé. Et, plus qu’un « art poétique », j’y vois une affirmation de rupture avec les arts poétiques officiels, une affirmation de liberté dans la création collective et individuelle. Avec ce petit livre, mon ambition n’était pas de proclamer une nouvelle voie avant-gardiste. Je désirais simplement débroussailler un territoire commode dans lequel nous pourrions plus confortablement encore nous retrouver. Nous, c’est-à-dire : les auteurs post-exotiques, leurs lecteurs, leurs lectrices et moi-même. Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze n’est pas un essai. C’est une fiction et c’est aussi un lieu, un lieu collectif, un refuge destiné à notre plaisir intellectuel et à notre rencontre.

Jean-Didier Wagneur : Des anges mineurs, surprend à nouveau le lecteur avec un livre qui pose un portrait de l’artiste en chamane et que Dondog poursuivra ensuite.
Antoine Volodine : Dans Des anges mineurs puis dans Dondog, le chamanisme est souvent mis en scène. Les vieilles grands-mères qui fusillent Will Scheidmann, leur petit-fils traître à l’égalitarisme, sont presque toutes des chamanes. On est témoin d’une cérémonie de procréation chamanique, dans la maison de retraite où les vieilles sont enfermées, d’une scène de naissance chamanique, racontée avec horreur par le « nouveau-né » Will Scheidmann ; il y a plusieurs voyages chamaniques à plusieurs moments du livre. Dans Dondog, le personnage principal dit de lui-même qu’il est un très mauvais chamane, et quelques pages sont consacrées à une invocation aux esprits, des esprits auxquels nul ne croit, je le souligne au passage. Le contexte géographique est lui aussi chamanique, il renvoie souvent à la Sibérie, aux steppes et aux étendues désertiques de Mongolie.
Mais on pourrait relever aussi des pratiques chamaniques utilisées comme techniques de fiction dans les livres qui ont précédé. Je ne peux pas en donner ici un aperçu exhaustif. Des Enfers fabuleux est fondé sur un emboîtement de voyages, de transferts et de rêves chamaniques. Le Nom des singes compte parmi ses personnages essentiels un « psychiatre-chamane ». Lorsqu’il est fait référence au tantrisme tibétain et au Bardo Thödol dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, c’est bien entendu dans leurs aspects les moins bouddhistes. À ce propos, deux mots sur le bouddhisme tel qu’il est frôlé ou évoqué dans les textes post-exotiques. Les pratiques mentales ou rituelles qu’on aborde dans ces textes s’inspirent en priorité des pratiques magiques antérieures au bouddhisme, qui ont persisté à l’intérieur du bouddhisme mais, au fond, lui restent étrangères. Les surnarrateurs du post-exotisme sont des matérialistes acharnés et ce qu’ils « récupèrent » du bouddhisme n’a guère à voir avec la spiritualité bouddhiste. C’est la dimension poétique et les techniques de fiction qui les intéressent au premier chef. Et même chose pour le chamanisme : leur approche ne s’encombre d’aucune croyance.
Loin de moi le projet d’explorer ou d’approcher ce que j’appellerais « le chamanisme des ethnologues ». Je n’ai pour cela ni les connaissances, ni les moyens nécessaires. Néanmoins, il me semble que je vais avec mes personnages dans une direction « naturellement » chamanique : ensemble nous dérivons d’un monde à l’autre, sans respecter la frontière entre vivants et morts, humains et Untermenschen, imaginaire et mémoire, passé et présent. Nous accomplissons ces voyages sans difficulté, dans une « transe » qui, pour moi, est terriblement aisée à atteindre au moyen de l’écriture. Les chamanes dans le post-exotisme peuvent avoir le statut spécial d’intermédiaire entre les mondes d’en haut et d’en bas, d’ici et d’ailleurs, mais, plus généralement, tous ceux qui prennent la parole ont le pouvoir, par la parole (qu’il s’agisse d’une parole murmurée dans la solitude, hurlée pendant l’interrogatoire, ou intériorisée), de glisser d’un monde à l’autre. Sans parler du fait que la plupart de mes livres se situent dans un espace non-espace, fort proche du Bardo d’après le décès tel que le décrivent les Tibétains, où les catégories sont flottantes, les contraires annulés, je crois que j’attribue spontanément à la parole un pouvoir magique, de transformation et de voyage. D’un monde à l’autre et d’un être à l’autre.
Une des définitions du chamanisme, quand on a écarté le dispositif propre à l’ethnologie (les tambours, les peaux d’animaux, les sonnailles, qui d’ailleurs sont très présents autour de mes personnages-chamanes), c’est la recherche d’un « état de conscience altérée ». Je crois que mes personnages atteignent immédiatement cet état grâce à la parole, et que, pour ce qui me concerne, j’atteins immédiatement cet état grâce à l’écriture. Pas besoin de substances particulières ou d’alcool !

Jean-Didier Wagneur : On observe dans Des anges mineurs une architecture particulière, une division en narrats, des contraintes narratives. Quel statut les contraintes ont-elles dans votre écriture ?
Antoine Volodine : Des anges mineurs est un « recueil de narrats ». Il est organisé d’une façon qui ne présente aucun obstacle à la lecture : on peut lire ce livre sans obstacle, en commençant par la première page et en terminant par la dernière, ce qui semble normal et rassure tout le monde. Mais, en même temps, il est constitué de 49 narrats, des « photographies en prose » qui se répondent, deux par deux : le narrat 1 et le narrat 49 (le début et la fin) ont une dimension et des thèmes comparables, le narrat 2 et le narrat 48 renvoient au même auteur misérable, Fred Zenfl, etc. Au centre de cette construction en miroir se place le vingt-cinquième narrat, un assez long texte où Will Scheidmann relate sa terrifiante naissance et son existence tragique et ratée de sauveur du monde. On comprend qu’une telle construction respecte certaines contraintes : dimension des textes, contraintes thématiques, choix des atmosphères. Mais, de même que dans une construction musicale, la technique se situe à l’arrière de l’objet, n’étant mise en œuvre que dans le but de procurer à l’auditeur un plaisir d’écoute, ici je ne fais pas de ces contraintes la raison d’être du livre. Des anges mineurs n’a rien à voir avec un exercice d’acrobatie littéraire : c’est pour moi et, je l’espère, pour mes lecteurs et mes lectrices, un objet d’art destiné à enrichir celui qui le visite ; à l’enrichir en images, en émotions, en réflexions et en rêves.

Jean-Didier Wagneur : Dans Dondog, le plus « linéaire » de vos romans, la mémoire est à nouveau au centre du livre. Dondog, face au nettoyage ethnique dont les siens ont été la victime, dit une phrase sur laquelle j’aimerais que vous reveniez : « J’en parlerai quand je l’aurai totalement oublié, pas avant… »
Antoine Volodine : C’est exactement cela, oui. Pour Schlumm, pour Dondog et pour nombre des narrateurs des romans post-exotiques, faire fonctionner sa mémoire est à l’origine de toutes les souffrances. Dondog a vécu toute sa vie dans les camps, amnésique, dans un présent perpétuel qui lui permet de nier la douleur qui a précédé. Il peut ainsi supporter d’avoir survécu l’extermination de ses proches et de son peuple. Dans d’autres romans, il faut prendre la parole et raconter des histoires pour égarer l’ennemi, pour ne pas reconnaître devant l’ennemi ce qu’on a réellement traversé, pour ne pas « donner » les noms de ceux et celles qu’on a connus dans l’action clandestine, pour ne livrer aucun renseignement, pour ne rien avouer, mais ici, dans le cas de Dondog, il s’agit de mettre en paroles des fictions, des féeries, afin d’éviter le contact intime avec le noyau insupportable du souvenir. C’est à lui-même que Dondog ne veut rien avouer, même si sa seule culpabilité est de ne pas avoir été assassiné avec les autres. En même temps, Dondog, fasciné par la possibilité de résurgence de sa douleur, joue avec sa mémoire. Il s’approche des souvenirs terribles, il erre à proximité dans les histoires qu’il invente, il les frôle. Seulement, il y a un moment dans l’évocation où la féerie n’est plus possible, ou le jeu devient trop atroce. Alors, Dondog se tait. Les massacres ethniques ne peuvent pas être décrits, la mort de Schlumm ou celle des proches de Dondog ne peuvent pas être mis en images. On ne peut pas accepter le principe du détachement artistique, on ne peut pas admettre de chercher des effets politiques en présence des charniers. Dondog est cohérent avec lui-même, et là, sa parole s’arrête. Et il le dit : « C’est tout pour la féerie. »
Dondog n’est absolument pas à la recherche du temps perdu. Il souhaite se venger et, comme il ne se rappelle plus qui lui a nui au cours de sa vie, il se raccroche à quelques noms surgis de son passé. Cela lui suffit pour composer des histoires. Il puise dans notre mémoire collective du XXe siècle et dans la mémoire imaginée de ses proches, et aussi dans la mémoire de personnages qu’il invente et qui lui permettent d’insérer dans sa fiction de fausses images autobiographiques. On est très, très loin d’une recherche sacralisée, d’une attitude respectueuse envers la mémoire, et cette absence de scrupules en face du mensonge est typique du narrateur post-exotique. D’un autre côté, dans la mesure où la pâte narrative que manipule Dondog est très imprégnée de toutes les barbaries dont les humains ont été capables au XXe siècle, on est éloigné aussi du cadre purement ludique des littératures de l’imaginaire.

Jean-Didier Wagneur : Cette mémoire passe par la bouche, le murmure. Vous écrivez « sa mémoire avait besoin de sa bouche pour fonctionner ».
Antoine Volodine : Beaucoup de romans post-exotiques sont murmurés plutôt qu’écrits. J’ai expliqué ailleurs (dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze) que les prisonniers politiques qui inventent ces histoires et ces images les transmettent de cellule en cellule en les scandant, en les chuchotant, parfois en les criant. L’ensemble des livres que j’ai signés, et dont je répète que je suis ici le porte-parole, obéit à ce système de production, qui fait lui-même partie de la fiction post-exotique. Très souvent, dans ces livres, il est question d’auditeurs plutôt que de lecteurs. Ou d’interprètes, car les livres sont dits, mais aussi répétés, repris par d’autres voix, avec des ajouts et des variantes. Cela donne à la prose un caractère particulier, non seulement dans son rythme, mais surtout dans son organisation.
Dondog est ainsi une sorte de long monologue. Un monologue intériorisé, mental, si j’ose dire, mais qui aussi prend le chemin de la voix : un monologue concrètement voisé. à tout moment, Dondog sait qu’il tient un discours, même lorsqu’il ne dit rien. Il est par conséquent normal que les personnages de Dondog, et Dondog lui-même, soient attentifs à leur bouche, à leur souffle, à la fatigue de leurs cordes vocales, à la qualité plus ou moins sonore ou teinte de leur voix, etc.
Mais il y a aussi, au moyen de la parole, cette possibilité à la fois de déclencher la mécanique de la mémoire et de mentir sur ses souvenirs, avec la conscience qu’on est écouté. De plus, en formulant des phrases, on peut mentir involontairement à sa mémoire. Parler est pour Dondog (et pour beaucoup d’autres personnages, sans doute pour moi aussi), un moyen de dévoyer le souvenir, ou plutôt de l’étouffer, de l’envelopper de mots qui le transforment en un objet inoffensif, en une petite chose sonore et dérisoire qui ne blesse plus.
La mémoire de Dondog a besoin de la bouche de Dondog pour fonctionner, mais, en même temps, c’est la bouche de Dondog qui la domine et qui la fait taire. En mettant vers l’extérieur des fragments qu’il prétend autobiographiques, Dondog amnésique ne se livre pas à une exploration sincère de ses propres restes intellectuels. Il engage au contraire une action destinée à écraser, à effacer les fragments de souvenirs réels qui émergeaient encore à la surface de la mémoire. Dans Dondog beaucoup de choses sont mises en évidence, mais, sur ce plan-là, on voit la négation du rôle libérateur de la parole. C’est peut-être parce que Dondog est un très mauvais chamane, un vivant maladroit, un mort pas très doué.
La parole sort de lui mais ne l’aide pas. En cela, il n’est guère différent d’autres personnages mis en scène par d’autres surnarrateurs. Breughel, par exemple. Je rappelle le début du Port intérieur : « La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. (…) S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. »

Jean-Didier Wagneur : Dondog a lieu entre la « vie » et la « mort » en cet espace que décrit Le Livre des morts tibétains.
Antoine Volodine : Le Livre des morts tibétains, ou Bardo Thödol, est un des ouvrages de référence qui vibrent derrière de nombreux livres que j’ai signés. J’en ai déjà parlé tout à l’heure à propos du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et à propos du chamanisme. C’est un texte splendide, à plusieurs niveaux superposés. Je l’aime pour sa poésie, pour ses images et pour l’étrangeté de sa construction qui mêle instructions pour la lecture, texte, commentaires et notes sur les commentaires. Le contenu est à la mesure de la forme. Il pose comme principe que l’on va parler au mort pendant des semaines, pendant qu’il erre dans le bardo, pour le remettre sur le droit chemin et l’exhorter à ne pas renaître. C’est formidablement prenant, et tout est en jeu : la mort, la survie, la magie du verbe, l’existence. Quand on mélange cela aux errances de mes personnages extrémistes ou nihilistes, on obtient des situations romanesques passionnantes.
Le Bardo Thödol, en tant que texte sacré, n’est guère présent dans Dondog. Simplement, je fais allusion à des moines que Dondog aurait côtoyés dans un camp de travail, et qui lui auraient enseigné le BA-BA du Livre : après le décès, il disposera d’un peu de temps, et il retrouvera une mémoire intacte, très nette. Cette perspective convient à Dondog. Il s’empare de cet enseignement minimum pour attendre tranquillement la libération par la mort, avec l’idée qu’après son décès, il pourra enfin donner un sens à son existence, retrouver les responsables du malheur et les châtier. C’est une interprétation libre, tout à fait personnelle, du Bardo Thödol. Elle se superpose à d’autres croyances et à d’autres scepticismes athées de Dondog.
Comme vous n’avez pas l’air encore totalement endormi, je voudrais ajouter quelques mots sur la notion de bardo. Dans les religions asiatiques et dans le chamanisme, il est question d’un monde flottant, intermédiaire, auquel on accède par la transe chamanique, la méditation, et surtout pendant et après l’agonie. J’ai déjà abordé le sujet aujourd’hui et je vais revenir dessus pour insister sur le fait que j’utilise dans mes livres une compréhension du phénomène qui est, je suppose, parfaitement hérétique. Le bardo, tel qu’on le rencontre dans de nombreux textes post-exotiques, est un espace noir où les contraires sont abolis, c’est-à-dire où vie et mort s’équivalent, présent et passé, imaginaire et réel, etc. Les frontières s’annulent entre Tu et Je, entre auteur et personnage, auteur et lecteur ou lectrice. Il est évident que c’est richissime pour un romancier. Pour le monde romanesque en général, mais, bien entendu, pour tous les narrateurs post-exotiques, la plupart du temps placés dans une situation de transe ou d’agonie, ou de rêve éveillé. Les écrivains et les conteurs que je mets en scène ne se privent donc pas de se rendre dans l’espace noir pour organiser leurs petits romans. Je ne reprends guère le terme de transe, en revanche, je parle volontiers de « voyage ». On pourrait aussi parler de plongée, une plongée qui se déroule de la première à la dernière page et que lecteur et lectrice peuvent accompagner, puisqu’elle est balisée par la prose et les images.
Admettre l’existence du monde intermédiaire, avec ses logiques souples, ses déplacements magiques, ses glissements d’un lieu à l’autre, n’est pas nécessaire pour lire Dondog. Mais accepter de voyager intuitivement est une bonne manière d’aborder le livre. À partir du moment où on comprend que dans le post-exotisme mourir ne signifie rien, qu’après la mort on continue à parler et à agir comme si aucune frontière n’avait été franchie, et aussi qu’on peut mourir plusieurs fois de différentes manières, à partir du moment où on admet cela comme une logique, on peut très facilement voyager dans mes livres.

Jean-Didier Wagneur : Je voudrais, en conclusion, revenir sur la question de l’écrivain en régime post-exotique. Vos personnages, et Dondog est dans cette ligne, radicalisent depuis le début de votre œuvre la notion d’écrivain et de littérature, vers un silence, une parole qui va se taire.
Antoine Volodine : C’est amusant que vous utilisiez l’expression « régime post-exotique », parce qu’elle me fait penser immédiatement à des expressions liées au milieu carcéral : « strogiï rejim », par exemple, « régime sévère », une mention qui accompagnait les condamnations à la prison et au camp.
Donc les écrivains en régime post-exotique. Ils sont nombreux. Tout d’abord, ceux qui sont mis en scène en tant que tels, comme Fred Zenfl dans Des Anges mineurs ou Lutz Bassmann dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, toujours dans un état de grande détresse physique et mentale, et sociale, et, j’oserais dire, dans un état de profonde détresse littéraire : sans lecteurs, sans auditeurs autres que quelques insectes ou quelques fantômes qui ne surgissent que parce qu’ils les évoquent. Dans Dondog, on voit le personnage de Dondog, dans le camp où il s’auto-proclame responsable de l’animation culturelle, essayer d’exister littérairement dans un univers qui nie son existence : il organise des séances théâtrales sans public, en se substituant à tous les comédiens absents ; il glisse ses œuvres (quelques pages de papier journal) au milieu des classiques de la littérature, dans la bibliothèque du camp, mais personne jamais ne les emprunte. On pourrait discourir à partir de là sur le statut lamentable, pathétique, de l’écrivain post-exotique : il propose une parole et des images qu’il ne peut transmettre selon les techniques éditoriales habituelles, il invente des mondes, mais personne ne lui accorde d’attention, personne ne l’écoute. Son murmure, né dans le système carcéral, n’atteint aucun public. Même ses pairs (d’autres narrateurs, dans le corps de chaque livre pris individuellement, ou d’autres surnarrateurs, si on prend en compte l’édifice post-exotique dans son entier) éprouvent des difficultés pour l’entendre, enfermés qu’ils sont dans leur propre malheur carcéral, assourdis par leur propre naufrage. Il est souvent contraint, cet écrivain post-exotique de base, à inventer un « lectorat » que, par humilité, il associe à la propre perception qu’il a de lui-même : sous-homme, Untermensch, animal petit et négligeable.
L’écrivain post-exotique, dans de telles conditions de création de son discours, a tendance à survivre grâce à l’auto-dénigrement et à l’humour des camps, et à un processus mental au cours duquel tous les systèmes de référence tendent vers zéro, sans que soient rabaissées ni remises en cause les valeurs qui les fondent. Je veux dire que tout est vécu dans un paradoxe : continuer à discourir depuis un point où tout discours est inutile et ridicule, en attribuant à la parole à la fois une très grande puissance (de propagande, d’agitation, de transfert dans des fictions habitables, d’évasion, de transformation du passé et du présent, etc.) et une fonction obscure et méprisable, clownesque la plupart du temps.
Voilà pourquoi, avec tant d’emphase, les écrivains post-exotiques parlent et parlent de la fin de leur parole. Je construis avec eux un édifice à la fois désespéré et humoristique. Je murmure ou gémis sans cesse en leur compagnie, je porte leur parole du mieux que je peux. Et ensemble, c’est vrai, nous nous dirigeons vers le silence, vers la phrase sur quoi se refermeront en même temps notre dernier livre et l’édifice romanesque post-exotique : « Je me tais ». Voilà notre programme.

Hong Kong, Temple Street, février 2003, année de la Chèvre

Jean-Didier Wagneur : Nous reprenons cet échange après le colloque d’Aix qui vous a été consacré. Vous pensiez d’abord ne pas assister aux communications, mais en fin de compte vous les avez écoutées installé silencieusement au fond de la salle. Ce n’est pas seulement votre discrétion qui vous interdisait cette présence, y a t-il angoisse à se voir analysé, autopsié, comme vos personnages ?
Antoine Volodine : Je pensais d’abord ne pas assister aux communications, et même ne pas être présent à Aix pendant cette journée. L’idée d’être l’objet d’une analyse ne m’angoisse pas vraiment, puisque mes livres jouent souvent avec l’idée qu’ils peuvent être scrutés, décryptés, disséqués, observés au-delà de la simple lecture. Ce qui me dérangeait était plutôt de devoir endosser une fonction non de cobaye, mais de juge ou de contrôleur de la parole prononcée à mon sujet, au sujet de mes livres, de mes intentions… Tout de même, les intervenants parlent d’une masse de textes écrits par un type qui est dans la salle, au fond, avec des lunettes noires et une sorte d’immobilité NKVDiste, quel est le statut du type, quel est le statut des intervenants au moment où ils émettent un avis, une hypothèse sur les écrits du type ? Moi, il me semble que l’angoisse, si angoisse il y avait, n’était pas du côté que vous suggérez dans votre question. En fait, je voulais, dans un premier temps, éviter de jouer ce rôle d’inspecteur. Puis j’ai pesé le pour et le contre et j’ai estimé qu’on pouvait tout simplement écarter ces considérations et mettre au premier plan l’amitié et l’honneur qu’on me faisait en se penchant sur mes petites errances textuelles et celles des écrivains post-exotiques. Il s’agissait de remercier l’ensemble de ces chercheurs, de saluer cette collectivité émouvante. Beaucoup de choses justes et d’intuitions excellentes ont été exposées en public. Cela conforte mon travail de manière spectaculaire. Je ne crois pas que l’on puisse comparer cette situation où je me trouve soutenu, encouragé, loué, avec le désastre et la précarité dans laquelle mes personnages se débattent. Ce qui me trouble, me troublait ce jour-là, c’est bien aussi cette évidence d’un grand confort depuis lequel je portais la parole d’auteurs et de narrateurs et de personnages qui, eux, restent toujours plongés dans un immense inconfort. Ça fait penser à ces personnalités de « l’humanitaire » qui s’agitent au milieu des miséreux, devant des caméras qui surprennent sur leur poignet une Rolex en or.

Jean-Didier Wagneur : Quel a été votre sentiment général ? Question que l’on peut décliner de plusieurs façons ? L’approche critique répond-elle, même amicalement, à une forme de prédation ? À un enfermement dans des problématiques ou des concepts étrangers ?
Antoine Volodine : L’approche critique (que je différencie bien entendu de l’approche journalistique, sur laquelle je ne vais pas me prononcer ici), je ne la sens jusqu’ici ni prédatrice ni charognarde, mais elle a des exigences qui peuvent entrer en conflit avec ce que j’ai souhaité dire, et surtout avec ce que j’ai souhaité préserver, dans et par le texte. Il y a donc toujours une mise en danger du texte, et surtout d’un au-delà du texte dont le contrôle m’échappera forcément à un moment ou à un autre. Ce qui m’inquiète, c’est, évidemment, que la recherche, au lieu de s’approprier le texte, s’approprie autre chose qui n’est plus le texte : et commence à distordre et à bouleverser mes belles petites constructions à la lumière de ce qui est une fausse lumière. Si cette fausse lumière est un des leurres que j’ai placés en prévision des intrusions maladroites ou inamicales, tant mieux pour le post-exotisme et tant pis pour les chercheurs ; mais si cette fausse lumière se met à éclairer des domaines que j’ai sciemment ou inconsciemment évités, là, je crois que je trouverai cela bien pénible. Cela dit, j’ai adopté pour principe de ne pas me prononcer publiquement sur les conclusions des chercheurs. Chacun devant rester à sa place, je ne prétends pas être compétent pour évaluer le résultat d’un travail qui obéit à des règles pour moi largement inconnues.

Jean-Didier Wagneur : Justement, peut-on imaginer une critique post-exotique ? Vous n’en avez jamais rien dit alors que vous avez imaginé une « poétique », une « génétique » et une histoire littéraire. Dans l’atmosphère de déshérence critique (ce qui est aussi le terrain de réussites géniales) qui enveloppe l’approche littéraire aujourd’hui, cette question peut se poser.
Antoine Volodine : Dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Lutz Bassmann s’exprime sur d’autres outils critiques pour approcher les textes et les univers post-exotiques. Il dresse une liste de vocables spécifiques, tels que « micro-théâtralité », « progression réticulaire », « respiration ornementale », « masque onirique », etc. Par ailleurs, il répond très exactement à votre question précédente : « (…) Le recours à des outils qui appartiennent, au bout du compte, à une autre science, emmaillote nos textes dans une logique qui ne peut les abstraire du mouvement artistique contemporain et, au contraire, les y ramène de façon abusive, de façon déloyale, parfaitement absurde (…) » Ou encore : « (…) Ils s’appuient sur des domaines de rélfexion que nous n’avons fait qu’effleurer (…) et ils négligent ce qui pour nous est essentiel, comme le degré de dégradation de la voix qui parle, ou sa relation amoureuse avec la mémoire de Wernieri, de Maria Schrag ou de Maria Clementi (…). »
Je pense qu’une « critique post-exotique », je reprends votre formulation, ne saurait être qu’une extension savante de la fiction, une nouvelle terre de fiction, de révolte et de rêve parfaitement intégrée à la construction post-exotique. Cette terre existe, elle a déjà été foulée et en tout cas imaginée dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Elle n’a à peu près rien à voir avec les techniques d’analyse que mettent en œuvre les chercheurs universitaires. Elle est d’une autre nature. En gros, dans le système clos et englobant du post-exotisme, une critique littéraire est présente, elle affleure dans Lisbonne, dernière marge, dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et sans doute ailleurs. Mais elle se confond avec une réflexion sur l’écriture et la voix, avec des échos narratifs, aussi, et il ne faudrait pas y chercher un socle véritablement scientifique, une sorte de variante post-exotique de la recherche littéraire universitaire.

Jean-Didier Wagneur : La question suivante ira dans le même sens. Dans la fiction, les écrivains du post-exotisme n’ont que du mépris pour la littérature du dehors. On est frappé par cette dichotomie entre la littérature post-exotique et le reste de la littérature, qualifiée d’officielle, d’idéologique, voire de thérapeutique. Une telle qualification semble relever d’un dualisme assez marxiste ?
Antoine Volodine : Des écrivains écrivent, profèrent et vivent (j’insiste) des textes à l’intérieur de la prison où ils sont collectivement enfermés et mêlent leurs voix. Ils écrivent, profèrent et vivent des romånces, des poèmes, des entrevoûtes, des narrats, des Shaggås, et j’en oublie. La littérature qui se développe au-delà de la prison est dite une fois pour toutes « officielle » : pour les incarcérés, nulle nuance sur ce qui caractérise l’extérieur. Une vision marxiste, une idéologie égalitariste, et une rage subversive jamais éteinte gouvernent la réflexion de ces hommes et de ces femmes lorsqu’ils l’appliquent au monde, à leur situation, à leur histoire collective et personnelle. Mais il y a d’abord et avant tout cette donnée physique, celle de l’enfermement à l’intérieur de murailles. Une séparation concrète et définitive a eu lieu. Il est ainsi essentiel de percevoir la production post-exotique comme obéissant à deux systèmes presque indépendants : un, la révolte contre l’extérieur (contre la réalité historique et sociale passée, présente et à venir, une révolte totale) ; et deux, une construction poétique collective, alternative, la mise en place, dans les conditions carcérales les plus ignobles, d’un monde parallèle totalitaire et onirique, qui finalement peut se donner le luxe de ne pas s’opposer à l’extérieur : d’ignorer, de mépriser l’extérieur.

Jean-Didier Wagneur : De nombreuses références extérieures ont été faites au cours du colloque : Kafka, Beckett, Borges… Je ne vous demanderais pas de commenter vos lectures, ce sur lequel vos réponses sont habituellement dilatoires. Mais peut-on concevoir des œuvres de littératures qui pourraient être qualifiées de post-exotiques par anticipation.
Antoine Volodine : On peut certainement en concevoir. Je ne sais trop que vous dire.
J’ai toujours du mal à parler publiquement de ma bibliothèque personnelle, car au fond vous voulez la relier à celle des femmes et des hommes qui prennent la parole dans mes livres. Ma culture personnelle est une chose, mais j’ai fait le choix de la laisser en retrait lorsque je suis (comme ici) porte-parole d’une œuvre qui est, au fond, collective. Porte-parole, ce n’est pas rien, et souvent il est admissible d’opérer un glissement entre auteur et porte-parole, c’est même recommandé pour des raisons pratiques, mais dès que l’on considère les choses avec un peu de sérieux, en profondeur, il vaut mieux éviter d’entretenir la confusion. Cela vaut pour vous comme pour moi. Je vais aborder la question d’une autre manière. Donner un autre exemple de confusion à éviter. Comme vous le savez, je suis aussi traducteur. Nous pourrions bavarder aimablement sur des auteurs russes que j’ai traduits. Or je serais fort gêné si dans le cours de notre discussion, pour évoquer un de ces auteurs, vous m’interrogiez sur mes lectures préférées. Ça me semblerait être un détournement d’attention, une approche qui privilégierait le traducteur au détriment de l’auteur traduit. De la même manière, quand vous me questionnez sur ma formation intellectuelle, mes goûts littéraires, les livres qui m’ont marqués, etc, il me semble que le discours s’éloigne de son centre, de son centre véritable : les voix, la matière, la culture, l’idéologie post-exotiques.

Jean-Didier Wagneur : Ce qui a été le plus flagrant a été la résistance de votre œuvre à la critique. Vous l’avez quasiment verrouillée à la manière d’un stratège contre toute intrusion, contre toute « réduction ». Je pose cette question non au narrateur post-exotique ordinaire, mais à l’écrivain, qui même prête-nom, signe la production et en assure la réception, est-ce de votre part un souci constant ?
Antoine Volodine : Ce qui est peut-être le plus terrifiant pour moi, dans la stratégie dont vous parlez, c’est cette mise à l’épreuve permanente : les verrous tiendront-ils ? Mais non, je plaisante. En réalité, heureusement, il n’y a pas de verrous, ce qui m’autorise à converser sans trop de dégâts en votre compagnie. Sans trop de nervosité. Pas de verrous qui puissent sauter, pas de cuirasse qui puisse être percée, simplement une apparence de mur qui se transforme en sable dès qu’on prétend y creuser une brèche. Ce n’est pas une question de stratégie, c’est une question de nature. Un mur est toujours fragile, quelle que soit son épaisseur. Un fantôme de mur reste indestructible. De plus, le post-exotisme ne s’abrite pas derrière un fantôme de mur comme s’il avait à défendre un siège.
Reprenons ce que j’ai exposé déjà à de nombreuses reprises : l’idée de cette littérature qui se développe dans l’enfermement, depuis l’enfermement, en élaborant des règles qui la séparent de l’extérieur de façon quasi-autistique. L’enfermement est double : il est d’abord imposé par le monde extérieur, il est carcéral, mille flics sans cesse en vérifient ou en renforcent l’efficacité. Il est ensuite le résultat d’un choix esthétique et politique : s’enfermer dans une création qui « ouvre les écluses des grands rêves », une création fraternelle, aux dimensions allant bien au-delà du monde réel – niant le monde réel, libérant ses auteurs des contraintes horribles du monde réel.
Quand je plonge en apnée chamane pour retrouver mes personnages, cette double enceinte est immédiatement mise en place. Au moment de l’écriture, donc, il ne s’agit pas d’un souci stratégique ou tactique constant, mais d’une évidence qui se reflète, je suppose, dans chaque mouvement du texte, dans chaque choix de vocable, dans chaque phrase. Au moment plus profane, moins magique d’un entretien à l’extérieur des murs, quand je vous réponds, cette double enceinte est brouillée. S’il y a un souci constant de ma part, c’est alors de ne pas me perdre dans un en deçà trivial du post-exotisme, et de céder à la tentation de vous raconter n’importe quoi, des anecdotes autobiographiques significatives ou je ne sais quoi.

Jean-Didier Wagneur : Vient de paraître Bardo or not bardo. Ce livre m’amène à voir que depuis le début, vous explorez ce que la réalité de la fiction sous l’image de monde flottant, sous le principe de dédoublement des personnages (ou plus si affinités) et à croire que le bardo est le lieu, la figure, le temps (biffez les mentions inutiles…) où se déroulent vos romans ?
Antoine Volodine : Le monde flottant du Bardo présente des conditions idéales pour construire une fiction, parce qu’il se situe à la rencontre de deux paroles ; celle d’un mort-personnage, qui vit longuement ses hallucinations, s’interrogeant sans cesse sur la réalité, sur lui-même, sur son identité, sur à peu près toutes les questions métaphysiques essentielles ; et celle d’un commentateur extérieur, d’un prêtre-narrateur, interprétant le monde de façon totalitaire à partir d’un livre qui explique tout. On a donc une confrontation entre deux réalités délirantes, une qui est perçue par un individu, au centre de la tragédie humaine, et l’autre, qui a été élaborée collectivement, qui fonctionne comme une règle inviolable que cependant aucun humain n’applique. C’est, peut-être aussi, une confrontation entre le métaphysique et le politique, quelque chose qui court, je crois, dans tous mes romans depuis Jorian Murgrave.
Ce qui est plaisant dans cet espace littéraire que m’inspire le monde flottant du Bardo, c’est qu’il permet de développer des paysages variés, d’intenses images qui ont cette qualité, cette intensité, justement parce qu’elles jaillissent hors des personnages à partir de leur vécu ou de ce qu’ils ont engrangé comme séquences oniriques et comme fantasmes dans leur mémoire. On a ainsi un imaginaire qui passe toujours par des souvenirs et des expériences intimement liées non à l’auteur ou au narrateur, mais au personnage lui-même. Cela oblige à une lecture, et pour moi à une écriture, compassionnelle, intuitive, cela oblige à admettre que dans ce qui est prononcé restera une part de non-dit, de l’information tue par pudeur ou par douleur. En même temps, on se déplace dans des mondes fantasmés où tout peut-être en permanence réécrit, réexploré, réinventé, y compris l’identité de ceux qui y prennent la parole, et ils sont nombreux.
Dans Bardo or not Bardo, ces mondes sont régis par la contrainte que je me suis fixée, une relation au Bardo Thödol (contrainte d’une élasticité formidable, mais contrainte, malgré tout). Mais dans d’autres romans, on retrouve le même principe de fonctionnement. Des morts parlent, marchent et se souviennent, et justement, dans ce temps-espace, grâce à leur parole, à leur marche et à leur souvenir, fabriquent ce que nous, nous allons appeler du roman. En regardant les choses de près, on devrait voir cela à l’œuvre dans Dondog, dans Des anges mineurs, dans Nuit blanche en Balkhyrie et dans à peu près tous mes titres.

Jean-Didier Wagneur : Vos personnages semblent atteindre de plus en plus une forme d’épure. Schlumm versus Puffky si l’on veut. Schlumm semble échapper au nom propre pour devenir une identité problématique. Vous construisez de plus en plus sur des couples en dehors de la contrainte interrogateur-interrogé.
Antoine Volodine : Il y a un passage dans Dondog : « Schlumm ensuite grandit, et il y eut de nombreux autres Schlumm, dit Dondog. Certains passèrent leur existence dans les camps, comme moi, d’autre errent perpétuellement dans le monde des ombres, comme moi, certains autres réussirent à s’insérer dans la vie réelle et à mettre le monde à feu et à sang, ou devinrent lamas, tueurs ou policiers, comme Willayane Schlumm ou Pargen Schlumm ou Andreas Schlumm, ou comme moi. Et quand je dis moi, je pense, bien entendu, à Dondog Balbaïan, mais, ce faisant, je pense moins à Dondog qu’à Schlumm lui-même. (…) Avec tous ces Schlumm quelque part inscrits dans la nuit, il n’y a pas de risque que la nuit soit close. » (p. 114)
La réapparition de Schlumm (avec des prénoms différents) dans Bardo or not Bardo s’inscrit donc dans une continuité qui avait été annoncée. Quant à « Puffky », c’était le pseudonyme que se donnait Dondog Balbaïan pour le théâtre au camp : « Mon pseudonyme pour le théâtre était Puffky. » (p. 272). Mais cette approche de Schlumm et Puffky dans Bardo, si elle est justifiée, n’a finalement qu’une fonction anecdotique. Car, comme vous le soulignez, on retrouve ici (dans le train, dans les caves du Bardo, chapitres 3 et 5) un couple fréquent : deux Untermenschen au fond de leur propre épuisement, qui se chamaillent un peu tout en perdant la plupart des traits qui les différencient : Gulmuz Korsakov/Dondog Balbaïan, à la fin de Dondog, Dondog/Schlumm (dans leurs rencontres oniriques), Breughel/Attyl dans au moins une séquence de Nuit blanche en Balkhyrie, Gonçalves/Golpiez à la fin de Le Nom des singes, Yasar Dondog/Evon Zwogg dans Des Anges mineurs (« …et toi, de nous deux, tu es lequel ? ») (p. 123). Etc. C’est effectivement, avec ces paires de personnages particuliers, un auto-interrogatoire qui se met en place pour se substituer à l’interrogatoire : avec les mêmes phases de brutalité, de duplicité et de mensonge, et là la contrainte question/réponse persiste, mais dans un cadre plus étouffant encore, si possible, et plus crépusculaire. Et un enjeu moins politique, plus marqué par une réflexion sur la destinée humaine dans sa dimension individuelle.

Jean-Didier Wagneur : La pièce centrale, « Le Bardo de la méduse », nous offre l’image de l’écrivain au milieu de son monde. Chausse trappe à critique comme le célèbre passage d’Alto Solo constamment repris ?
On peut comparer le chapitre « Le Bardo de la méduse » au chapitre « Le monologue de Dondog ». L’écrivain est au milieu de son monde, il construit avec ferveur une œuvre qu’il estime novatrice et phénoménale, que le public boude ou ignore. Il se raccroche donc à une idée abstraite de public ou à un sous-public composé d’animaux et même de plantes. Le public absent en face de celui qui dit les histoires (désastre poétique) fait pendant aux masses absentes en face de celui qui dit comment changer l’histoire (désastre politique). Bien entendu, on peut voir plusieurs dimensions dans ces mises en scène récurrentes. Tout d’abord une variation à partir d’une situation déjà exploitée (les écrivains post-exotiques adorent la variation et la prônent comme technique narrative de base) ; ensuite, une mise en abîme ironique de la situation réelle de la parole post-exotique (surnarrateurs à l’isolement, ayant pour compagnons de cellule des animalcules et des parasites) ; ensuite, une peinture douce-amère de l’échec ; et, pour finir, le panneau posé dans le paysage pour le critique, comme une balise utile.
Un autre point doit être souligné : comme dans plusieurs livres, c’est le chapitre central qui ordonne le reste du livre. Pas de clés ici, simplement la mise en place d’un système narratif théâtral, autour duquel vont se greffer les chapitres qui constituent, en réalité, le véritable Bardo de la méduse – un ensemble de plongées bardiques réalisées par Bogdan Schlumm pendant sa transe d’interprète/créateur. On a donc dans ce moment central, et presque sans artifices, le passage au premier plan de celui qui dit, joue et murmure le livre, on est comme pour les livres précédents en face d’un auteur par délégation : comme on pouvait se trouver en face de Will Scheidmann récitant les narrats des Anges mineurs, ou de Dondog disant le livre intitulé « Dondog ».

Jean-Didier Wagneur : Vous manipulez ici de manière encore plus affirmée la mort. Vous la repoussez non pas à l’impossibilité de mourir mais à un naufrage incapable de mettre fin à la souffrance de vivre. La partie est infinie. Quelle est votre image de la mort (non celle de vos personnages) ?
Antoine Volodine : Mes personnages ont des attitudes en face de la mort qui peuvent être diverses, contradictoires et qui ne recoupent pas forcément les miennes. Personnellement, je ne supporte pas l’idée de la mort, que cette mort s’applique à mes proches ou à moi-même, et quand je dis mes proches je pense autant aux morts qu’aux vivants. Et c’est avec le poids de ce refus, de cette répugnance, que depuis toujours je transforme littérairement la fin de mes personnages en un moment de réalité ou de rêve où leur vie se prolonge. Je puise dans l’imaginaire pour annuler et ridiculiser la mort, pour en embrouiller la notion, pour en décaler les échéances. J’admets vaille que vaille l’idée de l’endormissement, mais je ne supporte pas l’idée que la conscience s’arrête sans possibilité de reprendre. C’est beaucoup trop écrasant, comme perspective pour moi et pour les autres, il y a de quoi vous dégoûter de vivre. Dans mes livres je m’acharne donc à jouer avec l’après-décès, les quarante-neuf jours du Bardo, la réincarnation, le souvenir des vies antérieures. C’est une manière d’insulter la mort, je me serai au moins donné ce plaisir. Écrire mes petites histoires est pour moi une aide de première importance, dans le cadre de la lutte contre cet écrasement. Reste qu’insulter la mort n’apporte qu’une satisfaction passagère. Le néant existe, il est horrible, il est indicible, il est intransformable, il est la réalité et, une fois de plus, on se rend compte que la parole, en face de la réalité, ne peut rien.

Jean-Didier Wagneur : La vie est-elle le pire des cauchemars ?
Antoine Volodine : La mort pour mes personnages est liée au voyage raté, au voyage qui s’amenuise, aux espaces sombres, crépusculaires, qui précèdent la disparition dans l’espace noir. La dimension du décor n’est pas toujours marquée par l’étroitesse, note bien. Il y a souvent un ciel (totalement noir) et une terre sans limite (couverte de suie). Par ailleurs, le temps est assez fantastiquement étiré pour paraître sans fin. On est à la fin d’une combustion, au moment du refroidissement et des souvenirs. Si on excepte la poursuite dans le vide-ordures (exceptionnelle, et mettant en lumière un lieu d’action plutôt qu’un lieu de mort proprement-dit), l’espace a été à la fois lavé et sali par le feu, et il colle un peu à la peau et à la semelle des chaussures, mais il n’est pas assimilable à l’ordure, aux égouts, intestins et déchetteries… Là-dessus, réfléchissons au problème de la naissance, étroitement associé à mon avis à une réflexion indispensable sur la mort. J’ai écrit un texte important (pour l’instant non publié) qui décrit en une soixantaine de pages le passage, sous forme de mission spéciale, de ces espaces noirs qui précèdent la naissance. Ce passage, difficile, pénible, reste l’hypothèse autour de laquelle se déterminent tous mes personnages-d’après-décès : il y a ceux qui tendent vers cette renaissance, ceux qui n’y croient pas et ceux qui sont trop épuisés pour se préoccuper sérieusement de la question.
Plus que la vie, c’est ce moment sombre que je traite comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Pour les surnarrateurs qui parlent dans mes livres, il y a souvent confusion entre cette longue mort non-mort et leur vie carcérale, faite de répétition, de monotonie, d’hallucinations et de souvenirs. Quelque chose qu’on pourrait appeler leur vie non-vie.

Jean-Didier Wagneur : Paraissent simultanément Slogans de Maria Soudaïeva que vous avez traduit du russe. Ce livre a été reçu non seulement comme un choc, mais a surtout été immédiatement enveloppé d’un mystère. Malgré votre introduction, certains ont esquissé la possibilité d’une paternité possible. Quelle place occupe Volodine dans Slogans ?
Antoine Volodine : Je suis heureux que nous puissions disposer d’un petit moment pour parler de Slogans et de Maria Soudaïeva. Je vais donc reprendre les éléments qui déjà figurent dans ma préface à Slogans : j’ai rencontré Maria Soudaïeva à Macau, lors de mon long séjour en Asie du Sud-est, au début des années 90. J’ai ainsi, de la façon la plus inattendue qui soit, fait la connaissance d’une femme qui correspondait trait pour trait à un de mes personnages – russe, exilée depuis toujours, détestant toute attache nationale, anarchiste, imprégnée de cultures étrangères, orientales, en rage contre le monde réel, en lutte contre une des grandes saloperies de ce monde (la prostitution) ; et, pour couronner le tout, si on ose dire, ravagée par la maladie mentale et tenant des discours hallucinés sur le présent et l’avenir de notre société. En somme, je pouvais voir en elle une variante d’Ingrid Vogel, même si son engagement militant et ses références ne passaient pas par la lutte armée. Et cette femme écrivait, dans ses moments d’inspiration ou de délire. À Macau je l’ai approchée, j’ai entretenu avec elle une amitié un peu bizarre, faite de fascination et de répulsion, d’intérêt et d’agacement… Elle était malade, il était difficile de maintenir avec elle des relations suivies et équilibrées. Je l’ai vue assez régulièrement, pourtant. Elle était une des rares personnes de Macau avec qui je pouvais parler de mon travail d’écrivain sans avoir l’impression d’être un cuistre ou un extraterrestre. Elle avait lu Lisbonne, dernière marge. Elle savait que j’étais en train d’écrire Le Nom des singes, Le Dragon gris, Le Port intérieur. Les slogans qui apparaissent dans Le Port intérieur m’ont été dictés par elle. Et puis, pendant des années, nous nous sommes perdus de vue. Je suis retourné en Europe, elle avait quitté Macau, nous n’avons même pas correspondu.
De temps en temps, à Macau, elle était flanquée d’un deuxième personnage quasiment post-exotique qui était son frère, Ivan Soudaïev, un homme au caractère difficile, totalement dévoué à sa sœur, sans doute aussi richement fou qu’elle, mais dans une variante beaucoup plus taciturne. C’est lui qui m’a envoyé après la mort de Maria une somme de papiers, des carnets, des instructions, un manuscrit fait de phrases extrêmement puissantes, rythmées, pleines de néologismes et de mélanges linguistiques presque illisibles. Je retrouvais là, mais cette fois par centaines, les slogans inhumains, les ordres hurlants que Maria m’avait incité à insérer dans Le Port intérieur.
Ivan Soudaïev lui-même se piquait d’écrire, mais j’ignore s’il s’agissait de velléités ou si vraiment il avait une œuvre en cours. Sur ce sujet, les renseignements dont je dispose sont vagues et même contradictoires. Ivan s’est réservé le soin de travailler plus tard sur ce que Maria nommait ses petites proses, mais, pour une édition française, il m’a donné carte blanche. J’ai reçu et découvert ce manuscrit tout d’abord avec désarroi, car à partir des slogans de Maria que je connaissais, j’avais eu la vision d’un projet romanesque tout à fait semblable, que j’avais intitulé plusieurs années plus tôt Conversation avec une louve en me donnant même le luxe d’en faire une recension publique. À ce premier désarroi est vite venu s’ajouter un malaise d’une autre nature : le texte que je tenais entre les mains était fondamentalement intraduisible, inachevé, dans un désordre total, constitué de multiples moments d’écriture que Maria n’avait pas eu le temps de réviser. C’est un peu comme si on m’avait remis un brouillon génial. Génial, mais impubliable. J’avais conscience qu’il s’agissait pour moi d’un précieux présent, d’un legs que je ne pouvais pas refuser : quelque chose qui s’inscrivait dans ma vie comme un devoir d’amitié, d’affection, de fidélité, mais aussi qui correspondait à une nécessité littéraire. Il fallait faire connaître ces cris extraordinaires. Malgré tout, ma première idée a été de renoncer, je reculais devant l’ampleur de la tâche. J’ai laissé de côté ce travail pendant des mois. Puis je me suis penché dessus et, presque aussitôt, sans mal, j’ai su comment ordonner le manuscrit, le recomposer, le structurer, le traduire.
Je n’aime pas beaucoup parler de miracles, mais là, quelque chose s’est produit que je n’avais jamais vécu : une rencontre violente, choquante, avec une sœur d’écriture. Une rencontre entre deux inspirations, où l’idée même de conflit intellectuel disparaissait. Un partage. Cette rencontre était déjà illustrée dans quelques-unes des images de Maria, qui renvoyaient à la culture et aux fantasmes d’Ingrid Vogel. Mais surtout, j’ai osé intervenir dans le corps du texte, dans ses sonorités, dans sa structure, comme si nous étions, Maria et moi, en harmonie littéraire totale, en complicité, chacun suggérant à l’autre des bonheurs poétiques, des illuminations. J’ai osé m’approprier le texte tout en me mettant totalement à son service. Ma première intention était de remodeler Slogans pour en faire une œuvre qui verrait le jour sous une forme accomplie et qui serait lue, déclamée, aimée. Mais dès le début, ce qui était traduction et adaptation a évolué vers une extase d’écriture qui avait un caractère proche de l’extase chamanique, dont j’ai parlé ailleurs. Je ne sais pas pourquoi, j’avais confiance, et j’avais toutes les audaces, et aussi la certitude que mes choix n’allaient pas trahir l’original. J’ai osé aller bien au-delà de ce qu’on attend d’un traducteur : j’ai corrigé, fusionné, reconstitué, j’ai retranché et ajouté. J’ai modifié des noms et même des références. Je n’ai aucune honte à avouer cela, cet au-delà de la traduction qui contredit l’éthique des traducteurs : peut-être parce que le résultat est là, un poème déferlant qui n’aurait jamais existé sans cette intrusion violente de ma part.
La question de la paternité est ridicule Elle est soulevée, évidemment, par les effets de proximité poétique et les interventions sur lesquels je viens de m’expliquer une fois de plus. Slogans est l’œuvre d’une femme dont je déplore la disparition, un auteur dont la voix est incomparable. Je n’ai absolument pas souhaité figurer sur la couverture en tant que co-auteur ; ç’aurait été, à mon avis, abusif, et aurait brouillé encore plus les cartes. Il n’y a pas de cartes, il n’y a pas de mystère, il y a seulement une poétesse admirable, un livre admirable.

Jean-Didier Wagneur : Quelle influence a-t-elle à partir du Port intérieur ?
En rencontrant Maria à Macau, je croisais soudain dans la réalité une individualité d’exception, qui ressemblait à une des femmes que j’avais décrites dans Lisbonne, dernière marge : même comportement, mêmes secrets, en somme, et même grande richesse intérieure. Même héroïsme, aussi, même solitude. Nous nous sommes retrouvés autour d’une vision apocalyptique du monde contemporain, nous avons échangé nos fantasmes et nos approches de la mémoire historique : elle avait connu sur place l’angoisse de la guerre à Hanoï, elle connaissait bien l’Asie, l’URSS, nous partagions un même intérêt pour le chamanisme sibérien, pour les peuples de l’Extrême-orient soviétique ; de mon côté, je pense que j’ai fait évoluer sa perception de la Shoah (qu’elle n’avait pas tellement intégrée parmi les abominations du XXe siècle et à quoi les cris et clameurs violentes de Slogans se réfèrent souvent, à l’évidence).
Notre relation avait aussi la dimension d’un échange littéraire. Cette relation était inégale : Maria a lu plusieurs de mes livres, je lui ai parlé des romans sur lesquels j’étais en train de travailler, de mes projets, alors que d’elle je n’ai lu qu’une poignée de phrases éblouies, que j’ai citées dans Le Port intérieur, les « slogans » recueillis par Gloria Vancouver. Pour moi, c’était quelqu’un qui avait un tempérament de visionnaire et de poétesse, mais qui n’écrivait pratiquement pas. J’ai été stupéfait en découvrant le manuscrit envoyé par Ivan. Et consterné, aussi, peiné à l’idée de ne pas avoir pu faire ce travail de traduction et d’adaptation avec, à côté de moi, Maria vivante. C’est un peu comme si, sur ce plan poétique qui me tient tant à cœur, j’étais passé à côté d’elle sans la voir.
Maria Soudaïeva est très présente dans Le Port intérieur, dans le personnage de Gloria Vancouver et dans ses illuminations oniriques. Elle avait refusé que je fasse apparaître son nom dans une formule de remerciements. On trouve néanmoins ce nom dans la liste des auteurs post-exotiques dissidents du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et il y a ici et là dans les livres suivants quelques clins d’œil qui lui sont adressés. Le plus spectaculaire reste évidemment ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure : cette vision anticipée de l’ouvrage que j’allais recevoir des années plus tard, cette Conversation avec une louve dont je décrivais le contenu à tâtons dans une rubrique littéraire, l’attribuant à Marina Peek.
Autre influence importante de Maria sur la production post-exotique : dans le cadre de cette traduction chamanique de Slogans, j’ai moi-même composé un grand nombre de « slogans ». Je les ai regroupés dans un cantopéra, Vociférations, écrit en collaboration avec le musicien Denis Frajerman2.
Vociférations n’aurait pas eu le moindre début d’existence sans la magie poétique de Maria Soudaïeva. Vociférations doit tout à Maria Soudaïeva, c’est également, comme Slogans, un lieu de retrouvailles littéraires et presque physiques avec elle. C’est pour moi une manière de prolonger son douloureux combat contre le réel, et de lui rendre une nouvelle fois hommage. Et, lorsque je murmure ou déclame ces phrases si proches des siennes, c’est l’occasion de lui redonner un peu de vie. Un peu de vie et un peu de voix.

Paris, 2004, année du Singe

1. Contemporary Novelist. Antoine Volodine, dossier préparé par Jean-Didier Wagneur avec des contributions de Pascale Casanova, Anne Roche, Charif Majdalani, Jean-Louis Hippolyte, Lionel Ruffel, Marie-Pascale Huglo, Jean-Didier Wagneur, SubStance, a review of theory and literary criticism, n° 101, volume 32, n°2, University of Wisconsin Press – University of California at Santa-Barbara, 2003. Voir www.substance.org
2. Sur la passionnante rencontre musico-littéraire entre Antoine Volodine et Denis Frajerman, qui demanderait un développement à part, il faut citer principalement : Les suites Volodine ; Des Anges mineurs, oratorio post-exotique ; Vociférations, cantopéra. Consulter à ce sujet le site : http://www.rumbatraciens.com/frajerman/

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