Été 2015 / Cours sur les « Lettres de mon moulin » d’Alphonse Daudet

Cours à l’IFJ de Tokyo, juillet 2015, le vendredi, de 13:30 à 15:20.

Calendrier des cours :

  • 3 juillet : L’histoire des Lettres, contexte et paratexte (« Avant-propos » et « Installation »), Le poète Mistral (p. 140-149).
  • 10 juillet : La chèvre de M. Seguin & La mule du pape.
  • 17 juillet : La légende de l’homme à la cervelle d’or & L’Arlésienne.
  • 24 juillet : Le curé de Cucugnan & Les trois messes basses.
  • 31 juillet : Ballades en proseÀ Milianah & Les sauterelles.

Liens utiles :

Notes (références à l’édition Larousse, Petits classiques, n°29, 2010, 301 p.) :

  • Alphonse Daudet, Les amoureuses, 1857 : recueil de poèmes, première publication d’Alphonse Daudet, peu après son arrivée à Paris. Voir notamment : Trois jours de vendanges, À Clairette, Nature impassible.
  • Frédéric Mistral, Mireille, 1859 : édition bilingue en ligne. Publié peu de temps après la rencontre Mistral-Daudet, ce poème provoque un regain d’intérêt littéraire et culturel pour le provençal et la culture provençale.
  • Alphonse Daudet, Le Petit Chose, 1868, roman autobiographique. Résumé.
  • Pampérigouste : nom de ville ou village imaginé par Daudet, formé par déformation de « Pamparigouste », ou « Pampaligosta », désignant depuis longtemps un pays imaginaire, utopique, ou un lieu très lointain (Papeligosse, chez Rabelais, lieu tellement lointain que l’on peut s’y moquer, ou s’y gausser, du pape). Chez Daudet, lieu où le contrat de vente du moulin est signé devant notaire ; repris dans Tartarin de Tarascon, où il est précisé : « délicieux pains-poires qui sont des coings enveloppés d’une pâte fine et dorée, d’où le nom de Pampérigouste donné à l’abbaye » – pan-péri-gousto, c’est, bien sûr, une fausse étymologie très amusante.
  • Avant-propos : « par-devant », « au lieudit », « sis », la ou les « présente(s) », « il appert », « dont quittance », « acte fait », ces expressions font partie du lexique juridique et notarial et donnent au lecteur l’illusion de la réalité d’un achat de bien par « le sieur Daudet ». Ce texte écrit pour la première édition collective des lettres déjà parues dans la presse permet de les relier et de les coudre à la réalité, constituant, de fait, le recueil. Mais il y a aussi des différences, des expressions n’appartenant pas du tout au vocabulaire professionnel des notaires… et qui attestent de la nature fictionnelle de l’Avant-propos.
  • Installation : le texte commence par une exclamation. Plusieurs des lettres commencent aussi par une attaque exclamative et orale qui se place d’emblée dans une conversation, au milieu des éléments et sans explication, avec une emphase toute méridionale. Ce procédé d’ouverture in medias res est courant dans la nouvelle, du fait de l’économie de volume du genre ; tout l’art étant de faire en sorte que le lecteur ne soit pas perdu et trouve suffisamment d’intérêt pour continuer.
  • Jemmapes (42#6) : commune de Belgique (Mons) où l’armée révolutionnaire française remporta une victoire importante sur les troupes autrichiennes le 6 novembre 1792…
  • La chèvre de M. Seguin (48-55) : on s’émeut souvent du sort de la pauvre chèvre dévorée par le loup… Mais l’histoire – me semble-t-il – a une toute autre valeur. Décryptage : plutôt qu’une vie entière d’ennui et de servitude (n’oublions pas qu’elle est attachée à une corde et donne son lait tous les jours, ce qui peut être assimilé à du travail forcé et à de l’abus sexuel), Blanquette choisit trois fois et en toute conscience : 1. elle décide de partir dès qu’elle en a la possibilité et elle jouit de sa liberté avec grand bonheur (elle s’est d’ailleurs élevée dans la société et elle a découvert en une journée plus de choses que dans toute sa vie précédente) ; 2. elle est tentée de redescendre le soir mais elle y résiste en sachant parfaitement le risque qu’elle prend ; 3. à une mort rapide et sans souffrance, elle préfère le combat contre le loup même si c’est sans espoir de le vaincre. Elle est donc une héroïne libertaire et désespérée : elle ne prône pas « la liberté ou la mort ! » mais elle assume « la liberté et la mort ». Respect ! De l’autre côté, on dirait que M. Seguin n’est pas du tout conscient d’être un exploiteur… Tortionnaire, peut-être, en tout cas un véritable monomaniaque : Blanquette est tout de même sa septième chèvre qui s’enfuit ! Il aurait pu se poser des questions sur sa dépendance caprine. Du coup, ce sept nous inquiète, c’est un peu comme la septième femme de la Barbe-Bleue, il y a une sorte de compulsion masculine a vouloir s’assujettir des personnes du sexe féminin qui ne le souhaitent pas. « Il y a le loup dans la montagne » est l’éternelle réponse sécuritaire des profiteurs devant l’aspiration à la liberté.
  • La mule du pape (58-70) : sans doute la « lettre » la plus joyeuse et optimiste du recueil de Daudet ; ce bonheur provenant peut-être de l’utopie d’un Avignon papal de fête permanente (récurrence des danses sur le pont, alcoolisme institutionnalisé et modéré – au châteauneuf-du-pape, amour du peuple pour son seigneur ecclésiastique) ; le roi d’Yvetot est donné en référence (60#63) d’une tradition improbable de rois débonnaires, vision moyenâgeuse du despotisme éclairé qui aboutira aux très joyeuses Aventures du roi Pausole de Pierre Louÿs (1901)…
    Le conte peut se résumer par le dicton : la vengeance est un plat qui se mange froid, déjà popularisé par le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (1844). Daudet respecte la règle implicite que la vengeance n’est positivement acceptée (voire encouragée) par le lecteur que lorsque l’injustice a été clairement établie. Ici, la polarisation est extrême : la mule est sympathique, belle, intelligente, serviable et aimée, et l’intrus Tistet Védène en est l’inverse : malhonnête, débauché, intrigant, etc. (parmi les santons de Provence, Tistet est un prénom parfois donné  à un valet de ferme ivrogne, fainéant et coureur de jupons…), et le crime de Tistet bien mis en valeur !
  • La légende de l’homme à la cervelle d’or (72-76) : l’absence de détails sur cette cervelle (liquide, solide, gélatineuse, etc.) – et son impossibilité physiologique – permettent à tous les lecteurs de la concevoir d’emblée comme une métaphore, mais de quoi ? D’un don artistique ou intellectuel, qui advient à certains génies qui ne savent pas s’en servir ? Ou plus généralement d’un capital humain (un être humain) qui est dilapidé par bon nombre d’entre nous ? Cette universalité de la situation est combattue, voire détruite par la situation sociale proposée par Daudet : une famille qui demande rétribution de son investissement, un ami voleur, etc.
  • L’Arlésienne (127+) : « lettre » écrite en 1866 ; Daudet s’inspire d’une confidence amicale de Frédéric Mistral, dont le cousin s’était suicidé en 1862 après avoir découvert que sa fiancée le trompait ; Mistral, blessé que ce drame familial ait été révélé et serve à une histoire, s’est fâché avec Daudet. Au fait divers, Daudet associe le motif de l’absence ou de l’invisibilité de la belle… Cette lettre n’a pourtant pas eu beaucoup de succès, jusqu’à la mise en opéra de Georges Bizet qui en popularisera la trame. Pour les lecteurs d’aujourd’hui, ce drame passionnel laisse apparaître clairement la misogynie d’Alphonse Daudet…
  • Le curé de Cucugnan (89-95) : le village de Cucugnan existe vraiment, dans les Corbières et non en Provence ; il a d’ailleurs un moulin encore en activité, ce qui est très rare. « L’adorable fabliau » (89#4) de Joseph Roumanille (95#194) a également existé, d’après le véritable sermon de l’abbé Ruffié en 1858. L’origine du nom est inconnue ; peut-être du lat. cuculla, capuchon des moines, ou de la racine encore plus ancienne cucc-, qui serait une hauteur arrondie, une colline, donc. Mais attention aux étymologie fantaisistes qui traînent partout dans l’internet…
    Pour se diriger dans le royaume des cieux, la droite (91#55) est bonne (dextre) et la gauche (93#115) est mauvaise (sinistre).
    Le chant du coq qui dénonce le mensonge (92#98) est une allusion biblique (voir par exemple Matthieu) – basé sur le fait, non religieux, que le chant du coq n’annonce pas toujours le lever du soleil…
  • Les trois messes basses (111-123) : dans les fabliaux, la démonstration de la bêtise ou de la manipulation des humains est souvent mise en scène par un triptyque : trois larrons, trois chevaliers, voir les trois vœux. À noter : cette lettre est la plus tardive écrite par Daudet puisqu’elle date de 1876 et a paru d’abord dans les Contes du lundi.
  • Misogynie / sexisme : la déconsidération des femmes (infériorité par rapport aux hommes, minorité légale) ou la considération des femmes comme des objets (sexuels ou ménagers), des animaux (superbes ou imbéciles) ou des créatures malfaisantes (sorcières, diaboliques ou fatales) sont – hélas – présentes dans beaucoup de sociétés et d’époques (sinon toutes…). La misogynie de Daudet (voir exemples ci-dessous) n’a donc rien d’exceptionnel mais elle est pourtant remarquable, notamment si l’on considère l’absence de misogynie chez certains de ses contemporains comme Balzac, Hugo ou Flaubert (alors qu’on en trouvera dans les textes de Mérimée, Maupassant ou Mirbeau) :
    • Dans La chèvre de M. Seguin, une misogynie paternelle : étant personnalisée, Blanquette est la 7e chèvre achetée (49#30) ; prise toute jeune, elle est jolie et docile, « se laissant traire sans bouger » (49#39) ; voulant sa liberté, elle devient coquine et doit être sauvée malgré elle, en restant enfermée toujours (51#93-95).
    • Dans La légende de l’homme à la cervelle d’or, bien que les parents soient responsables du gâchis du génie de leur fils (74#49-56), c’est quand il est amoureux d’une femme que « cette fois tout fut fini » (74#77) : elle est futile (pompons, plumes), dépensière et capricieuse, « moitié oiseau, moitié poupée » (75#82) et meurt « sans qu’on sût pourquoi » (75#97), ce qui fait penser à une sorte de traîtrise ou d’abandon – alors que (objectivement) le mari est bien plus coupable de sa propre ruine puisqu’il cache toujours l’origine de sa prétendue fortune et ne cherche jamais à responsabiliser sa femme…
    • L’Arlésienne est probablement l’un des textes les plus ouvertement misogynes de la littérature française. La femme en question n’a même pas le droit d’y apparaître ! Elle est accusée d’être volage et infidèle alors qu’elle est l’enjeu d’une appropriation entre deux hommes (l’un à qui les parents « l’avaient promise », 129#61, et Jan qui veut « son Arlésienne à toute force », 128#48) sans que l’on sache ce qu’elle en pense, lequel elle préfère, etc. La fierté masculine (129#79), qui consiste à ne rien dire de son problème et à s’enfermer dans sa dépression (produite par un caprice et une illusion), est bien plus responsable du suicide de Jan que l’invisible Arlésienne. La féminité n’est positive qu’à deux occasions : quand Jan apparaît « sage comme une fille » (128#41) et quand il est mort, dans les bras de sa « mère toute nue qui se lamentait » (131#135) – dans un cas, on souligne la passivité, dans l’autre l’animalité, ce qui constitue encore des propos misogynes.
    • Dans Le Curé de Cucugnan, banalité de la femme battue : l’alcoolique Coq-Galine « si souvent secouait les puces à sa pauvre Clairon » (93#143-144), où l’expression moqueuse secouer les puces invite à la tendresse pour le pauvre gars…
    • Misogynie par absence de présence féminine. Dans La mule du pape, c’est un autre animal au féminin : une domestique choyée par son maître mais maltraitée par un arriviste, et qui parviendra à se venger ; le texte n’assimile pas la mule à une femme (ni par le vocabulaire ni par métaphore), qui, comme par hasard, devient un personnage héroïque et symbole de la juste vengeance. Dans les lettres sur les ecclésiastiques, les femmes sont absentes, exclues ou très peu mises en valeur ; ces communautés masculines servent certes à présenter de graves travers humains (par caricatures, ridicules, clichés) mais montrent tout de même un univers intellectuel, religieux, culturel, rituel – dont les femmes sont exclues.
    • Dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, la notice consacrée à Alphonse Daudet mentionne : « Daudet partage également la misogynie de Mirbeau et sa conception de la relation amoureuse identifiée à un véritable calvaire. Cette cruauté de la femme dominatrice, corruptrice et perverse, sert de point commun à Sapho (1884) et au Calvaire (1886) dont la critique de l’époque n’avait pas manqué, au grand dam de Mirbeau, de souligner malignement les analogies. Il est vrai que les deux romans proposent bien les mêmes images dégradantes de la femme, « cette bête immonde », et de l’amour qui s’accompagne, chez l’un comme chez l’autre, d’une « odeur de pourriture ».

À suivre…

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