Les salons littéraires sont dans l’internet (1)

lundi 19 octobre 2009, à 22:57 par Berlol – Enregistrer & partager

Planète cocasse, mais superbe.

Lautréamont.

Chapitre 1 : Conjoncture

Premier août 2001 ; j’allume mon ordinateur à 9h32 et je reçois un courrier d’une liste électronique m’invitant à découvrir les nouvelles pages d’un site internet consacré à Aragon. Dehors, il fait 38°C ; 28 à l’intérieur du bureau, avec la climatisation. Ça dure depuis trois semaines déjà, à Nagoya et il y en a encore pour un mois, un mois et demi. J’ai appris par la radio, via internet, que c’était aussi la canicule en France. Canicule, « petite chienne », en parlant de l’étoile Sirius quand elle se lève en même temps que le soleil, du 24 juillet au 24 août. Conjonction annexe à celle des planètes, comme « une mystique, un système où s’organisent les étoiles du ciel et les nuages du cœur »1 : le 25 juillet, nuages ou pas, tous les Japonais mangent de l’anguille grillée pour prendre des forces et mieux supporter la chaleur. Cette croyance est-elle fondée ?

Quel temps fait-il à Copenhague ? À Anchorage ? À Perth ? À Sao Paulo ? Et quelle heure y est-il ? Y a-t-il quelqu’un à Paris qui lit ce courriel exactement en même temps que moi ? Qu’en pense-t-il ? Et pense-t-il aux autres personnes de la liste comme j’y pense à cet instant ? Qu’en aurait pensé Aragon ? Et les amateurs de synchronie humaine, Dos Passos et Jules Romains ? Ces questions me viennent souvent à l’esprit depuis que je suis connecté, même si je n’y réponds pas.

Je ne sais pas encore me servir de mon interrogation parce qu’elle témoigne d’une autre conjonction et de la conscience encore trop vague que j’en prends. Car ce message que je reçois d’une « liste modérée », à quelques minutes ou heures près, je le lis en même temps que des centaines d’autres personnes en différents points du globe terrestre. Si l’on n’y réfléchit pas : faux effet d’une planète gentille et minuscule, ce qu’on veut nous faire avaler sous le nom de village planétaire. Faux parce que sa taille réelle est toujours la même, irrésolus ses problèmes et ses conflits. Ses rues sont des autoroutes de l’information, c’est dire les distances parcourues et l’égarement du piéton. Plutôt, il faut « voir » qu’à l’échelle géographique inchangée2, une réticulation très fine permet qu’un individu sur 10 millions ou 100 millions reçoive ce message qui a priori l’intéresse puisqu’il s’est préalablement inscrit sur une « liste de diffusion ». Il est plus que probable qu’aucun de mes voisins, à des dizaines de kilomètres à la ronde, ne reçoit ce message. Aucune contiguïté spatiale, réelle, donc, entre les lecteurs d’une mailing-list. Je suis seul ici à être inscrit à Mélusine, liste consacrée au Surréalisme. Non qu’il n’y ait pas à Nagoya d’autres lecteurs d’Aragon ou des auteurs surréalistes, à commencer par mes collègues de l’université et des universités voisines, mais aucun qui soit à la fois lecteur d’œuvres surréalistes, intéressé par l’actualité des recherches, des publications et des débats dans ce domaine, informé de l’existence de cette liste et susceptible de souhaiter s’y abonner. Conjonction encore.

Par contre, il existe une contiguïté virtuelle et temporelle des abonnés de la liste. Est-ce une communauté et quelle vertu la soude ? En quoi est-ce différent des abonnés de journaux et de revues papier qui reçoivent régulièrement leur livraison depuis des dizaines d’années ?

Où qu’ils soient, les co-listiers de Mélusine reçoivent tous les messages de la liste, les lisent avec intérêt, suppose-t-on, et peuvent y répondre par un message qui sera à son tour envoyé à tous les autres, sans chercher spécialement à connaître l’identité de qui écrit et de qui lit. Dans l’anonymat, alors ? Comme dans le noir ? comme dans un groupe d’espions paranos ? Non : dans l’anonym@t ! C’est-à-dire sans qu’il soit besoin d’accuser réception ou de répondre à toute question (comme c’est généralement le cas pour un message personnel ou un courrier traditionnel), sans qu’il soit besoin de décliner systématiquement sa fonction, ses diplômes, publications ou années de service. Cet anonymat – et ce n’est pas pour faire beau que je l’appelle anonym@t – n’est pas absolu : je pourrais demander la liste des membres au modérateur, j’en ai le droit comme toute personne inscrite. Parfois, je repère un nom connu dans l’en-tête d’un message ou dans la signature. Mais qu’en faire ? Et à quoi bon ? Puisque ce n’est pas secret. Puisque ni le secret, ni l’identité véritable ou falsifiée de chacun des membres n’est une condition sine qua non, l’anonymat de l’anonym@t ne semble pas important. Par contre, encore inétudié, ce concept d’anonym@t comme anonymat flou appartient à un contrat de lecture ou contrat de discussion signé implicitement lors de l’inscription à la liste.

L’anonym@t pourrait bien être ce qui régit le protocole, l’implicite conjonction des esprits qui sous-tend le respect, la crainte du ridicule, voire le ton de la liste, tout cet indicible entre les lignes des messages et entre les messages eux-mêmes, encore mal aperçu dans la mesure où la très grande majorité des membres dmoise listes de discussion n’interviennent pas ! Ou très rarement. Justement parce qu’ils ne savent pas encore le penser. Ils s’en servent au minimum. Nous reviendrons plus loin sur ce paradoxe d’une communication auto-modérée dans l’anonym@t.

 

Ainsi, il y a cette conscience d’être ici, enseignant dans une université de Nagoya, où je suis physiquement en participant à tout un réseau d’activités : cours à dispenser, lectures et recherches, vie associative et administrative, intimité. Tout cela pris dans une matérialité forte, une relation de dépendance au lieu socialisé et à toutes ses composantes, agréables comme la perspective de verdure aperçue par la fenêtre du bureau, inévitables comme la climatisation, les impôts ou la fatigue, volontaires comme le choix de textes au programme de mes cours. Les autres membres de Mélusine me paraissent alors très loin, inaccessibles, injoignables. Et je n’envisage pas qu’ils puissent s’intéresser à moi.

Et en même temps, une autre conscience, celle d’être un maillon d’un autre réseau : un réseau humain quoique peu socialisé qui repose sur l’indifférence du lieu, voire sur l’indifférence au lieu à condition tout de même que dans ce lieu indifférent un ordinateur puisse se relier à l’internet.

Le premier réseau est ancien ; c’est ce qu’on appelle couramment le « monde », la « société ». Il repose en grande partie sur la matérialité et la contiguïté nécessaires de ses éléments. C’est par lui, cet ensemble de relations sociales, spatiales, économiques, que je vis, biologiquement et matériellement3. Mais c’est aussi en lui, ce premier réseau, que sont produites les conditions du second : l’électricité, la fabrication et la distribution d’ordinateurs, les poteaux et les câbles qui acheminent les communications téléphoniques, etc. Car l’immatérialité du second réseau n’est qu’apparente (combien de start-up vérifient en ce moment même cette vérité en forme de dépôt de bilan ?). Les apparences étant ce qui impressionne en premier les néophytes que nous avons tous été, et que beaucoup sont encore, elles fixent cependant des positions psychologiques et des impressions simplistes et négatives qu’il sera difficile de modifier avant une ou deux décennies. Disons que le fonctionnement du réseau immatériel (momentanément appelé Internet, mais ça aurait pu être Minitel si l’histoire s’était déroulée autrement) repose sur le fonctionnement du réseau matériel appelé « la société ». On peut même dire : sur un fonctionnement actuellement jugé optimal de cette « société », puisque dans bien des pays en voie de développement, dans les régimes politiques où certaines conditions de liberté et d’expression ne sont pas réunies et dans les lieux qui ne sont pas socialisés (ou pas encore : forêts tropicales, déserts, fonds des mers, éther), l’accès à l’internet n’est pas matériellement possible.

Si, historiquement, le réseau immatériel électronique procède du réseau matériel que formait la société, il semble aujourd’hui que le réseau électronique produise de nouveaux pans de la société ainsi que des conditions de transformation progressive de toutes ses composantes préalables4. Ce qui s’appelle maintenant « société » ne peut plus être considéré dans un rapport d’opposition ou d’extériorité au réseau informatique qu’elle a produit. Sauf par ceux qui jouent à dire que ça serait pour du beurre : « on arrête et on efface tout ! » J’ai toujours dix-sept ans mais je suis moins puéril que ces gens-là…

Par contre, la conscience différentielle dont j’ai fait état existe aussi chez la plupart de mes contemporains, plus ou moins clairement. Il faut noter que cette conscience ou cette prise de conscience, selon les cas, est toujours à la fois fossile et analytique : elle vient de la mémoire du temps de ce qui n’existait pas et elle vient de ce que j’essaie de comprendre aujourd’hui. Certains sont peinés ou effrayés : on connaît les déclarations cassandresques d’un Virilio ou d’un Baudrillard. D’autres bornés, et fiers de l’être, comme M. Finkielkraut, plus récemment. Mais l’enthousiasme ou l’espoir peuvent aussi se vivre dans une compréhension erronée du réseau immatériel, par exemple lorsqu’on pense de façon un peu trop caricaturale, un peu manichéenne, que pour un individu…

« […] l’échange y est facile, le savoir disponible, les hiérarchies affaiblies.
Car il y trouve une pratique de liberté – ni autocentrée, ni ethnocentrique – qui différencie la vie numérique de la vie analogique. Ce qui lui permet de penser que notre époque n’a pas à rougir d’elle-même. A quoi il ajouterait si besoin était l’instantanéité de la transmission, la compression des signaux ou la dématérialisation des supports notamment. Il pense à Rimbaud qui, parti au Yémen, demandait à sa mère de lui envoyer des ouvrages techniques, des instruments de mesure, un appareil photographique… Ce qui pouvait le sauver : la modernité comme issue. Il pense au désespoir, esthétiquement faible, de nos bons lettrés qui ne captent pas cette issue-là de la vie numérique. Il reçoit alors avec douleur de multiples inserts tel ces : Notre misérable époque… L’époque est molle ! déclamés par tel ou tel de ces chroniqueurs en place, comme si eux d’ailleurs n’en n’étaient pas de cette époque. »5

Sur la fin, il n’a pas tort. Plutôt qu’un monde, une société ou une vie, peut-être vaut-il mieux, au moins momentanément, différencier des affinités analogiques entre des personnes qui co-habitent un espace géographique sans parfois se connaître et des affinités numériques entre des personnes qui partagent un domaine de pensée au moyen des nouvelles technologies. Ce que je partage dans un même lieu avec mes proches, mes collègues, étudiants, amis, etc., ou dans des lieux contigus, même éloignés, provient et retourne à une trame socialisante d’activités conventionnelles, y compris s’il s’agit d’un domaine de pensée. Même si j’échange des courriels avec des personnes sur la base d’affinités analogiques préalables, cela reste en quelque sorte dans les marges internes de ces relations analogiques car c’est en me référant à eux visuellement, auditivement, etc. Analogiquement parlant, je sais que nous devons tous nous lever, nous déplacer, nous nourrir et que ces nécessités structurent notre emploi du temps et tous nos comportements, n’en déplaise à ceux qui pensent n’en pas être esclaves. Ces affinités analogiques ne vont pas d’elles-mêmes : il y a parfois beaucoup d’analogique et bien peu d’affinités, comme avec ceux dont on doit subir la méchanceté, l’hypocrisie ou la cupidité.

Il n’en va pas de même des affinités numériques. Elles peuvent apparaître à la lecture de documents web préparés par des personnes bénévoles dont on ne sait rien, sauf qu’elles partagent un de nos goûts ou qu’elles traitent pertinemment l’une de nos problématiques6. Il est cependant fort rare que l’on souhaite entrer en contact réel avec ces personnes et les tentatives que l’on fait en envoyant un courrier de félicitations, de remerciement ou d’encouragement reçoivent une réponse polie, voire émue, mais rarement jusqu’à la proposition d’échange plus approfondi ou de rencontre : quantitativement, on reste dans les marges internes des relations numériques, ce qui n’exclut pas de vraies belles histoires de collaboration, d’agapes, ou plus, si affinités… La notion qui importe ici est le bénévolat, plutôt au sens étymologique d’un « je le veux bien » où se lisent l’égocentrisme, la passion et l’orgueil qu’au sens d’un réel dévouement au service ou à la cause d’autrui. Je ne parle pas ici de la gratuité d’accès à des contenus de médias, d’entreprises ou d’administrations car l’on sait bien que ce modèle de gratuité est soit antérieur à la création web, dans le cas d’un service public, soit stratégique dans les autres cas, ce qui est gratuit servant alors à fidéliser une clientèle que l’on espère faire payer plus tard ou à capter l’attention pour la détourner ensuite vers des contenus payants (achat en ligne, réservation, etc.). Ce bénévolat, qui n’est pas tout à fait le bénévolat, je le nomme bénévol@t. Fait dans ce sens, le site internet bénévole s’apparente à une hypertrophie de la personne, une création plus ou moins consciemment artistique mais d’emblée faite pour être médiatisée. D’autres parleront de « désir de s’exprimer », de « démocratie de la création » ou de « site entièrement fait à la main », ce dernier terme étant pour se démarquer des sites automatisés, que l’on pourrait presque dire industriels, construits par des professionnels et facturés au prix fort.

Des affinités numériques se propagent aussi par les listes de discussion, et à une bien moindre échelle, par les listes de diffusion. Qu’importe l’heure qu’il est et le lieu où je suis pour répondre à telle recherche d’une citation de Victor Hugo, si je connais la réponse ! Et qu’importe à celui dont le problème est ainsi résolu qu’il le soit par une bonne volonté venue d’Amérique du Nord ou d’Asie, d’un étudiant en 1ère année, d’un rentier rimailleur ou d’un professeur émérite ! Un autre jour, on s’interroge sur les frais de port international des librairies en ligne et chacun de faire part de son expérience : Alapage est plus cher que bol qui est moins fiable qu’Amazon dont le site est plus convivial que celui de la fnac ; finalement Le Scribe est sans frais, sous certaines conditions, et bol va fermer (on se remémore avec attendrissement leur lancement en fanfare il y a deux ans à peine…) D’autres questions ? La lecture sur écran est-elle de même qualité que la lecture sur papier ? Et l’écriture ? Qu’en pensent les écrivains et journalistes qui participent à la liste ? Où trouver des œuvres numérisées et sont-elles fiables ? Est-ce que le développement de l’internet permettra un renouveau du théâtre ou est-ce que ce n’est que de la virtuelle poudre aux yeux ?

Par la magie d’une inscription à une liste de discussion dont le titre (et le site web, le cas échéant) semblait nous convenir, nous voici plongés au sein d’une communauté d’un genre nouveau. Puis-je savoir quelle est la nouveauté ? Et de quel genre s’agit-il ? Je me pose ces questions parce que je doute qu’il y ait magie dans tout cela… Mais de même qu’ils surfent ou naviguent7 la plupart du temps sans se poser de question sur qui fait quoi et pourquoi et avec quel argent, les internautes s’interrogent assez peu sur le fonctionnement du courrier électronique, sur ce que sont les listes électroniques, sur la nature de ce type de communauté, ses avantages, ses défauts, ses conséquences. L’accès à la technologie plug-and-play correspond au refus du public de savoir ce qui se passe réellement dans un ordinateur ou dans un réseau. On ne sait plus réparer soi-même un poste de radio ou une voiture – pour le bonheur des marchands et des dépanneurs. Habitués à ce recours, on craint l’intérieur de la machine comme une boîte de Pandore. On suscite ainsi les solutions toutes faites, les facturations abusives, la morgue des informaticiens que l’on enrichit cependant. Quand prendra-t-on la mesure de la délégation de pouvoir que nous avons signée depuis trois décennies ? Les Ministères s’en inquiètent, les pédagogues aussi, les financiers y viennent ; le public, lui, se laisse convaincre progressivement qu’un réseau payant et policé sera plus utile qu’un réseau gratuit et anarchique – mais utile à quoi, et à qui ?

Un honnête questionnement épistémologique de l’internautisme comme de la misinternautie8, de l’anonym@t dans les listes de discussion et du bénévol@t des sites web, de la combinabilité des affinités analogiques et numériques est une œuvre de salubrité publique qui reste à accomplir. Nous apportons ici notre pierre à cet édifice et quelques grains de sel qui ne seront pas virtuels.

Conjecture

Le lecteur des pages précédentes se demande encore quel est l’objet de cet ouvrage. Mais les mots simples que tout le monde attend dans les premières lignes sont parfois trop chargés de sens divers et furtifs, porteurs de malentendus que la lecture d’un livre entier n’effacerait pas. À l’interrogation quelque peu accrocheuse que suscite le titre, il convient de ne pas répondre trop vite. J’ai souhaité installer un paysage, actuel et conceptuel, assez vague pour que ceux qui se disent spécialistes, ceux qui se sentent profanes, voire ceux qui se veulent misinternautes puissent se rencontrer.

Dans ce paysage, il sera question à la fois d’un souhait et d’une intuition, d’une chimère aux yeux de tous ceux qui vivent (et meurent) les yeux rivés sur leurs valeurs boursières et leur plan de carrière. D’une futilité, aussi, pour ceux qui manquent du strict nécessaire.

Il sera question que renaissent par l’internet les salons littéraires – ou plutôt que se développe quelque chose qui tiendra des salons, tels qu’on imagine qu’ils étaient, et que l’on pourra, avec une grande prudence définitionnelle, appeler « salons littéraires » en se démarquant clairement de toute nostalgie. Car il faut éviter tout malentendu : je ne préconise ni n’envisage aucun « retour à », aucune idée d’histoire « cyclique ». J’emploie des mots qui auront (peut-être) tout le sens que je veux leur donner à la fin de cet ouvrage. Par ailleurs, pour éviter d’être noyé dans la diversité des langues (sur laquelle nous reviendrons en conclusion), nous resterons dans le domaine francophone. Le lecteur intelligent saura que ce que nous voulons montrer dans l’internet francophone pourrait très bien s’adapter au développement virtuel d’autres communautés et aux relations entre elles…

Ce que j’entends par « internet », par « salon littéraire » et par « renaissance » nécessite cependant que l’on dise tout d’abord qui est celui qui « entend », de quel lieu, de quelle position il cherche à se faire entendre, et à quel titre. Une conjonction comme celle de la canicule n’existe que par la position relative d’un observateur : d’une autre planète, on ne verrait pas le Soleil et Sirius se lever en même temps. Comme pour une éclipse. Comme pour les constellations qui inspirent nos poètes et engraissent nos voyantes. La position, l’acuité visuelle et l’état d’esprit de celui qui observe le monde contemporain déterminent grandement ce qu’il va en penser, ce qu’il va en dire ? il importe que celui qui l’écoute ou le lit sache à quoi s’en tenir.

Qu’on se rassure, ceci n’est pas une biographie.

Des études littéraires ajoutées, après le baccalauréat, à une formation scientifique ont défini pour moi une intersection de ces deux domaines, le littéraire et le scientifique, dans laquelle l’informatique est justement venue s’installer durant les années 80. La rencontre du professeur Henri Béhar, à la Sorbonne nouvelle (Paris III), a été déterminante puisqu’il était l’un des rares à s’intéresser aux études littéraires informatisées ? et à s’y impliquer. J’ai su par la suite qu’il y en avait beaucoup d’autres, même s’ils étaient minoritaires et méprisés des littéraires « purs », mais je ne les connaissais pas alors. Vers 1988, on n’imaginait pas ce qui allait se passer, l’ampleur que prendrait l’informatisation en réseau et les développements graphiques qui rendraient les ordinateurs populaires et conviviaux. À l’inverse, les personnes qui s’initient aujourd’hui ne peuvent pas imaginer ce que nous faisions avec l’ordinateur, littérairement parlant, il y a une quinzaine d’années – pourtant, nous n’étions pas parmi les pionniers des années 60-70…

Le scanner optique, appareil de numérisation (alors) en noir et blanc, arriva en même temps que le logiciel de reconnaissance de caractères (OCR) et nous permit d’enregistrer des œuvres textuelles volumineuses, littéraires ou non, afin d’en faire, avec un logiciel de lexicométrie, des index, des concordances, des statistiques9. Cela nous entraîna à envisager autrement les problèmes du texte, la recherche et la critique littéraire, la notion même de textualité. Parallèlement, la bdhl (Banque de données d’histoire littéraire), également conçue et développé sous la direction d’Henri Béhar, nous ouvrait à une autre conception de l’histoire littéraire, moins scolaire, moins tabulaire, plus humaine :

« Seuls l’éloignement temporel, la réduction du XVIIe siècle au classicisme par la tradition d’un enseignement qui pense la littérature en siècles aux coupures nettes et en écoles étanches, comme si le mouvement esthétique se laissait mettre au carreau, peuvent permettre d’imaginer les hommes de lettres, les « sçavans » comme l’on disait alors, les honnêtes gens et les beaux esprits rangés en bataillons serrés prêts pour la parade. »10

Or, si nous avions l’outil, qu’il s’agisse de nos textes numérisés ou de la banque Frantext que l’on commençait à consulter, il nous fallait « inventer ce que la machine sera capable de faire pour [nous] », selon le très bon mot d’Arnaud Rykner11. L’enjeu littéraire et épistémologique était de taille mais totalement invisible pour tous ceux qui refusaient d’approcher un ordinateur. Comme l’avait bien montré Pierre Laurette, le concept d’intertextualité sur lequel nous travaillions littérairement rejoignait à ce moment-là celui d’hypertexte que nous découvrions informatiquement12.

Nous devions d’un côté nous démarquer des linguistes qui nous avaient précédés dans le domaine informatique mais qui ne faisaient pas à proprement parler d’études littéraires, et d’un autre côté nous défendre de vouloir faire table rase de la tradition critique, sans manquer toutefois de décrier certaines méthodes fumeuses.

Mon arrivée au Japon, où je souhaitais comparer notre approche hybride avec celle de mes homologues, réservait cependant quelques surprises car il y avait encore moins de chercheurs littéraires qui s’intéressaient à l’informatique qu’en France ! Et pour peu qu’il y en eût, ils se cachaient précautionneusement. Je n’ai pas su si c’était par crainte pour leur carrière ou par goût du secret. J’en connus finalement quelques-uns, plutôt performants en informatique mais tout de même peu intéressés par la lexicométrie. Les quelques interventions ou publications que je fis ou publiai sur ce sujet n’eurent pas le succès que j’eusse pu en escompter.

Par contre, la branche call (Computer Assisted Language Learning), au prix d’un malentendu hélas mondial, semblait retenir l’attention des enseignants de FLE (Français langue étrangère). Ce qui s’appelle tice13 dans l’hexagone est encore, pour beaucoup d’enseignants et de pédagogues, synonyme de méthode toute faite, tandis qu’auto-apprentissage signifie que le formateur devient animateur culturel dans une salle de pousse-boutons. Heureusement, la réalité pédagogique de ces outils est assez différente de cela. Toujours est-il que j’eus l’occasion d’effectuer beaucoup de formations de formateurs, japonais et français, jeunes et moins jeunes ? et les moins jeunes n’étaient pas les moins aptes…

Ces expériences m’ont appris que l’aide la plus utile en initiation informatique n’est pas technique mais psychologique. On sait qu’il est très important d’expliquer aux néophytes à partir de leur point de vue pour construire une connaissance et une pratique de l’ordinateur – ce que ne font pas les manuels des constructeurs puisqu’ils emploient des termes techniques et créent des tables des matières plus alphabétiques que pédagogiques. Mais on sait moins que les néophytes souffrent de blocages psychologiques liés à des images négatives de l’informatique, à de véritables traumatismes datant d’obsolètes consoles de jeu, du plan « Informatique pour tous »14 et de mauvais films de science-fiction où un homme en blouse blanche et au visage buté (un scientifique ?) lisait des rubans perforés sortant d’un énorme placard vitré dans lequel d’immenses bobines tournaient, tournaient, tournaient…

Parallèlement, les activités littéraires ont continué avec Hubert de Phalèse grâce à l’apparition du réseau Internet15 qui nous a permis de travailler à distance comme si nous étions ensemble. Nous pouvions alors envisager d’avoir un site web pour présenter les activités de notre équipe et en faire bénéficier d’autres chercheurs. Les quelques notions de langage html que j’avais acquises pour un site personnel servirent à plein. Que le webmestre d’un site de Paris III soit au Japon nous amusait, c’était en soi une démonstration des nouvelles possibilités « multi-locale »16 offertes aux chercheurs.

Le site est toujours là, maintenant avec des archives17. Il permet d’accéder en toute gratuité à une version web de la bdhl, à l’index des mots des œuvres de Claude Simon, à divers suppléments non publiés dans les volumes papier de la collection Cap’Agreg, dont certains textes de Victor Segalen, à des enregistrements audio et vidéo de cours. Il est maintenant dirigé par Michel Bernard qui supervise l’édition chez Nizet et les ajouts sur le web, à l’automne 2001, du bel En Voiture avec « Les Voyageurs de l’impériale » d’Aragon.

 

Peu après mon accès à l’internet (en 1994, avec un petit modem de 1200 bauds-par-seconde !), je me suis inscris à ce qu’on appelait alors des « groupes de discussion » : France-langue, Balzac-L et Quéâtre. La communauté était restreinte, en grande partie québécoise et fort dynamique. On écrivait sans accents du fait de l’incompatibilité entre les tables de caractères que les abonnés utilisaient (variables selon le pays où ils étaient, la langue du système d’exploitation de leur machine, les logiciels et les serveurs à travers lesquels les messages passaient). Si l’on envoyait un message avec des accents ou des trémas, des cédilles, des perluètes, il arrivait péniblement chez la plupart des autres avec des codes chiffrés entre les lettres normales.

Le débat fit rage, de savoir s’il fallait désaccentuer le français pour que la communication des idées continue (en attendant d’hypothétiques progrès techniques) ou écrire en nombre et en permanence aux ingénieurs et concepteurs de programmes et de normes techniques pour faire pression sur eux et les obliger à prendre en considération les particularités de notre langue ; et ce débat lui-même avait pour résultat d’occuper la liste et les esprits au point d’empêcher que l’on aborde d’autres sujets… Certains s’essayaient même à l’exercice oulipien d’écrire sans faute mais sans employer de mots accentués. Derrière ces atermoiements buridanesques, je n’étais pas seul à apercevoir les deux spectres idéologiques qui nous animaient comme des pantins : d’une part, le sentiment nord-américain de propriété du réseau qui voulait que le maître, au nom du pragmatisme, impose sa langue (et sa table de caractères, si pratique, si légère)18 ; d’autre part, le néo-colonialisme culturel et linguistique de francophones toujours convaincus de l’universalité de leur langue. Commercialement, techniquement et linguistiquement : David contre Goliath.

Ironiquement, les États-Unis sont maintenant dans une situation moins brillante : l’année 2001 a vu le nombre d’internautes non américains dépasser le nombre de ceux du berceau d’Internet, tandis que l’évolution multilingue des systèmes d’exploitation entraîne qu’une communication claire entre des langues minoritaires arrive brouillée sur des machines de lecteurs américains qui n’ont pas été changées ou actualisées. La standardisation promise de l’Unicode (nouvelle table de caractères qui englobe à peu près les caractères de toutes les langues) et le renouvellement du parc d’ordinateurs devrait bientôt faire oublier ce paradoxe. Si l’on ajoute que le nombre d’hispanophones augmente dangereusement à l’intérieur de los Estados-Unidos, on comprend l’acharnement de certains politiciens à vouloir faire inscrire l’anglais comme langue officielle de leur État, voire de la fédération. Wait & See.

 

Actuellement, je suis membre de 5 listes de discussion que l’on peut dire littéraires (Balzac-L, Quéâtre, Dix-Neuf, Mélusine et Dramatica, Cf. description infra, ch. 5) et modérateur d’une autre liste, littérairement frontalière : Litor (Cf. p. 28). J’ai été membre de quelques autres, depuis 1994, dont je me suis désabonné, parce que trop bavardes à mon goût ou ne me correspondant pas. D’autres listes ont disparu, faute d’inscrits ou de messages, comme la liste « Genres littéraires », trop vague selon les uns et trop spécialisée selon les autres, ou France-langue, première version, victime de son caractère trop général.

Selon les jours, les calendriers scolaires et professionnels des uns et des autres sur plusieurs continents, je reçois une trentaine de messages par semaine. Rien d’excessif.

Plus de la moitié de ces messages sont des annonces (non commerciales ou dont le caractère commercial n’est pas mis en avant) : annonce de parution d’ouvrage, d’articles de presse, de colloque, de pièces de théâtre, de sites internet, de Salons du livre, concerts, lectures, rencontres avec des écrivains, etc., souvent assorties d’adresses web pour plus de détails ou pour lire des textes complets. Ces annonces ne sont pas faites au hasard, le message souligne presque toujours ce qui rend la chose intéressante, intellectuellement parlant ou dans l’axe thématique de la liste. Il arrive que cet intérêt soit contesté, laissant place au débat, avec références, opinions fondées ou partis-pris que d’autres fustigeront, etc.

Les autres messages qui me parviennent sont des questions précises et les réponses qu’elles reçoivent – réponses envoyées à la liste, une par une, ou directement à la personne qui a posté la question et qui a généralement l’obligeance de résumer les réponses qu’elle a reçues hors liste pour les co-listiers que la question intéresserait. Le chercheur qui a déjà ratissé tous les catalogues de l’internet cherche les Actes d’un colloque, le professeur qui prépare un cours se demande quelles ressources seraient plus productives, l’étudiant pressé a besoin des références exactes d’un poème, le thésard d’une université démunie essaie de compléter sa bibliographie, l’inconnu qui se demande de qui sont ces vers appris par cœur il y a cinquante ans… De temps en temps, ici aussi, une réponse s’envenime, reçoit une protestation polie ou un coup de gueule.

 

Pourtant, malgré tout le bien qu’on en pense et sans doute à cause de la jeunesse du phénomène réticulaire, il faut avouer que les listes de discussion, tout comme les forums, laissent quelque peu perplexe. Quoi ? Des centaines de passionnés, de chercheurs, d’universitaires, ayant ensemble de telles affinités intellectuelles (devenues numériques) ne sont capables que de s’envoyer des bulletins de parution et des petites annonces ! Pas de grandioses projets ? Pas de nouvel humanisme ? Pas de publications collectives ?

Attendez, attendez… Le fruit des entrailles du réseau est encore tout petit. Il faut le bichonner et l’élever du mieux que nous pourrons. Soyons vigilants ! Déjà, de grands dangers le menacent…

Salons à l’horizon

Les listes de discussion ou les sites web consacrés à la littérature pourraient-ils préfigurer une nouvelle convivialité intellectuelle mondialisée ? Un regain d’échanges, badins ou théoriques mais dégagés des cuistreries, du carriérisme, des compromissions et de la course à la publication ?

Voire une nouvelle forme de salons littéraires ?

Dans l’état actuel des mentalités et de l’internet, mieux vaut répondre que cela n’est pas pour tout de suite. Demanderait-on au pédiatre si un nourrisson va devenir un grand écrivain ? Un grand footballeur ? C’est ce qu’enfant Derrida voulait devenir, footballeur professionnel ! On voit toute la difficulté des prédictions…

Certains vous répondront que c’est déjà fait. Que les sites offrant à tout vent de créer des communautés virtuelles, des cercles thématiques de sites, des forums à votre pointure, que ceux-là sont déjà installés dans les nouveaux salons littéraires.

Vautrés, oui ! Et leurs pages truffées d’animations publicitaires n’augurent rien de bon quant à la qualité des relations ainsi promues. L’important est pour eux de générer du passage afin d’engranger des clics publicitaires qui rapporteront à la société qui vous met en scène l’espace virtuel au goût de conversation et de communauté. Au goût, seulement !

Pourtant… Si l’on se pose ces questions, c’est que quelque chose nous y incite. Quelque chose qui vole dans l’air virtuel, quelque chose qui plane sur nos messageries, quelque chose que la technique rend théoriquement possible et qui nécessite peut-être quelques petits coups de pouce sur nos claviers. Le « coup du doigt replié sur la vitre »19 de nos écrans. Les amateurs de canulars, Jules Romains en tête, font parfois la démonstration que la construction de l’esprit, le rêve éveillé et utopique, précède et entraîne parfois la réalité : « les discours qui produisent de nouvelles normes sont d’abord habités de fiction. »20

D’ailleurs, si l’on se pose ces questions dans le but d’y répondre positivement et que l’on se donne collectivement les moyens d’orienter l’évolution, l’éducation, la nutrition, l’environnement du réseau et de ses participants, alors il est plus que probable que des salons littéraires virtuels ne vont pas tarder à apparaître, pour lesquels les listes Balzac-L ou Litor, les sites Zazieweb ou Remue.net d’aujourd’hui feront de très beaux grands-parents.

Collectivement, mais d’une collectivité dont les membres ne se connaissent pas tous quoique mûs par les mêmes forces – ce qui ne s’est pas encore pensé en d’autres termes que celui de tropisme, raison pour laquelle le roman de Gracq me revenait à l’esprit – sourd cette année même, 2001, comme une eau peut sourdre de la confluence de minuscules écoulements naturels bien après les pluies ou le dégel, une volonté d’échanges intellectuels que je sens à mille petits indices de la presse, des sites, des listes et de l’actualité littéraire et intellectuelle. Est-ce d’avoir trop scruté, veillé qu’au fond du désert des Tartares un mirage se lève ? Sont-ce des voix webangéliques qui me font descendre sur Vaucouleurs ?

Quittant l’état sans parole de l’enfance internautique, le mutisme contrôlé dans lequel les médias traditionnels voudraient bien les tenir, des milliers de lecteurs, de rimailleurs ou d’écrivains confirmés, de modestes éditeurs, d’animateurs de revues microscopiques et passionnantes, d’universitaires patentés, de journalistes aux piges routinières et de franco-aphones21 de tous les pays (unissez-vous !), sont les auteurs d’initiatives réticulo-électroniques dont je n’arriverai pas à faire le tour dans ces pages. Certains s’arrêteront, d’autres fusionneront, d’autres se saborderont en tombant dans la logorrhée (listes trop bavardes) ou la prostitution (sites couverts d’e-pustules publicitaires cli(n)quantes).

Il y a encore bien des écueils à éviter. Les écueils externes à notre communauté virtuelle : malveillance, commerce, lois, lorsqu’elles sont imbéciles ; et les écueils internes, dont le principal sera l’élitisme. En effet, partout où une communauté se refermera sur ses membres et sur le trésor qu’ils se figurent être ou produire, elle ne fera que répéter dans l’internet ce qui se fait réellement, apporter dans le réseau des cloisons sociales ou intellectuelles qui n’y étaient pas, au point que l’on est en droit de se demander si ce ne sont pas ces cloisons, ces défenses qui sont alors fondatrices de ces communautés. Qu’est-ce qui fait une ville ? Le réseau de ses rues ou ses murs d’enceinte ? Le terme communauté lui-même pose problème d’ailleurs et chaque fois que je l’écris, un secret hérissement22 se produit en moi à l’idée que le lecteur puisse confondre l’intersection des intérêts à laquelle je veux faire allusion – chaque individu gardant ses spécificités et son libre-arbitre, imprescriptiblement, c’est-à-dire ce qui est commun à nous tels que nous sommes – avec la fusion ou la « solidarité spontanée » (Tönnies) que d’autres entendent sous ce mot, sorte de fiction sécurisante et mystifiante par laquelle on s’oublie dans le groupe en s’en remettant à lui, c’est-à-dire (tout) ce que nous sommes mis en commun, ce que religions et partis politiques savent exploiter et qu’aujourd’hui la culture des marques leur dispute. Cette distinction entre communauté par intersection et communauté par fusion est valable dans tous les environnements socio-politiques où la liberté d’expression et d’entreprise est acquise ; il convient de mettre à part l’idée d’une communauté pour la survie dont les membres, pour des raisons politiques évidentes dans certaines circonstances historiques, estiment devoir s’engager corps et âme, se constituer dans la clandestinité et entrer en résistance contre un système inique et répressif qui les annihilerait s’ils adoptaient une structure ouverte – mais il s’agit là de communautés secrètes, donc motus

Pour en revenir à l’élitisme, j’ajouterai que là où la clôture mise ne provient pas d’une raison vitale, (re)commence l’esprit de caste et se (re)produit la volonté de domination.

Exemple ? Voici une liste, que l’on ne dit d’ailleurs pas « de discussion »23 dans les liens qui y mènent, dont l’accès est réservé à ceux qui pourront déposer initialement des travaux de recherche et des études dans ce qui n’est rien d’autre qu’un coffre-fort. Si vous n’avez pas cette mise de fond, ce droit d’entrée, alors rien ! Si vous n’êtes qu’un amateur, un curieux : circulez ! Il est possible que ce soit très efficace dans le cadre social et compétitif où ce genre d’initiative se développe. Il s’agit là d’une limite à ce que nous appelons « liste » ou « groupe ».

On verra que l’expression est utilisée avec d’importantes variations de sens et que le candidat à une honnête conversation devra trier par lui-même. Au demeurant, la diversité est nécessaire et l’on ne peut éviter qu’un terme générique soit employé pour regrouper, même grossièrement, les milliers de listes et forums francophones déjà existants. Dans un sens, cela est même nécessaire afin que les index et les moteurs de recherche automatisent efficacement leurs procédures.

C’est donc à l’utilisateur de voir à qui il confie son adresse électronique, à quels sites il donne de son temps précieux, par une lecture attentive des présentations et des protocoles (il faut également naviguer entre les légitimations de complaisance que donnent certaines institutions et les auto-légitimations qui cachent parfois de douteuses adhésions idéologiques), par les conseils qu’il peut trouver dans la presse spécialisée ou solliciter auprès de collègues et d’amis, par une bonne lecture de l’ouvrage qu’il tient présentement entre les mains, espère-t-on, par une inscription temporaire aussi, dans le cas d’une liste de discussion, grâce à laquelle il pourra apprécier la tonalité et la qualité des échanges. Trouver le bon lieu virtuel et le maître de céans qui vous agrée sans vous agresser, éviter le piège d’un entre-soi factice, s’accorder ou non à un noyau convivial de gens qui s’interpellent publiquement « Cher René », « Salut Claude »… C’est d’abord par les interpellations et le ton d’une liste, par la mise en page d’un site et de la lisibilité écranique qu’une adhésion sera souhaitée, à confirmer par la qualité des contenus. Ces éléments de la fonction phatique, si sensibles à l’ouverture, si déterminants pour le novice et qui deviennent moins importants par accoutumance ou par tolérance, doivent être regardés comme fondamentaux par ceux qui créent des documents, ceux qui gèrent des sites et modèrent des listes ainsi que par tous les utilisateurs qui doivent apprendre et ne pas oublier qu’ils ont toujours leur mot à dire.

 

L’objet du présent ouvrage est donc de dégager de leur gangue germinative quelques éléments d’une souhaitable renaissance du salon littéraire, comme lieu virtuel d’un art de la conversation pris au meilleur de son sens, évitant les pièges de la mondanité, de l’élitisme, de l’ostracisme, de l’affairisme, de l’entrisme, de la cuistrerie, de la logorrhée, de l’hypocrisie et de la vanité. Dans son principe, il deviendra le « s@lon littéraire » et l’arobase, graphe plus vieux que les plus anciens salons, lui ira comme un gant.

Pour cela, je travaille des deux mains : l’une dans la mécanique et l’autre dans le concept. D’un côté, l’informatique, ses machines, ses codes, son univers impitoyable et la formidable éclosion de mailing-lists et de sites francophones à travers le monde, tous domaines confondus ; de l’autre, l’histoire, la littérature, les raffinements d’une pensée surannée mais que l’on dit française et que le monde s’était un temps arraché. Une telle renaissance qu’avec les technologies mises en branle et le monde comme il roule et surfe, le s@lon littéraire n’aura rien de commun avec ce qui est bien mort et dont il est cependant souhaitable qu’il renaisse, tant seraient utiles aux citoyens du village planétaire les bienfaits de la conversation et d’une honnête compagnie.

Litor

En octobre 1999, après quelques mois de réflexion, de préparation et de tests techniques, l’équipe Hubert de Phalèse de l’université Paris III, créée par le Pr Henri Béhar et spécialisée dans les études littéraires assistées par ordinateur, a lancé une liste de discussion appelée litor dont je suis le modérateur. Il s’agit d’un nom forgé avec LITtérature et ORdinateur, ce qui indique assez bien son champ d’action (Voir détail du protocole en annexe, p. 189).

Après avoir créé et géré pendant 2 ans le site web de notre équipe, nous sentions comme une frustration de faire notre publicité et de proposer des documents sans avoir de retour. Le schéma classique de la diffusion médiatique ou du rapport scientifique annuel nous paraissait bien en-dessous des possibilités de l’internet. Surtout, nous recevions des demandes orales et écrites de personnes, chercheurs ou non, qui étaient à la recherche de conseils à des niveaux très différents et pour lesquels nous ne pouvions pas créer de pages web, par manque de temps. Car même dans le petit domaine d’intersection entre littérature et informatique, il y a tout un panorama de problématiques théoriques, intéressantes à débattre (lexicométrie, analyse de concordance, génétique, etc.), mais aussi une montagne de tracas techniques, linguistiques ou législatifs. Cela va des personnes débutantes en informatique qui se demandent tout simplement où cliquer, à des questions sur la terminologie à employer dans un ouvrage en préparation, en passant par des affaires de droits d’auteur ou des codes de typographie.

 

Une petite étude de cas permettra de mieux comprendre ce que je veux dire et d’apercevoir les différents champs qu’un seul problème touche. Que l’on considère par exemple une œuvre littéraire récente, si l’on peut dire, La Nausée de Sartre (1938), numérisée24 par un chercheur pour son propre travail. Celui qui l’a numérisée est-il « propriétaire » de sa version numérisée ? Peut-il la transmettre à des collègues ? L’échanger contre d’autres textes numérisés ? Je ne parle même pas de la vendre, évidemment… Doit-il en référer aux ayants droit de Sartre, et comment les trouver si l’on est en Guyane ou en Indonésie ?…

Quelqu’un d’autre, qui chercherait si une version numérisée existe et qui trouverait trace, par la bibliographie de l’édition Pléiade, d’un tel travail effectué dans les années 70, peut-il la demander publiquement, par exemple en écrivant à une liste de discussion dont il est membre ? Et s’il la trouve finalement déposée dans les rayons virtuels de la bibliothèque de l’université d’Oxford, grâce aux informations reçues après sa demande, croyez-vous qu’il peut se la faire envoyer par courrier électronique ou par disquette ?

C’est ce qui m’est arrivé, on l’aura compris, et un affable conservateur de la Oxford Library m’a répondu, dans un premier message, que ma demande serait « processed as soon as possible ». Puis, dans un second message (trois mois plus tard, quand même, après que j’ai écrit une seconde fois), on m’a répondu que ce texte ne pouvait être communiqué car il était « obviously still under copyright ». Comme si on ne le savait pas dès le début ! On devait me recontacter. C’était il y a plus un an et j’attends toujours…

Le dossier que j’ai constitué sur cette affaire, et qui n’est évidemment pas clos, n’existe que grâce à litor et aux informations données par des co-listiers, en particulier pour passer de la saisie informatique nord-américaine du texte par Paul A. Fortier25 au début des années 70 à la conservation de ce document numérisé à la bibliothèque d’Oxford où c’était apparemment la première fois, en l’an 2000, que quelqu’un demandait ce texte, si j’en juge par la réponse en deux temps… Par ailleurs, le fait que je sois chercheur n’a pas été pris en considération, et les courriers électroniques que j’ai adressés au pionnier numériseur sont restés sans réponse…

Où est le blocage ? Du côté de l’auteur et des ayants droit ? Du côté du chercheur-numériseur qui garde un droit de transmission ? Du côté de la bibliothèque, qui n’a pas encore statué sur ce genre de demande ? Ailleurs ? Le problème (sur lequel nous reviendrons) n’est pas d’avoir le texte numérisé de Sartre, car je peux le faire moi-même en quelques heures, mais de savoir où en est le droit sur les copies numériques dans le cadre mondialisé de la recherche, d’une part, et où en sont aujourd’hui la courtoisie et l’entraide entre chercheurs, d’autre part. La suite, si je puis dire, au chapitre Copyright (p.69)…

 

En quelques mois, litor, sans tapage, est devenue une liste d’une centaine de personnes. Puis elle a continué à grandir, jusqu’à rassembler actuellement 270 co-listiers. Les adresses électroniques ne permettent souvent pas de savoir dans quel pays ou institution se trouvent leurs propriétaires et il n’est pas prévu de demander aux inscrits de s’identifier précisément, même s’il est stipulé que les messages envoyés à la liste doivent être signés26 – aporie qui tient à l’élaboration en cours, à l’échelle planétaire, du concept d’anonym@t. On peut toutefois estimer qu’une vingtaine de pays sont représentés, les principaux étant parmi les pays francophones et les nations européennes, mais aussi les États-Unis, le Japon, l’Australie, le Brésil. Il ne s’agit pas de faire un classement, bien évidemment, mais de prendre la mesure de ce que j’appelais en introduction la « réticulation très fine » qui peut concerner une seule personne parmi des millions de foyers contigus.

Ces 270 membres se sont échangés quelques 600 messages en un peu moins de deux ans, soit un peu moins d’un message par jour, disons 6 messages par semaine. Cette moyenne est toute théorique, évidemment, car il n’y a presque pas de messages pendant les mois d’août et, de temps en temps, des pics à 5 messages par jour.

Cela signifie statistiquement que chaque litorien a envoyé un peu plus de deux messages aux autres litoriens et qu’il est donc responsable de la qualité et du trafic de litor à hauteur de 2,2 %. En réalité, seules 123 personnes différentes ont envoyé un ou plusieurs messages ; sans connaître les résultats d’autres listes de discussion, il semble qu’une assemblée où plus de 45 % des personnes se sont exprimées au moins une fois est assez dynamique… Modérons tout de même notre enthousiasme car 60 personnes n’ont envoyé qu’un message tandis qu’une petite quinzaine de litoriens ont écrit la moitié du total des messages.

Cela dessine un rapport étrange entre près de 200 membres qui ont été essentiellement récepteurs et une quinzaine de personnes principalement émettrices. Mais, nous y reviendrons en conclusion, appliquer ce schéma conventionnel n’est peut-être pas la meilleure chose à faire car on ne sait pas bien ce que les récepteurs, avec cette connotation passive du mot, font des messages reçus : certains les détruisent ou les conservent, sans plus, après les avoir lus, tandis que d’autres en font profiter des amis, des collègues ou des étudiants, lient des relations avec des sites ou des personnes par-dessus l’épaule de litor, si je puis dire. Des co-listiers expatriés profitent maintenant chaque jour d’informations qui leur ont été communiquées par litor : par exemple, en écoutant France-Culture dont les émissions peuvent maintenant être reçues partout dans le monde connecté, ou au sujet de la librairie en ligne dont les frais de port ont été comparés, ou encore sur l’accès aux œuvres littéraires de Gallica, sur la mise en ligne de l’extraordinaire dictionnaire tlf, etc. En revanche, les critiques sceptiques qui se sont dégagées des échanges sur les e-books , tant vantés dans les médias et au Salon du livre depuis deux ans, ont sans doute permis à certains de faire des économies…

Dans les échanges, la place du modérateur et des deux directeurs d’Hubert de Phalèse (Henri Béhar, puis Michel Bernard) est tout de même importante. Leur contribution représente le quart des messages échangés, dont la moitié (de ce quart) rien que pour le modérateur. Doit-on s’en féliciter ou le regretter ?… Vu dans l’autre sens, je n’ai occupé que 12,5 % de l’espace de lecture27 ! Cela prouve en tout cas que litor est bien une liste de discussion et non une liste de diffusion, comme on le lira au chapitre suivant.

S’agissant de litor, je n’ai pas encore évoqué sa face administrative. Elle est formée de tous les messages envoyés aux membres, individuellement, lors des inscriptions, retraits, changements d’adresse, problèmes techniques et protocolaires, tentatives de retrouver un correspondant dont l’adresse est devenue caduque, etc. Cela représente environ 2000 messages sur la même période ? ou encore, cela signifie que chaque message échangé entre les co-listiers sous-entend 3 messages administratifs, c’est-à-dire, pour le modérateur, une tâche quatre fois supérieure à ce qui paraît. Les candidats à la création de liste doivent savoir qu’il s’agit d’un travail très intéressant, très motivant, mais dont un quart seulement est l’objet de la liste et connu de ses membres. Au demeurant, tout réseau fonctionne sur le même principe ; on sait bien que les impôts et taxes que l’on paie, tout soupçonneux que l’on soit parfois sur leur bon usage, servent (peu ou prou ?) aux infra-structures de la société.

La plupart des listes de discussion sont basées dans des systèmes informatiques robotisés (serveurs de liste) qui trient les messages en messages administratifs dont le traitement est automatisé (inscription, retrait, suspension, consultation d’archives, etc.) et messages adressés aux membres de la liste. Ces derniers sont expédiés au modérateur par le robot – dans le cas d’une liste modérée – et le modérateur, considérant les messages un par un, soit les agrée, sans commentaire, et les renvoie au robot qui les diffuse à tous les membres, soit les refuse, beaucoup plus rarement, arguant du non-respect d’au moins une des conditions du protocole de la liste.

litor fonctionne sur le même principe, pour l’instant sans robot (du fait de problèmes techniques à l’université Paris III), ce qui a un avantage et deux inconvénients. L’avantage est de bien connaître les rouages, en quelque sorte mécaniques, d’un tel système, l’impression de maîtriser la situation et d’être chef de chantier… Mais cette impression est plus proche de celle d’un enfant qui supervise, émerveillé, tout ce qui se passe dans son garage automobile miniature que de celle d’un magnat de la presse qui veut faire l’opinion et mener les hommes. Les inconvénients de l’indisponibilité d’un serveur de liste robotisé pour litor sont, premièrement, qu’il n’y a pas d’archivage par page web qui puisse être mis à la disposition des lecteurs ; ce qui est bien dommage car le suivi sélectif des différents fils de discussion est très utile ; deuxièmement, inconvénient privé que tous les modérateurs de liste connaissent, cela provoque une importante quantité de travail de gestion des messages administratifs et des messages d’erreurs… ce qui n’est tout de même pas passionnant.

J’en profite donc pour lancer un appel à toutes les personnes qui sont membres de listes de discussion, ou de diffusion, ou qui veulent le devenir : lorsque vous changez d’adresse ou lorsque vous avez connaissance du fait que votre adresse risque d’être indisponible, retirez-vous des listes ou suspendez votre inscription pour quelques semaines, désinscrivez-vous par la procédure protocolaire si cela est possible, écrivez au modérateur ou faites-le faire par un ami. Vous n’imaginez pas la quantité de « retours » !… comme disent les distributeurs. Pour chaque message que j’envoie aux membres de litor, il y a quatre ou cinq adresses qui ne « fonctionnent » pas et qui provoquent autant de messages d’erreur émanant automatiquement d’un serveur de courrier – qui me les renvoie d’ailleurs plusieurs fois… Par précaution, j’attends que plusieurs messages passent, recevant autant de fois les retours erronés, puis j’essaie de joindre les personnes une par une pour le cas où leur serveur de courrier laisserait passer un message personnel alors qu’il bloquerait les messages collectifs – ça arrive. Enfin, dans l’incapacité totale de joindre mes correspondants, je les retire de la liste.

Une personne ayant été retirée de la liste de cette façon il y a plus d’un an s’est manifestée après avoir lu un message mentionnant litor sur une autre liste où elle était inscrite, m’écrivant alors qu’elle souhaiterait bien continuer à recevoir les messages de litor, liste qu’elle croyait défunte l’année précédente et qu’elle avait fini par oublier : cette personne avait changé d’adresse (ou son adresse avait été modifiée par son université ou son entreprise) et ne l’avait pas fait savoir…

 

Il existe maintenant beaucoup de propositions de service gratuit de gestion de liste par pages web. Elles offrent la souplesse de la navigation, l’archivage automatique, libèrent les modérateurs de la gestion administrative automatisable, et réservent presque entièrement l’épineux problème des virus aux ordinateurs des sociétés qui proposent ces services. Mais ces offres imposent la présence de publicités qui clignotent à chaque page, pour chaque message que l’on veut lire ou envoyer et, quoi qu’on en dise dans les pages d’informations officielles, on ne sait pas ce que deviendront les listes d’adresses de courrier électronique des membres. Serviront-elles à effectuer des statistiques « innocentes » et « anonymes », dit-on toujours ? Ne seront-elles pas transmises à d’autres services de la même entreprise ? À des partenaires qui vont les exploiter commercialement en vertu d’un choix minuscule que l’on a omis de cocher sur la page d’inscription ?…

Sans en arriver jusque là, la simple présence de publicité permanente passivement acceptée me paraît regrettable. Et nocive. Elle sous-entend que rien ne peut se faire sans elle, qu’elle est aussi nécessaire que les logiciels et les matériels que l’on utilise. Elle se prétend indispensable adjuvante de toutes nos activités – ce qui est vrai dans la mesure où l’on accepte les services qu’elle parasite. Encore plus vrai si l’on n’a pas les moyens ou les connaissances techniques, ou le temps de s’en passer.

 

Les principaux fils de discussion de litor durant ces deux années ont été : les annonces de colloques concernant l’usage de l’informatique dans les études de lettres, les annonces de parution et d’articles critiques de presse en ligne, les annonces de création ou de mises à jour de sites web littéraires (généralistes ou consacrés à un auteur, une œuvre), le livre électronique (e-book), la réception radio par internet et les émissions littéraires (de France-Culture principalement), la librairie en ligne (adresses, avantages et inconvénients, naissances et morts de sites de vente en ligne).

En revanche, il n’y a pas eu, ou très peu, d’échanges relatifs à la lexicométrie (analyse des textes à partir d’indexation informatisée), à l’histoire littéraire (par l’usage de la bdhl d’Hubert de Phalèse ou de la « Chronologie Littéraire 1848-1914 » proposée sur mon site) ni aux problèmes de la typographie (règles, tolérances, évolutions logicielles). Pour la typographie, il existe une autre liste où débattent des spécialistes, mais le peu d’échanges sur la lexicométrie et sur l’histoire littéraire confirment notre opinion quant à l’immaturité des listes (de litor en particulier) et quant au manque de confiance des membres les uns vis-à-vis des autres : l’information ponctuelle et factuelle prime sur le débat au sujet de recherches.

Ayant constaté cette même tendance sur les autres listes dont je suis membre, je ne m’en inquiète pas trop. La maturité viendra à son heure. Nous n’en sommes qu’aux premières années de ces nouvelles conjonctions humaines. La relative faiblesse du taux d’usage et parfois la platitude de certains échanges entre co-listiers s’expliquent par la timidité face au réseau des correspondants quasi-anonymes, de la part de gens qui sont peut-être parfaitement à l’aise dans leur milieu professionnel et intime : les annonces succèdent aux questions-réponses sans débat et dès qu’une polémique apparaît, ou même pas une polémique : un débat – chic ! un peu d’animation ! se dit-on – le fil est coupé par un co-listier qui se dit lassé de cette discussion qu’il trouve inutile ou qui a déjà eu lieu (sur telle liste, à telle adresse, telle date), merci d’aller y lire les conclusions… Comme si l’on ne pouvait rien dire de nouveau.

La timidité des uns est d’ailleurs augmentée par l’irresponsabilité des propos ou du ton de certains autres, capables d’écrire n’importe quoi du fait que c’est virtuel et hors de leur univers professionnel ; cela peut même être considéré comme du défoulement, parfois. Dans ce cas, le rôle du modérateur est déterminant : pour ce qui est de l’insulte, il doit rejeter le message. Mais doit-il laisser passer le message coupe-fil ? Doit-il demander à un co-listier de revoir son message pour qu’il soit moins agressif, plus sérieux, mieux référencé ? Etc.

L’effet psychologique d’un message mal ficelé sur plusieurs centaines de personnes disséminées à travers le monde est difficile à imaginer, mais il en résulte toujours un silence, une gêne… Et c’est encore au modérateur de choisir entre relancer doucement le débat en faisant un résumé, rappeler la déontologie de la liste, parler d’autre chose, attendre silencieusement qu’un autre co-listier s’exprime ou demande autre chose… Nous reviendrons plus loin sur une conception plus générale de l’anonym@t, de la déception, du ridicule et de la diversité géographique (Cf. p. 123).

 

1 Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impériale, p.470 (éd. folio).

2 Exception : le Japon a ajusté l’an dernier sa position cartographique terrestre en la modifiant de quelques mètres afin de correspondre aux descriptions satellitaires du système GPS (qui aident notamment les automobilistes à éviter les bouchons).

3 Les relations sociales ne sont pas à proprement parler matérielles, mais leur matérialisation potentielle apparaît très vite : il suffit d’une fusion mal négociée pour se retrouver au chômage, d’une erreur de saisie informatique pour être déclaré mort et ne plus avoir ni carte de crédit ni compte en banque. On s’arrange souvent pour que les relations sociales se matérialisent le moins possible…

4 Le phénomène s’est déjà produit plusieurs fois. Par exemple avec l’imprimerie, qui permit de réécrire ce qui était transmis manuscritement et oralement, en en transformant l’apparence et parfois le contenu, en poussant à la traduction ou à la vulgarisation dans un but de plus grande diffusion, en promouvant l’apprentissage de la lecture, etc. Un autre exemple est fourni par le cinéma et la vidéo puisque beaucoup d’œuvres littéraires et d’événements historiques ont été scénarisés et joués depuis plus d’un siècle en vue de les faire connaître, certes, mais dans une version nécessairement déformée et stylisée qui met à chaque fois en colère les chercheurs et les spécialistes dont les connaissances sont plus approfondies. Les quatre siècles Gutenberg, le siècle Lumière, la décennie Internet : c’est chaque fois plus rapide… et plus difficile à comprendre ou à supporter !

5 Jean Pierre Ceton, Lettre au lecteur (22/05/2001),

http://mapage.noos.fr/ceton/lecteur11.html

6 Il ne sera pas possible de traiter dans cet ouvrage du problème des contenus tendancieux ou illégaux de l’internet, qu’il s’agisse de racisme, de négationnisme, etc. Cela doit faire l’objet d’une autre réflexion. Disons seulement, ce que je développerai plus loin, que si les bonnes consciences s’étaient penchées sur l’internet dès le berceau, au lieu de faire l’autruche, la situation serait peut-être moins grave.

7 Et ces métaphores sont bien commodes pour masquer les processus matériels, logiciels, économiques et éviter de sentir le cambouis sous les touches du clavier.

8 Néologisme formée sur le grec misein : « haïr » et « internaute », usager de l’internet. La misinternautie est donc une attitude de refus des nouvelles technologies ; elle peut devenir, selon les cas, une position morale ou une pathologie. On trouvera d’autres néologisme webologiques en annexe (Cf. p. 195).

9 Voir tout le chapitre « traitement du texte » dans Michel Bernard, Introduction aux études littéraires assistées par ordinateur, PUF (« écritures électroniques »), 1999, p. 19-87.

10 Incipit percutant de l’excellent ouvrage de Jean M. Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes, l’imaginaire littéraire, 1630-1900, Editions Minerve, 1992, p.15. Ils sont de ceux qui ont montré depuis longtemps déjà la possibilité d’une autre histoire littéraire, sans pour autant être assujettis aux nouvelles technologies.

11 Arnaud Rykner, « Inventer sa recherche, une lexicographie au service du chercheur », p. 201-202 dans Frantext, autour d’une base de données textuelles, témoignages d’utilisateurs et voies nouvelles, CNRS (« Dictionnairique et lexicographie »), 1992. Beaucoup d’autres contributions de ce volume restent d’actualité et sont très représentatives de ce qu’il était possible de faire, notamment celles d’Étienne Brunet (« Voyage autour des mots », p. 167-184) et d’Henri Béhar (« Compte à rebours, l’informatique au service des agrégatifs », p. 113-135) qui présentait le premier volume collectif de notre équipe de recherche, Hubert de Phalèse (publié chez Nizet, Cf. bibliographie de Michel Bernard, op. cit.).

Frantext est une banque de données textuelles rassemblant plus de 2000 œuvres littéraires et non-littéraires en français, du XVIe au XXe siècle. Elle a été créée par l’INaLF (CNRS), initialement dans le but de réaliser le dictionnaire TLF (Trésor de la Langue française), puis partiellement ouverte aux chercheurs via une connexion par ordinateur. Elle reste accessible sur abonnement (Cf. http://www.inalf.fr) mais on peut tout de même l’interroger sommairement par la consultation du TLF, lui aussi en ligne (Cf. http://zeus.inalf.fr/tlf.htm).

12 Cf. Pierre Laurette, Lettres et Technè, Éditions Balzac (Québec), 1993 ; en particulier le chapitre « hypertexte, hypermédia ou le nouveau dialogisme électronique », p. 195-215. Alain Giffard revient pertinemment sur cette « convergence » dans « Petites Introductions à l’hypertexte », p. 99-117 dans Banques de données et hypertextes pour l’étude du roman /sous la dir. de Nathalie Ferrand, PUF (« écritures électroniques »), 1997.

13 TICE, pour « Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement », ferait bien d’être précédé du « N » de « nouvelles ». Ce n’est pas exactement l’équivalent de CALL, qui concerne uniquement l’enseignement des langues sur le modèle du laboratoire de langues, mais les deux termes peuvent être associés par métonymie et pour leur rôle performatif identique dans les attributions de crédits publics. La préhistoire du CALL a d’ailleurs été le TICCIT (Time-shared, Interactive, Computer-Controlled, Information Television), téléviseur interactif pédagogique des années 70 aux États-Unis.

14 Exemple de commentaire : « En 1984, le gouvernement de Laurent Fabius annonce un plan d’informatisation des écoles. Officiellement il s’agit d’introduire l’informatique auprès des futurs citoyens de notre république. Officieusement c’est en fait un plan de sauvetage de la division Micro-ordinateur de l’entreprise public (sic) Thomson qui bat de l’aile. Le résultat s’avéra rapidement catastrophique… », sur le site Museum Electronicae, où l’on ajoute que la situation actuelle « revient au même au niveau pédagogique : les gouvernements Juppé et Jospin ont livrés clef en main notre parc de clients institutionnels à Microsoft »…

http://www.multimania.com/museumelectronic/Micros_et_consoles/Histoire/planinfopourtous/infopourtous.html

Voir également : http://financieredunet.com/articles/plan.html

15 Que j’écris ici avec une majuscule comme on le faisait dans les premières années. Maintenant, c’est comme le train ou le téléphone, un nom commun auquel la majuscule ne sied plus, sauf à le vouloir privé (des groupes comme Microsoft s’y emploient).

16 Le mot est de Michel Pierssens, professeur à l’Université de Montréal, co-fondateur de la liste Balzac-L (avec Christian Allègre) et auteur d’un excellent site web Maldoror consacré à Lautréamont.

Cf. http://www.maldoror.org/

17 À l’adresse http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese/hubert1.htm

18 Les pays qui ont accédé à l’internet lorsque le réseau nord-américain s’est ouvert portaient des numéros techniques qui étaient à la suite de la liste des états de l’Union… On fit valoir que symboliquement les nouvaux pays connectés étaient ainsi assimilés à de nouveaux états des Etats-Unis.

19 Cf. Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris : José Corti, 1951 ; p. 304.

20 Jacques Derrida, entretien avec Catherine Paoletti pour la série À Voix nue de France-Culture, le 15/12/1998, 2e émission : « L’écriture à la trace ».

21 Voir Robert Chaudenson, Vers une Révolution francophone ?, Paris : L’Harmatan, 1989.

22 Je ne dois d’ailleurs pas être le seul… Exemple, cette citation de Philippe Quéau, spécialiste de l’internet et actuellement directeur de la Division Information et Informatique de l’UNESCO : « L’idolâtrie poussée à son comble est celle que la foule façonne avec sa propre image. L’homme croit trouver dans cette pauvre transcendance du « nombreux » de quoi étancher sa soif de dépassement de soi. Mais il se trompe. Ce dépassement n’est que numérique. » (Le Virtuel et la grâce).

Cf. http://www.chairetmetal.com/cm04/queau.htm

23 Je m’inspire ici de la liste agreg ou AgrégationLettres (lire leur message qui établit le rite d’admission, p. 169).

24 Voir l’explication, p. 17. Et la note qui renvoie à l’ouvrage de Michel Bernard.

25 L’ouvrage publié hors commerce par le professeur Fortier en 1972 à l’université du Saskatchewan (Regina, Canada), intitulé Concordance to Sartre : « La Nausée » est référencé par Michel Contat et Michel Rybalka dans leur édition des Œuvres romanesques de Sartre (Gallimard, coll. Pléiade, 1981, 2174 p.), p. 1712-1713.

26 On verra que les pratiques des listes sont très variables sur ce point de l’identité, certaines ne précisant rien de particulier tandis que d’autres demandent de décliner ses titres et tentent de culpabiliser ceux qui prendraient un pseudonyme, par exemple en utilisant un site internet d’adresse gratuite.

27 Version écrite du temps de parole, expression employée dans les statistiques des campagnes électorales.

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