Hiver 2017 / Cours sur « Élise ou la vraie vie », de Claire Etcherelli

Cours à l’IFJ de Tokyo, janvier-février 2017, le vendredi, de 13:30 à 15:20.

Calendrier des cours

  1. Le 6 janvier 2017 : la première journée à l’usine (p. 72-90)
  2. Le 13 janvier : le contexte familial et social (p. 9-33)
  3. Le 20 janvier : jusqu’à la première paye (p. 90-123)
  4. Le 27 janvier : sorties et discussions, avec Arezki, Lucien, Henri (p. 123-139)
  5. Le 3 février : l’existentialisme sans le dire (p. 42-71, 174-189)
  6. Le 10 février : le racisme vécu dans le contexte de guerre (p. 189-195, 212-220, 225-231, etc.)
  7. Le 17 février : le Putsch d’Alger et le mouvement ouvrier de 1958 (p. 232-262)
  8. Le 24 février : les fins (Lucien, Arezki, le travail, le séjour parisien, le roman, la vraie vie).

Au préalable :

Sur l’auteur :

Claire Etcherelli est née à Bordeaux en 1934. Son père mort à la guerre, elle est élevée par sa mère et son grand-père paternel. Elle a surtout vécu à Bordeaux, au pays Basque et à Paris. Issue d’un milieu très modeste, elle obtient une bourse afin de poursuivre ses études. Elle vient s’installer à Paris, mais le manque d’argent la contraint à travailler en usine à la chaîne, pendant deux ans. De cette expérience Claire Etcherelli retient l’image d’un environnement éprouvant et obsédant, qu’elle décrit dans son premier roman Élise ou la vraie vie (1967). Le roman, qui obtient le prix Femina en 1967, conte l’amour tragique d’une Française et d’un travailleur immigré, mais élabore aussi une réflexion sur la guerre d’Algérie et ses conséquences sociales. Le roman a été traduit en anglais et plusieurs autres langues. Élise ou la vraie vie a été portée à l’écran par Michel Drach en 1970.

Bibliographie :

  • « Écoutez cette femme… Un entretien de Simone de Beauvoir avec Claire Etcherelli », Le Nouvel Observateur, 15 novembre 1967.
  • Siobhan McIlvanney, « Feminist « Bildung » in the Novels of Claire Etcherelli », The Modern Language Review, vol. 92, no 1, janvier 1997, p. 60-69.
  • Dans Le Monde des livres, 29 nov. 1967, p. III, article de Francine Mallet (emprunté ici) :

Claire Etcherelli parle…

Il y a quelques jours, Claire Etcherelli, dont le public venait à peine de découvrir le nom, puisque « Élise ou la vraie vie » est son premier roman, ignorait qu’il y eût un Prix Fémina. Elle s’est toujours méfiée des intellectuels qu’elle juge plus aptes à parler, à promettre et à griser de mots leur auditoire, qu’à agir. Son livre ne doit donc rien aux modes du jour, ni aux recherches romanesques actuelles. Elle avait fait l’expérience du travail en usine, non en volontaire comme Simone Weil et Mennie Grégoire, mais pour gagner sa vie. Elle l’avait faite au moment où la tension était la plus rude entre le peuple français et les travailleurs algériens. Élise ou la vraie vie apporte là-dessus un témoignage vécu. C’est à ce témoignage qu’on a été le plus sensible. Or Claire Etcherelli avait d’autres ambitions qu’elle précise ici :

J’ai admiré la manière dont Simone de Beauvoir m’a posé [c’était dans Le Monde des Livres du 4 octobre 1967], au sujet du travail féminin, les questions qu’il fallait, mais par contre j’ai été déçue que tous les critiques de mon livre se soient attachés presque exclusivement à ce point de vue. Si j’avais voulu parler seulement de la condition des femmes à l’usine ou du racisme, j’aurais écrit une chronique.
Or, j’ai choisi la forme du roman parce que je tenais à créer des personnages, à les faire vivre, et parce que j’attache beaucoup d’importance à l’écriture.

Élise ou la vraie vie n’est pas un roman uniquement autobiographique comme beaucoup l’ont cru. Claire Etcherelli n’a pas de frère, n’a jamais vécu avec sa grand-mère. Le sachant, on est mieux sensible à son exigence romanesque.

Tout ce qui dans mon livre concerne le racisme et les problèmes des Algériens est réel, et je n’ai eu qu’à choisir entre tous les faits dont j’ai eu connaissance. Dès 1947, le hasard m’avait mise au courant du fait algérien. Je croyais alors que le racisme était l’apanage de certaines classes, qu’il n’existait pas à l’usine. J’avais des illusions. Les ouvriers aussi sont racistes, le plus souvent par esprit de concurrence ou parce que l’existence de parias leur permet de s’affirmer, et les ouvrières le sont plus encore, car pour elles l’Arabe est un agresseur de femmes. À l’époque où se situe le roman, la guerre d’Algérie faisait du « Noraf » l’ennemi. Les Français, hommes ou femmes, avaient peur, les Algériens plus encore.
Je plaignais ce gibier traqué, ces gens pris entre la brutale surveillance de la police française et les obligations que faisaient peser sur eux les dirigeants du F.L.N. : plus le droit de fumer, de boire du vin, verser l’impôt.
Le vide se faisait autour de moi parce que je m’intéressais aux « ratons ».
Sans doute je n’aurais pas cherché à rencontrer des Algériens. Mais le fait de travailler avec eux, de les côtoyer m’a permis de les connaître à un moment où bien peu avaient cette expérience. C’est cette expérience que j’ai voulu traduire…
Un amour naît entre Élise et Areski, le militant algérien, un amour triste, parce qu’avant même d’être interrompu tragiquement, il se heurte aux interdits nés de la guerre, à la haine de ceux qui les côtoient, à leur humiliation commune à la chaîne.
Pour s’aimer dans ces circonstances spéciales, il fallait s’aimer profondément. Il fallait que ce sentiment soit composé d’estime, de tendresse et d’esprit de sacrifice de part et d’autre, et ne corresponde pas seulement à une attirance physique ou au besoin de briser sa solitude. Cet amour a entraîné des moments de grande douceur, de gaieté, de rires, de joie.

Pudeur et courage transparaissent aussi bien dans les actes d’Élise que dans l’écriture ou les paroles de Claire Etcherelli. On n’a pas le goût de gémir quand les autres n’en ont pas le pouvoir.
Claire Etcherelli a maintenant quitté l’usine et travaille dans une organisation de jeunesse. Elle écrit un second roman.

J’y travaille régulièrement tous les jours. Un effort, après une journée de huit heures. L’écriture est une chose très difficile. Je procède toujours de la même façon. J’y pense beaucoup avant. Je construis intérieurement une histoire que je raconte. Lorsque je sais ce que je veux dire jusqu’au bout, mais alors seulement, je commence à écrire. Ce qui m’intéresse, c’est plus de parler des gens qui ont retenu mon attention que de transcrire mes ruminations personnelles. Mes héros principaux sont des hommes. Je n’ai conçu d’abord Élise que comme une récitante, un témoin de la vie que mènent Lucien et Areski. Au début, je n’aimais pas le personnage d’Élise. Il m’est en outre difficile de parler à la première personne. On s’empêtre…
Le mot juste ne vient pas toujours. Un dictionnaire est très utile, mais je n’en possède un que depuis fort peu de temps. J’ai toujours lu en bibliothèque. La lecture me ravit. En découvrant l’école, à neuf ans, j’ai trouvé au cours un caractère magique. J’aimais la grammaire ! Je l’aime encore ! Les problèmes de syntaxe me plaisent. Mes manuscrits sont toujours très raturés…
Le goût que j’ai maintenant de la vie solitaire me permet ainsi de mener de front et mon métier et la rédaction d’un livre. Dès mon enfance, j’ai été marquée terriblement ; toute ma jeunesse s’est passée dans une grande solitude forcée, d’abord amère. Je souffrais de tout : de mes vêtements, de ma gaucherie… Je souffrais surtout d’être retranchée des autres élèves du pensionnat religieux élégant où, grâce à une bourse de pupille de la Nation, j’ai été élevée, mais où la différence des milieux sociaux créait des barrières infranchissables pour moi. Après, c’est moi-même qui me suis retranchée des autres volontairement. J’ai cherché à me singulariser : par exemple en ne me présentant pas au baccalauréat.

Claire Etcherelli est restée écorchée. Ses difficultés, ses peines, pourraient se lire dans les yeux traqués de son beau visage triangulaire. Mais les propos à la fois passionnés et réservés de celle qui a écrit :
« Rien jamais ne nous était donné. Il fallait tout arracher, expriment l’amour de la vie.
J’aime la vie, mais c’est la vie qui ne m’aime pas. Alors, depuis l’âge de treize ans, je cherche dans l’écriture un plaisir, un refuge. »

Résumé du roman :

L’histoire se passe en France entre 1954 et 1959, pendant la guerre d’Algérie. Élise Letellier habite à Bordeaux avec sa grand-mère et son jeune frère Lucien, instable et révolté. Lucien refuse les gestes d’affection et d’être le fils qui contenterait les désirs de sa sœur. On se sacrifie quelque peu pour le faire aller au collège. Son camarade de classe Henri éveille chez Lucien et Élise une prise de conscience politique de leur situation. Fasciné par Henri et voulant gagner son estime, Lucien se blesse délibérément lors d’épreuves sportives, en vain puisque Henri reste indifférent. De santé fragile après cet accident, Lucien échoue à un examen et ne retourne plus au collège. Élise ne semble alors vivre qu’au travers de son frère ; ses informations proviennent de Lucien qui la relie au monde extérieur.
Malgré le manque d’argent Lucien ne travaille pas. Il fréquente Marie-Louise, avec laquelle il se marie et emménage dans l’appartement déjà trop petit pour trois. Quelque temps après, ils ont un enfant, Marie.
Par hasard, Lucien retrouve Henri, qui lui apporte des aspirations révolutionnaires. Il rêve de la « vraie vie ». Puis il fait la connaissance d’Anna, engagée dans la vie sociale et politique et dont l’amour lui fait oublier sa femme soumise. Toujours à la recherche de la « vraie vie », Lucien décide de partir à Paris où Anna le rejoint.
Élise supporte mal le départ de son frère et n’hésite pas à le rejoindre, lorsqu’il le lui propose. Sans argent pour partir, elle met en gage les bijoux de la grand-mère sans l’en avertir, pendant que celle-ci est à l’hôpital. À Paris, Élise s’interroge sur son choix et pense que son séjour n’est que transitoire, mais elle doit gagner de l’argent pour récupérer les bijoux de sa grand-mère et payer son retour en train. Lucien, qui est ouvrier dans une usine automobile à la porte de Choisy, lui propose d’y travailler aussi. Elle accepte, pensant qu’elle repartira bientôt. Elle vivait dans l’ombre de son frère mais grâce à ce travail, elle se détache petit à petit de lui. Le travail à l’usine marque un tournant dans la vie d’Élise, vers ce qu’elle pense être la « vraie vie ».
Cependant, Élise a des difficultés à s’intégrer et à effectuer la tâche qui lui est assignée : contrôler les voitures. Ayant appris seule la dactylographie, Élise ne connaissait pas la chaîne de montage et ses cadences insupportables. Effectuant une tâche harassante et répétitive, elle découvre et décrit le processus de l’aliénation par le travail : l’obsession du sommeil, le laisser-aller, le renoncement progressif à toute dignité. Peu à peu, elle s’habitue à cette vie, aux trajets quotidiens, aux repas ainsi qu’aux sifflements des ouvriers quand elle traverse l’atelier.
À l’usine Élise rencontre Arezki, un ouvrier algérien militant du FLN, qui fait naître en elle des sensations inconnues. Leur relation amoureuse, la « vraie vie » pour Élise, est toutefois entravée par des problèmes raciaux et politiques, liés au contexte de la guerre d’Algérie, à l’atmosphère d’angoisse, de peur et de haine qui règne aussi parmi les ouvriers. Arezki et Élise cachent leur relation jusqu’à ce que Lucien la révèle.
L’histoire d’amour s’achève de manière tragique : Arezki disparaît après son arrestation lors d’un contrôle de police. Puis Lucien, à la veille du 28 mai 1958, meurt dans un accident en se rendant à une manifestation. Pour Élise, « La vraie vie aura duré neuf mois », elle quitte Paris et rentre à Bordeaux.

Le 6 janvier 2017 : la première journée à l’usine (p. 72-90)

  • p. 70, logement au « Foyer de la Femme » : sans doute le Palais de la Femme, dans le 11e arrondissement de Paris, faisant partie de l’Armée du Salut depuis 1926.
  • p. 72 : le trajet en autobus de la Porte de la Chapelle à la Porte de Choisy – un demi tour de Paris – se fait par la ligne RATP de la Petite Ceinture (bus PC) depuis 1934, aujourd’hui remplacée par le tramway T3 et le RER C. Dépendant de la circulation, ce trajet dure environ une heure…
  • « Une allégresse communicative fusait de chacun des arbres du boulevard Masséna où les oiseaux se réveillaient. » Cette phrase, sans utilité narrative autre que nommer le boulevard, est donc subjective et émotive. Elle associe la bonne humeur aux arbres comme si elle venait d’eux (comme le pollen, le parfum des fleurs, etc.). Cette capacité attribuée aux arbres de diffuser une ambiance et d’inspirer aux individus des sensations pourrait rappeler, en l’inversant, le rôle de l’arbre dans la perception de la nausée par le personnage de Jean-Paul Sartre (La Nausée, 1938). Mais pourquoi faire allusion à Roquentin et en prendre le contrepied, sinon pour s’opposer presque politiquement à l’attitude individualiste et pessimiste du petit-bourgeois de Sartre ? Malgré cela, l’optimisme d’une personne issue de la classe ouvrière prenant l’autobus pour la première fois pour aller au travail est un peu étrange : pour le lecteur, le mot « allégresse » paraît tout de même exagéré, non ?… D’ailleurs, la fin de la journée sera à l’opposée de cette humeur matinale. C’est peut-être le contraste principalement recherché par l’auteur.
  • p. 73 : « immense mur » et « immenses portes de fer », autres expressions subjectives destinées à montrer les fortes premières impressions d’Élise.
  • Dans cet épisode (comme dans la majorité des parties du roman), les dialogues courts (focalisations réalistes discursives) alternent avec des paragraphes narratifs au passé et à la première personne (narration subjective rétrospective). Les dialogues et la narration appartiennent à deux temporalités différentes : celle du présent du vécu (reconstitué) et celle du présent de l’écriture (suggérée).
  • p. 90, « le F. L. N. » : le Front de Libération Nationale (Algérie), créé en 1954. Élise, après avoir découvert l’existence de la classe ouvrière (dont elle fait partie), découvre à l’usine l’existence des travailleurs immigrés (pas seulement algériens). Dans la presse, la vision des Algériens est focalisée sur le terrorisme du FLN. Les questions d’Élise montrent bien comment l’information devient terreur intériorisée et danger fantasmé (ce qui n’empêche pas que le danger existe vraiment).

Étude des premières pages :

  • p. 10 : le Pont de Pierre (Bordeaux), longtemps l’unique pont permettant de traverser la Garonne… La ville sera occupée par les Allemands de 1940 à 1944, la Collaboration des autorités sera particulièrement zélée, la Résistance s’organise aussi… La première référence historique, premier jalon de l’histoire d’Élise, est donc la 2nde Guerre Mondiale, tandis que la suite sera contemporaine des guerres d’Indochine et d’Algérie.
  • p. 15 : « Mao-Khê » ou bataille de Mao-Khê, lors de la Guerre d’Indochine, du 23 au 28 mars 1951, remportée par les forces françaises. Ce nom de bataille sert de repère temporel dans le récit d’Élise, il sert également à montrer l’intérêt naissant de Lucien pour les questions politiques et militaires (même s’il ne s’engagera pas dans l’armée) ainsi que la relative indifférence des Français (voir réaction d’Élise, p. 21).
  • p. 17 : « un opprimé », adj. et n. dérivé de oppression, mot du vocabulaire de la lutte des classes (marxisme, syndicalisme, anarchisme, etc.) certainement employé dans les journaux que lit Lucien, qui revendique ce statut, ou cette identité, mais sans faire réellement partie du prolétariat – contradiction courante dans laquelle se trouvent les intellectuels (même si Lucien n’en est pas vraiment un) et qui contraste avec la suite du roman, lorsque Lucien travaillera à l’usine et qu’il n’aura alors plus la force de lutter (voir p. 137, par exemple).
  • p. 18 : « il nous apporta son enveloppe », cette enveloppe, contenant en argent liquide le premier salaire mensuel de Lucien, correspond à la pratique des entreprises avant que les salaires soient versés sur des comptes bancaires. Cette obtention matérielle et directe du salaire avait un fort impact psychologique (et le défaut de pouvoir être facilement et rapidement dépensé). De façon très normale et pendant très longtemps, le salaire des enfants et des jeunes adultes était donné au chef de famille (ici la grand-mère) qui le gère. L’individualisation du salaire, qui est aujourd’hui la règle, peut sans doute être datée des années 1960-1980…
  • p. 22 : « la vraie vie », première occurrence, expression employée par Lucien, dans le sens de « le calme, la paix en dedans », ou encore de « la vie tranquille, droite, simple » ; fait suite à « une petite vie à moi » (p. 20) dont on ne sait si c’est la permanence d’un état ou l’attente d’autre chose… Il s’agit en tout cas de se libérer de diverses tutelles (famille, travail, obligations civiles) pour prendre conscience de sa propre existence, de sa propre individualité. Même si cette autonomie individuelle est très relative, la prise de conscience de son existence est à la base de l’existentialisme. Sans être ouvertement définitionnel ni revendicatif de ce mouvement de pensée (Sartre, etc.), le roman de Claire Etcherelli s’inscrit donc dans une mouvance intellectuelle existentialiste.
    Dans un sens forcément amené à évoluer, l’expression ‘la vraie vie » sera reprise de nombreuses fois (par exemple aux p. 33, 49,56, 59, 60, 71, etc., à analyser par la suite).
  • On peut ici se poser la question du titre, Élise ou la vraie vie : est-ce un « ou » d’équivalence entre les deux termes ? Alors Élise, c’est la vraie vie. C’est le sens courant dans ce genre de titre : Dom Juan ou le Festin de Pierre, de Molière, Julie ou la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, Le dernier Chouan ou la Bretagne de 1800, de Balzac. La possibilité d’un « ou » différentiel, opposant les deux termes n’est cependant pas exclue, comme dans La liberté ou l’amour (Desnos), il faudrait alors choisir entre Élise et la vraie vie, même si c’est plutôt avec un « et » que cela apparaît le plus souvent (Le Rouge et le Noir, de Stendhal).
    Le « ou » d’équivalence met en relation les deux termes sur le mode de la métaphore (analogie) : ainsi le personnage d’Héloïse créé par Pierre Abélard (12e siècle) est pris comme modèle par Rousseau ; ou sur le mode de la métonymie (partie du tout) : le « festin de pierre » est la partie de la vie de Dom Juan qui le définit le mieux, la Bretagne de 1800 peut être représentée ou incarnée par le « dernier chouan »… Il faut aussi considérer le mode de l’accumulation, par exemple avec Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert, de Chateaubriand : c’est certes l’histoire d’Atala mais c’est aussi l’histoire de Chactas et de leur amour à la fois possible et impossible. Idem pour Corinne ou l’Italie, de Mme de Staël (Corinne n’est ni une partie ni un exemple de l’Italie…). À étudier en consultant la centaine de titres contenant un « ou » dans la BDHL.
    Quant au sens de la « vraie vie », c’est à découvrir dans le reste du roman…
  • p. 23 : « debout devant sa machine » est la seule définition du travail de Marie-Louise dans une biscuiterie. Du fait des relations entre les personnages, Marie-Louise est déconsidérée, niée et rejetée mais elle l’est aussi du point de vue social par le fait que son travail est décrit comme mécanique, n’ayant ni sens ni but (ce qui n’est pas la réalité). Pour exister par elle-même et par jalousie, Élise, involontairement, rejette l’épouse de son frère, »l’étrangère détestée » (p. 24).
  • p. 25 : « Je lisais et se levaient les voiles épais. » Bel alexandrin. Ensuite, Élise décrit le phénomène de la conscience de soi et de sa réflexivité, la joie éprouvée à cette compréhension de sa propre existence. Elle ne parle pas des contenus des connaissances qu’elle acquiert ; ces contenus sont donc moins importants que le fait même d’être consciente de les acquérir.
  • p. 26 : « Je vis ma condition ». Quand est passée la joie de simplement pouvoir voir, et que l’on commence à vraiment voir ce que l’on voit… Le mot condition renvoie à une histoire de la pensée que l’on pourrait limiter entre l’humanisme de Montaigne (chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition) et les discours syndicaux et politiques des années 1950 en faveur de La condition ouvrière (Simone Weil, années 1930) ou de la condition prolétarienne (par exemple dans la revue Esprit, en 1951).

Le 27 janvier 2017 : Sorties et discussions, avec Arezki, Lucien, Henri (p. 123-139)

  • p. 123 : Automédication chronique… certes aujourd’hui critiquée par des médecins et des médias, mais on comprend qu’elle vient d’abord de la souffrance au travail.
  • p. 124-125 : l’aspirine (prolepse) devient l’élément narratif qui permet le contact humain (empathique) entre Élise et Arezki, dans le contexte d’une médecine du travail totalement absente.
  • p. 126 : cette scène compassionnelle (éternelle) est aussi une épiphanie philosophique sur le don, la dette et le contre-don – questions qui ne sont pas réservées à une élite intellectuelle mais qui sont vécues au quotidien par tout un chacun, s’il est un peu attentionné… Au contre-don d’un croissant, Élise répond : « Pour les cachets ? Alors gardez-le. » : quitte à paraître paradoxalement méchante, elle refuse ce qui pourrait être perçu comme (ou pris pour) un paiement ou un remboursement car il ferait disparaître la gratuité et donc la bonté du don (voulu sans contrepartie, pour soulager la douleur de l’autre). Arezki, qui comprend le problème (malgré les différences culturelles), répond : « Pour l’amitié. » Il détache ainsi les deux actions, faisant à son tour un don, donc un contre-don, conscient que cet échange crée l’amitié (d’Aristote à Uchida Tetsuru, en passant par Marcel Mauss et Jacques Derrida, le thème du don a des origines et des implications anthropologiques, sociologiques, psychologiques et communicationnelles ; en japonais : 贈与, zouyo).
  • p. 127 : l’échange gratuit ouvre la communication entre deux cultures, deux genres, deux situations = distance maximale. Élise, naïvement, découvre et signale les traitements racistes.
  • p. 130 : la rencontre (d’un homme) et l’apparition du désir (la première fois ?) sont des événements imprévus, provoquant la confusion des sens. (142-143, 152, 154, 156) Voir aussi les conditions qui favorisent la rencontre VS les empêchements (l’usine, le travail, la langue, le racisme, la politique, etc.)

Le 3 février : L’ existentialisme sans le dire (p. 42-71, 174-189)

  • p. 48 : le bar « 0 20 100 0 », ça existait sans doute à Bordeaux… Tout comme ça existait à Paris, quartier des Gobelins. Peut-être parce que le patron s’appelait Vincent ?…
  • 52-53 : vie courante…
  • 174 : arrangements de couple…

Le 10 février : le racisme vécu dans le contexte de guerre (p. 189-195, 212-220, 225-231)

À propos d’un poème de Robert Desnos, « Hommes », extrait du recueil Les sans cou (1934), repris dans le recueil Fortunes (1942). Engagé dans la Résistance, arrêté en février 1944 et déporté, déplacé d’un camp à l’autre, il meurt du typhus le 8 juin 1945, dans le camp de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie.

« Hommes
de sale caractère
Hommes de mes deux mains
Hommes du petit matin
La machine tourne aux ordres de Deibler
Et rouages après rouages
dans le parfum des percolateurs
qui suinte des portes des bars et le parfum
des croissants chauds.
L’homme qui tâte ses chaussettes
durcies par la sueur de la veille et qui les remet.
Et sa chemise durcie par la sueur de la veille
Et qui la remet.
Et qui se dit le matin qu’il se débarbouillera le soir
Et le soir qu’il se débarbouillera le matin
Parce qu’il est trop fatigué…
Et celui dont les paupières sont collées au réveil
Et celui qui souhaite une fièvre typhoide
Pour enfin se reposer dans un beau lit blanc…
Et le passager émigrant qui mange des clous
Tandis qu’on jette à la mer sous son nez
Les appétissants reliefs
de la table des premières classes
Et celui qui dort dans les gares du métro
et que le chef de gare chasse
jusqu’à la station suivante…
Hommes de sale caractère
Hommes de mes deux mains
Hommes du petit matin. »

Plusieurs éléments de ce poème font partie du programme narratif d’Élise ou la vraie vie : les croissants (donnés par Arezki), les effets de la fatigue (découverts par Élise, p. 65-66, 87, 90), la maladie pour être soigné (Lucien, qui ne la souhaitait cependant pas, p. 243-244).

7. Le 17 février : le Putsch d’Alger et le mouvement ouvrier de 1958 (p. 232-262)

  • p. 212-220 : enfin « une chambre » (208, 212), mais « ratonnade… » (216) – c’est le choc n°1 (tendresse à deux VS intervention policière), le choc n°2 étant la mort de Lucien au lendemain de la manifestation (p. 262).
  • p.256-257 : le 13 mai 1958, jour du Putsch d’Alger, suivi du retour du général De Gaulle au pouvoir, qui entraîne la fin de  la 4e République…
  • p. 260 : manifestation ouvrière, dont l’ampleur fait dire « C’est 36 », en référence au Front Populaire de 1936, que les ouvriers de plus de quarante ans en 1958 ont connu. Malgré l’échec du Front Populaire, les ouvriers ne perdent pas l’espoir que cette fois sera la bonne… Quand la liesse tient lieu de programme.
  • p. 261 : « Et si les paras débarquaient ? » La question sur une possible arrivée de militaires parachutistes envoyés par le gouvernement pour réprimer violemment le mouvement social témoigne de la crainte légitime des ouvriers, bien sûr, mais aussi de l’importance de la présence militaire dans l’actualité des années 1950, notamment grâce à la presse et aux images des actualités sur les champs de guerre (Indochine, Algérie).
    « Nous sauvions la République » : dans la culture syndicale et prolétarienne, le rassemblement ouvrier symbolise et actualise la République (à la fois abstraite et concrète), faisant alors concurrence aux institutions légitimes (législatives, parlementaires, gouvernementales, etc.). Pour Élise, cette sensation de faire partie du peuple et d’être dépositaire de la « res publica, chose publique » apparaît comme une « manière de révolution » – expression incertaine qui marque autant le doute que l’espoir, alors que pour Henri, l’intellectuel bourgeois de gauche, ce n’est qu’une « manifestation inutile » (p. 263).
  • p. 261-262 : le choc n°2, donc, bonheur de se sentir dans le peuple et dans le mouvement historique, « dans le coup » (p. 267) VS la tragédie d’une mort stupide et inutile.

Le 24 février : les fins (Lucien, Arezki, le travail, le séjour parisien, le roman, la vraie vie).

  • Fin de Lucien : dès le début et malgré l’amour d’Élise, Lucien présente un caractère et un comportement désagréables (prendre la chambre de sa sœur, se croire au-dessus des autres et les mépriser, refuser de travailler pour aider financièrement sa grand-mère et sa sœur…), qui s’aggravent lorsqu’il trompe sa femme puis l’abandonne avec leur fils pour aller à Paris. Sa sœur continue de l’aimer et de l’admirer, tout en voyant ses défauts, et le rejoint à Paris. Mais son frère ne s’occupe presque pas d’elle, ne tient pas ses promesses, la fait entrer à la chaîne alors qu’il avait été question d’un emploi de bureau. Ses rêves de politique et de révolution (228, allusion probable au livre d’Henri Alleg sur la torture en Algérie, La Question, 1958) se brisent sur la fatigue et la désillusion, il perd confiance en ses capacités pendant que, symboliquement, la peinture l’intoxique. Malgré ses dettes (220), sa maladie et son état de délabrement moral (221), malgré son discrédit en tant que militant (229) et la fraude aux primes familiales (230), il continue à mépriser et manipuler sa sœur, qui n’est pas dupe non plus de la mauvaise influence qu’a eue Anna, sorte de femme fatale du prolétaire (243). Après les examens médicaux (243), Lucien entre à Aincourt le 15 avril [1958] pour 3 mois (244), Anna et Élise échangent leur logement le 20 avril (244). Le 4 mai, Anna rapporte peu de nouvelles de Lucien, sinon qu’il veut partir (255). Le 29 mai, Élise apprend la mort de son frère dans un fait divers du journal (262),… « Lui aussi il avait voulu être dans le coup » (267), action stupide, inutile, peut-être, d’une sorte de « Hanz de Tchloquenoque » (267-268), mais en suivant son rêve.
  • Fin d’Arezki : Ayant vu dès le début le bon ouvrier, discret, attentif (VS Mustapha), Élise découvre petit à petit un homme plus secret, peut-être engagé dans une organisation politique terroriste (le FLN) dont il ne parle presque pas. Quand il tombe amoureux d’Élise et pense un peu à lui-même, sa vraie vie ?, il sait que c’est néfaste pour son engagement (210, 252).
    « Partir avec toi, là-bas », à Bordeaux (223, 225, 228, 246), devient ensuite un rêve pour Arezki, une forme d’évasion qu’Élise ne croit pas possible (elle n’écrit pas à sa grand-mère). En revanche, « avoir une chambre » était leur souhait commun (205) ; après des mois de rêves solitaires (196) et d’errances dans Paris, une tentative au logement d’Arezki (212-213) est interrompue dès le premier moment d’abandon (213) par une descente de police (213-216). Ce rêve, « la liberté totale que donnent quatre murs » (245), dont on ne sait pas si c’est l’amour (221), devient cependant réalité grâce à la maladie de Lucien (244) et l’échange de logement avec Anna le 20 avril (244, jour de la chute du gouvernement Gaillard (253), qui provoquera en octobre l’avènement de la 5e République), de sorte que dans la nuit du 23 au 24 avril Élise découvre « le plaisir de donner du plaisir » (247), Claire Etcherelli choisissant d’éviter les gestes amoureux et l’érotisme (elle ne désapprouve peut-être pas le célèbre Histoire d’O, paru en 1954, par exemple, mais ne souhaite pas de mélange de genre).
    Le 13 mai 1958, jour historique du Putsch d’Alger, Arezki intervient dans une dispute entre Élise et Bernier, bouscule ce dernier et… perd son travail (256-257), en cherche (258). Le 27 mai, il n’en a pas encore retrouvé (259). Le 28 mai, il semble avoir disparu… et ne téléphone pas non plus le 29 mai. Dans la France en ébullition, pour un Algérien sans fiche de paye (265), il existe un risque de disparition pure et simple (209) lors d’une rafle, à « l’heure des cueillettes » (259) et dans la Seine (270)…
  • La vraie vie : quand on sait « comment passe une vie que l’on regarde passer » (224), ce que l’on réussit d’autre et personnellement est déjà de la vraie vie… Pour les prolétaires, « acquérir » devient un but en soi, une porte d’entrée dans la vie (en 1965, Georges Perec, dans Les Choses, montre que ce n’est peut-être pas suffisant… v. p. 251, 270). Pour Élise, cette vraie vie de l’indépendance, de l’amour, du travail, c’est-à-dire de se découvrir soi-même jusqu’à ses propres limites (physiques et mentales) s’achève probablement le 29 mai 1958, « en pleine vie » (265), quand elle découvre la mort de son frère (262-263) et que son amant a disparu (263-265). Elle « aura duré neuf mois » (274). Il faut alors s’occuper d’affaires administratives (266), (ne pas) perdre l’espoir (269-273), solder sa vie parisienne et préparer son retour à Bordeaux vers une petite vie, une vie bien rangée… À moins que ses derniers mots, au futur « hardiment » déterminé n’annoncent une manière de phénix littéraire (276).