Antoine Volodine : « Je ne suis pas un cas psychiatrique ! »

Grégoire Leménager, « Antoine Volodine : Je ne suis pas un cas psychiatrique ! » / entretien, [site] BibliObs, 19 août 2010.

Pour mémoire :

Un Volodine peut en cacher beaucoup d’autres. Non seulement il signe pour la rentrée une galerie de portraits d’auteurs imaginaires dans « Ecrivains » (Seuil), mais il publie simultanément deux autres romans, sous les noms de Lutz Bassmann et de Manuela Draeger. Nous avons rencontré chacun de ses avatars. Entretien n°1 :

Le Nouvel Observateur.- « Ecrivains » présente des auteurs « post-exotiques » imaginaires. D’où vient ce besoin de vous inventer des doubles, des hétéronymes ?

Antoine Volodine.- Je ne crois pas être un cas psychiatrique ! Il s’agit de faire naître des voix multiples d’une même expérience. Ce que je cherche, c’est démolir l’idée romantique de l’écrivain dominateur, maître du monde ; c’est une figure de l’écrivain qui me met mal à l’aise. L’obscurité me met plus à l’aise que la lumière des projecteurs.

N.O.- Vos personnages sont des « écrivains maudits »…

A. Volodine.- Je mets en scène une communauté d’écrivains emprisonnés qui n’a pas de contact avec l’extérieur, sinon fantasmatique. Ils s’adressent à des morts, à des insectes ou à un public qu’ils s’inventent. Leur geste de création apparaît vain, mais ils sont poussés par une urgence à dire, plutôt qu’à écrire d’ailleurs : la plupart de ces « écrivains » sont analphabètes. Ou quasi-analphabètes. On le voit avec celui qui est torturé par des fous dans une clinique psychiatrique : dans son récit, un enfant de cinq ou six ans qui vient d’apprendre à écrire est illuminé par la nécessité de raconter une histoire.

N.O.- C’est sa « séance primale de création littéraire ». Et la vôtre ?

A. Volodine.- En fait, c’est autobiographique. Ce texte d’enfant intitulé « Comancer » a été conservé, avec ses fautes d’orthographes. On est ici à 200 000 années lumières de l’autofiction, mais des éléments d’autobiographie sont là. C’est aussi le cas avec les listes de néologismes que rédige un personnage : ce travail obscur n’a jamais été publié, mais j’ai fait ça, oui.

N.O.- Et vous y référez-vous pour écrire? Ces listes vous servent-elles de répertoire, pour injecter des mots étranges dans vos fictions?

A. Volodine.- Oui. Dans la construction de cet ensemble littéraire assez vaste, le temps joue. Pendant des décennies s’accumulent des fragments, des morceaux, des choses inabouties, qui ensuite sont retravaillés et réinsérés dans des objets post-exotiques qui ont leur caractère abouti. C’est le fonctionnement de cette communauté d’écrivains. Les voix se stratifient, s’échangent, se croisent, pour former au bout d’un certain temps quelque chose qui est un objet accompli, qui prend la forme d’un roman, et se trouve publié ensuite.

N.O.- Aviez-vous déjà ce projet de bâtir une communauté d’écrivains quand vous vous êtes lancé dans l’écriture?

A. Volodine.- Avant de publier pour la première fois, en 1985, j’ai beaucoup écrit. Et notamment une anthologie de textes divers écrits par des écrivains inventés dans une époque inventée. Une partie de tout ça a été réutilisée des années après mon premier livre publié, « Lisbonne, dernière marge », où on présente des communes d’écrivains, qui sont victimes de répressions, et des communautés de critiques. Tout y fonctionne par fractions, par groupes, les voix ne sont jamais individuelles. Il s’agit d’une expression collective, toujours. Donc ce projet pré-existait. Dans mes premiers livres, j’en ai assez peu tenu compte. Et peu à peu, ça a fonctionné. Mais ce qui fonctionnait dès mes premiers livres, dès « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (1985), c’était des croisements de voix venues d’origines différentes et qui contribuaient à raconter une histoire.

Bien sûr, ce système s’est cristallisé une bonne fois lorsqu’est paru « l e Post-exotisme en dix leçons, leçon onze », en 1998. Ce livre est signé Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, d’autres encore, et bien sûr Antoine Volodine. Il y avait déjà à ce moment-là l’affirmation d’un groupe, et ça pouvait fonctionner parce qu’il y avait eu dix livres publiés avant.

N.O.- Cela signifie-t-il qu’on pourra lire un jour un livre de Bodgan Tarazieff, cet auteur dont tous les personnages portent le même nom et dont il est question dans « Ecrivains »?

A. Volodine.- Non, théoriquement ce serait magnifique, si j’avais 300 ans devant moi. Mais les années sont comptées, on ne peut pas étendre à l’infini. Et puis j’ai toujours fait en sorte qu’on ne soit pas dans un système de séries. Chaque livre est différent des autres, même s’il y a une masse romanesque qu’on retrouve d’un livre à l’autre depuis le début. Le but est de constituer une bibliothèque post-exotique avec des tempéraments d’écrivains différents, mais il ne s’agit pas de faire «Le Post-exotisme, leçon 12, leçon 13…» Ce serait calqué sur Hergé ! J’essaie de garder un caractère de surprise.

Déjà c’est très difficile de faire exister d’autres que soi-même. Non seulement d’être porte-parole, mais d’aider à la naissance de leurs livres. Ca veut dire un triple travail… Manuela Draeger et Lutz Bassmann existent déjà dans le paysage littéraire, ils sont édités depuis plusieurs années.

N.O.- Il y a un humour très spécifique chez vous…

A. Volodine.- J’appelle ça l’humour du désastre. Ou l’humour des camps. Ceux qui parlent disent souvent qu’ils sont des Untermensch, des sous-hommes. Ce statut inférieur leur permet d’être un peu goguenards par rapport à ceux qui les écrasent. Ce n’est pas un humour punk, un humour du no future. C’est l’humour juif : quoi qu’on fasse, on va finir mal, rien n’est possible. C’est un humour qui voit l’avenir comme un désastre absolu mais qui n’empêche pas de continuer à agir.

N.O.- Vous êtes vous-même dans ce cas, aussi pessimiste que ça?

A. Volodine. – On sait que tout ce qui a été fait depuis 1985 ne change absolument pas le monde, mais il fallait le faire, il faut le faire. Je suis donc comme les personnages, qui n’ont aucune illusion, mais d’autre part aiment jouer avec l’illusion. Et puis ça ne les empêche pas d’agir. Ecrasés, ils inventent qu’ils ne sont pas écrasés, tout en sachant qu’ils seront écrasés.

Alors oui, j’ai une vision extrêmement pessimiste, tout en conservant ce sentiment qu’il est absolument nécessaire de se battre, quelle que soit la connaissance qu’on puisse avoir du futur. Même en prison, on continue à dire des choses, à reconstruire le passé, un présent, inventer un futur, alors qu’on est entre les murs ; ce qui arrive à mes personnages.

N.O.- Quels sont les écrivains réels qui comptent pour vous? Beckett et Kafka, avez-vous déclaré, mais encore?

A. Volodine.- Ce n’est pas moi qui les ai cités. Des écrivains qui comptent pour moi, il y en a beaucoup, et ce serait injuste d’en choisir trois ou quatre seulement. Je ne réponds pas à cette question parce que ça ressemble trop à du name dropping. Donc à une sorte de prétention que je ne veux pas avoir. Et puis, il n’y a pas que les écrivains qui comptent : il y a les musiciens, il y a le cinéma. Il faudrait citer beaucoup d’influences et d’objets de respect.

Cependant, dans ce livre, et c’est assez rare parce que la plupart du temps, les références que je donne sont inventées, il y a une liste dite par une femme qui vient de mourir et qui tient une conférence, dans le noir, sans doute nue. C’est Maria 313, elle parle de cinéma, et cite des séquences de films, très précisément, qui existent. Les cinéastes qui sont cités me sont en effet extrêmement chers [on trouve notamment dans cette liste David Lynch, Ingmar Bergman, Friedrich Murnau, Wong Kar-waï, Akira Kurosawa, Werner Herzog, Sergio Leone, Andrei Tarkowski]. Mais en l’établissant, dans cet espace limité, je me disais que cette liste était bien trop petite…

N.O.- Et lisez-vous certains de vos contemporains?

A. Volodine.- Oui, je suis un lecteur normal. Je lis des livres. Mais je suis aussi quelqu’un qui vois des films. Et il me semble un peu réducteur, pour un écrivain, de ne mettre en avant que des filiations touchant à la littérature. Surtout aujourd’hui. C’est impossible de s’être détourné de l’image et du cinéma. Dans le travail d’écriture, c’est toujours de l’image qui me passe en tête. Il s’agit de construire et d’animer l’image pour que les personnages s’y trouvent à leur place et pour y faire entrer les lecteurs. C’est tout un travail assez éloigné des réflexions sur les techniques littéraires. On est beaucoup plus dans des réflexions sur des techniques cinématographiques… Même si ça n’est pas tout à fait ça non plus, car il faut aussi faire intervenir des sensations de l’ordre du toucher, ou des odeurs : beaucoup de scènes se passent dans l’obscurité, sinon dans le noir absolu.

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