Dans son monde

Michel Abescat, « Dans son monde » [entretien], Télérama, n°2925, 4 février 2006.

Pour mémoire

Depuis vingt ans qu’il publie, Antoine Volodine n’a jamais dévié de sa route, une des plus singulières de la littérature française contemporaine. Depuis son premier livre, Biographie comparée de Jorian Murgrave, paru en 1985, jusqu’au plus récent, Nos animaux préférés, qui vient de sortir au Seuil, pas un seul de ses quinze romans n’échappe à son projet littéraire : créer, livre après livre, une bibliothèque à nulle autre pareille, étrange, close, labyrinthique, exclusivement constituée des œuvres d’un groupe d’écrivains imaginaires enfermés à perpétuité dans le même quartier de haute sécurité. Qui sont-ils, ces mystérieux narrateurs que l’on croise d’un livre à l’autre ? Qu’ont-ils vécu exactement ? Sont-ils vivants ou morts ? Qu’ils se nomment Lutz Bassmann, Maria Henkel, Hans-Jürgen Pizarro ou Monika Domrowski, tous semblent interchangeables. Et tous remuent la mémoire tragique du XXe siècle, l’échec des utopies révolutionnaires, l’encadrement totalitaire des esprits, la certitude de la ruine et de l’extinction de l’espèce humaine. Insaisissables, solitaires, fantomatiques, le plus souvent fous ou délirants, ils sont d’abord des voix qui s’interpellent et se répondent, racontent et ressassent. Jusqu’à ce qu’un livre trouve sa forme et parvienne à l’extérieur de la prison, jusqu’à nous. Lire Volodine, c’est ainsi embarquer pour une passionnante aventure de lecture. Accepter de se perdre – avec quel bonheur ! – dans les méandres d’un imaginaire marqué par l’histoire récente, fortement influencé par les liens familiaux et professionnels de l’auteur avec la Russie (Antoine Volodine est traducteur), son goût et son expérience du monde oriental, chinois en particulier. En quinze romans, dont le fameux Des anges mineurs, paru en 1999, Antoine Volodine a façonné une sorte d’objet poétique unique, inventé une littérature – les œuvres de ses narrateurs forment ce qu’il a appelé le « post-exotisme » –, imaginé des genres qui lui sont propres : la « shagga » (1), la « romance », le « narrat » ou les « entrevoûtes ». L’aspect monumental de l’œuvre peut évidemment intimider ceux qui n’y ont encore jamais pénétré. Ils auraient tort de s’en priver. Lire Volodine est d’abord un plaisir, et pas seulement intellectuel. L’émotion, les images, les histoires y tiennent la plus grande place. Il suffit d’y entrer et de se laisser surprendre. On peut être également surpris face à celui qui se présente comme le porte-parole de ses personnages. A 50 ans passés, Antoine Volodine se plaint lui-même des photos de presse qui lui donnent des airs sévères de « chimiste russe ». Au naturel, l’homme a le visage doux, le regard rieur, l’attention précise et affûtée. Difficile de trouver meilleur guide…

Télérama : Même si le fond reste sombre, Nos animaux préférés, comme votre précédent roman, Bardo or not Bardo, est un livre drôle. S’agit-il d’une nouvelle inspiration ?

Antoine Volodine : C’est effectivement une phase plus légère où l’accent est mis sur l’humour et le burlesque, mais en aucun cas une rupture avec ce qui a précédé. Le ton des prochains romans sera d’ailleurs plus grave. Dans cette vaste bibliothèque imaginaire qu’est la bibliothèque post-exotique, il y a différents auteurs, différentes voix, il est normal que le ton change d’un livre à l’autre.

Télérama : Quelle place donnez-vous à l’humour dans votre œuvre ?

Antoine Volodine : Mes personnages pratiquent l’humour en permanence : c’est une nécessité dans leur situation, physiquement et psychiquement difficile. L’humour leur permet de mettre la réalité à distance, de se défendre face à la douleur, d’éloigner la tragédie. En prenant la parole, en inventant des histoires, en pratiquant ce que j’ai appelé « l’humour du désastre » ou « l’humour des camps », ils peuvent dire l’atroce sans le revivre totalement.

Télérama : Marqués par les tragédies du XXe siècle, vos livres se situent dans un temps indéfini, où l’Apocalypse semble avoir déjà eu lieu. De quel temps s’agit-il ?

Antoine Volodine : Un temps intérieur, fantasmé, qui ne correspond ni au passé ni à l’avenir. Un temps inventé par des détenus à perpétuité. On se situe ainsi dans un monde parallèle, un temps poétique où les repères deviennent flous, où les notions de date et de durée sont différentes. Dans le cas particulier de Nos animaux préférés, comme dans celui des Anges mineurs, le temps de référence est celui d’une fin. Pas vraiment l’Apocalypse – le cataclysme auquel succède le divin –, plutôt la fin de l’espèce humaine, l’extinction de l’humanité au-delà de toute histoire. Un temps où toute organisation sociale a disparu, privilégiant l’individu face à un destin terrible puisqu’il ne pourra pas être transmis aux enfants. Le temps de la génération ultime.

Télérama : Que représente pour vous et vos personnages la fin de l’empire soviétique ?

Antoine Volodine : Les cinq premiers livres ont été écrits avant la chute de l’URSS. Le monde, encore bipolaire, était marqué par l’existence matérielle d’un lieu de référence révolutionnaire, même si les espoirs de 1917 avaient donné naissance à la monstruosité stalinienne. Les livres qui ont suivi font forcément écho à l’échec soviétique, qui a permis à Fukuyama de parler de « fin de l’histoire ». C’est évidemment une absurdité, mais les livres de mes narrateurs sont imprégnés de cet événement, ce sont des romans « d’après la fin », marqués par le fantasme de la révolution et de l’espérance impossibles.

Télérama : Tous vos livres participent d’un projet global. Comment le définiriez-vous ?

Antoine Volodine : J’insisterais sur la cohérence, la continuité, sur le fait que je m’interdis d’en sortir. Ce projet est l’écriture de ma vie : je veux bâtir un édifice qui soit en lui-même un objet d’art. Cela demande de la ténacité. Avant même la publication de mon premier livre, j’avais déjà écrit une anthologie d’une littérature imaginaire. Et j’avais composé ce que j’appelle des « shaggas ». L’idée s’est ensuite un peu perdue, mais je l’ai reprise partiellement dans mon cinquième roman, Lisbonne dernière marge, publié en 1990 chez Minuit. Des chercheurs, des journalistes m’ont demandé de préciser mon projet. Le post-exotisme s’est alors dessiné plus nettement. Jusqu’à ce qu’il se mette en place dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, paru chez Gallimard en 1998.

Télérama : D’où vient le terme de « post-exotisme » ?

Antoine Volodine : C’est un terme forgé à la hâte et de façon totalement canularesque au début des années 90 pour répondre à un journaliste qui m’avait demandé où je me situais. Pris de court, j’avais répondu : « dans le fantastique post-exotique ». Le terme depuis m’a paru très acceptable, puisqu’il ne renvoie à rien d’autre qu’à mes livres !

Télérama : Comment voyez-vous la suite et la fin ?

Antoine Volodine : Un livre est déjà écrit, qui sera le dernier. Il faudra bien sûr le reprendre car chaque livre s’ajoutant aux autres modifie la construction d’ensemble. Cela fait partie des techniques post-exotiques de réécrire sans cesse, de réutiliser, de coller, de citer. Ainsi, autant il est aisé de dire quelle sera la dernière phrase – ce sera « je me tais », et je me tairai effectivement –, autant il est difficile de préciser ce qui va venir d’ici là.

Télérama : Quel rapport faites-vous entre le chamanisme, dont la référence est constante dans vos livres, et l’inspiration littéraire ?

Antoine Volodine : Le chaman, quand il entre en transe, plonge dans un monde indéfini où il va rencontrer d’autres esprits, des animaux, des personnes indifféremment mortes ou vivantes. Les narrateurs post-exotiques, dans leur démarche poétique, sont également à la recherche de voyages dans l’ailleurs. Ce qu’ils visitent, ce sont leurs rêves, mais aussi les rêves des autres, ceux des animaux, des morts. En ce sens, ils ont une approche chamanique du monde, mais là s’arrête la coïncidence. L’écriture pour moi est un temps de plongée dans cet univers indifférencié, semblable à cet espace entre la mort et la renaissance que les bouddhistes tibétains appellent « Bardo ».

Télérama : En lisant vos livres, on ne sait jamais en effet si on est dans le rêve ou la réalité, si vos personnages sont vivants ou morts. Et s’ils se situaient dans cet au-delà de la mort ?

Antoine Volodine : Oui, c’est ça. Le problème pour moi, c’est de devoir expliquer ce qui me semble naturel : mes personnages existent dans une sorte de Bardo littéraire et poétique auquel on accède par la parole et la lecture plus que par la méditation et la transe. Dans cet univers, on peut très naturellement être soi ou l’autre, vivant ou mort. Depuis le début, je travaille sur cette indistinction entre personnage réel et inventé, entre celui qui porte la parole – Antoine Volodine – et les narrateurs de mes romans, qui disent les histoires. Cette indistinction n’est pas un espace de confusion, mais une pâte romanesque à partir de laquelle on fait des objets qui j’espère tiennent debout. C’est difficile à expliquer dans un pays où le cartésianisme est si puissant !

Télérama : Vos personnages sont ainsi essentiellement des voix qui parlent pour continuer à exister. On pense aux vagabonds de Samuel Beckett…

Antoine Volodine : Ils ont en commun cette relation à la voix. A l’épuisement aussi. Comme chez Beckett, mes personnages sont à l’agonie, ce sont souvent des gueux, des ombres malpropres. Mais je suis mal à l’aise face à cette comparaison : Beckett est l’écrivain du XXe siècle que je respecte le plus, et je me sens écrasé par la référence. Je l’ai lu dans les années 60 et 70, il m’a incontestablement marqué. A l’instar de Kafka, de Dostoïevski ou des surréalistes.

Télérama : Et le lecteur ? Dans le post-exotisme, c’est un ennemi potentiel…

Antoine Volodine : Dans la prison, les histoires sont échangées entre complices, mais à l’extérieur des murs l’écoute peut être hostile. C’est pourquoi tous les textes sont en quelque sorte cryptés, maniant de façon défensive le paradoxe, la poésie, le détour narratif. Le lecteur est ainsi obligé de choisir son camp : accepter ces conditions de narration ou chercher à démonter ce qui est caché à la manière du flic. C’est un jeu, évidemment, un moment poétique qui, je l’espère, fait partie du plaisir de lecture. Un peu comme la contemplation d’une peinture abstraite. Pourquoi vouloir décrypter quelque chose qui en soi est beau ?

Télérama : Vos livres ont une dimension formaliste. Les shaggas de Nos animaux préférés sont ainsi chacune composées de 343 mots. Quelle importance y accordez-vous ?

Antoine Volodine : Beaucoup de mes textes sont organisés sur des contraintes chiffrées, de manière géométrique, le chiffre 7 et ses multiples reviennent souvent. Mais ces contraintes sont discrètes. Le post-exotisme est une littérature qui a créé ses règles propres, ses genres comme la shagga, le narrat, les entrevoûtes. Pour les charpenter, il a fallu définir des contenus, mais aussi des formes, souples évidemment car je me refuse à en devenir esclave. C’est un peu comme les règles de la construction musicale, qui n’apparaissent pas à l’écoute, sinon aux musicologues obsessionnels. Je n’attache guère d’importance à ces contraintes, mais je les respecte pour tenter de créer des objets satisfaisants sur le plan romanesque, de leur donner une beauté physique, sculpturale en quelque sorte.

Télérama : Comment vous situez-vous par rapport à la littérature française d’aujourd’hui ?

Antoine Volodine : Ni dans la volonté de renouveler le genre romanesque, ni dans la revendication d’un pouvoir littéraire, ni dans je ne sais quel avant-gardisme. Les voix de mes livres apparaissent depuis l’ailleurs et n’ont aucune prétention à imposer de nouvelles formes. Quant à moi, je travaille de manière intuitive. Je n’ai aucun goût pour la théorie littéraire. Je suis un bon spécialiste du post-exotisme, c’est tout !

Propos recueillis par Michel Abescat
Photos : Olivier Roller pour Télérama

(1) Marguerite Duras imagina le même mot de “shaga” (avec un seul “g”) pour désigner l’incompréhensible langage de l’un de ses personnages.

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