Maria Soudaïeva | « Slogans », traduction d’Antoine Volodine

Dominique Dussidour, « Maria Soudaïeva | Slogans, traduction d’Antoine Volodine », Remue.net, 1er février 2008.

Pour mémoire :

Dans une traduction et une adaptation d’Antoine Volodine, Charles Tordjman met en scène Slogans de Maria Soudaïeva au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, du 6 au 22 février 2008.


Slogans est un livre étrange, extraordinaire, écrit Antoine Volodine dans la préface. Il l’est par son contenu : il décrit un univers de guerre totale où l’humain n’existe plus, sinon sous forme de traces, et où les acteurs – les actrices, plutôt, car ce sont surtout des créatures féminines qui apparaissent et vocifèrent – semblent appartenir à d’autres espèces dominantes que l’homo sapiens. Il est également extraordinaire par sa forme : une suite d’instructions et de mots d’ordre qui décrivent, sans autre technique narrative que leur alignement et leur brutalité, le chaos et les souffrances, les espoirs lointains, le tourbillon apocalyptique, l’embrasement suicidaire d’une planète entière.

Quand Slogans paraît en 2004 aux éditions de L’Olivier, le nom de Maria Soudaïeva (1954-2003) n’est pas tout à fait inconnu aux lecteurs attentifs à la littérature post-exotique. Antoine Volodine, traducteur et préfacier de ce texte, a déjà évoqué la poète russe dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze paru en 1998 chez Gallimard.

Qu’avions-nous appris alors ?
De sa personne réelle, rien de précis. Elle était une des « figures historiques de la guérilla […], [de] celles qui n’étaient pas mortes les armes à la main et qui un jour avaient cru que les torrents prolétariens déferleraient dans les capitales… que les peuples les plus pauvres se rallieraient aux utopies les plus incendiaires et triompheraient… et qu’ils les mettraient en œuvre à l’échelle de la planète… ». Antoine Volodine ajoutait qu’elle avait été incarcérée dans un bâtiment de haute sécurité en 1975. Et il indiquait les titres des ouvrages qu’elle avait publiés, qui avaient été diffusés, du moins, ne serait-ce que comme samizdat ou dans des revues underground d’Extrême-Orient.
Pour mémoire :
Le Murmure de l’abacau, romånce, 1979.
Ingrid Vogel [1], romånce, 1979.
Un dimanche à l’Orbise [2], romånce, 1980.
Pour une réédition immédiate de la Commune, romånce, cellule Maria Soudaïeva, 2007 [3].

Pour mémoire encore, on rappelle ce qu’est le « romånce » [4] : « Le romånce appartient à la famille des formes romanesques, et son ambition narrative, sa taille, son style, le rapprochent du roman. Toutefois, il s’en distingue par plusieurs traits qu’on va exposer ici de façon sommaire :
1. Unité de sang […]
2. Non-repentir du narrateur […]
3. Mort du narrateur […]
4. Non-opposition des contraires […]
5. Formalisme […]
6. Oralité […]
7. Présence du lecteur […] »
Cette définition est due à Iakoub Khadjbakiro, lui-même auteur de deux romånces : Dérive, 1981, et Un massacre pas comme les autres, 1983.

Slogans, écrit Antoine Volodine, est l’œuvre ultime de Maria Soudaïeva. Il l’avait rencontrée, raconte-t-il, à Macau entre 1991 et 1994, c’est-à-dire avant la publication du Post-exotisme… Et c’est pour d’évidentes raisons de sécurité qu’il a attendu sa disparition avant de donner quelques éléments biographiques plus explicites d’une existence véritablement romanesque [5].
Sur le texte proprement dit, il explique :
« Son plan de travail détaillait ce qu’il faudrait modifier pour ‘‘faire un seul torrent’’, ‘‘rétablir les voix, le chant’’, ‘‘embellir’’ et ‘‘unifier les images’’. Il m’a été transmis par Ivan Soudaïev en même temps que la liasse de feuillets qui composait le manuscrit. J’ai suivi ces indications pour désobscurcir certaines phrases, en réécrire d’autres, et restituer à l’ensemble la puissance que Maria avait rêvée pour ce livre, mais qu’elle avait elle-même affaiblie à la suite d’une expérimentation langagière qui menait à l’illisibilité. »

Ni romånce ni shaggå, Slogans appartient, au dire de Maria Soudaïeva, aux « petites proses ». Numérotés, rassemblés en trois parties, « Programme minimum », « Programme maximum », « Instruction aux combattantes », ces slogans – appels, prières, exhortations, cris, recommandations, encouragements, murmures, instructions -, tous suivis d’un point d’exclamation, sont autant de phrases jetées à la face du monde sur le mode impératif. Elles construisent peu à peu une voix commune aux gorges qui les prononcent et les lancent ensuite, avec espoir ou par terrible désespoir, on l’ignore, à l’intention de ceux qui auront la capacité mentale de les accueillir, les laisser résonner en eux et les transmettre.
Extrait de la troisième partie :

USAGE DU MASQUE

40. TON MASQUE EST UN LABYRINTHE IMPÉNÉTRABLE !

41. ORPHELINE, TU ES SAUVE DERRIÈRE TON MASQUE !

42. S’ILS TE CARBONISENT, ÉTEINS-TOI !

43. QUAND TU ES ÉTEINTE DERRIÈRE TON MASQUE, COURS JUSQU’AUX RÉSINES, NE CRIE PAS !

44. S’ILS S’INTRODUISENT SOUS TON MASQUE, DÉGUISE-TOI EN PUPE GUEUSE !

45. S’ILS S’INTRODUISENT SOUS TON MASQUE, CRIE EN GUEUX, DISPARAIS DANS TON CRI GUEUX !

46. S’ILS S’INTRODUISENT EN TOI, ÉGARE-LES, DONNE-LEUR DES POUPÉES GUEUSES, RUINE-LES !

Coupant court à l’exposé des situations, à la description des personnages, à toutes les conventions narratives, Slogans renouvelle la forme du récit romanesque avec une sûreté et une économie de moyens remarquables. Son inscription dans un temps et un espace littéraires n’en demeure pas moins active, et si le pacte délicat qui relie un texte à ses lecteurs semble ici presque transparent, aussi fragile qu’un fil de verre, jamais il ne casse. C’est dire si on attend avec impatience la traduction par Antoine Volodine de tous les romånces de Maria Soudaïeva.


À propos de ce spectacle :
Charles Tordjman : théâtre, voyages et notes
entretien avec Agnès Sourdillon qui interprète le rôle de Maria Soudaïeva.

À propos de Slogans :
article de Philippe Boisnard sur libr-critique.

Sur remue.net, lire le dossier consacré à Antoine Volodine ainsi que Verena Becker, texte dans lequel un cortège de femmes scande déjà certains « slogans » de Maria Soudaïeva.

[1] On rappelle qu’Ingrid Vogel est elle-même une porte-parole de la littérature post-exotique. On lui doit la définition de la « shaggå », série de sept séquences et un commentaire. Il s’agit donc probablement d’un romånce biographique.

[2] Peut-être une ébauche de Un dimanche sur l’Abakan, roman écrit plus tard avec son frère Ivan Soudaïev.

[3] « Cellule », c’est-à-dire un hommage collectif et posthume de compagnons restés fidèles à son combat et à son œuvre poétique.

[4] Dans Le Post-exotisme…, ouvrage cité, page 37.

[5] Avec toutes les propositions, contradictions ou juxtapositions, qu’autorise le choix du genre romanesque, le « bâtiment de haute sécurité » de Post-exotisme… devenant ainsi un hôpital psychiatrique dans Slogans.

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