Alto solo, d’Antoine Volodine. Rêves et cauchemars des oiseaux

Hermitecritique [pseud.], « Alto solo, d’Antoine Volodine. Rêves et cauchemars des oiseaux », Hermite critique [blog], 7 février 2012.

Pour mémoire :

Deuxième roman publié par Antoine Volodine aux Éditions de Minuit après Lisbonne, dernière marge, que j’ai chroniqué iciAlto Solo a la simplicité d’un conte et la beauté d’un cauchemar.Ce court roman raconte l’histoire de différents personnages plus ou moins fantastiques, plus ou moins bizarres : un oiseau, un clown, un voleur de chevaux, une peintre, un écrivain, lesquels vivent dans une cité livrée aux frondistes, parti politique fascitoïde et populiste. L’action se concentre principalement sur une journée, qui est à la fois la journée où certains des personnages sont relâchés de prison et où commencent leurs tribulations, et la journée d’organisation d’un concert dans lequel doit jouer la violoniste qui inspire le titre du livre. Le concert constituera le point d’orgue du roman, moment de rencontre des personnages et dernier moment de lutte.

Il faudrait commencer par dire que l’écriture de Volodine fonctionne, en somme, par dispositif. Pour celui qui connaît bien l’univers de Volodine, que j’ai un peu évoqué dans ma note consacrée à Lisbonne, dernière marge, il en retrouvera dans Alto Solo, toutes les constantes : question de la lutte politique, de l’échec politique, liens entre totalitarisme et social-démocratie, position de l’artiste au sein de la société, bestiaire, etc. Le travail de Volodine (et ce qui fait que tous ses romans constituent stricto sensu, une oeuvre) est un travail qui décline toujours les mêmes éléments, mais qui le fait dans chaque texte de manière différente, sous un angle différent, avec des techniques différentes qui ne vont, dès lors, pas signifier exactement la même chose. Alors que dansLisbonne, dernière marge, la construction se fondait sur une succession de mise en abyme et de recréations permanentes de la réalité et de la fiction, ici, ce ressort n’est que très peu utilisé : Volodine y privilégie une écriture très limpide, une construction claire sans brouiller trop les contours de sa fable, et concentre ses efforts, semble-t-il, sur l’incarnation de ses scènes, et sur l’évocation de la rêverie. Il en résulte un texte plus classique que ce à quoi il peut nous habituer, mais, comme Volodine est un grand auteur, il y a aussi un grand plaisir à lire comment son talent peut s’exercer dans un sillon qu’il ne privilégie pas en temps normal.

Ce conte est avant tout (on peut s’en douter), un conte politique. À son accoutumée, Volodine arrive à transformer ce qui fait le fond de notre expérience historique du vingtième siècle en de la matière romanesque, symbolique, qui soit à la fois reconnaissable par tous, mais garde également une teinte d’étrangeté ou d’éloignement d’avec nos références directes, établies. Aussi, les attributs du parti frondiste ne laissent pas de doute quand à leur origine dans notre monde réel : ses couleurs sont le rouge, blanc, noir, gris ; son symbole, dessiné sur un brassard blanc, ressemble à une araignée, etc. (Petite note en passant : je suis frappé d’une parenté que je remarque entre Volodine et le Guyotat de Tombeau pour cinq cent mille soldats. Tous deux ont à peu près le même mode d’écriture quand ils s’emparent de l’histoire réelle et en faire une transformation. Sur ce point, ils sont très sensibles, et il est amusant de voir que ce motif de l’araignée pour désigner la croix gammée était également employée par Guyotat dans Tombeau.) En plus d’être un parti xénophobe, le parti frondiste est un parti d’un populisme effréné, dont les mots d’ordre sont la “chasse à la racaille” et le “nettoyage radical” (je précise que le texte a été publié en 1991…)

La critique ne porte pas uniquement sur cet aspect de la vie politique, mais tient aussi dans le fait que les frondistes, dans le roman, après avoir gouverné, laissent le pouvoir aux sociaux-démocrates : “il remet les institutions légales entre les mains des patriotes-pitres et des sociales-marionettes. Pour lui il conserve la rue, la presse…” (page 37). On retrouve ici ce qui était aussi un élément de Lisbonne, dernière marge, à savoir l’idée que ce qu’il est important de connaître, ce sont toutes les choses cachées, les forces agissantes, inconsciemment, dans l’esprit des gens ou dans l’exercice du pouvoir : ici, derrière la façade d’un pouvoir tempéré, loin des extrémismes, la haine et la xénophobie de la rue, sans limite, la vulgarité.

Mais, s’il est un conte politique, ce roman ne se limite pas à cela : il est aussi, entre autres, une réflexion sur l’art et sur les liens qu’il peut entretenir avec le pouvoir, notamment à travers l’exemple que donne cette troupe de cirque, qui devra jouer pour le leader du parti frondiste. L’art, dans ce texte, notamment la musique, est ce qui vient constituer un contre-exemple de la figure politique dans sa mise en scène et dans sa fanatisation. Il est dit au début du livre que la violoniste créait “une sphère sonore dont la richesse harmonieuse dépassait les limites de la sensibilité et de la mémoire humaines”, qu’elle “abolissait la notion de spectacle”. Là où l’image politique populiste apparaît comme un spectacle par essence, un spectacle où tout le monde peut reconnaitre dans le leader “son charcutier ou son droguiste”, un spectacle qui n’a pour but que de pétrifier l’individu dans l’identification et dans l’appartenance à la foule, le spectacle, le concert apparaît comme un moment précieux d’élévation et de beauté.

La plus grande et la plus émouvante réussite de Volodine dans ce livre, c’est de nous faire toucher du doigt cette beauté sans faire l’impasse sur l’horreur et la vulgarité qui se trouvent face à elle : il nous livre ainsi de très beaux passages, notamment sur les rêves de contrées “bleues” des oiseaux, où la simple mention de l’adjectif, répété, vient apaiser un texte aux couleurs criardes et grossières, qui sont les couleurs de l’oppression.

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